(1)
Quand Jean-Baptiste, du fond de son
cachot, délégua ses messagers vers
Jésus pour lui dire : « Es-tu celui qui
doit venir ou devons-nous en attendre un autre?
» Jésus renvoya ceux-ci avec cette
seule réponse : « Allez rapporter
à Jean ce que vous avez vu et entendu : les
aveugles voient, les boiteux marchent, les
lépreux sont purifiés, les sourds
entendent, les morts ressuscitent et la bonne
nouvelle est annoncée aux pauvres
(Matt.
XI, 3-5.). »
Ce spectacle, ce message, devaient
être, pour le Précurseur
tenaillé d'un doute angoissé,
l'apologie suffisante. Pas d'affirmation gratuite,
pas de démonstration théorique, pas
de véhémente ou pathétique
assertion. Non - allez et rapportez à Jean
ce que vous avez vu et entendu. Cela suffit.
L'âme droite du prédicateur saura
émerger de ses doutes et s'affermir dans sa
foi. Oui, Jésus est celui qui doit venir.
Non, nous ne saurions en attendre un autre.
Depuis que le Christ en gloire poursuit,
par l'Esprit saint, son oeuvre dans le monde,
aucune apologie ne vaudra ni ne remplacera celle
que Jésus proposa à Jean-Baptiste, et
cette apologie-là sera déterminante
pour les coeurs sincères. Dans
l'Église de Jésus-Christ et, du
même coup, dans toute portion humainement
définie du peuple de Dieu, ou bien la Bonne
nouvelle sera prêchée aux âmes
qui trouveront le salut, le secours sera
porté à ceux que courbe le fardeau
multiple de la grande misère et alors
l'Évangile se justifiera par devant les
consciences, ou bien ces choses ne s'y
reconnaîtront point et il faudra avouer la
carence de la collectivité en cause.
Cela étant, il n'est point
inutile, dans une pensée de
vérification humble et loyale, de nous poser
cette question - dans quelle mesure le
protestantisme, méconnu par ses adversaires
et, parfois, déprécié par ses
propres adhérents, supporte-t-il
l'application de cette pierre de touche par
excellence?
Que l'Évangile soit
proclamé, les Missions en terre païenne
et le travail si divers de toutes les
Églises nous permettent de l'affirmer. Oui,
l'Évangile est annoncé aux pauvres.
Venez assister à nos cultes et à nos
réunions, à nos écoles du
dimanche et à nos catéchismes.
Participez aux travaux de la, Mission
intérieure. Renseignez-vous sur la
propagation des Écritures. Informez-vous sur
l'effort des sociétés de publications
religieuses et surveillez la distribution de mille
feuilles volantes. Dénombrez nos journaux
religieux. Lisez les annuaires des Unions
Chrétiennes de jeunes gens et des Unions
Chrétiennes
de jeunes filles. Procurez-vous les comptes-rendus
des conférences d'étudiants
chrétiens. S'il vous était possible
de mener à bien une telle enquête vous
seriez vite édifié. Sans doute, vous
auriez mainte réserve à faire, mainte
critique à formuler. C'est égal, vous
pourriez, avec une optimiste
générosité de coeur,
répéter, en l'adaptant à vos
impressions personnelles, la parole de
l'apôtre vieillissant: « Qu'importe? de
toute manière », et ici je modernise :
que ce soit en des formes qu'a
émoussées l'habitude, que ce soit en
des termes qui ne cadrent point tout à fait
avec mon propre credo, que ce soit selon des
méthodes un peu... américaines,
qu'importe, « Christ n'en est pas moins
annoncé. Je m'en réjouis et je m'en
réjouirai encore (Comparez : Php.
I, 18.). »
Mais qu'en est-il de l'autre face du
ministère de Jésus-Christ? Peut-on
dire avec vérité, regardant vivre
notre protestantisme : les aveugles voient, les
boiteux marchent, les lépreux sont
purifiés, les sourds entendent, les morts
ressuscitent? Aux Jean-Baptiste du temps
présent, enfermés dans leur ignorance
ou leurs préventions, pouvons-nous envoyer
le message même, spirituellement
interprété, que Jésus
adressait autrefois au Précurseur?
Sans hésiter, nous
répondons oui et, ce faisant, nous abordons
de front le thème de notre
étude.
Et d'abord quelques précisions.
Il s'agit, cri effet, de délimiter
brièvement la portion que nous
découperons en un sujet
qui est vaste et de dire dans quel esprit nous
entendons traiter la question.
Les oeuvres protestantes ! Il va de soi
que ce « protestantes » ne doit pas
être pris dans son sens le plus extensif.
Hélas! le protestantisme, en tant que
collectivité des nations ayant
officiellement adhéré à la
Réforme du XVIe siècle, ne saurait
prétendre à une bien reluisante
démonstration de sa,
supériorité.
Nous ne parlerons pas non plus de tout
ce que le protestantisme vraiment protestant, si
l'on peut dire, a accompli et continue d'accomplir
pour le bien matériel, moral et social de
cette portion d'humanité sur laquelle la
justesse de ses principes et leur
fécondité, exercent une heureuse
influence. Il y aurait là un chapitre du
plus haut intérêt. Il pourrait
être intitulé : La philanthropie
protestante et les réalisations sociales du
protestantisme. Nous passons et nous
restreignons encore notre propos.
Enfin, profitant du fait que les
Églises, de leur propre aveu, se distinguent
moins par leurs activités que par leur
credo, nous laissons de côté toute
répartition des oeuvres protestantes entre
les différentes dénominations. La
pitié, si elle puise sincèrement
à la source des compassions
éternelles, est un terrain d'entente. Disons
plus. Le caractère
supra-ecclésiastique de la plupart de nos
oeuvres nous paraît être un trop
précieux symbole et une trop riche promesse
d'avenir pour que nous essayions d'en
atténuer la portée. Nous sommes un
déjà pour aimer, ne serons-nous pas
un, bientôt, pour croire et pour adorer? Nous
interpréterons donc notre titre en ces mots :
Quelques
oeuvres de chrétiens protestants.
Voilà pour la limitation du
sujet. Quant à l'esprit dans lequel nous
l'abordons, il faut bien que nous en disions un
mot. Nous ne comptons point faire l'éloge
des oeuvres protestantes par comparaison ou par
opposition avec les oeuvres catholiques. Cela, pour
deux raisons essentielles. D'abord, toute
comparaison avec le voisin se mue volontiers en
esprit critique, d'une part, en présomption,
d'autre part. Il y a toujours un peu du « Je
te bénis de ce que je suis pas comme ce
péager » dans les confrontations de cet
ordre. Or nous voulons éviter à tout
prix et le dénigrement des autres et la
satisfaction de nous-mêmes.
D'autant plus que - c'est notre seconde
raison - dans ce domaine, Dieu seul est juge. Il
est juge, en particulier, de ce qui donne leur
caractère propre aux oeuvres
chrétiennes : la nature de l'inspiration et
la permanence du fruit obtenu.
La nature de l'inspiration.
Évidemment, toute
arrière-pensée d'intérêt
ou de parade, dans le travail de la charité,
inflige à ce qui reste de bonté
vraie, un alliage délétère.
Or, cet alliage Dieu seul est en état de le
discerner. Nous ne le voyons pas et la
matérialité même de l'oeuvre ne
le révèle pas.
La permanence du fruit obtenu.
L'Évangile vise toujours les âmes. Il
se met en garde contre tout dénombrement
satisfait des résultats acquis. Il se
défie du succès apparent. Le
chrétien aime son frère, il l'aime
tout entier, mais il l'aime ainsi parce que, avant
tout, il aime son âme. Le
chrétien estimera son oeuvre
incomplète sinon stérile, tant que
l'éveil de l'âme n'aura pas
été obtenu. Je vous le demande, qui
pourrait juger de cette fécondité
essentielle? Qui révélera l'oeuvre
« qui va jusqu'en vie éternelle
»?
Donc, nous ne comparerons pas. Et alors,
en parlant de nous, protestants et de nos oeuvres,
nous nous tiendrons dans une grande
humilité. Notre mot d'ordre sera
invariablement : « Non pas à nous,
Éternel, non pas à nous, mais
à ton nom donne gloire
(Ps.
CXV, 1.). »
Cela dit, voici le plan que nous avons
adopté. Dans une première partie nous
mettrons en lumière le principe
générateur des oeuvres protestantes.
Nous aborderons ensuite, successivement, la
description des oeuvres par nous choisies en les
répartissant sous trois chefs :
- 1° les oeuvres de la foi;
- 2° les oeuvres de l'optimisme;
- 3° les oeuvres de la gratuité.
Vous le voyez, nous relevons dans chacune de ces oeuvres un trait caractéristique sous le signe duquel nous la plaçons. Il va sans dire que, ce faisant, nous ne méconnaissons jamais qu'à côté de cette caractéristique essentielle, il y a toujours d'autres motifs et d'autres pensées encore. Toutes les oeuvres protestantes sont actionnées par le principe générateur dont nous parlerons, toutes sont des oeuvres de foi, toutes des oeuvres d'optimisme, toutes, du moins en un sens spirituel, des oeuvres de gratuité. Il nous a paru cependant que notre classification répondait à la réalité des choses.
On célèbre, dans l'histoire de la
littérature et dans l'histoire de l'art,
l'apparition de genres ou de styles nouveaux. On
signale les premières oeuvres de la
poésie épique, on note avec
émotion la date approximative qui vit
naître l'architecture gothique ou
l'école impressionniste.
Quels accents, à la fois assez
solennels et assez reconnaissants, seront dignes de
célébrer l'apparition, dans notre
humanité malheureuse et coupable, de cette
autre grandeur plus belle que les plus belles
créations du génie humain et qui
s'appelle : l'amour
désintéressé? Ceux qui ont eu
l'intuition de sa réalité, ceux qui
ont su frémir d'allégresse quand ils
l'ont salué, ceux-là se sont mis
à genoux pour adorer.
L'amour
désintéressé est, par
excellence, la création originale de
Jésus-Christ. Nous n'avons point à
dire ici ce qui a préparé
l'éclosion de cette force victorieuse ni le
miracle qui témoigna, à la
Pentecôte, de son irruption dans
l'Église du Crucifié. Nous nous
bornons à vous signaler le fait : toute
l'oeuvre de la pitié de Dieu envers
l'humanité a pour efflorescence l'amour
désintéressé.
Cet amour a Dieu pour objet. Non plus un
Dieu que l'on cherche dans la brume, moins encore
le Dieu, négociant royal
qui mettrait son ciel en vente, mais le Dieu
sauveur et le Dieu père.
Le coeur de la créature s'est
reconnu indigne et ne méritant qu'un juste
abandon. Et puis, ce coeur, ouvert à Dieu
par le repentir et par la foi, s'est vu brusquement
comblé, au nom de Jésus-Christ, de
tout ce qu'il ne pouvait ni conquérir ni
acheter : le pardon, l'amour et la force, autant
dire le ciel. Et dès lors, vraiment
sauvé, l'homme a aimé, d'un
élan joyeux, celui qui l'aima le
premier.
Nous entendions poser, un jour, cette
question à des mères de famille
groupées en assemblée : « De
fait, mesdames, pourquoi aimez-vous mieux
posséder des enfants que des poupées?
Des poupées seraient tellement plus faciles
à soigner! » Ces dames, interdites, ne
trouvèrent pas de réponse
appropriée. L'orateur répondit
lui-même à sa question en ces mots :
« C'est qu'une poupée ne vous dira
jamais : Maman je t'aime! » Ce mot ne nous
fait-il pas comprendre l'amour dont Dieu jouit
d'être aimé, si l'on peut se permettre
de parler ainsi?
Cet amour filial est, du même
coup, fraternel. Il a les hommes pour objet : les
hommes déjà
réintégrés dans la famille de
Dieu et les autres, tous, parce que candidats
à la divine adoption. Le coeur croyant se
trouve en mesure de prodiguer à ses
semblables les munificences d'un capitaliste de
l'amour. Comblé, il déborde; riche,
il distribue; heureux, il rayonne; humble, il
rejoint les plus petits; fort de la force de Dieu,
il porte en lui l'assurance vaillante que rien ne
lui est impossible: « la charité
espère tout
(1
Cor. XIII, 7.). »
Amour gratuit, il ne cherche aucune
qualité préalable qui rende attrayant
son objet. Il considère, au contraire, par
un étonnant renversement des choses, comme
un motif à son éveil tout ce qui
retient ou repousse le coeur de l'homme
irrégénéré.
Misère, souffrance et péché
sont autant de titres à sa compatissante
attention.
Jamais à vendre, il est toujours
à disposition et tout soupçon de
mercantilisme spirituel le froisse d'instinct.
Vivant reflet de la grâce même de Dieu,
comme elle il donne, donne, donne encore. Il est
dans sa nature de donner. Et, comme
récompense, il ne demande que le bonheur de
ses frères et le droit d'aimer
davantage.
Tel est, dans son essence, l'amour
chrétien.
Cet amour n'est le monopole de personne,
mais il est équitable de le dire - la
Réformation en a, tout de nouveau,
dégagé la source. Cet amour inspirera
les oeuvres protestantes.
Faut-il vous inviter vous-même
à en rendre témoignage?
N'avez-vous pas éprouvé
quelque chose d'ineffable lorsqu'a passé sur
vous le souffle libérateur de l'amour
désintéressé? Quand, pour la
première fois, vous avez appelé Dieu
votre Père, n'avez-vous pas tressailli comme
tressaille le fiancé qui, le jour des
serments heureux, donne à sa fiancée
son nom de baptême?
Quand vous avez aimé un
malheureux, un coupable, un mécréant,
aimé non en paroles, mais d'une affection
spontanée, ne vous êtes-vous pas senti
transporté dans l'air du ciel?
Et puis, nous vous posons la question
à vous qui avez souffert, malade du corps ou
de l'âme. Quand vous avez trouvé, pour
vous accueillir ou pour vous rejoindre, un
représentant de l'amour
désintéressé, n'avez-vous pas
touché du doigt l'action même de Dieu
dans votre vie?
Enfin, laissez-nous évoquer une
autre éventualité. Peut-être un
membre chéri de votre famille, fils ou
fille, petit enfant ou adolescent, était-il
gravement atteint ou infirme. Vous ne pouviez pas
le garder au foyer, c'était une
impossibilité : ni vos travaux, ni vos
forces ne vous le permettaient. Il fallait le
confier à d'autres mains. Où tourner
vos regards? Qui recueillera le pauvre malheureux
pour qui le coeur de sa mère semble devoir
être le seul refuge encore doux et chaud?
D'aucuns cherchent très loin et s'efforcent
d'acheter à grands frais des soins
consciencieux, d'autres, plus modestement,
s'adressent à d'humbles asiles. De fait, la
question d'argent, ici, est secondaire. Une seule
chose importe vraiment : celui qui vous est cher
trouvera-t-il, pour le soigner, une personne
inspirée par l'amour chrétien? Si
non, toutes les dépenses faites
n'aboutissent qu'à un pauvre
résultat. Si oui, vous pouvez être
rassuré, Tout est bien. Votre enfant sera
aimé 1 Ceux qui firent l'expérience
des soins mercenaires et qui, un beau jour,
confièrent leur trésor à des
coeurs chrétiens, nous comprendront.
Et maintenant, poussons plus avant notre
enquête sur la réalité de
l'amour désintéressé.
Invoquons le témoignage des êtres
dénués de tout qui en furent les objets. Ils ne
savent pas
dire,
ils ne peuvent pas dire : lisons seulement, sur
leur visage, le merci que nous y cherchons. Ce sera
faire défiler un triste cortège, mais
il nous permettra de rendre un public hommage
à toute une série d'oeuvres
protestantes.
Regardez d'abord au fond de cette
bercelonnette blanche doublée de rose.
Voyez-vous cette tête grosse comme le poing,
cette peau violacée, ces grands yeux noirs,
cette bouche ouverte, cernée de
lèvres pâles et qui crie famine? C'est
un nouveau-né dont le père est
inconnu et que sa mère abandonne. Il a deux
mois à peine. Mais attendez 1 voici que
s'approche celle qui le soigne avec une sollicitude
maternelle. Voyez passer sur la petite figure ce
pauvre sourire contracté. C'est l'hommage du
triste avorton à l'amour
désintéressé.
Venez avec nous, maintenant, sur la
colline, dans cette grande maison qui boit le
soleil de toute sa façade avide. Entrons,
c'est un asile pour épileptiques. Voici que
s'approche, effrontée et joyeuse - cheveux
noirs, gestes un peu saccadés - une fillette
de moins de dix ans. Pas la moindre trace de
timidité. D'où lui vient cette
confiance qui la précipite au devant du
visiteur inconnu? D'où vient que, d'une
haleine, elle s'écrie : « Tu sais,
monsieur, moi je t'aime »? Si souvent, ces
malheureux sont craintifs et farouches. Ne vous
étonnez pas, elle a été
entourée de tendresse et son coeur candide
croit que tout le monde est bon. Elle rend hommage,
à sa façon, à l'amour
désintéressé.
Continuons notre tournée. Nous
sommes dans un asile pour aveugles faibles
d'esprit. Voilà, dégingandée et morne, la pauvre
Alice.
Elle
tient, dans ses doigts raides, un tricotage dont le
coton tiraille un peu. Pourtant il y a, sous les
aiguilles, une espèce de carré aux
jours irréguliers et l'ouvrage avance
à petit pas. Ne riez pas : il a fallu deux
ans d'efforts quotidiens pour remporter cette
victoire. Qui donc a patienté dans cette
laborieuse initiation, quand tant d'autres en
eussent été exaspérés?
Un coeur habité par l'amour
désintéressé.
Allons plus loin encore. Cette fois,
c'est un vaste hospice à la montagne. Dans
le corridor nous rencontrons un grand dadais. C'est
Armand à l'immuable sourire. Il dit bonjour,
sur l'ordre de la Soeur, pour reprendre
aussitôt son activité dévorante
: il feuillette, rapide et précis, un
catalogue qu'il ne regarde pas. Pauvre
garçon 1 Ces quarante ans et cette bavette
humide, quelle misère 1 Mais d'où
vient que, docile et bon enfant, il sourit
toujours? Ce visage béat qui pourrait
être tragique, est un témoignage
à la réalité de l'amour
désintéressé.
Un peu plus loin, voici Rosette. Elle a
quatre-vingt-quatre ans sonnés et les porte.
Pourtant, questionnez-la. - « Quel âge
as-tu, Rosette? ». - « Quinze ans et demi
», répond une voix de fausset, et, ce
disant, la grand'mère tourne dans ses doigts
flétris la poupée qu'elle contemple
amoureusement. Quelle vieillesse, en
vérité! Mais on n'en sourit qu'avec
attendrissement : elle est parfaitement heureuse,
la vieille Rosette en enfance. C'est que l'amour
désintéressé veille sur cette
ruine et fait chanter ce coeur d'enfant dans ce
corps d'aïeule.
Une dernière visite et nous nous
arrêterons. Pénétrons, à
pas discrets, en cette chambre claire. Dans un
lit, une grande femme se
meurt, la tête renversée. Son profil
accusé se dessine dans toute sa laideur.
Elle est idiote, elle est aveugle. La bouche est
ouverte. Mais voici que, d'un geste tendre,
quelqu'un essuie le pauvre front étroit que
baigne la sueur de l'agonie : un mot très
doux, une caresse. Comment cette pauvre
créature s'en va-t-elle si paisiblement?
L'amour désintéressé l'a
conduite jusque sur le seuil du Royaume aux
célestes compensations.
Ah ! que nous voudrions, avec vous,
continuer la tournée 1 Observer des aveugles
tordant, de leurs mains agiles, les joncs de leurs
corbeilles; des sourds-muets, fixant leurs yeux
goulus sur la carte de géographie
déroulée devant eux; des
retardés en sarrau gris, tenant, d'une main
gourde, un crayon et alignant sur une page de
cahier des bâtons en bataille. Impossible!
mais vous savez qu'il serait facile de faire
défiler par milliers à la barre des
témoins, des déshérités
sur l'infortune desquels se penche, inlassablement,
l'amour désintéressé.
Depuis le Réveil connu sous le
nom de Piétisme, à la fin du XVIIe
siècle, depuis le Réveil du
commencement du XIXe siècle surtout,
après la crise terrible des guerres
napoléoniennes, il s'est produit, dans le
champ du protestantisme, une floraison splendide
d'oeuvres de miséricorde. Il semble que
l'ingéniosité de l'amour ait
découvert toutes les formes possibles de
misère et ait offert à chacune le
secours approprié.
Nommons ici deux hommes, initiateurs de
génie, à côté de tant
d'autres qu'il faudrait honorer d'un souvenir. John
Bost, le fondateur des Asiles de Laforce, en
France, et le pasteur de
Bodelschwing, créateur de cette
étonnante cité de la compassion
qu'est Béthel près Bielefeld, en
Allemagne.
Nous concluons ici cette première
partie. Sans conteste, en un sens nouveau, mais
bien authentique : les boiteux marchent, les sourds
entendent, les aveugles voient, les lépreux
sont purifiés. Nous voulons dire les coeurs
s'ouvrent au soleil de l'amour.
Jésus-Christ est glorifié
dans l'oeuvre de ses serviteurs et de ses
servantes.
Cet amour que nous avons
célébré est à l'origine
de toutes les oeuvres chrétiennes. Il est
à l'origine de celles que nous allons
caractériser maintenant. Pourtant, il nous
parait que ces oeuvres-là ont reçu
pour mandat spécial de manifester la
signification simple de la toi.
L'Évangile affirme que Dieu est.
Il affirme qu'ayant pardonné aux hommes
leurs offenses, ce Dieu redevient, pour les
âmes rachetées, le
Père.
Jésus, par sa vie et par son
enseignement, a montré, dans leur vivante
logique, toutes les conséquences de cette
confiance au Dieu Père. « Ne vous
inquiétez pas - ainsi s'est-il
exprimé - pour votre vie, de ce que vous
mangerez, ni pour votre corps de quoi vous serez
vêtu. Regardez les oiseaux du ciel : ils ne
sèment ni ne moissonnent;
ils n'amassent rien dans des greniers et votre
Père céleste les nourrit. Ne
valez-vous pas beaucoup plus qu'eux? Et pourquoi
vous inquiéter au sujet du vêtement?
Considérez comment croissent les lis des
champs : ils ne travaillent ni ne filent; cependant
je vous dis que Salomon même, dans toute sa
gloire, n'a pas été vêtu comme
l'un d'eux. Si Dieu revêt ainsi l'herbe des
champs qui existe aujourd'hui et qui demain sera
jetée au four, ne vous vêtira-t-il pas
à plus forte raison, gens de peu de foi? Ne
vous inquiétez donc point et ne dites pas :
Que mangerons-nous? Que boirons-nous et de quoi
serons-nous vêtus? Car toutes ces choses ce
sont les païens qui les recherchent. Votre
Père céleste sait que vous en avez
besoin. Cherchez premièrement le Royaume de
Dieu et sa justice et toutes ces choses vous seront
données par-dessus
(Matt.
VI, 25-33.). »
La prodigieuse affirmation que recouvre
cet énoncé paisible peut-elle
vraiment, à travers les siècles,
être envisagée comme exprimant la
vérité? La vérité
pratique, la vérité praticable? Si -
les conditions prescrites étant dûment
réalisées - il n'en est pas ainsi, le
bel édifice de notre foi est
ébranlé. S'il en est bien ainsi, ne
convient-il pas que témoignage en soit
publiquement rendu? Non par de nouvelles
affirmations répétant les
affirmations du Maître, mais par des faits
plus éloquents que les mots.
Un homme - après bien d'autres -
a voulu mettre à l'épreuve, en
quelque sorte, la réalité du secours
de Dieu dans la vie
matérielle. Ce fut Auguste Hermann
Francke, le fondateur des orphelinats de Halle,
en Allemagne, à la fin du XVIIe
siècle. Sans ressources, il confia sa
famille d'orphelins au Père céleste
et attendit de lui, par l'intermédiaire des
hommes, l'argent indispensable.
Sa foi ne fut point confondue. Il
pouvait écrire, en effet, à ce sujet
: « De semaine en semaine, de mois en mois, le
Seigneur m'a envoyé de petits dons, mettant
son pain en petits morceaux, si je peux m'exprimer
ainsi, de façon à répondre
à mes besoins
(2).
»
Plus tard, sous l'influence de l'exemple
donné par Francke, Georges Muller,
qui joignait l'esprit systématique des
Germains au réalisme pratique des
Anglo-Saxons, reçut de Dieu la pensée
de donner à la démonstration comme
une rigueur mathématique. Il écrit
ceci : « Continuellement j'étais
témoin de faits qui me prouvaient que l'une
des choses dont, de nos jours, les enfants de Dieu
ont le plus besoin, c'est d'être fortifiés dans leur foi. Je
souhaitais vivement, ajoute-t-il, de pouvoir mettre
sous leurs yeux un fait qui pût
prouver, d'une manière tangible, que notre
Dieu et Père est le même Dieu
fidèle qu'il a toujours été,
aussi disposé que jamais à prouver
à tous ceux qui mettent en lui leur
confiance qu'il est le Dieu vivant. Je voyais,
écrit-il encore, des chrétiens
craindre, à cause des conséquences
qu'ils entrevoyaient, ceux-là d'abandonner
une profession où ils ne pouvaient demeurer
avec une bonne conscience, ceux-ci de s'exposer, en
mettant leur position d'accord avec leurs
principes, à
perdre leur emploi. Je désirais ardemment
être, entre les mains de Dieu, un instrument
pour fortifier leur foi et cela, non seulement en
leur montrant, par des exemples empruntés
à la parole de Dieu, que Dieu peut et veut
aider tous ceux qui comptent sur lui, mais en leur
prouvant par des faits qu'il est aujourd'hui ce
qu'il était autrefois. Il m'a semblé
que la meilleure chose à faire pour fournir
cette preuve c'était de fonder un orphelinat
(3).
»
Vous savez que, de fait, Georges Muller
fonda, à Bristol, en 1835, des orphelinats
et que sans faire ni appels ni collectes, ce
serviteur fidèle reçut, au fur et
à mesure de ses besoins, ce qui était
nécessaire à son oeuvre. Il
édifia, successivement, cinq vastes maisons,
y logea plus de 1.600 orphelins par année et
dépensa, au cours de sa carrière,
pour l'ensemble de l'oeuvre, 27.700.000
francs.
Certes, il n'y a pas là un
procédé à imiter. Il ne faut
pas chercher non plus dans cet exemple, la
condamnation des collectes et des ventes de
charité. Mais il est permis d'y voir cette
démonstration dont nous parlions,
démonstration exceptionnelle et
donnée par le ministère d'hommes
spécialement désignés de Dieu
pour cela. La confiance au Père, selon
l'enseignement de Jésus, ne conduit pas les
âmes obéissantes à des
désillusions, mais bien à un
affermissement merveilleux de la foi.
Peut-être y a-t-il comme un
avertissement dans le fait que ce sont, en
thèse générale, des enfants
qui ont bénéficié
des dons gratuits de Dieu. Des enfants,
c'est-à-dire des êtres qui ont droit
à tout leur entretien, au foyer paternel,
sans aucune contre-partie de travail. Le
Père céleste a nourri des orphelins
en réponse à la seule prière.
C'était dire en quelque sorte : au divin
foyer non plus les enfants n'auront autre chose
à faire qu'à demander. Ils seront
nourris et vêtus. Le Père du ciel ne
le cédera en rien aux pères de la
terre qui donnent à leurs enfants tout le
nécessaire.
Georges Muller a eu, vous le savez, bien
des émules. Nous n'en citons ici que
quelques-uns : Barnardo en Angleterre, Commandi
à Florence, le pasteur MoreilIon en Suisse
Romande.
Nous permet-on, à ce propos, un
souvenir? Nous avons entendu, il y a bien des
années, le récit d'un exaucement
accordé à l'une de ces maisons de la
foi. Nous le tenons du premier
intéressé. Un orphelinat
chrétien se vit offrir, un jour, un immeuble
important et dont l'acquisition eût
représenté une vraie aubaine.
À terme fixe, cependant, il s'agissait de
payer un acompte de 25.000 francs. Que faire?
Prier. Prier, c'est-à-dire consulter Dieu et
attendre de Lui les moyens d'exécuter sa
volonté. À la date même
où le délai expirait ou la veille,
une dame, complètement ignorante des
circonstances que traversait la maison, se
présenta et remit à la Direction un
chèque de 25.000 francs. Voici comment les
choses s'étaient passées. Cette
personne savait, depuis des années, qu'elle
avait été frustrée d'une part
d'héritage. Elle avait demandé
à Dieu le repentir des coupables et, pour se
garantir contre toute
pensée intéressée,
s'était engagée moralement à
donner à une oeuvre chrétienne le
montant de la restitution éventuelle. Cette
restitution venait de se produire, et, sur une
indication providentielle, la
bénéficiaire en versait la
totalité à l'orphelinat dans
l'attente de la réponse divine.
Un tel fait se passe de commentaire.
Oui, Dieu est, oui, Dieu « entend la
prière
(Ps.
LXV, 3.) », oui, Dieu
répond.
Laissez-nous, avant de quitter ce sujet,
vous signaler brièvement cette autre famille
d'oeuvres de la foi que nous appellerons les
sanatoriums spirituels. Nous pensons à
Maennedorf et aux établissements similaires.
Des malades en grand nombre y ont reçu la
guérison par une intervention souveraine de
Dieu.
Les initiateurs de ces oeuvres, à
l'origine, nous paraissent avoir, en
systématisant une pensée juste, fait
fausse route. Aujourd'hui, ce que l'on appelle la
guérison par la foi a cessé,
croyons-nous, d'être envisagée comme
la seule manière d'agir conforme à
l'Évangile. La diversité des voies de
Dieu et la beauté de l'entr'aide humaine,
non opposée à Dieu mais voulue de
Dieu, ont repris tous leurs droits. Mais nous
serions des ingrats si nous méconnaissions
la fidélité de ceux qui ont mis en
lumière une haute vérité. Eux
aussi, nos frères, souvent, mal jugés
ont rendu témoignage à la puissance
du Christ vivant et au prix
immense de la prière faite avec foi. Leurs
successeurs, ayant remis à son plan la
préoccupation de la guérison
corporelle, continuent d'avoir une action
extrêmement bienfaisante auprès des
âmes et des esprits blessés.
N'oublions pas que des hommes comme
Charles Secretan, Arnold Bovet, Gaston Frommel et
combien d'autres, ont
bénéficié de cet air des
sommets qu'ils respirèrent dans tel de ces
refuges bénis. Laissez-nous vous rappeler,
à ce propos, des noms qui méritent la
vénération du peuple chrétien
: Christophe Blumhardt, Dorothée Trudel,
Samuel Zeller, Otto Stockmayer, pour ne parler que
de ceux qui, là-haut, voient se dissoudre
certains exclusivismes dans la glorieuse
confirmation de leur foi.
C'est encore l'amour et c'est encore la foi que
nous allons trouver actives dans cette nouvelle
catégorie d'oeuvres protestantes.
Nous les désignons sous ce nom
d'oeuvres de l'optimisme parce qu'elles ont pour
caractéristique, entre autres, ceci : Elles
croient à la possibilité d'une
délivrance pour ceux que, non pas la
souffrance seulement, mais le mal, a voués
à la condamnation; elles escomptent la
restauration, par la grâce de Dieu, de ce qui
a été détruit.
Empruntons aux Écritures les mots
qui disent le contenu de cet
optimisme. « Le Fils de l'homme, dit
Jésus, est venu chercher et sauver ce qui
était perdu
(Matt.
XVIII, 11.). » Non pas ce
qui est encore sauvable, non pas ce qui menace
ruine, mais ce qui, aux regards clairvoyants du
Dieu saint, est perdu. Ésaïe
déjà, décrivant le
ministère du peuple de l'Éternel,
disait : « Ils rebâtiront sur
d'anciennes ruines, ils relèveront
d'antiques décombres, ils renouvelleront des
villes ravagées, dévastées
depuis longtemps
(Es.
LXI, 4.). »
Ces oeuvres que nous introduisons en ces
termes, vous les avez nommées avant nous. Ce
sont : le relèvement moral et la lutte
antialcoolique, en première ligne la
Croix-Bleue.
La souffrance, dans ce monde, est une
puissance redoutable, elle pèse d'un poids
écrasant sur le coeur des hommes. Mais il
est une puissance mille fois plus redoutable
encore, parce qu'elle porte en elle une
malédiction qui, en dehors de
l'Évangile, serait sans rémission et
sans remède, c'est la puissance du
péché. Quiconque l'a regardée
en face, en soi ou chez ses semblables, n'a pu que
frissonner.
Malheur à l'homme
enchaîné dans la prison sans porte ni
fenêtre de ses fautes passées !
Malheur à l'homme asservi par le fourbe
tyran qui s'appelle le mal ! Parfois,
éveillé au sens de son malheur et de
son esclavage, le pécheur pousse un cri.
Parfois, rongé de remords, il va vers ses
compagnons
d'infortune ou vers ses complices, comme Judas vers
les chefs des prêtres, et il avoue sa
détresse sans fond. Hélas ! rien ne
répond à son coeur et les complices,
froids comme glace ou pris d'une ironique
pitié pour ce faible, disent : « Que
nous importe? cela te regarde
(Matt.
XXVII, 4.) »... Et
parfois, comme Judas, l'homme va se pendre.
Mais, ô merveille, voici qu'un
message libérateur a retenti! Ce message, il
émane de Jésus. Il est porté
de bouche en bouche à travers les
siècles. Il arrive à nos oreilles. Il
dit : courage! le plus dégradé peut
être réhabilité, le plus
tyrannisé peut être affranchi. «
Je vous annonce, aujourd'hui, ont proclamé
les anges, une bonne nouvelle qui sera, pour tout
le peuple, le sujet d'une grande joie, c'est qu'il
vous est né un Sauveur!
(Luc
II, 10.) »
D'entre les vices qui réduisent l'homme
en esclavage, il en est peu de plus
dégradants que l'intempérance et que
l'impureté. Il en est peu aussi que
l'opinion publique juge plus incurables. « Qui
a bu boira» dit-elle. Quant à la
volupté, vous avez lu, sans doute, ce qu'en
écrit Vinet. « Il fait froid, il fait
nuit, il fait horrible dans cette âme, tandis
qu'autour d'elle, je veux dire dans la chair, tout
s'illumine et s'enflamme aux feux de la convoitise.
Maison éclairée de mille lueurs comme au soir
d'une
fête; maison d'allégresse; entrez-y,
vous y trouverez un cadavre et des démons
qui dansent à l'entour. » Et l'auteur
ajoute : « Tout est possible à Dieu :
des pierres même il peut faire des enfants
à Abraham; mais quelque chose est plus
rebelle que les pierres, c'est le coeur du
voluptueux (4).
»
Depuis que Jésus a
pardonné à la femme adultère,
l'Église n'a jamais cessé d'appeler
au salut les débauchés. Mais il
était réservé au XIXe
siècle de voir un splendide réveil
des compassions chrétiennes et comme un
sursaut d'optimisme. Oui ! toutes choses sont
possibles à Dieu, même le salut des
buveurs, même le salut des impurs.
Dieu donc suscita deux serviteurs qui
furent les hérauts de cette croisade. Ce
furent Joséphine Butler,
l'apôtre du relèvement de la femme, et Louis-Lucien Rochat,
l'apôtre de la
tempérance.
L'un et l'autre, presque en même
temps - c'était vers 1875 - se mirent en
campagne, forts du même amour et de la
même foi. Ils eurent à braver les
scandales et les quolibets de l'opinion publique.
Grandes furent les difficultés du
début mais des victoires magnifiques ont
couronné les efforts des deux
pionniers.
Nous pourrions, ce serait ici la place,
montrer que, non contents d'aborder les âmes
coupables, ces lutteurs ont regardé en face
le mal dans ses effets sociaux, l'un, vrai David
défiant un Goliath ivre, l'autre, humble
servante de Jésus-Christ se mesurant avec la
femme apocalyptique, « la
grande prostituée, la mère des
impudiques et des abominations de la terre »
(Apoc.
XVII, 5.). Aujourd'hui
l'antialcoolisme a, en principe, cause
gagnée, et la révoltante
réglementation légale de la
débauche est battue en brèche de
toutes parts.
Nous laissons de côté cette
face de la double campagne, d'autant plus que le
mouvement, sur ce terrain, est devenu
interconfessionnel. Nous nous en tenons à
l'oeuvre de salut individuel que poursuivent encore
les fils et les filles spirituels des deux
initiateurs.
La Croix-Bleue est bien connue. Sait-on
assez, cependant, les résultats de son
optimisme?
Louis-Lucien Rochat a écrit les
lignes que voici:
« La société de
tempérance est devenue une des preuves les
plus éclatantes que l'Évangile est la
puissance de Dieu pour le salut de celui qui croit.
» Un de ses collaborateurs s'exprime en ses
termes : « Les succès de la
Tempérance ne sont-ils pas dûs en
grande partie au fait qu'elle manifeste, dans un
monde malheureusement trop sceptique, et cela par
des actes plus efficaces et plus persuasifs que ne
le seraient de belles paroles, que l'amour de Dieu
pour les créatures perdues n'est pas une
brillante fiction allégorique ou
poétique, mais un salut apporté par
l'Homme-Dieu aux péagers et aux gens de
mauvaise vie qu'il n'a pas honte d'appeler ses
frères? »
C'est bien cela, et, dès lors,
que de buveurs ont éprouvé les effets
de cette intervention providentielle. Sur les
quelque 120.000 membres des sociétés
de la Croix-Bleue, combien y a-t-il d'hommes qui,
sans elles, eussent vu se consommer leur ruine
matérielle et morale?
Laissez-nous vous en présenter un
seul, en trois traits. C'était un homme rude
et beau, un Suisse allemand. Il s'était
marié depuis peu avec une femme fragile qui
souffrait cruellement, car il buvait. Il buvait et
il refusait tout reproche et toute exhortation.
Parfois, il lui plaisait d'accepter le petit
traité qu'un ami bien intentionné lui
tendait, mais c'était toujours pour
s'accorder le malin plaisir de le déchirer
en petits morceaux sous les yeux même du
donateur. Pourtant cet homme était
malheureux dans les chaînes de l'alcoolisme.
Il décida, un jour, de se suicider. Il se
jeta dans le fleuve qui traverse sa ville.
Qu'arriva-t-il? Il n'en sut jamais rien. Toujours
est-il qu'après avoir perdu connaissance, il
se retrouva, un peu plus tard, assis sur une pierre
au fond de l'eau et la tête hors des flots.
Il renonça à ses criminelles
intentions mais ne se corrigea pas.
Un jour, cependant, logeant dans quelque
grenier, il découvrit sur une poutre, un
livre. Personne ne le lui avait tendu, personne ne
pouvait se réjouir de le voir en feuilleter
les pages : il le prit donc et regarda.
C'était une Bible. Il y entendit le premier
écho de la voix divine. Peu après,
l'appel se fit plus insistant et plus
précis. Des abstinents se trouvèrent
sur la route du malheureux. Il signa et se
convertit à Jésus-Christ.
Depuis des années, il mène
la vie honorable d'un chrétien
pratiquant.
C'est un relèvement entre
mille.
L'oeuvre, aujourd'hui, se poursuit. Le
menu germe est devenu grand arbre. Aux branches de
l'arbre, petites cosses à graines, sont
suspendues les nombreuses sections de l'Espoir,
société de préservation pour
les enfants.
Voilà comment fructifia
l'optimisme de la foi.
L'oeuvre jumelle que nous avons associée
à la première et placée sous
le même signe a provoqué la
création de toute une organisation
protectrice et salvatrice : Ligue abolitionniste
internationale, Société pour la
répression de la traite des blanches,
Association du sou pour le relèvement moral,
Ligue contre la littérature immorale,
Société internationale des Amies de
la jeune fille, Oeuvres des gares, Homes, Offices
de placement.
On est saisi d'admiration en
présence de cette levée de boucliers
contre l'immoralité. Dans cette campagne,
des femmes ont été constamment aux
avant-postes, saintement révoltées au
nom de leur sexe outragé, et maternellement
émues de pitié pour les victimes du
vice.
Relevons, ici, dans l'inspiration de
Joséphine Butler, le même optimisme
que nous trouvions chez L. L. Rochat.
Elle écrit, par exemple, dans son
Appel aux hommes:
« Vous vous soumettez en silence
à cette terrible Némésis qui est
descendue sur vous; vous parlez avec
désespoir du sort, ce sort que vous avez
attiré sur vous dans une heure de folie
où votre jeunesse, en proie à une
imagination non disciplinée et à un
besoin malsain d'expérience, a commis, par
curiosité, des fautes qui, en se
répétant, sont devenues des habitudes
invétérées. Vous vous inclinez
sans espoir, froidement, humblement
peut-être, devant ce que vous croyez
être un décret inexorable.
Eh bien ! je viens à vous, car je
connais votre chagrin, je comprends votre
désespoir, je suis blessé en esprit
pour vous et avec vous; je viens vous dire, au nom
de Dieu, que la régénération,
une régénération
entière, parfaite, est possible pour vous.
Vous me dites que les sources de la pensée
ne peuvent s'épurer, que vous avez l'enfer
en vous. Je vous réponds que les sources de
la pensée peuvent s'épurer. Il y a
une puissance que vous n'avez pas encore sentie
mais qui est plus forte que la mort, plus forte que
le tombeau, plus forte que l'enfer !... Le Seigneur
vous aime (5).
»
Depuis qu'a retenti ce cri de la
charité qui espère tout, l'oeuvre du
relèvement s'est poursuivie. Qu'elle est
difficile ! Elle s'éteint dès que les
coeurs chrétiens battent moins fort et se
rallume toujours là où l'amour de
Jésus-Christ inspire les sauvetages
héroïques.
Dans la plupart des cas, il n'est pas
possible de suivre, dans leur vie
déréglée, ceux ou celles qui
s'abandonnent sans contrôle à leurs
convoitises. Le père même de l'enfant prodigue n'a
suivi
qu'en pensée et en prière, le fils
qui menait grand train et vivait avec des femmes de
mauvaise vie. Mais, par contre, le père
attendait l'heure du dénuement, de la
détresse et du repentir. Pour cette heure,
son coeur et sa maison étaient
prêts.
Ainsi dans l'oeuvre du relèvement
moral.
Après avoir fait son possible
pour avertir et préserver les jeunes, le
sauveteur se trouve comme désarmé en
face des révoltes obstinées. Il
serait vain de courir après les
infidèles, de les harceler d'appels. Les
éclats de rire et la musique des fêtes
de la chair couvriraient les supplications. Il faut
intercéder et attendre l'heure.
L'optimisme chrétien s'efforce de
le faire. On peut dire que, dans tous les tristes
lieux où viennent échouer les
victimes de la débauche, le ruisseau,
l'hôpital, la prison, elles rencontrent les
secours de la charité et entendent la
promesse des restaurations possibles.
Nous aimons à rendre hommage,
ici, en toute première ligne, à
I'Oeuvre des Bas-Fonds de l'Armée du Salut.
Que de malheureux, dénués de tout et
sur le seuil du désespoir, ont saisi, dans
la salle avenante des Salutistes ou dans le recoin
sordide qu'exploraient les officières,
l'occasion de la délivrance ! Combien ont
trouvé, dans les Maisons de travail, le
secret d'une vie transformée !
Ce n'est pas tout.
Il est, au désordre moral, nous
l'avons dit, d'autres points d'aboutissement que le
taudis. Il y a l'hôpital. L'hôpital
où l'on soigne les tares affreuses,
conséquences de l'inconduite. C'est
là encore qu'attend l'amour chrétien. Des
garde-malades, diaconesses ou infirmières,
traitent avec sollicitude et respect, à
cause de leur âme, ces tristes
blessés. Des dames visiteuses s'efforcent
d'éveiller les consciences que la souffrance
laboure. Et le nom de Jésus retentit
auprès des lits.
Après l'hôpital, la prison,
dernier degré de la descente.
Est-ce que là même veillent
les compassions chrétiennes? Oui, là
aussi.
On sait que la Quakeresse Elisabeth Fry,
au commencement du XIXe siècle, a
consacré sa vie à améliorer le
sort des prisonnières. C'est à son
instigation que, dans l'Europe entière, des
hommes et des femmes de foi se sont rappelé
la parole du Maître : « J'étais
en prison et vous êtes venus vers moi
(Matt.
XXV 36.). » À
Paris, la prison Saint-Lazare, vrai séjour
d'infamie, a été visitée par
des messagères du pardon de Dieu. Dès
lors, partout, les prisons ont leurs chapelains et
leurs visiteuses. Un pas de plus a même
été fait en divers lieux : des
diaconesses ont été chargées
de la direction des prisons pour femmes.
Permettez que, en terminant ce chapitre,
nous contions un cas de relèvement. À
Lausanne, alors que débutait l'Oeuvre de la
Mission intérieure, une femme de mauvaise
vie avait été touchée par la
Bonne nouvelle. Elle s'était convertie,
avait, quelque temps, fait honneur à sa foi.
Et puis, reprise par la passion, elle
s'était tout à nouveau
abandonnée au mal. Avec un cynisme odieux, elle se
mit à
traîner dans la boue l'évangile dont
elle avait vécu. Dans les cabarets qu'elle
fréquentait, elle contrefaisait les gestes
et les chants de ceux qui l'avaient, autrefois,
arrachée à son enfer.
Tout était perdu, direz-vous?
Non ! Ici même l'espoir tenace de
la foi se trouva justifié. Tombée
malade et bientôt mourante, la pauvre
créature fit appeler auprès de son
lit le pasteur qui, dans les bonnes années,
lui avait témoigné de l'affection.
Elle exprima le plus humble repentir, revint au
Sauveur et mourut dans la paix des coeurs
pardonnés.
Dites, si Dieu qui l'inspira, ne
bénit pas l'optimisme de ses serviteurs?
Il nous reste, dans cette revue sommaire et qui
pourtant s'allonge, à vous signaler une
oeuvre encore dont le protestantisme s'honore
à bon droit. Nous voulons parler des Maisons
de diaconesses.
Vous vous étonnez,
peut-être, de nous voir ranger cette oeuvre
sous la rubrique des oeuvres de la gratuité.
Entendons-nous. Le mot de diaconesse a un sens
large. C'est un mot biblique, et, à ce point
de vue, il est propriété du peuple de
Dieu. Diaconesse veut dire, tout simplement,
servante de Jésus-Christ. Dans l'acception
scripturaire du mot, a droit au titre de diaconesse
toute femme qui se voue aux soins des malades ou
à l'assistance des
malheureux. Quelle que soit l'école qui la
forme - chrétienne dans ses principes ou
laïque - quel que soit son champ de travail,
si une femme est, par libre choix, au service de
Jésus-Christ, elle est une diaconesse. Si
nous envisagions à ce point de vue le
ministère des femmes dans le temps
présent, nous le placerions sans
hésiter sous le signe de la
charité.
Mais le mot de diaconesse a pris aussi
un sens historiquement délimité. Il
s'applique à ces femmes chrétiennes
que le pasteur Théodore Fliedner de
Kaiserswerth invita, en 1836, à se
consacrer, sous l'égide d'une règle
commune, aux soins des pauvres et des malades. Il
s'applique à toutes ces femmes qui,
dès lors, en si grand nombre, se sont
rattachées à des institutions
similaires. Vous connaissez les oeuvres, filles de
Kaiserswerth : les Maisons de Saint-Loup, de Paris,
de Strasbourg, de Bâle, de Berne, de Zurich
et d'ailleurs, réparties en tant de pays
divers.
Il nous semble que, envisageant dans ce
sens restreint le titre de diaconesse, il est
permis de donner au ministère de ces
servantes de Jésus-Christ la
caractéristique de la
gratuité.
Et d'abord, la gratuité
spirituelle du service. L'inspiration mercenaire,
la poursuite d'un mérite quelconque devant
Dieu, ont été, dès les
origines, considérées comme l'ennemi
par excellence. Plus que cela. Le dévouement
des diaconesses devait être une leçon
de choses. Louis Germond, fondateur de la Maison de
Saint-Loup, le relève avec
prédilection. Il écrit ceci, par
exemple :
« Chacun sent que le grand
problème est posé : une institution
de soeurs de charité est-elle possible dans
les Églises réformées? La foi
au salut gratuit produira-t-elle les actes de
dévouement qu'on a demandés,
jusqu'ici, à la doctrine du mérite
des oeuvres? La reconnaissance aura-t-elle moins de
puissance que l'intérêt, l'amour, que
la crainte, la grâce, que la loi
(6)?
» Les
quelque 20.000 diaconesses qui sont à
l'oeuvre dans le monde ont donné une
réponse éloquente à cette
solennelle question. L'amour
désintéressé dont nous
parlions tout à l'heure, a fleuri sous les
bonnets blancs, première jonchée de
perce-neige.
Mais cette gratuité prend aussi
une signification toute matérielle.
Certes, Dieu nous garde de jeter un
discrédit quelconque surtout ce qui
participe - oeuvres ou personnes - à
l'organisation commerciale de la
société. Le principe du pain
gagné par le travail et du salaire,
récompense du labeur fourni, est un principe
juste. Il est biblique, il est chrétien, il
n'y a rien à lui objecter.
Toutefois, n'est-il pas beau que, tout
comme les oeuvres de la foi ont manifesté
que Dieu vit et peut faire vivre de miracles, une
oeuvre, dans notre protestantisme, relève la
gratuité foncière du service
chrétien, et le fasse sous la forme qui
parle le plus clair langage à l'imagination
populaire: dans et par le fait ?
Le monde connaît, par-dessus tout,
la préoccupation de l'intérêt
financier. On accuse à tort et à
travers les chrétiens les
plus désintéressés. Ils
travaillent, dit-on, non point, en première
ligne, pour servir Jésus-Christ, mais,
très bourgeoisement, pour mettre quelques
sous de côté, comme les autres.
Soupçon injuste, dans bien des cas, mais
soupçon inévitable, parce que les
bonnes gens ne sont pas très subtils pour
lire les désintéressements spirituels
qui se cachent derrière la note qu'on leur
présente.
Et alors, au contraire, le service d'une
personne qui travaille avec un dévouement
manifeste et qu'on ne paie pas, illustre ce fait
que le croyant sert par amour et pas par
intérêt.
Nous avons été
personnellement éclairé, dans ce
domaine, en voyant un jeune docteur visiter une
moribonde. La pauvre femme disait anxieusement - et
le praticien s'en affligeait - : « Est-ce que,
s'il vient si souvent, ça ne coûtera
pas trop cher? » Dévoué de tout
son coeur, ce médecin chrétien avait
la tristesse de voir sa bonté même
faire surgir dans l'esprit de la malade la
pensée redoutée d'une facture
à payer.
Que le lot de nos Soeurs est enviable,
à cet égard ! D'autres voudraient
pouvoir faire comme elles et ne le peuvent pas.
Dieu les approuve et les bénit. Mais il est
permis d'exprimer sa reconnaissance de ce que
l'évangile de la gratuité trouve,
pour s'incarner, le ministère de nos
diaconesses. « Vous avez reçu
gratuitement, disait Jésus à ses
disciples, donnez gratuitement
(Matt.
X, 8.). »
Conclusion.
Nous n'aurons pas à chercher bien
loin la pensée qui dominera notre
conclusion.
À qui revient l'honneur de tout
ce qui s'est fait de bien par les oeuvres
protestantes? Aux serviteurs? Ah! certes, nous,
leurs frères, n'oublierons pas de leur payer
le tribut de notre gratitude.
Mais, consultez-les, ces initiateurs ou
ces travailleurs, que vous diront-ils?
Ceux qui aimèrent de l'amour
désintéressé diront:
« Nous aimons parce que nous avons
été aimés les premiers ( I
Jean IV, 19.). Nous n'y avons
aucun mérite. »
Ceux qui crurent d'une foi d'enfant
diront : « Voulez-vous nous faire un titre de
gloire de notre foi? Qu'aurait-elle
été sans Dieu qui la suscita et ne
cessa de la combler? À lui seul l'honneur.
»
Ceux qui furent des optimistes
infatigables diront :
Nous avons agi par ordre. Dieu avait
parlé, il fallait aller. C'est lui qui nous
soutint dans notre marche au travers des obstacles,
der, hostilités ou des haines. Nous avons
tout osé parce que Dieu aime. »
Ceux qui servirent dans la
pauvreté diront : « Notre Seigneur ne
s'est-il pas « fait pauvre de riche qu'il
était, afin que nous lussions enrichis
(II
Cor. VIII, 9.) »? C'est par
amour pour lui que nous aimons
la pauvreté, car sa grâce nous suffit.
»
Et tous, d'un commun accord,
s'écrieront : « Nous sommes des
pécheurs; notre travail a été
déparé par mainte faiblesse que nous
déplorons. Aussi bien, quand nous nous
présenterons devant le souverain juge, ne
nous prévaudrons-nous pas des oeuvres que
nous avons pu faire... C'est à sa
grâce que nous dûmes tout : nous
devrons tout, au dernier jour, à sa
grâce encore en Jésus-Christ.
»
« À toi Seigneur est la
justice à nous la confusion de face
(Dan.
VIII, 8.). »
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