LUTIN,
lutin, es-tu
là ? Voici trois sous pour toi si tu
réponds à mes trois questions :
où, quand et comment Marguerite Brindini
trouvera-t-elle le vrai bonheur ?
En prononçant ces paroles, une
jeune fille d'une quinzaine d'années jetait
quelques pièces de monnaie dans un bassin et
se penchait pour voir quels ricochets se
montreraient à la surface de l'eau. Elle ne
vit que sa propre image, un visage aux traits
réguliers, a l'expression intelligente,
honnête, qui dénotait une grande
fermeté de caractère, bien qu'au fond
de ces grands yeux noirs il y eût quelque
chose de troublé et d'inquiet.
- Voyons, lutin, reprit-elle avec impatience, te décideras-tu
à me
répondre ? Tu me leurres toujours de
nouvelles espérances, tu gardes mes sous,
mais tu ne me donnes jamais de
réponse.
En disant ces mots, le visage de la
jeune fille s'assombrit ; elle tomba à
genoux dans l'herbe, et, joignant les mains,
poursuivit d'une voix passionnée
- Sainte mère de Dieu, qui
êtes toujours à la recherche des
malheureux, ayez pitié de moi ! priez
Jésus pour moi ! Sainte Vierge,
envoyez-moi un peu de bonheur ! Je suis si
misérable ! Oh ! si seulement
quelqu'un pouvait m'enseigner le chemin du
bonheur !
Comme mue par un ressort, Marguerite se
redressa et prit sa course vers un bois
épais qui était près de la
source. Elle s'enfonça sous les grands
arbres, se fraya un chemin au milieu des
broussailles, jusqu'à un chêne
vénérable, dont les immenses branches
s'étalaient en tous sens : elle tira
d'une cachette une échelle de cordes,
qu'elle lança adroitement et accrocha au
tronc du centenaire, monta lestement et s'installa
à une certaine hauteur dans un endroit
où il y avait place pour plusieurs
personnes
Elle était seule dans la
forêt, et se laissant aller à une
vieille habitude, elle se mit à parler
à haute voix : « Je ferai
mieux d'y renoncer : je commence à
croire qu'il n'y a pas de bonheur dans ce monde, de
vrai bonheur, s'entend. Au fait, je ne connais
personne qui soit foncièrement heureux. Mon
père ? non, il est évident qu'il
y a pour lui bien des soucis et des
préoccupations : je puis le deviner en
le regardant. Est-ce cette hypothèque qui le
tourmente ? probablement.
Et
ma belle-mère, est-elle heureuse ? Elle
devrait l'être, car elle possède tout
le coeur de mon père et il ne l'oublie
jamais, elle. Et pourtant, non, son bonheur n'est
pas complet ; elle se plaint toujours de sa
santé ou d'autre chose. Elle
m'impatiente ! Et tante Cécile ?
Elle m'assure que la religion est la source du
bonheur, et malgré ses jeûnes, ses
pénitences, ses macérations, il n'est
que trop évident qu'elle n'a pas
trouvé la paix. Cousine Hélène
fait consister le bonheur dans les amusements, les
toilettes, les distractions, et parfois elle est
triste, sombre, et ne sait à quoi employer
sa vie, elle prétend que les plaisirs du
monde sont comme ces brillants feux de sarments qui
réchauffent et égayent pour un
instant et ne laissent ensuite que des cendres. Les
seuls êtres que je voie toujours satisfaits,
toujours joyeux, ce sont Henry et Christine Baldi,
et ceux-là justement, à ce que dit le
père Gaspard, n'ont aucun droit au bonheur
parce que ce sont des hérétiques.
Enfin, moi, suis-je heureuse ? Oh ! non,
moins encore que tous les autres. Autrefois, - il
me semble qu'il y a bien longtemps de cela, -
j'étais l'heureuse petite Marguerite la vie
me paraissait si belle ! si pleine de joie et
d'amour, et
maintenant !... »
Un sanglot lui coupa la parole.
« Oh ! oui, je sais, je
sais, ce qui a détruit mon bonheur :
c'est la perspective, l'horrible perspective de ce
qui m'attend et dont chaque jour me
rapproche ! Quand j'y pense, je voudrais
mourir ! et pourtant... non, je ne voudrais
pas mourir, j'ai peur : Sainte
Vierge, ayez pitié de
moi ! »
Marguerite s'arrêta
épuisée, les larmes lui coupaient la
voix. Quand elle se fut un peu calmée, elle
reprit : « Tante Cécile me
dit que puisque mon père n'a plus besoin de
moi comme autrefois, je devrais accepter plus
facilement la pensée de me séparer de
lui ; mais elle ne comprend pas, elle ne peut
pas comprendre. Est-il bien possible que mon
père ait changé à mon
égard ? Je sais qu'il est
accablé de soucis, qu'il n'est plus ce qu'il
était jadis ; mais qu'il ne m'aime
plus, qu'il ne tienne plus à moi, est-ce
admissible, est-ce possible ? Oh !
père, père ! »
murmurait la pauvre enfant au milieu de ses
larmes.
Et, appuyant sa tête contre une.
des branches, elle se laissa aller à son
chagrin. Peu à peu ses sanglots
diminuèrent ; le grand calme de la
forêt agit sur elle, et son désespoir
s'apaisa. Elle s'aperçut tout à coup
que le soleil baissait à l'horizon.
Vivement, elle descendit de son boudoir
aérien, remit son échelle en place et
se dirigea vers le vieux château de
Roccadoro.
Ce bâtiment était sur le
penchant d'une colline on y arrivait par une
succession de terrasses, au milieu des vignes, des
orangers et des oliviers. À l'horizon se
dessinaient les monts Sabins, et à l'ouest,
par un jour clair, on pouvait distinguer les
principaux monuments de Rome.
Marguerite montait lentement les
escaliers qui devaient la conduire jusqu'au
château ; mais arrivée à
la dernière plate-forme, elle secoua ses
préoccupations, entra dans le grand
vestibule du rez-de-chaussée et de
là pénétra dans un petit
boudoir, sanctuaire particulier de Mme
Brindini.
Deux dames y étaient
installées : l'une, évidemment
anglaise, blonde et délicate, étendue
sur une chaise-longue, travaillait à un
petit ouvrage de fantaisie, levant de temps
à autre les yeux (avec une expression de
crainte) sur sa compagne. Celle-ci était Mme
Corvietti, généralement comme sous le
nom de « tante Cécile. »
Elle n'était plus jeune ; très
grande, très brune, et d'une maigreur
effrayante. Elle portait une robe de serge noire,
un rosaire pendait à sa ceinture ; au
repos, son visage était sérieux,
même triste ; mais quand elle levait ses
grands yeux scrutateurs et parlait de sa voix
brève et sèche, ses traits prenaient
une expression d'indicible dureté.
Elle s'aperçut tout de suite en
voyant entrer sa nièce, que celle-ci avait
pleuré mais elle ne fit aucun
commentaire.
- Où as-tu donc été
tout l'après-midi, Rita ? lui demanda
sa belle-mère ; tu devrais prendre
quelques précautions ; tu sais qu'il
est souvent dangereux de rester dehors au moment du
coucher du soleil. Tu as l'air toute
fiévreuse. Pourvu que tu n'aies pas pris la
malaria !
- Il n'y aurait là rien
d'impossible, car je viens de perdre mon temps et
mes sous, là-bas, près des marais,
à consulter, mais en vain, le lutin de la
fontaine.
- Comment peux-tu croire aux lutins et
aux sorcières ? C'est mal, ce me
semble. Que tous les saints du
paradis nous préservent de semblables
superstitions ! s'écria Mme
Corvietti.
- Saints ou lutins, il me semble que
c'est tout un, murmura Rita, quand il s'agit de
venir en aide aux pauvres mortels.
Il était d'usage de parler
toujours anglais dans le boudoir. Mme Corvietti
connaissait cette langue à fond, et quant
à Marguerite elle employait indistinctement
l'anglais ou l'italien, les parlant avec une
égale facilité.
- J'ai craint que tu ne fusses
vexée de ne pas dire adieu à ton
père, Rita ; on t'a cherchée
partout sans pouvoir te trouver, et comme il n'y
avait pas un moment à perdre pour gagner le
chemin de fer, il s'est mis en route, très
inquiet de son frère Alister !
...
- Mon père parti ?
s'écria Rita consternée.
Et comme Mme Brindini pleurait, elle se
tourna vers sa tante :
- Qu'est-ce que cela veut dire ?
demanda-t-elle.
- Il y a environ deux heures est
arrivé un télégramme de San
Remo disant que ton oncle était beaucoup
plus mal et demandait ton père,
répondit Mme Corvietti ; si tu veux en
savoir plus long, viens sous la véranda,
où nous pourrons causer sans fatiguer ta
belle-mère.
- Mon père a-t-il laissé
un message pour moi ? demanda Rita en suivant
sa tante. Celle-ci, qui attendait cette question,
ne répondit pas. « Jamais il n'a
agi ainsi ! » murmura la jeune
fille.
Mme Corvietti continua son ouvrage avec
un calme imperturbable.
- Tu oublies, Marguerite, qu'il y a
maintenant quelqu'un dont les droits priment les
tiens ; ton père n'a eu que quelques
minutes pour se préparer et il avait assez
à faire à consoler sa femme.
(Vous dites peut-être vrai, Madame
Corvietti, mais avez-vous donc oublié le
message dont votre beau-frère vous a
chargée pour sa fille ? Avez-vous
oublié comment il avait envoyé des
domestiques dans toutes les directions pour trouver
sa chère Rita, afin de l'embrasser avant son
départ ?)
Un flot de jalousie contre sa
belle-mère et de colère contre son
père, - ce père qu'elle aimait plus
que tout au monde, - sécha les larmes de
Rita prêtes à couler. Elle souffrait
trop pour pleurer ; elle restait
appuyée contre le balcon en pierre,
écoutant sans l'entendre le va-et-vient de
l'aiguille de sa tante.
- Il est probable que ton père a
été vexé de ne pas te trouver
dans le boudoir tenant compagnie à ta
belle-mère. Si Mme Brindini ne t'aime pas,
parce que tu n'es pas sa propre fille, Rita, et
parce que tu es un obstacle sur son chemin, tu
devrais éviter de lui fournir une occasion
de plainte. Si tu paraissais aimer la seconde femme
de ton père, peut-être celui-ci te
rendrait-il son affection.
Ce fut avec une fureur concentrée
que Rita répondit :
- Elle peut me détester tant
qu'elle voudra - bientôt je parviendrai
à le lui rendre avec usure. Mais jamais je
ne m'abaisserai jusqu'à l'hypocrisie ;
non, pas même pour regagner le coeur de
mon...
Avertie par le tremblement de sa voix
qu'elle trahissait son émotion, - elle qui
détestait faire étalage de ses
sentiments, - elle s'arrêta net. Quand elle
put parler avec calme, elle reprit :
- Tante Cécile, est-ce que mon
oncle Alister est donc si mal ?
- Le télégramme disait
qu'il était mourant.
- Je regrette de ne pas l'avoir connu,
dit la jeune fille. Le portrait qui est dans la
chambre de papa est celui d'un homme aimable et
bon. Je me réjouissais de le voir arriver le
mois prochain. Pourquoi n'était-il jamais
venu nous voir ?
- Tu es assez grande maintenant,
Marguerite, pour savoir que, lorsque ton
père épousa ta bien-aimée
mère, sa famille d'Angleterre, et surtout
ton oncle Alister, se conduisirent très mal
à son égard. Depuis lors. il y a eu
bien peu de rapports entre les deux frères,
à peine quelques lettres
échangées de loin en loin.
- C'est étrange ! Pourtant,
je sais que papa se réjouissait beaucoup de
revoir mon oncle, et ma belle-mère vient de
nous dire combien il était triste en
partant.
Mme Corvietti se mordit les
lèvres ; elle se rendait compte qu'elle
avait présenté les faits sous un faux
jour et que Marguerite n'acceptait pas sa version
comme parole d'évangile. Voulant effacer
tout sentiment pénible.
- Ton père est d'une nature si
généreuse, dit-elle, qu'il pardonne
et oublie, comme il convient à un homme
aussi noble de sentiments.
- Si mon oncle vient à mourir,
que vont devenir Elsa et Bruce Maxwell ? Ils
ont été élevés par
oncle Alister depuis la mort de leurs
parents.
- Oui, ils n'ont jamais connu d'autre
maison paternelle ; je suppose que ton
père les ramènera ici ; il me
semble que je lui en ai entendu dire quelque
chose.
Un instant Mme Corvietti hésita
à poursuivre ses confidences, mais comme si
sa conscience lui reprochait ce délai, elle
continua :
- Tu dois t'attendre à beaucoup
de désagréments et de
difficultés si ton père ramène
tes cousins ici. Tu sais qu'ils ne sont pas de la
même religion que nous. Il est presque
certain que Mme Brindini prendra fait et cause pour
eux, et naturellement elle présentera les
choses à son mari sous son jour a elle. Ton
intérieur et ta vie seront
étrangement bouleversés, Rita, et je
le regrette pour toi.
Mme Corvietti disait vrai en cela. Son
coeur (car elle en avait un) saignait en insinuant
ainsi des suppositions qui devaient détruire
la paix et la sécurité de sa
nièce ; elle ne reculait pas devant la
tâche qui lui était imposée,
mais elle souffrait d'être obligée,
par une loi impérieuse, de faire souffrir
celle qu'elle aimait.
Le visage de Marguerite s'assombrit de
plus en plus, mais elle ne bougea ni ne parla. Elle
était trop fière pour laisser voir le
combat qui se livrait dans son coeur ; elle
luttait de toutes ses forces pour dissimuler son
émotion ; elle n'y parvint que bien
imparfaitement et un sanglot étouffé
fit tressaillir Mme Corvietti.
Avant toutefois qu'elle eût trouvé
quelques paroles à lui adresser, Rita avait
disparu. L'aiguille tomba des doigts de la tante,
une angoisse inexprimable se répandit sur
tous ses traits : « Oh ! la
pauvre petite, » gémit-elle.
« Mère de Dieu, avez pitié
d'elle et de moi ! Il est cruel de la torturer
ainsi ! est-ce vraiment
nécessaire ? Oh ! pardon,
pardon ! je ne serai plus faible ! je
poursuivrai ma route, puisque le but de cette
épreuve doit être tout à
l'honneur de l'Eglise et pour le salut de
l'âme de cette
enfant ! »
La pauvre femme retomba dans son
impassibilité et reprit son travail un
instant interrompu.
Une heure plus tard, Marguerite sortit
de la maison par une porte de derrière et se
trouva dans le jardin potager ; traversant
ensuite un bosquet d'orangers chargés de
fruits dorés, elle prit la grande route qui
conduisait au village de Brindini.
- J'ai le temps d'aller voir le
père Ambroise, dit-elle, après avoir
consulté sa montre.
Aussitôt fait que dit, elle prit
le sentier qui conduisait chez le bon vieux
curé, pour lequel elle avait une affection
très réelle et qui la lui rendait du
fond du coeur. L'air de la montagne était
pour elle un stimulant et sa nature
élastique lui permettait, malgré son
désespoir récent, de jouir avec
délices de sa promenade actuelle. Elle avait
hérité de ses ancêtres
écossais et de son père en
particulier d'une grande force de caractère
et d'une grande profondeur de sentiments, tandis
qu'elle tenait de sa mère italienne, une
grande vivacité d'impressions et un ressort
que rien ne pouvait comprimer.
Le colonel Robert Maxwell-Brindini, le
père de Marguerite, descendait d'une vieille
famille écossaise. Quelque vingt ans avant
l'époque où se passe notre histoire,
le jeune Robert était entré dans
l'armée et fut envoyé à Malte
avec son régiment. Il se doutait peu, en
disant adieu à sa terre natale, que tant
d'années s'écouleraient sans qu'il y
revînt ; mais amateur d'aventures et de
voyages, comme on l'est d'ordinaire à vingt
ou vingt-cinq ans, il était parti avec
plaisir et ne tarda pas à faire bonne
connaissance avec une famille Brindini, de Rome,
qui était venue passer l'été
à Malte. Ces relations, d'abord
superficielles, devinrent bientôt de
l'intimité, et au bout de peu de mois, le
jeune et galant officier était le
fiancé de la belle Blanche Brindini,
nièce et fille adoptive de deux vieux oncles
célibataires qui avaient concentré
sur elle toute leur tendresse.
Aveuglé par son amour pour
Blanche, et craignant que la différence de
religion ne fût un obstacle insurmontable
à un mariage, le jeune Robert
n'hésita pas à abjurer. Après
cette cérémonie, la seule condition
qui lui fût imposée fut d'ajouter le
nom de Brindini à celui de Maxwell, et les
comtes François et Romualdo donnèrent
leur consentement à cette union.
Peu après, Robert
démissionna pour se consacrer à sa
charmante femme et pour surveiller l'exploitation
de la splendide propriété de
Roccadoro, offerte comme cadeau de noces aux jeunes
époux par leur oncle Romualdo. C'est
là que se passèrent quelques
heureuses années et que vint au monde la
petite Marguerite. Mais, alors que le bonheur
semblait si complet pour le jeune
ménage, une ombre menaçante se
dessinait à l'horizon ; la santé
de Blanche s'altérait, et à mesure
que l'enfant se développait et grandissait,
la jeune mère
dépérissait.
Avant de mourir, elle désira
revoir sa demi-soeur, Mme Corvietti,
abandonnée par son mari ; une fois Mme
Brindini endormie de son dernier sommeil, Mme
Corvietti resta au château, sans y être
invitée, mais sans opposition. Le colonel,
absorbé, dans sa douleur, ne parut pas
s'apercevoir que sa belle-soeur s'implantait chez
lui et y prenait les rênes du ménage.
Le temps passa. Mme Corvietti se rendait de plus en
plus utile soit dans l'intérieur, soit pour
l'éducation de sa petite nièce, si
bien que, lorsque M. Maxwell-Brindini se remaria,
nul ne songea à modifier la situation. Il
avait épousé une jeune anglaise dont
la position difficile l'avait beaucoup
intéressé.
Marguerite respectait sa tante, mais
elle la craignait plus encore, et toute sa
tendresse était réservée pour
son père, qu'elle aimait
passionnément et dont, pendant bien des
années, elle avait été la
compagne et la consolation. À mesure qu'elle
avait grandi, elle lui était devenue plus
nécessaire, plus indispensable ;
rarement, ou, pour mieux dire, jamais, ils ne
parlaient ensemble de la « tante
Cécile. » Ils la traitaient
toujours avec égards, mais sans qu'il y
eût le moindre abandon.
Mme Corvietti avait une grande influence
sur Marguerite, mais elle évitait
soigneusement d'entrer en conflit avec son
beau-frère ; et quoiqu'elle
désapprouvât la grande liberté
laissée à Rita, elle n'avait garde de s'interposer,
elle
ne
voulait à aucun prix compromettre sa
dignité ou donner des conseils dont on ne
tiendrait pas compte. Il était tout à
fait contraire à ses principes qu'une jeune
fille se permît des promenades solitaires, et
même elle n'aurait pas toléré
les visites de Rita à son vieux curé,
si elle avait été
consultée.
Marguerite, sûre de l'approbation
de son père, n'en demandait pas
d'autre.
Elle traversa le village sans encombre,
se frayant un passage au milieu des chiens, poules,
cochons, enfants qui encombraient la voie ;
elle ne s'arrêta que pour demander à
la vieille Madeleine comment allaient ses
rhumatismes, pour relever un moutard qu'une grande
chèvre à barbe blanche avait
renversé sans cérémonie, et
pour encourager une jeune paysanne qui chantait
à pleine voix une ballade
montagnarde.
Elle arriva enfin à la
chaumière occupée par le vieux
prêtre ; sans frapper à la porte,
elle entra dans le corridor et
pénétra dans le cabinet où le
vieillard choisissait des plantes
médicinales. La vue de Rita épanouit
le visage de son vieil ami.
- Ah ! signora mia, je suis
toujours heureux de vous voir, dit-il, mais
aujourd'hui plus encore que d'habitude. J'ai besoin
de quelques pieds de cette herbe-ci, et vous seriez
bien aimable de demander à Henry...
- Certainement, je ferai votre
commission, bon père ; mais je crois
vraiment, ajouta-t-elle en reniflant d'une
façon assez impertinente, que vous n'avez
pas ouvert la fenêtre depuis ma
dernière visite. Je suis sûre que si on vous
demandait, à Maruccia et à vous, quel
genre de mort vous préféreriez, vous
choisiriez l'asphyxie.
En disant ces mots, Rita
s'élança pour ouvrir la
croisée, renversant tout sur son passage et
détruisant en un instant le fruit du patient
labeur du vieux curé.
- Je crois, signorina, dit-il doucement,
qu'il est entré un peu trop de vent avec
vous.
Marguerite se mit à rire
gaiement.
- Eh bien! voyons si quelque brise
bienfaisante ne viendra pas remettre vos herbes en
place, dit-elle en réparant le
désordre qu'elle avait causé.
Laissez-moi faire, asseyez-vous là, et
donnez-moi vos directions. Je puis vous consacrer
quarante-six minutes ; non, seulement trente,
car il me faut un quart d'heure pour rentrer au
château.
Tout en travaillant avec ardeur, Rita
raconta le départ subit de son père,
et le curé la mit au courant des nouvelles
du village.
- La potion que j'ai donnée
à la veuve Marzio pour son petit
garçon l'a tout à fait guéri.
Vous auriez dû voir sa joie. Combien on est
heureux de contribuer au bonheur des
autres.
- Mon père, dit vivement Rita,
dites-moi ce qui fait le bonheur, un bonheur qui
dure. Où et comment peut-on le
trouver ?
- L'Eglise nous l'apprend, ma
fille : nous devons faire de bonnes oeuvres,
nous approcher des sacrements, nous...
- Les sacrements ne me rendent pas
heureuse, interrompit
Rita ;
et quant aux oeuvres, dès que j'en ai fait
une bonne, j'en fais une mauvaise, et celle-ci
efface tout à fait celle-là..
- Dieu est miséricordieux,
murmura le prêtre..
- J'ai peur de Dieu. L'Eglise nous dit
que Dieu et son Fils sont en colère contre
nous à cause de nos péchés. Je
n'ose pas leur demander pardon. Je suis trop
mauvaise..
- Ma fille, nous avons un avocat que
vous oubliez c'est la bienheureuse Marie,
mère de Dieu ; elle a pitié de
nous, elle intercède pour nous auprès
de son Fils, et par amour pour elle, il suspend son
courroux et ne nous punit pas comme nous le
méritons..
- Peut-être
intercède-t-elle pour un saint homme comme
vous, répondit Marguerite ; mais
comment puis-je supposer que la Reine du ciel
s'occupe d'une pauvre enfant comme moi ? Comme
je voudrais la voir et la connaître !
Comment puis-je savoir qu'elle m'entend et qu'elle
m'écoute ?.
- L'Église nous l'enseigne, ma
fille ; nous devons croire l'Église.
Venez vous confesser demain : cela vous fera
du bien..
- Non, c'est inutile ; jamais je
ne
retire le moindre bien de mes confessions ni de mes
pénitences. Oh ! comme il est tard, il
faut me sauver, si je ne veux pas être
grondée par tante Cécile. Adieu, bon
père, au revoir - je n'oublierai pas la
plante..
.
Quand elle fut partie, le vieillard
resta immobile où elle l'avait
laissé. « Pauvre
enfant ! » murmura-t-il,
« elle est encore dans un de ses mauvais
moments. Elle soupire après le bonheur, le
bonheur qui dure, comme elle dit.
J'ai lu une fois, je ne sais où, quelques
mots qui m'avaient fait du bien ; je ne les ai
jamais oubliés depuis. Il était
écrit : Lequel (c'était le Fils
de la bienheureuse Marie) lequel nous aimons
quoique nous ne l'ayons pas vu. Cela lui fera
plaisir quand je le lui dirai, puisqu'elle regrette
de n'avoir pas connu la sainte Vierge. »
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