Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE PREMIER.

ROCCADORO.

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LUTIN, lutin, es-tu là ? Voici trois sous pour toi si tu réponds à mes trois questions : où, quand et comment Marguerite Brindini trouvera-t-elle le vrai bonheur ?

En prononçant ces paroles, une jeune fille d'une quinzaine d'années jetait quelques pièces de monnaie dans un bassin et se penchait pour voir quels ricochets se montreraient à la surface de l'eau. Elle ne vit que sa propre image, un visage aux traits réguliers, a l'expression intelligente, honnête, qui dénotait une grande fermeté de caractère, bien qu'au fond de ces grands yeux noirs il y eût quelque chose de troublé et d'inquiet.

- Voyons, lutin, reprit-elle avec impatience, te décideras-tu à me répondre ? Tu me leurres toujours de nouvelles espérances, tu gardes mes sous, mais tu ne me donnes jamais de réponse.

En disant ces mots, le visage de la jeune fille s'assombrit ; elle tomba à genoux dans l'herbe, et, joignant les mains, poursuivit d'une voix passionnée
- Sainte mère de Dieu, qui êtes toujours à la recherche des malheureux, ayez pitié de moi ! priez Jésus pour moi ! Sainte Vierge, envoyez-moi un peu de bonheur ! Je suis si misérable ! Oh ! si seulement quelqu'un pouvait m'enseigner le chemin du bonheur !

Comme mue par un ressort, Marguerite se redressa et prit sa course vers un bois épais qui était près de la source. Elle s'enfonça sous les grands arbres, se fraya un chemin au milieu des broussailles, jusqu'à un chêne vénérable, dont les immenses branches s'étalaient en tous sens : elle tira d'une cachette une échelle de cordes, qu'elle lança adroitement et accrocha au tronc du centenaire, monta lestement et s'installa à une certaine hauteur dans un endroit où il y avait place pour plusieurs personnes

Elle était seule dans la forêt, et se laissant aller à une vieille habitude, elle se mit à parler à haute voix : « Je ferai mieux d'y renoncer : je commence à croire qu'il n'y a pas de bonheur dans ce monde, de vrai bonheur, s'entend. Au fait, je ne connais personne qui soit foncièrement heureux. Mon père ? non, il est évident qu'il y a pour lui bien des soucis et des préoccupations : je puis le deviner en le regardant. Est-ce cette hypothèque qui le tourmente ? probablement. Et ma belle-mère, est-elle heureuse ? Elle devrait l'être, car elle possède tout le coeur de mon père et il ne l'oublie jamais, elle. Et pourtant, non, son bonheur n'est pas complet ; elle se plaint toujours de sa santé ou d'autre chose. Elle m'impatiente ! Et tante Cécile ? Elle m'assure que la religion est la source du bonheur, et malgré ses jeûnes, ses pénitences, ses macérations, il n'est que trop évident qu'elle n'a pas trouvé la paix. Cousine Hélène fait consister le bonheur dans les amusements, les toilettes, les distractions, et parfois elle est triste, sombre, et ne sait à quoi employer sa vie, elle prétend que les plaisirs du monde sont comme ces brillants feux de sarments qui réchauffent et égayent pour un instant et ne laissent ensuite que des cendres. Les seuls êtres que je voie toujours satisfaits, toujours joyeux, ce sont Henry et Christine Baldi, et ceux-là justement, à ce que dit le père Gaspard, n'ont aucun droit au bonheur parce que ce sont des hérétiques. Enfin, moi, suis-je heureuse ? Oh ! non, moins encore que tous les autres. Autrefois, - il me semble qu'il y a bien longtemps de cela, - j'étais l'heureuse petite Marguerite la vie me paraissait si belle ! si pleine de joie et d'amour, et maintenant !... »
Un sanglot lui coupa la parole.

« Oh ! oui, je sais, je sais, ce qui a détruit mon bonheur : c'est la perspective, l'horrible perspective de ce qui m'attend et dont chaque jour me rapproche ! Quand j'y pense, je voudrais mourir ! et pourtant... non, je ne voudrais pas mourir, j'ai peur : Sainte Vierge, ayez pitié de moi ! »

Marguerite s'arrêta épuisée, les larmes lui coupaient la voix. Quand elle se fut un peu calmée, elle reprit : « Tante Cécile me dit que puisque mon père n'a plus besoin de moi comme autrefois, je devrais accepter plus facilement la pensée de me séparer de lui ; mais elle ne comprend pas, elle ne peut pas comprendre. Est-il bien possible que mon père ait changé à mon égard ? Je sais qu'il est accablé de soucis, qu'il n'est plus ce qu'il était jadis ; mais qu'il ne m'aime plus, qu'il ne tienne plus à moi, est-ce admissible, est-ce possible ? Oh ! père, père ! » murmurait la pauvre enfant au milieu de ses larmes.
Et, appuyant sa tête contre une. des branches, elle se laissa aller à son chagrin. Peu à peu ses sanglots diminuèrent ; le grand calme de la forêt agit sur elle, et son désespoir s'apaisa. Elle s'aperçut tout à coup que le soleil baissait à l'horizon. Vivement, elle descendit de son boudoir aérien, remit son échelle en place et se dirigea vers le vieux château de Roccadoro.

Ce bâtiment était sur le penchant d'une colline on y arrivait par une succession de terrasses, au milieu des vignes, des orangers et des oliviers. À l'horizon se dessinaient les monts Sabins, et à l'ouest, par un jour clair, on pouvait distinguer les principaux monuments de Rome.
Marguerite montait lentement les escaliers qui devaient la conduire jusqu'au château ; mais arrivée à la dernière plate-forme, elle secoua ses préoccupations, entra dans le grand vestibule du rez-de-chaussée et de là pénétra dans un petit boudoir, sanctuaire particulier de Mme Brindini.

Deux dames y étaient installées : l'une, évidemment anglaise, blonde et délicate, étendue sur une chaise-longue, travaillait à un petit ouvrage de fantaisie, levant de temps à autre les yeux (avec une expression de crainte) sur sa compagne. Celle-ci était Mme Corvietti, généralement comme sous le nom de « tante Cécile. » Elle n'était plus jeune ; très grande, très brune, et d'une maigreur effrayante. Elle portait une robe de serge noire, un rosaire pendait à sa ceinture ; au repos, son visage était sérieux, même triste ; mais quand elle levait ses grands yeux scrutateurs et parlait de sa voix brève et sèche, ses traits prenaient une expression d'indicible dureté.
Elle s'aperçut tout de suite en voyant entrer sa nièce, que celle-ci avait pleuré mais elle ne fit aucun commentaire.
- Où as-tu donc été tout l'après-midi, Rita ? lui demanda sa belle-mère ; tu devrais prendre quelques précautions ; tu sais qu'il est souvent dangereux de rester dehors au moment du coucher du soleil. Tu as l'air toute fiévreuse. Pourvu que tu n'aies pas pris la malaria !
- Il n'y aurait là rien d'impossible, car je viens de perdre mon temps et mes sous, là-bas, près des marais, à consulter, mais en vain, le lutin de la fontaine.
- Comment peux-tu croire aux lutins et aux sorcières ? C'est mal, ce me semble. Que tous les saints du paradis nous préservent de semblables superstitions ! s'écria Mme Corvietti.
- Saints ou lutins, il me semble que c'est tout un, murmura Rita, quand il s'agit de venir en aide aux pauvres mortels.

Il était d'usage de parler toujours anglais dans le boudoir. Mme Corvietti connaissait cette langue à fond, et quant à Marguerite elle employait indistinctement l'anglais ou l'italien, les parlant avec une égale facilité.
- J'ai craint que tu ne fusses vexée de ne pas dire adieu à ton père, Rita ; on t'a cherchée partout sans pouvoir te trouver, et comme il n'y avait pas un moment à perdre pour gagner le chemin de fer, il s'est mis en route, très inquiet de son frère Alister ! ...
- Mon père parti ? s'écria Rita consternée.

Et comme Mme Brindini pleurait, elle se tourna vers sa tante :
- Qu'est-ce que cela veut dire ? demanda-t-elle.
- Il y a environ deux heures est arrivé un télégramme de San Remo disant que ton oncle était beaucoup plus mal et demandait ton père, répondit Mme Corvietti ; si tu veux en savoir plus long, viens sous la véranda, où nous pourrons causer sans fatiguer ta belle-mère.
- Mon père a-t-il laissé un message pour moi ? demanda Rita en suivant sa tante. Celle-ci, qui attendait cette question, ne répondit pas. « Jamais il n'a agi ainsi ! » murmura la jeune fille.

Mme Corvietti continua son ouvrage avec un calme imperturbable.
- Tu oublies, Marguerite, qu'il y a maintenant quelqu'un dont les droits priment les tiens ; ton père n'a eu que quelques minutes pour se préparer et il avait assez à faire à consoler sa femme.
(Vous dites peut-être vrai, Madame Corvietti, mais avez-vous donc oublié le message dont votre beau-frère vous a chargée pour sa fille ? Avez-vous oublié comment il avait envoyé des domestiques dans toutes les directions pour trouver sa chère Rita, afin de l'embrasser avant son départ ?)

Un flot de jalousie contre sa belle-mère et de colère contre son père, - ce père qu'elle aimait plus que tout au monde, - sécha les larmes de Rita prêtes à couler. Elle souffrait trop pour pleurer ; elle restait appuyée contre le balcon en pierre, écoutant sans l'entendre le va-et-vient de l'aiguille de sa tante.
- Il est probable que ton père a été vexé de ne pas te trouver dans le boudoir tenant compagnie à ta belle-mère. Si Mme Brindini ne t'aime pas, parce que tu n'es pas sa propre fille, Rita, et parce que tu es un obstacle sur son chemin, tu devrais éviter de lui fournir une occasion de plainte. Si tu paraissais aimer la seconde femme de ton père, peut-être celui-ci te rendrait-il son affection.

Ce fut avec une fureur concentrée que Rita répondit :
- Elle peut me détester tant qu'elle voudra - bientôt je parviendrai à le lui rendre avec usure. Mais jamais je ne m'abaisserai jusqu'à l'hypocrisie ; non, pas même pour regagner le coeur de mon...

Avertie par le tremblement de sa voix qu'elle trahissait son émotion, - elle qui détestait faire étalage de ses sentiments, - elle s'arrêta net. Quand elle put parler avec calme, elle reprit :
- Tante Cécile, est-ce que mon oncle Alister est donc si mal ?
- Le télégramme disait qu'il était mourant.
- Je regrette de ne pas l'avoir connu, dit la jeune fille. Le portrait qui est dans la chambre de papa est celui d'un homme aimable et bon. Je me réjouissais de le voir arriver le mois prochain. Pourquoi n'était-il jamais venu nous voir ?
- Tu es assez grande maintenant, Marguerite, pour savoir que, lorsque ton père épousa ta bien-aimée mère, sa famille d'Angleterre, et surtout ton oncle Alister, se conduisirent très mal à son égard. Depuis lors. il y a eu bien peu de rapports entre les deux frères, à peine quelques lettres échangées de loin en loin.
- C'est étrange ! Pourtant, je sais que papa se réjouissait beaucoup de revoir mon oncle, et ma belle-mère vient de nous dire combien il était triste en partant.

Mme Corvietti se mordit les lèvres ; elle se rendait compte qu'elle avait présenté les faits sous un faux jour et que Marguerite n'acceptait pas sa version comme parole d'évangile. Voulant effacer tout sentiment pénible.
- Ton père est d'une nature si généreuse, dit-elle, qu'il pardonne et oublie, comme il convient à un homme aussi noble de sentiments.
- Si mon oncle vient à mourir, que vont devenir Elsa et Bruce Maxwell ? Ils ont été élevés par oncle Alister depuis la mort de leurs parents.
- Oui, ils n'ont jamais connu d'autre maison paternelle ; je suppose que ton père les ramènera ici ; il me semble que je lui en ai entendu dire quelque chose.

Un instant Mme Corvietti hésita à poursuivre ses confidences, mais comme si sa conscience lui reprochait ce délai, elle continua :
- Tu dois t'attendre à beaucoup de désagréments et de difficultés si ton père ramène tes cousins ici. Tu sais qu'ils ne sont pas de la même religion que nous. Il est presque certain que Mme Brindini prendra fait et cause pour eux, et naturellement elle présentera les choses à son mari sous son jour a elle. Ton intérieur et ta vie seront étrangement bouleversés, Rita, et je le regrette pour toi.

Mme Corvietti disait vrai en cela. Son coeur (car elle en avait un) saignait en insinuant ainsi des suppositions qui devaient détruire la paix et la sécurité de sa nièce ; elle ne reculait pas devant la tâche qui lui était imposée, mais elle souffrait d'être obligée, par une loi impérieuse, de faire souffrir celle qu'elle aimait.

Le visage de Marguerite s'assombrit de plus en plus, mais elle ne bougea ni ne parla. Elle était trop fière pour laisser voir le combat qui se livrait dans son coeur ; elle luttait de toutes ses forces pour dissimuler son émotion ; elle n'y parvint que bien imparfaitement et un sanglot étouffé fit tressaillir Mme Corvietti. Avant toutefois qu'elle eût trouvé quelques paroles à lui adresser, Rita avait disparu. L'aiguille tomba des doigts de la tante, une angoisse inexprimable se répandit sur tous ses traits : « Oh ! la pauvre petite, » gémit-elle. « Mère de Dieu, avez pitié d'elle et de moi ! Il est cruel de la torturer ainsi ! est-ce vraiment nécessaire ? Oh ! pardon, pardon ! je ne serai plus faible ! je poursuivrai ma route, puisque le but de cette épreuve doit être tout à l'honneur de l'Eglise et pour le salut de l'âme de cette enfant ! »
La pauvre femme retomba dans son impassibilité et reprit son travail un instant interrompu.

Une heure plus tard, Marguerite sortit de la maison par une porte de derrière et se trouva dans le jardin potager ; traversant ensuite un bosquet d'orangers chargés de fruits dorés, elle prit la grande route qui conduisait au village de Brindini.
- J'ai le temps d'aller voir le père Ambroise, dit-elle, après avoir consulté sa montre.

Aussitôt fait que dit, elle prit le sentier qui conduisait chez le bon vieux curé, pour lequel elle avait une affection très réelle et qui la lui rendait du fond du coeur. L'air de la montagne était pour elle un stimulant et sa nature élastique lui permettait, malgré son désespoir récent, de jouir avec délices de sa promenade actuelle. Elle avait hérité de ses ancêtres écossais et de son père en particulier d'une grande force de caractère et d'une grande profondeur de sentiments, tandis qu'elle tenait de sa mère italienne, une grande vivacité d'impressions et un ressort que rien ne pouvait comprimer.

Le colonel Robert Maxwell-Brindini, le père de Marguerite, descendait d'une vieille famille écossaise. Quelque vingt ans avant l'époque où se passe notre histoire, le jeune Robert était entré dans l'armée et fut envoyé à Malte avec son régiment. Il se doutait peu, en disant adieu à sa terre natale, que tant d'années s'écouleraient sans qu'il y revînt ; mais amateur d'aventures et de voyages, comme on l'est d'ordinaire à vingt ou vingt-cinq ans, il était parti avec plaisir et ne tarda pas à faire bonne connaissance avec une famille Brindini, de Rome, qui était venue passer l'été à Malte. Ces relations, d'abord superficielles, devinrent bientôt de l'intimité, et au bout de peu de mois, le jeune et galant officier était le fiancé de la belle Blanche Brindini, nièce et fille adoptive de deux vieux oncles célibataires qui avaient concentré sur elle toute leur tendresse.

Aveuglé par son amour pour Blanche, et craignant que la différence de religion ne fût un obstacle insurmontable à un mariage, le jeune Robert n'hésita pas à abjurer. Après cette cérémonie, la seule condition qui lui fût imposée fut d'ajouter le nom de Brindini à celui de Maxwell, et les comtes François et Romualdo donnèrent leur consentement à cette union.

Peu après, Robert démissionna pour se consacrer à sa charmante femme et pour surveiller l'exploitation de la splendide propriété de Roccadoro, offerte comme cadeau de noces aux jeunes époux par leur oncle Romualdo. C'est là que se passèrent quelques heureuses années et que vint au monde la petite Marguerite. Mais, alors que le bonheur semblait si complet pour le jeune ménage, une ombre menaçante se dessinait à l'horizon ; la santé de Blanche s'altérait, et à mesure que l'enfant se développait et grandissait, la jeune mère dépérissait.

Avant de mourir, elle désira revoir sa demi-soeur, Mme Corvietti, abandonnée par son mari ; une fois Mme Brindini endormie de son dernier sommeil, Mme Corvietti resta au château, sans y être invitée, mais sans opposition. Le colonel, absorbé, dans sa douleur, ne parut pas s'apercevoir que sa belle-soeur s'implantait chez lui et y prenait les rênes du ménage. Le temps passa. Mme Corvietti se rendait de plus en plus utile soit dans l'intérieur, soit pour l'éducation de sa petite nièce, si bien que, lorsque M. Maxwell-Brindini se remaria, nul ne songea à modifier la situation. Il avait épousé une jeune anglaise dont la position difficile l'avait beaucoup intéressé.

Marguerite respectait sa tante, mais elle la craignait plus encore, et toute sa tendresse était réservée pour son père, qu'elle aimait passionnément et dont, pendant bien des années, elle avait été la compagne et la consolation. À mesure qu'elle avait grandi, elle lui était devenue plus nécessaire, plus indispensable ; rarement, ou, pour mieux dire, jamais, ils ne parlaient ensemble de la « tante Cécile. » Ils la traitaient toujours avec égards, mais sans qu'il y eût le moindre abandon.

Mme Corvietti avait une grande influence sur Marguerite, mais elle évitait soigneusement d'entrer en conflit avec son beau-frère ; et quoiqu'elle désapprouvât la grande liberté laissée à Rita, elle n'avait garde de s'interposer, elle ne voulait à aucun prix compromettre sa dignité ou donner des conseils dont on ne tiendrait pas compte. Il était tout à fait contraire à ses principes qu'une jeune fille se permît des promenades solitaires, et même elle n'aurait pas toléré les visites de Rita à son vieux curé, si elle avait été consultée.
Marguerite, sûre de l'approbation de son père, n'en demandait pas d'autre.
Elle traversa le village sans encombre, se frayant un passage au milieu des chiens, poules, cochons, enfants qui encombraient la voie ; elle ne s'arrêta que pour demander à la vieille Madeleine comment allaient ses rhumatismes, pour relever un moutard qu'une grande chèvre à barbe blanche avait renversé sans cérémonie, et pour encourager une jeune paysanne qui chantait à pleine voix une ballade montagnarde.
Elle arriva enfin à la chaumière occupée par le vieux prêtre ; sans frapper à la porte, elle entra dans le corridor et pénétra dans le cabinet où le vieillard choisissait des plantes médicinales. La vue de Rita épanouit le visage de son vieil ami.
- Ah ! signora mia, je suis toujours heureux de vous voir, dit-il, mais aujourd'hui plus encore que d'habitude. J'ai besoin de quelques pieds de cette herbe-ci, et vous seriez bien aimable de demander à Henry...
- Certainement, je ferai votre commission, bon père ; mais je crois vraiment, ajouta-t-elle en reniflant d'une façon assez impertinente, que vous n'avez pas ouvert la fenêtre depuis ma dernière visite. Je suis sûre que si on vous demandait, à Maruccia et à vous, quel genre de mort vous préféreriez, vous choisiriez l'asphyxie.

En disant ces mots, Rita s'élança pour ouvrir la croisée, renversant tout sur son passage et détruisant en un instant le fruit du patient labeur du vieux curé.
- Je crois, signorina, dit-il doucement, qu'il est entré un peu trop de vent avec vous.

Marguerite se mit à rire gaiement.
- Eh bien! voyons si quelque brise bienfaisante ne viendra pas remettre vos herbes en place, dit-elle en réparant le désordre qu'elle avait causé. Laissez-moi faire, asseyez-vous là, et donnez-moi vos directions. Je puis vous consacrer quarante-six minutes ; non, seulement trente, car il me faut un quart d'heure pour rentrer au château.

Tout en travaillant avec ardeur, Rita raconta le départ subit de son père, et le curé la mit au courant des nouvelles du village.
- La potion que j'ai donnée à la veuve Marzio pour son petit garçon l'a tout à fait guéri. Vous auriez dû voir sa joie. Combien on est heureux de contribuer au bonheur des autres.
- Mon père, dit vivement Rita, dites-moi ce qui fait le bonheur, un bonheur qui dure. Où et comment peut-on le trouver ?
- L'Eglise nous l'apprend, ma fille : nous devons faire de bonnes oeuvres, nous approcher des sacrements, nous...
- Les sacrements ne me rendent pas heureuse, interrompit Rita ; et quant aux oeuvres, dès que j'en ai fait une bonne, j'en fais une mauvaise, et celle-ci efface tout à fait celle-là..
- Dieu est miséricordieux, murmura le prêtre..
- J'ai peur de Dieu. L'Eglise nous dit que Dieu et son Fils sont en colère contre nous à cause de nos péchés. Je n'ose pas leur demander pardon. Je suis trop mauvaise..
- Ma fille, nous avons un avocat que vous oubliez c'est la bienheureuse Marie, mère de Dieu ; elle a pitié de nous, elle intercède pour nous auprès de son Fils, et par amour pour elle, il suspend son courroux et ne nous punit pas comme nous le méritons..
- Peut-être intercède-t-elle pour un saint homme comme vous, répondit Marguerite ; mais comment puis-je supposer que la Reine du ciel s'occupe d'une pauvre enfant comme moi ? Comme je voudrais la voir et la connaître ! Comment puis-je savoir qu'elle m'entend et qu'elle m'écoute ?.
- L'Église nous l'enseigne, ma fille ; nous devons croire l'Église. Venez vous confesser demain : cela vous fera du bien..
- Non, c'est inutile ; jamais je ne retire le moindre bien de mes confessions ni de mes pénitences. Oh ! comme il est tard, il faut me sauver, si je ne veux pas être grondée par tante Cécile. Adieu, bon père, au revoir - je n'oublierai pas la plante..
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Quand elle fut partie, le vieillard resta immobile où elle l'avait laissé. « Pauvre enfant ! » murmura-t-il, « elle est encore dans un de ses mauvais moments. Elle soupire après le bonheur, le bonheur qui dure, comme elle dit. J'ai lu une fois, je ne sais où, quelques mots qui m'avaient fait du bien ; je ne les ai jamais oubliés depuis. Il était écrit : Lequel (c'était le Fils de la bienheureuse Marie) lequel nous aimons quoique nous ne l'ayons pas vu. Cela lui fera plaisir quand je le lui dirai, puisqu'elle regrette de n'avoir pas connu la sainte Vierge. »

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