Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

OEUVRES PROTESTANTES

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 (1)

Quand Jean-Baptiste, du fond de son cachot, délégua ses messagers vers Jésus pour lui dire : « Es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre? » Jésus renvoya ceux-ci avec cette seule réponse : « Allez rapporter à Jean ce que vous avez vu et entendu : les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent et la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres (Matt. XI, 3-5.). »

Ce spectacle, ce message, devaient être, pour le Précurseur tenaillé d'un doute angoissé, l'apologie suffisante. Pas d'affirmation gratuite, pas de démonstration théorique, pas de véhémente ou pathétique assertion. Non - allez et rapportez à Jean ce que vous avez vu et entendu. Cela suffit. L'âme droite du prédicateur saura émerger de ses doutes et s'affermir dans sa foi. Oui, Jésus est celui qui doit venir. Non, nous ne saurions en attendre un autre.

Depuis que le Christ en gloire poursuit, par l'Esprit saint, son oeuvre dans le monde, aucune apologie ne vaudra ni ne remplacera celle que Jésus proposa à Jean-Baptiste, et cette apologie-là sera déterminante pour les coeurs sincères. Dans l'Église de Jésus-Christ et, du même coup, dans toute portion humainement définie du peuple de Dieu, ou bien la Bonne nouvelle sera prêchée aux âmes qui trouveront le salut, le secours sera porté à ceux que courbe le fardeau multiple de la grande misère et alors l'Évangile se justifiera par devant les consciences, ou bien ces choses ne s'y reconnaîtront point et il faudra avouer la carence de la collectivité en cause.

Cela étant, il n'est point inutile, dans une pensée de vérification humble et loyale, de nous poser cette question - dans quelle mesure le protestantisme, méconnu par ses adversaires et, parfois, déprécié par ses propres adhérents, supporte-t-il l'application de cette pierre de touche par excellence?

Que l'Évangile soit proclamé, les Missions en terre païenne et le travail si divers de toutes les Églises nous permettent de l'affirmer. Oui, l'Évangile est annoncé aux pauvres. Venez assister à nos cultes et à nos réunions, à nos écoles du dimanche et à nos catéchismes. Participez aux travaux de la, Mission intérieure. Renseignez-vous sur la propagation des Écritures. Informez-vous sur l'effort des sociétés de publications religieuses et surveillez la distribution de mille feuilles volantes. Dénombrez nos journaux religieux. Lisez les annuaires des Unions Chrétiennes de jeunes gens et des Unions Chrétiennes de jeunes filles. Procurez-vous les comptes-rendus des conférences d'étudiants chrétiens. S'il vous était possible de mener à bien une telle enquête vous seriez vite édifié. Sans doute, vous auriez mainte réserve à faire, mainte critique à formuler. C'est égal, vous pourriez, avec une optimiste générosité de coeur, répéter, en l'adaptant à vos impressions personnelles, la parole de l'apôtre vieillissant: « Qu'importe? de toute manière », et ici je modernise : que ce soit en des formes qu'a émoussées l'habitude, que ce soit en des termes qui ne cadrent point tout à fait avec mon propre credo, que ce soit selon des méthodes un peu... américaines, qu'importe, « Christ n'en est pas moins annoncé. Je m'en réjouis et je m'en réjouirai encore (Comparez : Php. I, 18.). »

Mais qu'en est-il de l'autre face du ministère de Jésus-Christ? Peut-on dire avec vérité, regardant vivre notre protestantisme : les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent? Aux Jean-Baptiste du temps présent, enfermés dans leur ignorance ou leurs préventions, pouvons-nous envoyer le message même, spirituellement interprété, que Jésus adressait autrefois au Précurseur?
Sans hésiter, nous répondons oui et, ce faisant, nous abordons de front le thème de notre étude.
Et d'abord quelques précisions. Il s'agit, cri effet, de délimiter brièvement la portion que nous découperons en un sujet qui est vaste et de dire dans quel esprit nous entendons traiter la question.

Les oeuvres protestantes ! Il va de soi que ce « protestantes » ne doit pas être pris dans son sens le plus extensif. Hélas! le protestantisme, en tant que collectivité des nations ayant officiellement adhéré à la Réforme du XVIe siècle, ne saurait prétendre à une bien reluisante démonstration de sa, supériorité.

Nous ne parlerons pas non plus de tout ce que le protestantisme vraiment protestant, si l'on peut dire, a accompli et continue d'accomplir pour le bien matériel, moral et social de cette portion d'humanité sur laquelle la justesse de ses principes et leur fécondité, exercent une heureuse influence. Il y aurait là un chapitre du plus haut intérêt. Il pourrait être intitulé : La philanthropie protestante et les réalisations sociales du protestantisme. Nous passons et nous restreignons encore notre propos.

Enfin, profitant du fait que les Églises, de leur propre aveu, se distinguent moins par leurs activités que par leur credo, nous laissons de côté toute répartition des oeuvres protestantes entre les différentes dénominations. La pitié, si elle puise sincèrement à la source des compassions éternelles, est un terrain d'entente. Disons plus. Le caractère supra-ecclésiastique de la plupart de nos oeuvres nous paraît être un trop précieux symbole et une trop riche promesse d'avenir pour que nous essayions d'en atténuer la portée. Nous sommes un déjà pour aimer, ne serons-nous pas un, bientôt, pour croire et pour adorer? Nous interpréterons donc notre titre en ces mots : Quelques oeuvres de chrétiens protestants.

Voilà pour la limitation du sujet. Quant à l'esprit dans lequel nous l'abordons, il faut bien que nous en disions un mot. Nous ne comptons point faire l'éloge des oeuvres protestantes par comparaison ou par opposition avec les oeuvres catholiques. Cela, pour deux raisons essentielles. D'abord, toute comparaison avec le voisin se mue volontiers en esprit critique, d'une part, en présomption, d'autre part. Il y a toujours un peu du « Je te bénis de ce que je suis pas comme ce péager » dans les confrontations de cet ordre. Or nous voulons éviter à tout prix et le dénigrement des autres et la satisfaction de nous-mêmes.
D'autant plus que - c'est notre seconde raison - dans ce domaine, Dieu seul est juge. Il est juge, en particulier, de ce qui donne leur caractère propre aux oeuvres chrétiennes : la nature de l'inspiration et la permanence du fruit obtenu.

La nature de l'inspiration. Évidemment, toute arrière-pensée d'intérêt ou de parade, dans le travail de la charité, inflige à ce qui reste de bonté vraie, un alliage délétère. Or, cet alliage Dieu seul est en état de le discerner. Nous ne le voyons pas et la matérialité même de l'oeuvre ne le révèle pas.

La permanence du fruit obtenu. L'Évangile vise toujours les âmes. Il se met en garde contre tout dénombrement satisfait des résultats acquis. Il se défie du succès apparent. Le chrétien aime son frère, il l'aime tout entier, mais il l'aime ainsi parce que, avant tout, il aime son âme. Le chrétien estimera son oeuvre incomplète sinon stérile, tant que l'éveil de l'âme n'aura pas été obtenu. Je vous le demande, qui pourrait juger de cette fécondité essentielle? Qui révélera l'oeuvre « qui va jusqu'en vie éternelle »?
Donc, nous ne comparerons pas. Et alors, en parlant de nous, protestants et de nos oeuvres, nous nous tiendrons dans une grande humilité. Notre mot d'ordre sera invariablement : « Non pas à nous, Éternel, non pas à nous, mais à ton nom donne gloire (Ps. CXV, 1.). »

Cela dit, voici le plan que nous avons adopté. Dans une première partie nous mettrons en lumière le principe générateur des oeuvres protestantes. Nous aborderons ensuite, successivement, la description des oeuvres par nous choisies en les répartissant sous trois chefs :

1° les oeuvres de la foi;
2° les oeuvres de l'optimisme;
3° les oeuvres de la gratuité.

Vous le voyez, nous relevons dans chacune de ces oeuvres un trait caractéristique sous le signe duquel nous la plaçons. Il va sans dire que, ce faisant, nous ne méconnaissons jamais qu'à côté de cette caractéristique essentielle, il y a toujours d'autres motifs et d'autres pensées encore. Toutes les oeuvres protestantes sont actionnées par le principe générateur dont nous parlerons, toutes sont des oeuvres de foi, toutes des oeuvres d'optimisme, toutes, du moins en un sens spirituel, des oeuvres de gratuité. Il nous a paru cependant que notre classification répondait à la réalité des choses.


I
Le principe générateur des oeuvres protestantes.

On célèbre, dans l'histoire de la littérature et dans l'histoire de l'art, l'apparition de genres ou de styles nouveaux. On signale les premières oeuvres de la poésie épique, on note avec émotion la date approximative qui vit naître l'architecture gothique ou l'école impressionniste.

Quels accents, à la fois assez solennels et assez reconnaissants, seront dignes de célébrer l'apparition, dans notre humanité malheureuse et coupable, de cette autre grandeur plus belle que les plus belles créations du génie humain et qui s'appelle : l'amour désintéressé? Ceux qui ont eu l'intuition de sa réalité, ceux qui ont su frémir d'allégresse quand ils l'ont salué, ceux-là se sont mis à genoux pour adorer.

L'amour désintéressé est, par excellence, la création originale de Jésus-Christ. Nous n'avons point à dire ici ce qui a préparé l'éclosion de cette force victorieuse ni le miracle qui témoigna, à la Pentecôte, de son irruption dans l'Église du Crucifié. Nous nous bornons à vous signaler le fait : toute l'oeuvre de la pitié de Dieu envers l'humanité a pour efflorescence l'amour désintéressé.
Cet amour a Dieu pour objet. Non plus un Dieu que l'on cherche dans la brume, moins encore le Dieu, négociant royal qui mettrait son ciel en vente, mais le Dieu sauveur et le Dieu père.

Le coeur de la créature s'est reconnu indigne et ne méritant qu'un juste abandon. Et puis, ce coeur, ouvert à Dieu par le repentir et par la foi, s'est vu brusquement comblé, au nom de Jésus-Christ, de tout ce qu'il ne pouvait ni conquérir ni acheter : le pardon, l'amour et la force, autant dire le ciel. Et dès lors, vraiment sauvé, l'homme a aimé, d'un élan joyeux, celui qui l'aima le premier.

Nous entendions poser, un jour, cette question à des mères de famille groupées en assemblée : « De fait, mesdames, pourquoi aimez-vous mieux posséder des enfants que des poupées? Des poupées seraient tellement plus faciles à soigner! » Ces dames, interdites, ne trouvèrent pas de réponse appropriée. L'orateur répondit lui-même à sa question en ces mots : « C'est qu'une poupée ne vous dira jamais : Maman je t'aime! » Ce mot ne nous fait-il pas comprendre l'amour dont Dieu jouit d'être aimé, si l'on peut se permettre de parler ainsi?

Cet amour filial est, du même coup, fraternel. Il a les hommes pour objet : les hommes déjà réintégrés dans la famille de Dieu et les autres, tous, parce que candidats à la divine adoption. Le coeur croyant se trouve en mesure de prodiguer à ses semblables les munificences d'un capitaliste de l'amour. Comblé, il déborde; riche, il distribue; heureux, il rayonne; humble, il rejoint les plus petits; fort de la force de Dieu, il porte en lui l'assurance vaillante que rien ne lui est impossible: « la charité espère tout (1 Cor. XIII, 7.). »
Amour gratuit, il ne cherche aucune qualité préalable qui rende attrayant son objet. Il considère, au contraire, par un étonnant renversement des choses, comme un motif à son éveil tout ce qui retient ou repousse le coeur de l'homme irrégénéré. Misère, souffrance et péché sont autant de titres à sa compatissante attention.

Jamais à vendre, il est toujours à disposition et tout soupçon de mercantilisme spirituel le froisse d'instinct. Vivant reflet de la grâce même de Dieu, comme elle il donne, donne, donne encore. Il est dans sa nature de donner. Et, comme récompense, il ne demande que le bonheur de ses frères et le droit d'aimer davantage.
Tel est, dans son essence, l'amour chrétien.

Cet amour n'est le monopole de personne, mais il est équitable de le dire - la Réformation en a, tout de nouveau, dégagé la source. Cet amour inspirera les oeuvres protestantes.
Faut-il vous inviter vous-même à en rendre témoignage?

N'avez-vous pas éprouvé quelque chose d'ineffable lorsqu'a passé sur vous le souffle libérateur de l'amour désintéressé? Quand, pour la première fois, vous avez appelé Dieu votre Père, n'avez-vous pas tressailli comme tressaille le fiancé qui, le jour des serments heureux, donne à sa fiancée son nom de baptême?
Quand vous avez aimé un malheureux, un coupable, un mécréant, aimé non en paroles, mais d'une affection spontanée, ne vous êtes-vous pas senti transporté dans l'air du ciel?
Et puis, nous vous posons la question à vous qui avez souffert, malade du corps ou de l'âme. Quand vous avez trouvé, pour vous accueillir ou pour vous rejoindre, un représentant de l'amour désintéressé, n'avez-vous pas touché du doigt l'action même de Dieu dans votre vie?

Enfin, laissez-nous évoquer une autre éventualité. Peut-être un membre chéri de votre famille, fils ou fille, petit enfant ou adolescent, était-il gravement atteint ou infirme. Vous ne pouviez pas le garder au foyer, c'était une impossibilité : ni vos travaux, ni vos forces ne vous le permettaient. Il fallait le confier à d'autres mains. Où tourner vos regards? Qui recueillera le pauvre malheureux pour qui le coeur de sa mère semble devoir être le seul refuge encore doux et chaud? D'aucuns cherchent très loin et s'efforcent d'acheter à grands frais des soins consciencieux, d'autres, plus modestement, s'adressent à d'humbles asiles. De fait, la question d'argent, ici, est secondaire. Une seule chose importe vraiment : celui qui vous est cher trouvera-t-il, pour le soigner, une personne inspirée par l'amour chrétien? Si non, toutes les dépenses faites n'aboutissent qu'à un pauvre résultat. Si oui, vous pouvez être rassuré, Tout est bien. Votre enfant sera aimé 1 Ceux qui firent l'expérience des soins mercenaires et qui, un beau jour, confièrent leur trésor à des coeurs chrétiens, nous comprendront.

Et maintenant, poussons plus avant notre enquête sur la réalité de l'amour désintéressé. Invoquons le témoignage des êtres dénués de tout qui en furent les objets. Ils ne savent pas dire, ils ne peuvent pas dire : lisons seulement, sur leur visage, le merci que nous y cherchons. Ce sera faire défiler un triste cortège, mais il nous permettra de rendre un public hommage à toute une série d'oeuvres protestantes.

Regardez d'abord au fond de cette bercelonnette blanche doublée de rose. Voyez-vous cette tête grosse comme le poing, cette peau violacée, ces grands yeux noirs, cette bouche ouverte, cernée de lèvres pâles et qui crie famine? C'est un nouveau-né dont le père est inconnu et que sa mère abandonne. Il a deux mois à peine. Mais attendez 1 voici que s'approche celle qui le soigne avec une sollicitude maternelle. Voyez passer sur la petite figure ce pauvre sourire contracté. C'est l'hommage du triste avorton à l'amour désintéressé.

Venez avec nous, maintenant, sur la colline, dans cette grande maison qui boit le soleil de toute sa façade avide. Entrons, c'est un asile pour épileptiques. Voici que s'approche, effrontée et joyeuse - cheveux noirs, gestes un peu saccadés - une fillette de moins de dix ans. Pas la moindre trace de timidité. D'où lui vient cette confiance qui la précipite au devant du visiteur inconnu? D'où vient que, d'une haleine, elle s'écrie : « Tu sais, monsieur, moi je t'aime »? Si souvent, ces malheureux sont craintifs et farouches. Ne vous étonnez pas, elle a été entourée de tendresse et son coeur candide croit que tout le monde est bon. Elle rend hommage, à sa façon, à l'amour désintéressé.

Continuons notre tournée. Nous sommes dans un asile pour aveugles faibles d'esprit. Voilà, dégingandée et morne, la pauvre Alice. Elle tient, dans ses doigts raides, un tricotage dont le coton tiraille un peu. Pourtant il y a, sous les aiguilles, une espèce de carré aux jours irréguliers et l'ouvrage avance à petit pas. Ne riez pas : il a fallu deux ans d'efforts quotidiens pour remporter cette victoire. Qui donc a patienté dans cette laborieuse initiation, quand tant d'autres en eussent été exaspérés? Un coeur habité par l'amour désintéressé.

Allons plus loin encore. Cette fois, c'est un vaste hospice à la montagne. Dans le corridor nous rencontrons un grand dadais. C'est Armand à l'immuable sourire. Il dit bonjour, sur l'ordre de la Soeur, pour reprendre aussitôt son activité dévorante : il feuillette, rapide et précis, un catalogue qu'il ne regarde pas. Pauvre garçon 1 Ces quarante ans et cette bavette humide, quelle misère 1 Mais d'où vient que, docile et bon enfant, il sourit toujours? Ce visage béat qui pourrait être tragique, est un témoignage à la réalité de l'amour désintéressé.

Un peu plus loin, voici Rosette. Elle a quatre-vingt-quatre ans sonnés et les porte. Pourtant, questionnez-la. - « Quel âge as-tu, Rosette? ». - « Quinze ans et demi », répond une voix de fausset, et, ce disant, la grand'mère tourne dans ses doigts flétris la poupée qu'elle contemple amoureusement. Quelle vieillesse, en vérité! Mais on n'en sourit qu'avec attendrissement : elle est parfaitement heureuse, la vieille Rosette en enfance. C'est que l'amour désintéressé veille sur cette ruine et fait chanter ce coeur d'enfant dans ce corps d'aïeule.

Une dernière visite et nous nous arrêterons. Pénétrons, à pas discrets, en cette chambre claire. Dans un lit, une grande femme se meurt, la tête renversée. Son profil accusé se dessine dans toute sa laideur. Elle est idiote, elle est aveugle. La bouche est ouverte. Mais voici que, d'un geste tendre, quelqu'un essuie le pauvre front étroit que baigne la sueur de l'agonie : un mot très doux, une caresse. Comment cette pauvre créature s'en va-t-elle si paisiblement? L'amour désintéressé l'a conduite jusque sur le seuil du Royaume aux célestes compensations.

Ah ! que nous voudrions, avec vous, continuer la tournée 1 Observer des aveugles tordant, de leurs mains agiles, les joncs de leurs corbeilles; des sourds-muets, fixant leurs yeux goulus sur la carte de géographie déroulée devant eux; des retardés en sarrau gris, tenant, d'une main gourde, un crayon et alignant sur une page de cahier des bâtons en bataille. Impossible! mais vous savez qu'il serait facile de faire défiler par milliers à la barre des témoins, des déshérités sur l'infortune desquels se penche, inlassablement, l'amour désintéressé.

Depuis le Réveil connu sous le nom de Piétisme, à la fin du XVIIe siècle, depuis le Réveil du commencement du XIXe siècle surtout, après la crise terrible des guerres napoléoniennes, il s'est produit, dans le champ du protestantisme, une floraison splendide d'oeuvres de miséricorde. Il semble que l'ingéniosité de l'amour ait découvert toutes les formes possibles de misère et ait offert à chacune le secours approprié.

Nommons ici deux hommes, initiateurs de génie, à côté de tant d'autres qu'il faudrait honorer d'un souvenir. John Bost, le fondateur des Asiles de Laforce, en France, et le pasteur de Bodelschwing, créateur de cette étonnante cité de la compassion qu'est Béthel près Bielefeld, en Allemagne.

Nous concluons ici cette première partie. Sans conteste, en un sens nouveau, mais bien authentique : les boiteux marchent, les sourds entendent, les aveugles voient, les lépreux sont purifiés. Nous voulons dire les coeurs s'ouvrent au soleil de l'amour.

Jésus-Christ est glorifié dans l'oeuvre de ses serviteurs et de ses servantes.

 


II
Les oeuvres de la Foi

Cet amour que nous avons célébré est à l'origine de toutes les oeuvres chrétiennes. Il est à l'origine de celles que nous allons caractériser maintenant. Pourtant, il nous parait que ces oeuvres-là ont reçu pour mandat spécial de manifester la signification simple de la toi.
L'Évangile affirme que Dieu est. Il affirme qu'ayant pardonné aux hommes leurs offenses, ce Dieu redevient, pour les âmes rachetées, le Père.

Jésus, par sa vie et par son enseignement, a montré, dans leur vivante logique, toutes les conséquences de cette confiance au Dieu Père. « Ne vous inquiétez pas - ainsi s'est-il exprimé - pour votre vie, de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous serez vêtu. Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent; ils n'amassent rien dans des greniers et votre Père céleste les nourrit. Ne valez-vous pas beaucoup plus qu'eux? Et pourquoi vous inquiéter au sujet du vêtement? Considérez comment croissent les lis des champs : ils ne travaillent ni ne filent; cependant je vous dis que Salomon même, dans toute sa gloire, n'a pas été vêtu comme l'un d'eux. Si Dieu revêt ainsi l'herbe des champs qui existe aujourd'hui et qui demain sera jetée au four, ne vous vêtira-t-il pas à plus forte raison, gens de peu de foi? Ne vous inquiétez donc point et ne dites pas : Que mangerons-nous? Que boirons-nous et de quoi serons-nous vêtus? Car toutes ces choses ce sont les païens qui les recherchent. Votre Père céleste sait que vous en avez besoin. Cherchez premièrement le Royaume de Dieu et sa justice et toutes ces choses vous seront données par-dessus (Matt. VI, 25-33.). »

La prodigieuse affirmation que recouvre cet énoncé paisible peut-elle vraiment, à travers les siècles, être envisagée comme exprimant la vérité? La vérité pratique, la vérité praticable? Si - les conditions prescrites étant dûment réalisées - il n'en est pas ainsi, le bel édifice de notre foi est ébranlé. S'il en est bien ainsi, ne convient-il pas que témoignage en soit publiquement rendu? Non par de nouvelles affirmations répétant les affirmations du Maître, mais par des faits plus éloquents que les mots.

Un homme - après bien d'autres - a voulu mettre à l'épreuve, en quelque sorte, la réalité du secours de Dieu dans la vie matérielle. Ce fut Auguste Hermann Francke, le fondateur des orphelinats de Halle, en Allemagne, à la fin du XVIIe siècle. Sans ressources, il confia sa famille d'orphelins au Père céleste et attendit de lui, par l'intermédiaire des hommes, l'argent indispensable.
Sa foi ne fut point confondue. Il pouvait écrire, en effet, à ce sujet : « De semaine en semaine, de mois en mois, le Seigneur m'a envoyé de petits dons, mettant son pain en petits morceaux, si je peux m'exprimer ainsi, de façon à répondre à mes besoins (2). »

Plus tard, sous l'influence de l'exemple donné par Francke, Georges Muller, qui joignait l'esprit systématique des Germains au réalisme pratique des Anglo-Saxons, reçut de Dieu la pensée de donner à la démonstration comme une rigueur mathématique. Il écrit ceci : « Continuellement j'étais témoin de faits qui me prouvaient que l'une des choses dont, de nos jours, les enfants de Dieu ont le plus besoin, c'est d'être fortifiés dans leur foi. Je souhaitais vivement, ajoute-t-il, de pouvoir mettre sous leurs yeux un fait qui pût prouver, d'une manière tangible, que notre Dieu et Père est le même Dieu fidèle qu'il a toujours été, aussi disposé que jamais à prouver à tous ceux qui mettent en lui leur confiance qu'il est le Dieu vivant. Je voyais, écrit-il encore, des chrétiens craindre, à cause des conséquences qu'ils entrevoyaient, ceux-là d'abandonner une profession où ils ne pouvaient demeurer avec une bonne conscience, ceux-ci de s'exposer, en mettant leur position d'accord avec leurs principes, à perdre leur emploi. Je désirais ardemment être, entre les mains de Dieu, un instrument pour fortifier leur foi et cela, non seulement en leur montrant, par des exemples empruntés à la parole de Dieu, que Dieu peut et veut aider tous ceux qui comptent sur lui, mais en leur prouvant par des faits qu'il est aujourd'hui ce qu'il était autrefois. Il m'a semblé que la meilleure chose à faire pour fournir cette preuve c'était de fonder un orphelinat (3). »

Vous savez que, de fait, Georges Muller fonda, à Bristol, en 1835, des orphelinats et que sans faire ni appels ni collectes, ce serviteur fidèle reçut, au fur et à mesure de ses besoins, ce qui était nécessaire à son oeuvre. Il édifia, successivement, cinq vastes maisons, y logea plus de 1.600 orphelins par année et dépensa, au cours de sa carrière, pour l'ensemble de l'oeuvre, 27.700.000 francs.

Certes, il n'y a pas là un procédé à imiter. Il ne faut pas chercher non plus dans cet exemple, la condamnation des collectes et des ventes de charité. Mais il est permis d'y voir cette démonstration dont nous parlions, démonstration exceptionnelle et donnée par le ministère d'hommes spécialement désignés de Dieu pour cela. La confiance au Père, selon l'enseignement de Jésus, ne conduit pas les âmes obéissantes à des désillusions, mais bien à un affermissement merveilleux de la foi.

Peut-être y a-t-il comme un avertissement dans le fait que ce sont, en thèse générale, des enfants qui ont bénéficié des dons gratuits de Dieu. Des enfants, c'est-à-dire des êtres qui ont droit à tout leur entretien, au foyer paternel, sans aucune contre-partie de travail. Le Père céleste a nourri des orphelins en réponse à la seule prière. C'était dire en quelque sorte : au divin foyer non plus les enfants n'auront autre chose à faire qu'à demander. Ils seront nourris et vêtus. Le Père du ciel ne le cédera en rien aux pères de la terre qui donnent à leurs enfants tout le nécessaire.

Georges Muller a eu, vous le savez, bien des émules. Nous n'en citons ici que quelques-uns : Barnardo en Angleterre, Commandi à Florence, le pasteur MoreilIon en Suisse Romande.

Nous permet-on, à ce propos, un souvenir? Nous avons entendu, il y a bien des années, le récit d'un exaucement accordé à l'une de ces maisons de la foi. Nous le tenons du premier intéressé. Un orphelinat chrétien se vit offrir, un jour, un immeuble important et dont l'acquisition eût représenté une vraie aubaine. À terme fixe, cependant, il s'agissait de payer un acompte de 25.000 francs. Que faire? Prier. Prier, c'est-à-dire consulter Dieu et attendre de Lui les moyens d'exécuter sa volonté. À la date même où le délai expirait ou la veille, une dame, complètement ignorante des circonstances que traversait la maison, se présenta et remit à la Direction un chèque de 25.000 francs. Voici comment les choses s'étaient passées. Cette personne savait, depuis des années, qu'elle avait été frustrée d'une part d'héritage. Elle avait demandé à Dieu le repentir des coupables et, pour se garantir contre toute pensée intéressée, s'était engagée moralement à donner à une oeuvre chrétienne le montant de la restitution éventuelle. Cette restitution venait de se produire, et, sur une indication providentielle, la bénéficiaire en versait la totalité à l'orphelinat dans l'attente de la réponse divine.
Un tel fait se passe de commentaire. Oui, Dieu est, oui, Dieu « entend la prière (Ps. LXV, 3.) », oui, Dieu répond.

Laissez-nous, avant de quitter ce sujet, vous signaler brièvement cette autre famille d'oeuvres de la foi que nous appellerons les sanatoriums spirituels. Nous pensons à Maennedorf et aux établissements similaires. Des malades en grand nombre y ont reçu la guérison par une intervention souveraine de Dieu.




Les initiateurs de ces oeuvres, à l'origine, nous paraissent avoir, en systématisant une pensée juste, fait fausse route. Aujourd'hui, ce que l'on appelle la guérison par la foi a cessé, croyons-nous, d'être envisagée comme la seule manière d'agir conforme à l'Évangile. La diversité des voies de Dieu et la beauté de l'entr'aide humaine, non opposée à Dieu mais voulue de Dieu, ont repris tous leurs droits. Mais nous serions des ingrats si nous méconnaissions la fidélité de ceux qui ont mis en lumière une haute vérité. Eux aussi, nos frères, souvent, mal jugés ont rendu témoignage à la puissance du Christ vivant et au prix immense de la prière faite avec foi. Leurs successeurs, ayant remis à son plan la préoccupation de la guérison corporelle, continuent d'avoir une action extrêmement bienfaisante auprès des âmes et des esprits blessés.

N'oublions pas que des hommes comme Charles Secretan, Arnold Bovet, Gaston Frommel et combien d'autres, ont bénéficié de cet air des sommets qu'ils respirèrent dans tel de ces refuges bénis. Laissez-nous vous rappeler, à ce propos, des noms qui méritent la vénération du peuple chrétien : Christophe Blumhardt, Dorothée Trudel, Samuel Zeller, Otto Stockmayer, pour ne parler que de ceux qui, là-haut, voient se dissoudre certains exclusivismes dans la glorieuse confirmation de leur foi.

 


III
Les oeuvres de l'optimisme.

C'est encore l'amour et c'est encore la foi que nous allons trouver actives dans cette nouvelle catégorie d'oeuvres protestantes.
Nous les désignons sous ce nom d'oeuvres de l'optimisme parce qu'elles ont pour caractéristique, entre autres, ceci : Elles croient à la possibilité d'une délivrance pour ceux que, non pas la souffrance seulement, mais le mal, a voués à la condamnation; elles escomptent la restauration, par la grâce de Dieu, de ce qui a été détruit.

Empruntons aux Écritures les mots qui disent le contenu de cet optimisme. « Le Fils de l'homme, dit Jésus, est venu chercher et sauver ce qui était perdu (Matt. XVIII, 11.). » Non pas ce qui est encore sauvable, non pas ce qui menace ruine, mais ce qui, aux regards clairvoyants du Dieu saint, est perdu. Ésaïe déjà, décrivant le ministère du peuple de l'Éternel, disait : « Ils rebâtiront sur d'anciennes ruines, ils relèveront d'antiques décombres, ils renouvelleront des villes ravagées, dévastées depuis longtemps (Es. LXI, 4.). »

Ces oeuvres que nous introduisons en ces termes, vous les avez nommées avant nous. Ce sont : le relèvement moral et la lutte antialcoolique, en première ligne la Croix-Bleue.

La souffrance, dans ce monde, est une puissance redoutable, elle pèse d'un poids écrasant sur le coeur des hommes. Mais il est une puissance mille fois plus redoutable encore, parce qu'elle porte en elle une malédiction qui, en dehors de l'Évangile, serait sans rémission et sans remède, c'est la puissance du péché. Quiconque l'a regardée en face, en soi ou chez ses semblables, n'a pu que frissonner.

Malheur à l'homme enchaîné dans la prison sans porte ni fenêtre de ses fautes passées ! Malheur à l'homme asservi par le fourbe tyran qui s'appelle le mal ! Parfois, éveillé au sens de son malheur et de son esclavage, le pécheur pousse un cri. Parfois, rongé de remords, il va vers ses compagnons d'infortune ou vers ses complices, comme Judas vers les chefs des prêtres, et il avoue sa détresse sans fond. Hélas ! rien ne répond à son coeur et les complices, froids comme glace ou pris d'une ironique pitié pour ce faible, disent : « Que nous importe? cela te regarde (Matt. XXVII, 4.) »... Et parfois, comme Judas, l'homme va se pendre.

Mais, ô merveille, voici qu'un message libérateur a retenti! Ce message, il émane de Jésus. Il est porté de bouche en bouche à travers les siècles. Il arrive à nos oreilles. Il dit : courage! le plus dégradé peut être réhabilité, le plus tyrannisé peut être affranchi. « Je vous annonce, aujourd'hui, ont proclamé les anges, une bonne nouvelle qui sera, pour tout le peuple, le sujet d'une grande joie, c'est qu'il vous est né un Sauveur! (Luc II, 10.) »

D'entre les vices qui réduisent l'homme en esclavage, il en est peu de plus dégradants que l'intempérance et que l'impureté. Il en est peu aussi que l'opinion publique juge plus incurables. « Qui a bu boira» dit-elle. Quant à la volupté, vous avez lu, sans doute, ce qu'en écrit Vinet. « Il fait froid, il fait nuit, il fait horrible dans cette âme, tandis qu'autour d'elle, je veux dire dans la chair, tout s'illumine et s'enflamme aux feux de la convoitise. Maison éclairée de mille lueurs comme au soir d'une fête; maison d'allégresse; entrez-y, vous y trouverez un cadavre et des démons qui dansent à l'entour. » Et l'auteur ajoute : « Tout est possible à Dieu : des pierres même il peut faire des enfants à Abraham; mais quelque chose est plus rebelle que les pierres, c'est le coeur du voluptueux (4). »

Depuis que Jésus a pardonné à la femme adultère, l'Église n'a jamais cessé d'appeler au salut les débauchés. Mais il était réservé au XIXe siècle de voir un splendide réveil des compassions chrétiennes et comme un sursaut d'optimisme. Oui ! toutes choses sont possibles à Dieu, même le salut des buveurs, même le salut des impurs.

Dieu donc suscita deux serviteurs qui furent les hérauts de cette croisade. Ce furent Joséphine Butler, l'apôtre du relèvement de la femme, et Louis-Lucien Rochat, l'apôtre de la tempérance.
L'un et l'autre, presque en même temps - c'était vers 1875 - se mirent en campagne, forts du même amour et de la même foi. Ils eurent à braver les scandales et les quolibets de l'opinion publique. Grandes furent les difficultés du début mais des victoires magnifiques ont couronné les efforts des deux pionniers.

Nous pourrions, ce serait ici la place, montrer que, non contents d'aborder les âmes coupables, ces lutteurs ont regardé en face le mal dans ses effets sociaux, l'un, vrai David défiant un Goliath ivre, l'autre, humble servante de Jésus-Christ se mesurant avec la femme apocalyptique, « la grande prostituée, la mère des impudiques et des abominations de la terre » (Apoc. XVII, 5.). Aujourd'hui l'antialcoolisme a, en principe, cause gagnée, et la révoltante réglementation légale de la débauche est battue en brèche de toutes parts.

Nous laissons de côté cette face de la double campagne, d'autant plus que le mouvement, sur ce terrain, est devenu interconfessionnel. Nous nous en tenons à l'oeuvre de salut individuel que poursuivent encore les fils et les filles spirituels des deux initiateurs.

La Croix-Bleue est bien connue. Sait-on assez, cependant, les résultats de son optimisme?
Louis-Lucien Rochat a écrit les lignes que voici:
« La société de tempérance est devenue une des preuves les plus éclatantes que l'Évangile est la puissance de Dieu pour le salut de celui qui croit. » Un de ses collaborateurs s'exprime en ses termes : « Les succès de la Tempérance ne sont-ils pas dûs en grande partie au fait qu'elle manifeste, dans un monde malheureusement trop sceptique, et cela par des actes plus efficaces et plus persuasifs que ne le seraient de belles paroles, que l'amour de Dieu pour les créatures perdues n'est pas une brillante fiction allégorique ou poétique, mais un salut apporté par l'Homme-Dieu aux péagers et aux gens de mauvaise vie qu'il n'a pas honte d'appeler ses frères? »

C'est bien cela, et, dès lors, que de buveurs ont éprouvé les effets de cette intervention providentielle. Sur les quelque 120.000 membres des sociétés de la Croix-Bleue, combien y a-t-il d'hommes qui, sans elles, eussent vu se consommer leur ruine matérielle et morale?

Laissez-nous vous en présenter un seul, en trois traits. C'était un homme rude et beau, un Suisse allemand. Il s'était marié depuis peu avec une femme fragile qui souffrait cruellement, car il buvait. Il buvait et il refusait tout reproche et toute exhortation. Parfois, il lui plaisait d'accepter le petit traité qu'un ami bien intentionné lui tendait, mais c'était toujours pour s'accorder le malin plaisir de le déchirer en petits morceaux sous les yeux même du donateur. Pourtant cet homme était malheureux dans les chaînes de l'alcoolisme. Il décida, un jour, de se suicider. Il se jeta dans le fleuve qui traverse sa ville. Qu'arriva-t-il? Il n'en sut jamais rien. Toujours est-il qu'après avoir perdu connaissance, il se retrouva, un peu plus tard, assis sur une pierre au fond de l'eau et la tête hors des flots. Il renonça à ses criminelles intentions mais ne se corrigea pas.

Un jour, cependant, logeant dans quelque grenier, il découvrit sur une poutre, un livre. Personne ne le lui avait tendu, personne ne pouvait se réjouir de le voir en feuilleter les pages : il le prit donc et regarda. C'était une Bible. Il y entendit le premier écho de la voix divine. Peu après, l'appel se fit plus insistant et plus précis. Des abstinents se trouvèrent sur la route du malheureux. Il signa et se convertit à Jésus-Christ.
Depuis des années, il mène la vie honorable d'un chrétien pratiquant.
C'est un relèvement entre mille.

L'oeuvre, aujourd'hui, se poursuit. Le menu germe est devenu grand arbre. Aux branches de l'arbre, petites cosses à graines, sont suspendues les nombreuses sections de l'Espoir, société de préservation pour les enfants.
Voilà comment fructifia l'optimisme de la foi.




L'oeuvre jumelle que nous avons associée à la première et placée sous le même signe a provoqué la création de toute une organisation protectrice et salvatrice : Ligue abolitionniste internationale, Société pour la répression de la traite des blanches, Association du sou pour le relèvement moral, Ligue contre la littérature immorale, Société internationale des Amies de la jeune fille, Oeuvres des gares, Homes, Offices de placement.

On est saisi d'admiration en présence de cette levée de boucliers contre l'immoralité. Dans cette campagne, des femmes ont été constamment aux avant-postes, saintement révoltées au nom de leur sexe outragé, et maternellement émues de pitié pour les victimes du vice.
Relevons, ici, dans l'inspiration de Joséphine Butler, le même optimisme que nous trouvions chez L. L. Rochat.
Elle écrit, par exemple, dans son Appel aux hommes:
« Vous vous soumettez en silence à cette terrible Némésis qui est descendue sur vous; vous parlez avec désespoir du sort, ce sort que vous avez attiré sur vous dans une heure de folie où votre jeunesse, en proie à une imagination non disciplinée et à un besoin malsain d'expérience, a commis, par curiosité, des fautes qui, en se répétant, sont devenues des habitudes invétérées. Vous vous inclinez sans espoir, froidement, humblement peut-être, devant ce que vous croyez être un décret inexorable.
Eh bien ! je viens à vous, car je connais votre chagrin, je comprends votre désespoir, je suis blessé en esprit pour vous et avec vous; je viens vous dire, au nom de Dieu, que la régénération, une régénération entière, parfaite, est possible pour vous. Vous me dites que les sources de la pensée ne peuvent s'épurer, que vous avez l'enfer en vous. Je vous réponds que les sources de la pensée peuvent s'épurer. Il y a une puissance que vous n'avez pas encore sentie mais qui est plus forte que la mort, plus forte que le tombeau, plus forte que l'enfer !... Le Seigneur vous aime (5). »

Depuis qu'a retenti ce cri de la charité qui espère tout, l'oeuvre du relèvement s'est poursuivie. Qu'elle est difficile ! Elle s'éteint dès que les coeurs chrétiens battent moins fort et se rallume toujours là où l'amour de Jésus-Christ inspire les sauvetages héroïques.

Dans la plupart des cas, il n'est pas possible de suivre, dans leur vie déréglée, ceux ou celles qui s'abandonnent sans contrôle à leurs convoitises. Le père même de l'enfant prodigue n'a suivi qu'en pensée et en prière, le fils qui menait grand train et vivait avec des femmes de mauvaise vie. Mais, par contre, le père attendait l'heure du dénuement, de la détresse et du repentir. Pour cette heure, son coeur et sa maison étaient prêts.
Ainsi dans l'oeuvre du relèvement moral.

Après avoir fait son possible pour avertir et préserver les jeunes, le sauveteur se trouve comme désarmé en face des révoltes obstinées. Il serait vain de courir après les infidèles, de les harceler d'appels. Les éclats de rire et la musique des fêtes de la chair couvriraient les supplications. Il faut intercéder et attendre l'heure.

L'optimisme chrétien s'efforce de le faire. On peut dire que, dans tous les tristes lieux où viennent échouer les victimes de la débauche, le ruisseau, l'hôpital, la prison, elles rencontrent les secours de la charité et entendent la promesse des restaurations possibles.

Nous aimons à rendre hommage, ici, en toute première ligne, à I'Oeuvre des Bas-Fonds de l'Armée du Salut. Que de malheureux, dénués de tout et sur le seuil du désespoir, ont saisi, dans la salle avenante des Salutistes ou dans le recoin sordide qu'exploraient les officières, l'occasion de la délivrance ! Combien ont trouvé, dans les Maisons de travail, le secret d'une vie transformée !

Ce n'est pas tout.
Il est, au désordre moral, nous l'avons dit, d'autres points d'aboutissement que le taudis. Il y a l'hôpital. L'hôpital où l'on soigne les tares affreuses, conséquences de l'inconduite. C'est là encore qu'attend l'amour chrétien. Des garde-malades, diaconesses ou infirmières, traitent avec sollicitude et respect, à cause de leur âme, ces tristes blessés. Des dames visiteuses s'efforcent d'éveiller les consciences que la souffrance laboure. Et le nom de Jésus retentit auprès des lits.

Après l'hôpital, la prison, dernier degré de la descente.
Est-ce que là même veillent les compassions chrétiennes? Oui, là aussi.
On sait que la Quakeresse Elisabeth Fry, au commencement du XIXe siècle, a consacré sa vie à améliorer le sort des prisonnières. C'est à son instigation que, dans l'Europe entière, des hommes et des femmes de foi se sont rappelé la parole du Maître : « J'étais en prison et vous êtes venus vers moi (Matt. XXV 36.). » À Paris, la prison Saint-Lazare, vrai séjour d'infamie, a été visitée par des messagères du pardon de Dieu. Dès lors, partout, les prisons ont leurs chapelains et leurs visiteuses. Un pas de plus a même été fait en divers lieux : des diaconesses ont été chargées de la direction des prisons pour femmes.

Permettez que, en terminant ce chapitre, nous contions un cas de relèvement. À Lausanne, alors que débutait l'Oeuvre de la Mission intérieure, une femme de mauvaise vie avait été touchée par la Bonne nouvelle. Elle s'était convertie, avait, quelque temps, fait honneur à sa foi. Et puis, reprise par la passion, elle s'était tout à nouveau abandonnée au mal. Avec un cynisme odieux, elle se mit à traîner dans la boue l'évangile dont elle avait vécu. Dans les cabarets qu'elle fréquentait, elle contrefaisait les gestes et les chants de ceux qui l'avaient, autrefois, arrachée à son enfer.
Tout était perdu, direz-vous?
Non ! Ici même l'espoir tenace de la foi se trouva justifié. Tombée malade et bientôt mourante, la pauvre créature fit appeler auprès de son lit le pasteur qui, dans les bonnes années, lui avait témoigné de l'affection. Elle exprima le plus humble repentir, revint au Sauveur et mourut dans la paix des coeurs pardonnés.
Dites, si Dieu qui l'inspira, ne bénit pas l'optimisme de ses serviteurs?

 

IV
Les oeuvres de la gratuité.

Il nous reste, dans cette revue sommaire et qui pourtant s'allonge, à vous signaler une oeuvre encore dont le protestantisme s'honore à bon droit. Nous voulons parler des Maisons de diaconesses.

Vous vous étonnez, peut-être, de nous voir ranger cette oeuvre sous la rubrique des oeuvres de la gratuité. Entendons-nous. Le mot de diaconesse a un sens large. C'est un mot biblique, et, à ce point de vue, il est propriété du peuple de Dieu. Diaconesse veut dire, tout simplement, servante de Jésus-Christ. Dans l'acception scripturaire du mot, a droit au titre de diaconesse toute femme qui se voue aux soins des malades ou à l'assistance des malheureux. Quelle que soit l'école qui la forme - chrétienne dans ses principes ou laïque - quel que soit son champ de travail, si une femme est, par libre choix, au service de Jésus-Christ, elle est une diaconesse. Si nous envisagions à ce point de vue le ministère des femmes dans le temps présent, nous le placerions sans hésiter sous le signe de la charité.
Mais le mot de diaconesse a pris aussi un sens historiquement délimité. Il s'applique à ces femmes chrétiennes que le pasteur Théodore Fliedner de Kaiserswerth invita, en 1836, à se consacrer, sous l'égide d'une règle commune, aux soins des pauvres et des malades. Il s'applique à toutes ces femmes qui, dès lors, en si grand nombre, se sont rattachées à des institutions similaires. Vous connaissez les oeuvres, filles de Kaiserswerth : les Maisons de Saint-Loup, de Paris, de Strasbourg, de Bâle, de Berne, de Zurich et d'ailleurs, réparties en tant de pays divers.

Il nous semble que, envisageant dans ce sens restreint le titre de diaconesse, il est permis de donner au ministère de ces servantes de Jésus-Christ la caractéristique de la gratuité.
Et d'abord, la gratuité spirituelle du service. L'inspiration mercenaire, la poursuite d'un mérite quelconque devant Dieu, ont été, dès les origines, considérées comme l'ennemi par excellence. Plus que cela. Le dévouement des diaconesses devait être une leçon de choses. Louis Germond, fondateur de la Maison de Saint-Loup, le relève avec prédilection. Il écrit ceci, par exemple :
« Chacun sent que le grand problème est posé : une institution de soeurs de charité est-elle possible dans les Églises réformées? La foi au salut gratuit produira-t-elle les actes de dévouement qu'on a demandés, jusqu'ici, à la doctrine du mérite des oeuvres? La reconnaissance aura-t-elle moins de puissance que l'intérêt, l'amour, que la crainte, la grâce, que la loi (6)? » Les quelque 20.000 diaconesses qui sont à l'oeuvre dans le monde ont donné une réponse éloquente à cette solennelle question. L'amour désintéressé dont nous parlions tout à l'heure, a fleuri sous les bonnets blancs, première jonchée de perce-neige.

Mais cette gratuité prend aussi une signification toute matérielle.
Certes, Dieu nous garde de jeter un discrédit quelconque surtout ce qui participe - oeuvres ou personnes - à l'organisation commerciale de la société. Le principe du pain gagné par le travail et du salaire, récompense du labeur fourni, est un principe juste. Il est biblique, il est chrétien, il n'y a rien à lui objecter.
Toutefois, n'est-il pas beau que, tout comme les oeuvres de la foi ont manifesté que Dieu vit et peut faire vivre de miracles, une oeuvre, dans notre protestantisme, relève la gratuité foncière du service chrétien, et le fasse sous la forme qui parle le plus clair langage à l'imagination populaire: dans et par le fait ?

Le monde connaît, par-dessus tout, la préoccupation de l'intérêt financier. On accuse à tort et à travers les chrétiens les plus désintéressés. Ils travaillent, dit-on, non point, en première ligne, pour servir Jésus-Christ, mais, très bourgeoisement, pour mettre quelques sous de côté, comme les autres. Soupçon injuste, dans bien des cas, mais soupçon inévitable, parce que les bonnes gens ne sont pas très subtils pour lire les désintéressements spirituels qui se cachent derrière la note qu'on leur présente.
Et alors, au contraire, le service d'une personne qui travaille avec un dévouement manifeste et qu'on ne paie pas, illustre ce fait que le croyant sert par amour et pas par intérêt.

Nous avons été personnellement éclairé, dans ce domaine, en voyant un jeune docteur visiter une moribonde. La pauvre femme disait anxieusement - et le praticien s'en affligeait - : « Est-ce que, s'il vient si souvent, ça ne coûtera pas trop cher? » Dévoué de tout son coeur, ce médecin chrétien avait la tristesse de voir sa bonté même faire surgir dans l'esprit de la malade la pensée redoutée d'une facture à payer.

Que le lot de nos Soeurs est enviable, à cet égard ! D'autres voudraient pouvoir faire comme elles et ne le peuvent pas. Dieu les approuve et les bénit. Mais il est permis d'exprimer sa reconnaissance de ce que l'évangile de la gratuité trouve, pour s'incarner, le ministère de nos diaconesses. « Vous avez reçu gratuitement, disait Jésus à ses disciples, donnez gratuitement (Matt. X, 8.). »

 

Conclusion.

Nous n'aurons pas à chercher bien loin la pensée qui dominera notre conclusion.
À qui revient l'honneur de tout ce qui s'est fait de bien par les oeuvres protestantes? Aux serviteurs? Ah! certes, nous, leurs frères, n'oublierons pas de leur payer le tribut de notre gratitude.
Mais, consultez-les, ces initiateurs ou ces travailleurs, que vous diront-ils?

Ceux qui aimèrent de l'amour désintéressé diront:
« Nous aimons parce que nous avons été aimés les premiers ( I Jean IV, 19.). Nous n'y avons aucun mérite. »

Ceux qui crurent d'une foi d'enfant diront : « Voulez-vous nous faire un titre de gloire de notre foi? Qu'aurait-elle été sans Dieu qui la suscita et ne cessa de la combler? À lui seul l'honneur. »

Ceux qui furent des optimistes infatigables diront :
Nous avons agi par ordre. Dieu avait parlé, il fallait aller. C'est lui qui nous soutint dans notre marche au travers des obstacles, der, hostilités ou des haines. Nous avons tout osé parce que Dieu aime. »

Ceux qui servirent dans la pauvreté diront : « Notre Seigneur ne s'est-il pas « fait pauvre de riche qu'il était, afin que nous lussions enrichis (II Cor. VIII, 9.) »? C'est par amour pour lui que nous aimons la pauvreté, car sa grâce nous suffit. »

Et tous, d'un commun accord, s'écrieront : « Nous sommes des pécheurs; notre travail a été déparé par mainte faiblesse que nous déplorons. Aussi bien, quand nous nous présenterons devant le souverain juge, ne nous prévaudrons-nous pas des oeuvres que nous avons pu faire... C'est à sa grâce que nous dûmes tout : nous devrons tout, au dernier jour, à sa grâce encore en Jésus-Christ. »

« À toi Seigneur est la justice à nous la confusion de face (Dan. VIII, 8.). »

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(1) Conférence prononcée à la Cathédrale de Lausanne, en 1918, à l'occasion du quatrième jubilé centenaire de la Réformation. 
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(2) J. GINDRAUX, Histoire du Christianisme, p. 402. 
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(3) A.-T. PIERSON, Georges Muller, p. 458. 
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(4) Alex. VINET, Philosophie morale et sociale p. 229.
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(5) JOS. E. BUTLER, Avant l'Aurore, p. 8. 
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(6) Collection des Rapports annuels de l'Institution de Saint-Loup. 
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