Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

UNE BIENHEUREUSE BANQUEROUTE

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(1)

« Le Royaume des Cieux est encore semblable, dit Jésus, à un marchand qui cherche de belles perles. Il a trouvé une perle de grand prix; et il est allé vendre tout ce qu'il avait et l'a achetée (Matt. XIII, 45, 46.). »

Cette parabole, dans la bouche de Jésus, sous sa simplicité apparente, cache une énigme. Qu'est-ce donc que Jésus désigne par Royaume des Cieux? Comment faut-il entendre cette perle de grand prix dont la trouvaille provoque une aussi étonnante résolution chez le héros du récit? Salomon, Ésaïe ou Jérémie n'auraient-ils pas pu raconter. une histoire' semblable et, avec des nuances sans doute, l'appliquer à la découverte toujours heureuse, de la royauté de l'Éternel, de son grand pardon, de son secours? Est-ce que Jésus a ajouté à ces révélations d'autrefois quelque chose de si neuf que la parabole n'ait un sens décisif qu'à partir de sa venue? Si oui, comment faut-il comprendre cette nouveauté ? Se découvre-t-elle au cours de la vie du Maître et dans son enseignement? Comment demeure-t-elle acquise par delà sa mort?

Ces questions, nous les trouvons résolues dans l'expérience religieuse de saint Paul. Si d'autres hommes, dans les écrits du Nouveau Testament, nous donnent l'impression d'avoir vécu la parabole de la perle de grand prix, Paul nous la donne avec une netteté et une plénitude qui ne laissent rien à désirer. Impossible de trouver plus parfait commentaire de ce que Jésus, par une anticipation prophétique, avait exprimé.

Nous vous invitons à pénétrer avec nous dans l'âme de l'apôtre. Nous avons fait, précédemment, une étude historique de la conversion de Paul, nous n'y revenons pas. Notre propos est, nous appuyant sur un seul passage d'une des épîtres, de discerner, à la lumière d'une image, la portée de l'expérience faite. Ce sera, du même coup, voir plus clair en nous-mêmes et savoir mieux dans quelle direction il s'agit de marcher.

Le fragment qui fera l'objet de notre étude, se trouve dans l'épître aux Philippiens. Vous le savez, cette lettre est une des dernières que l'apôtre ait écrites. Il est en prison à Rome. Il est à la veille d'un jugement qui aboutira peut-être à une condamnation à mort. Il écrit dans la maturité de sa foi, au terme d'une carrière longue et mouvementée. Il écrit à coeur ouvert à des amis. Son témoignage, à cette heure solennelle de sa vie, a un prix singulier. Pas là d'enthousiasme suspect de juvénile exagération. Aucune griserie, aucun entraînement oratoire. C'est l'énoncé convaincu et mille fois vérifié au cours de sa vie, des certitudes acquises et qui ne changeront plus. C'est le sommaire lucide d'une expérience vue de haut et de loin. Il vaut la peine de se pencher sur une telle page. Écoutez donc :

« Moi aussi, cependant, j'aurais sujet de mettre ma confiance en la chair. Si quelque autre croit pouvoir se confier en la chair, je le puis bien davantage, moi, circoncis le huitième jour, de la race d'Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu né d'Hébreux; Pharisien pour ce qui concerne la loi; persécuteur de l'Église, sous le rapport du zèle; irréprochable, à l'égard de la justice de la loi. Mais ces choses qui étaient pour moi des gains, je les ai regardées comme une perte, à cause de Christ. Et même je regarde toutes choses comme une perte, à cause de l'excellence de la connaissance de Jésus-Christ, mon Seigneur, pour lequel j'ai renoncé à tout, et je les regarde comme de la boue, afin de gagner Christ, et d'être trouvé en lui, non avec ma justice, celle qui vient de la loi, mais avec celle qui s'obtient par la foi en Christ, la justice qui vient de Dieu par la foi, afin de connaître Christ, et la puissance de sa résurrection, et la communion de ses souffrances, en devenant conforme à lui dans sa mort, pour parvenir, si je puis, à la résurrection des morts ( Php. III, 4 - 11.). »
Notre étude comportera trois parties.

La première nous l'intitulons: La fortune d'autrefois.
La seconde : Dépréciation.
La troisième : Le nouveau trésor.

La fortune d'autrefois.

Vous avez remarqué que l'apôtre, comme Jésus dans la Parabole, illustre sa pensée à l'aide d'une comparaison d'ordre financier : il parle de gains et de pertes.
Restons, si vous le voulez bien, dans la ligne de cette simple métaphore. Cela est d'autant plus naturel que notre temps nous fournit trop d'occasions de voir, reproduit sous nos yeux, un phénomène analogue à celui dont il s'agit ici.

Et d'abord revenons à la parabole que nous considérions en commençant. Voyez le héros de l'histoire. Il a accumulé lentement un avoir devenu considérable. Il dispose d'un fonds de bijouterie. Voici des pièces d'argenterie, voici des rubis et des topazes, voici des joyaux d'or. Que de fois il a passé en revue ses trésors ! Que de fois il les a soupesés avec orgueil, presque avec volupté.

Un jour - ô étrange aventure! - il rentre. Qu'a-t-il donc? Devant ses écrins lourds il fait une moue de dédain. Ses pierres précieuses paraissent lui causer comme un sentiment de dégoût. Il ramasse tout, d'un geste allègre. Il s'en va tout liquider.
Qu'est-ce qui lui arrive? Est-il malade, ou désespéré? - Non, certes ! voyez son regard : quelle joie y brille ! Ce n'est point un pauvre failli que vous avez devant vous. Il a trouvé la perle de grand prix ! Et, dans sa joie, il vend tout ce qu'il a, pour connaître le bonheur de posséder le trésor des trésors, cette perle, en comparaison de quoi tous ses biens du passé ne sont que néant.

Ces comparaisons expriment quelque chose de ce que, dans la réalité par excellence, la réalité spirituelle, l'apôtre a éprouvé.
D'un côté, il y a tout le trésor religieux et moral qui faisait la fierté de son âme, et ce trésor devenu néant. Que dis-je? ce trésor devenu boue à ses yeux. De l'autre, il y a le trésor longtemps méconnu et longtemps dédaigné, ce trésor devenu sa perle de grand prix.

Considérons la première des deux fortunes.
Toute fortune peut être envisagée à plusieurs points de vue. La fortune est source, en effet - je parle à la manière des hommes - de privilèges nombreux et divers. La richesse confère, en ce monde, de l'honneur. Elle donne, en face des vicissitudes de la vie, une sécurité qui n'est point à dédaigner. Elle revêt celui qui la possède d'une certaine puissance. Enfin elle n'exempte pas son propriétaire de quelques peines, pour la maintenir et la développer. C'est à ces points de vue successifs que nous allons considérer le capital du Pharisien Saul.

Une fortune, un titre de gloire. Saul a eu de si grands biens, moralement et religieusement parlant, que, dans son for intérieur comme par devant ses contemporains, il croyait pouvoir se rengorger. Son avoir était d'une ampleur exceptionnelle; ses titres d'une valeur que personne, dans son temps ni dans, son milieu ne songeait à suspecter. C'est 'le front haut et l'âme. débordante d'un serein orgueil que Saul pouvait cheminer dans la vie... et dans les rues. Écoutez plutôt la liste de ses privilèges. Les uns sont pure grâce sans doute, héritage des pères; les autres sont le résultat d'efforts personnels.

« J'ai été circoncis le huitième jour. » C'est-à-dire que, conformément aux prescriptions de la loi, il a été introduit par ses parents dans le peuple de l'alliance. «Je suis de la race d'Israël. » Jusqu'aux moelles, par ses origines, il appartient à la descendance de Jacob le patriarche, de Jacob à qui Dieu a fait miséricorde et qui, ayant lutté avec Dieu, fut vainqueur. « Je suis de la tribu de Benjamin. » Benjamin, le cadet bien-aimé, fils de Rachel. Ces souvenirs demeuraient attachés, de siècle en siècle, à la postérité de Benjamin. C'était un privilège d'appartenir à la tribu honorée par le patronage d'un tel aïeul. « Je suis Hébreu, né d'Hébreux. » Ceci fait remonter jusqu'à Abraham et au delà, la noble ascendance de l'heureux. Voilà pour les privilèges de naissance.

Voici les autres, ceux qui ont été acquis par libre choix. « Je suis Pharisien. » Nous avons tellement dans l'oreille le « Malheur à vous, Pharisiens hypocrites (Matt. XXIII, passim.) » que nous avons peine à nous représenter ce que ce titre signifiait parmi les Juifs du temps de Jésus et comment sonnait ce mot. Pharisien? cela voulait dire orthodoxe de la pensée et pratiquant de la stricte observance. Les membres de la secte, recrutés dans les milieux les plus cultivés, se targuaient d'une fidélité absolue à la loi de Moïse et aux traditions sacrées qui l'interprétaient. Pas une fêlure dans leur culte de la lettre, pas une défaillance dans leur obéissance aux commandements.
Solennels et distants, ils aimaient à se promener en une tenue qui proclamait, par des franges ou des phylactères, la rigueur de leur piété. Saul était rattaché à ce groupe et en tirait gloire, tout débordant qu'il était d'une légitime satisfaction.

Mais, nous le savons bien, il y a, dans toutes les associations, des gens qui se bornent à jouir passivement du titre qu'ils portent. Saul n'était pas de ceux-là. C'était un Pharisien dévoré de zèle. Ce zèle, il l'avait déployé, sans doute, dans l'étude des Saintes lettres et dans la fidélité pratique aux cultes du temple et de la synagogue. Il l'avait appliqué aussi et surtout à la lutte contre les ennemis du parti. Là, son tempérament fougueux s'était donné libre carrière. Quiconque aime bien sait aussi vigoureusement haïr. Partisan fanatique de Moïse, Saul de Tarse était ennemi juré des ennemis de Moïse. Aussi, lorsque commença de se répandre la religion du crucifié, Saul, démasquant l'adversaire, s'était mis en campagne. Et il ne s'était pas trouvé de plus tenace ni de plus pieux persécuteur. « Quiconque vous fera mourir croira rendre un culte à Dieu », avait dit Jésus (Jean XVI, 2.). C'est exactement cela que fait Saul. Au nom de l'Éternel, il fonce sur les Nazaréens pour les anéantir. Que de félicitations il reçut, que d'encouragements venus de haut ou venus de ses pairs! Et comme il était conscient de les mériter ! « Persécuteur de l'Église, sous le rapport du zèle. » Oui, c'est bien un authentique titre de gloire pour le Pharisien Saul.

Et enfin, dernier honneur et pas le moindre : « irréprochable à l'égard de la justice de la loi ». Entendons-nous. Saul était trop clairvoyant pour se croire parfait jusqu'au fond du coeur. Il ne faut pas entendre ces mots avec le sens qu'ils prendront plus tard dans la bouche du chrétien, il faut les comprendre à la pharisienne, c'est-à-dire dans le sens d'un rigide formalisme. Le formalisme se préoccupe peu de ce qu'il y a dans le plat si brillamment nettoyé ou sous le tertre herbeux si joliment tondu. Paul veut dire: j'ai été strictement fidèle aux indications que la loi donne à un Israélite pieux. J'ai participé aux fêtes, assisté aux cérémonies, donné les dîmes, fait les prières. Je n'ai jamais mangé des mets impurs, ni travaillé le jour du sabbat, ni négligé une offrande. Pas une bavure dans cette page de calligraphie légale.

Bravo ! criait au fond de lui-même, sa conscience de Juif. Bravo ! criaient à l'envi ses condisciples. Bravo ! criaient ses maîtres, les docteurs de la loi, ses supérieurs hiérarchiques dans le service du temple, ses confrères en pharisaïsme. Bravo ! Saul. Tu es l'un des meilleurs d'entre nous. Qui sait à quelle gloire tu atteindras demain, que ce soit dans le domaine de la théologie ou dans celui du sacerdoce?
En vérité, la fortune, un titre de gloire!

Nous avons ajouté : la fortune, une sécurité. Si l'argent est utile pour parer à. toute éventualité, une « fortune religieuse n'est pas moins précieuse pour donner à l'âme, naturellement inquiète et souvent troublée, une complète tranquillité. En dernière analyse, toute religion vise à cela. Une religion serait vouée à la décadence, qui ne donnerait pas sécurité ici-bas, sécurité éternelle, paix de l'âme. Toute la question est de savoir si cette religion peut tenir parole. Or Saul de Tarse semblait être assuré contre tous les risques, pour le temps et pour l'éternité. Tout a été prévu pour qu'aucun doute ni aucune peur ne menacent l'âme du pieux Pharisien.

Nous ne répéterons pas ici ce que nous avons dit dans les pages précédentes. Qu'il nous suffise de rappeler que tous les titres de gloire que nous avons dénombrés peuvent être envisagés comme autant d'assurances prises contre les accidents, ici-bas et là-haut. Un Israélite en enfer? Un Pharisien en enfer? Un juste en enfer? Un croisé des croisades contre le soi-disant Messie et les siens, en enfer? Non! c'est là chose parfaitement impossible.
Ainsi donc, ô Saul, tu ne cours aucun danger. Ta fortune te confère, devant Dieu et devant l'au-delà, une sécurité que beaucoup t'envieraient.
La fortune, une puissance, disions-nous ensuite.
Il serait oiseux de le montrer dans le domaine matériel. Tout le monde le sait.

Cela est vrai dans le domaine religieux aussi. Qui est riche est puissant. Saul trouvait dans ses richesses, spirituellement parlant, le nerf de la guerre pour sa grande offensive. Il bataillait parce que noblesse oblige. Il bataillait aussi pour accroître son crédit auprès de Dieu. La haine et le zèle égaré se mariaient pour extirper l'hérésie. Ils l'ont bien su, ces pauvres chrétiens, depuis Étienne le martyr jusqu'à ceux que l'on emprisonnait à Jérusalem avec l'assistance du grand justicier. Ils eussent tremblé devant lui, si leur âme n'eût connu le suprême recours. Oui, la fortune du jeune fanatique lui communiquait quelque chose de cette fureur qui, autrefois, présidait aux massacres, dans les villes dévouées par interdit.
La fortune, une occasion de souffrances consenties, disions-nous enfin.

Les riches ne sont pas sans soucis et pour conserver et pour accroître leur fortune. Même les richesses de l'âme n'échappent pas à cette loi. Et Saul savait souffrir.

N'était-ce pas une discipline de fer que lui imposait sa stricte fidélité aux préceptes de la loi? Que de sacrifices acceptés, que d'entraves de toute sorte! Sans parler des rudes fatigues qu'imposait au zélateur son effort même pour lutter contre l'évangile. Rongement d'esprit, expéditions lointaines, veilles, longues étapes au soleil brûlant : tout ce train de guerre n'était point un jeu d'enfant ! Mais qu'importe? On souffre volontiers quand c'est pour défendre et augmenter son bien.

Vous le voyez, nous n'avons rien exagéré quand nous avons parlé d'une fortune possédée par l'âme de Saul. Et si nous avons, ici ou là, laissé percer déjà je ne sais quel doute sur la valeur du trésor, ce n'était point pour le dénigrer. Aux yeux de Saul, comme aux yeux de ses amis, pendant plusieurs années, ça été la prospérité heureuse.
Et puis?... Que s'est-il passé?

Nous laissons de côté l'histoire intime qui a préparé le dénouement et, nous en tenant aux affirmations de notre texte, nous allons droit à ce dénouement.

Dépréciation.

Ce chapitre pourra être court, mais il a sa place marquée. Il faut que nous regardions en face le côté négatif de la crise à laquelle Paul fait allusion.

Brusquement cette belle fortune, sa gloire, sa sécurité et sa force, lui paraissent avoir baissé de valeur jusqu'à ne plus rien valoir du tout. Que dis-je? baissé de valeur, jusqu'à creuser comme un déficit dans les comptes de son âme. Vous avez entendu les mots qu'il emploie. « Mais, dit-il, ces choses qui étaient pour moi des gains, je les ai regardées comme une perte... Je les regarde comme de la boue. »

Voulez-vous essayer de vous mettre sérieusement à la place d'un des condisciples de Saul et de vous représenter ce qu'il a pu éprouver en assistant à pareille volte-face? - Quoi? Ai-je bien entendu? Que veux-tu dire? Tes privilèges, ceux que tu as cultivés avec tant de soin, ceux que tu as développés avec tant de passion, tu les dédaignes aujourd'hui! Mais qu'est-ce donc que cette folie? Faut-il te plaindre ou te blâmer? Faut-il se fâcher ou hausser les épaules? - Plusieurs s'emportèrent jusqu'à persécuter. D'autres méprisèrent l'homme qu'ils avaient tant admiré et le tinrent pour fou.
Lui, Saul, tint bon.

A la lumière nouvelle, en effet, qui a brillé sur sa vie, Saul a établi son bilan. Et, voici, l'évidence s'est faite.
Les comptes de son âme bouclent par un découvert sans fond. Orgueil, justice illusoire, crime : voilà le contenu véritable de son portefeuille.
Oui, orgueil, car le Pharisien, dans son aberration, pense pouvoir mériter l'approbation, la reconnaissance et le ciel de Dieu.
Justice illusoire, hélas! La justice légale, en effet, si stricte soit-elle et si brillante, est un trompe-l'oeil. Sous la surface des connaissances bibliques, des fidélités rituelles, des oeuvres pies, qui dira ce qu'il y a dans le coeur? Le miroir de l'eau semble refléter les cieux, mais de la vase est au fond.

Et puis, surtout, Saul a été contraint de voir que ses richesses l'avaient conduit au crime. Défenseur aveuglé du patrimoine mosaïque, Saul a méconnu le Christ de Dieu, il a haï l'Israël de Dieu. Un peu du sang de Jésus, dans le sang des disciples, a rougi ses mains meurtrières.
« Persécuteur de l'Église. » Cette phrase sonnait jadis comme une orgueilleuse fanfare. Elle sonne aujourd'hui comme un glas.
Comprenez-vous, maintenant, ces mots : « Je considère ces gains comme une perte »?

Face à ce crime-là, Saul voit toutes choses d'un autre oeil. Mieux eût valu être un paria, un païen de naissance, un enfant sans état civil, si ces misères lui eussent épargné la honte d'avoir attenté à la majesté du Messie. Plutôt n'être pas Pharisien, plutôt végéter parmi la foule des petites gens ou des pécheurs, que d'avoir épousé les fanatismes destructeurs, de la secte ! Il y a, dans l'expérience de l'apôtre, un radicalisme qui vous saisit. Il ne craint pas d'aller aux extrêmes, de confiner au paradoxe et d'effacer les nuances dans l'éclat brutal de son schéma noir et blanc.
Persévérons quand même et suivons-le jusqu'où il voudra nous conduire, car nous approchons de la grande lumière.
« Et même, dit l'apôtre, je regarde toutes choses comme une perte.... je les considère comme de la boue. »

Toutes choses! Qu'est-ce à dire? Paul veut parler, ici, de tout ce qui, dans l'ordre des biens légitimes, peut masquer les exigences de la souveraine justice, les besoins fonciers de l'âme et le salut de Dieu. C'est dire qu'il parle, indistinctement, de tout ce que les hommes recherchent et qui les distrait de « la seule chose nécessaire. »

Remarquez-vous, à ce propos, que, constamment, la pensée de l'apôtre rejoint les affirmations de Jésus, et que l'expérience du disciple illustre les déclarations du Maître? N'est-ce pas Jésus qui avait dit : « Heureux les pauvres en esprit », « Heureux ceux qui pleurent ( Matt. V, 3-4.) », soulignant ainsi le prix des indigences qui font regarder vers Dieu. Jésus encore s'était exprimé ainsi: « Je vous le dis en vérité, un riche entrera difficilement dans le Royaume des cieux. Je vous le dis encore, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume de Dieu (Matt. XIX, 23-24.). »

Si cela, est vrai des riches dans le sens matériel du mot, cela est vrai des orgueilleux chargés de richesses vaines qui les retiennent loin du Sauveur.
Hardiment, nous pouvons donc interpréter la pensée du Maître et du disciple en ces mots : Richesse, une belle santé, mais misère quand elle grise l'âme au point de lui dérober la vue de son dénuement.

Richesse, une nature équilibrée, bienveillante et pacifique, mais misère, si elle laisse l'âme dans l'illusion d'une conversion, conversion qui. ne s'est jamais sérieusement consommée.

Richesse, le bonheur; richesse, le travail absorbant et fécond; richesse, l'orthodoxie de la tête; richesse, les habitudes religieuses; richesse, le sens mystique; richesse, la beauté; richesse, l'intelligence; richesse, les plaisirs juvéniles; richesse, l'honorabilité d'un nom sans tache et d'une famille respectée; richesse, tout ce que donnent la terre et les hommes, mais misère, si tout cela devient entrave au réveil de l'âme et à la connaissance de Jésus-Christ qui sauve pour l'éternité.

En vérité - nous revenons à l'apôtre - on ne saurait imaginer révolution plus complète ni plus complet renversement de l'échelle des valeurs.

Et maintenant l'heure est venue de saisir la clé de cet énigmatique bouleversement. Qu'est-ce qui a amené Saul à vendre tout ce qu'il avait? Est-ce avant tout la révélation directe qu'il a eue du néant de ses richesses?
Oui, sans doute. Saul, dans les ténèbres de la petite chambre de Damas, a vu - le regard de l'âme est devenu perçant dans la mesure même où le regard des yeux s'est éteint - Saul a vu la vanité de ce qui faisait sa gloire. Humilié jusque dans la poussière, il a fait banqueroute, il a capitulé sans conditions.
Pourtant - et nous l'affirmons avec bonheur c'est moins à l'horreur de cette vision-là que Saul doit la liquidation de sa vieille fortune, qu'à l'ineffable joie d'une trouvaille déjà faite. Ici encore, Saul vit, en sa personne, la parabole de la perle. L'homme présenté par Jésus est un riche qui se dépouille allégrement de ce qui encombre ses coffres, parce qu'il a trouvé la perle de grand prix. « Débordant de joie, dit la parabole, il va vendre tout ce qu'il a (Matt. XIII, 44 (trad. Stapfer).). »

Paul, en racontant son passé, le présente sous le même jour. « Ces choses, je les ai regardées comme une perte », dit-il. Écoutez ! voilà le mot de l'énigme : « A cause de Christ. » « Et même, je regarde toutes choses comme une perte à cause de l'excellence de la connaissance de Jésus-Christ, mon Seigneur, pour lequel j'ai renoncé à tout. »

Arrêtons-nous. Le réactif qui a modifié, de fond en comble, l'état d'âme de Saul, c'est Jésus-Christ. La perle de grand prix, pour lui, c'est Jésus-Christ. Le trésor nouveau, qui, par son apparition, a rejeté dans l'ombre du néant toute la fortune accumulée précédemment, c'est Jésus-Christ.
Un seul nom, une seule personne, qui dit tout, donne tout, suffit à tout.

Il nous reste à contempler « les richesses incompréhensibles de Christ» (Eph. III, 8.), comme l'apôtre désigne, ailleurs, le glorieux héritage qui lui est échu.

Le nouveau trésor.

Ainsi donc l'apôtre, désormais, entend ne posséder qu'une fortune, mais une fortune surabondante : Jésus-Christ. Sans lui, c'est la misère noire. En lui, c'est l'opulence.

Accordons-nous la joie d'admirer à plein coeur.
Avez-vous jamais vu, dans la galerie des Offices, à Florence, les petits panneaux peints à genoux par le bienheureux frère Beato Angelico? Toutes les scènes qu'il représente sont comme baignées dans une atmosphère d'humble gratitude. C'est un des plus doux chant d'allégresse qu'ait chanté l'âme d'un peintre croyant. L'azur du ciel se rencontre avec les fraîches couleurs des fleurs. Rien de mièvre, pourtant, rien de joli. On devine, encore humide de larmes mais radieuse, la ferveur de l'homme que Dieu à comblé. Telles sont - plus hautes en couleurs - les fresques offertes aux regards des croyants dans les épîtres de Paul.

Mais revenons à l'image employée par l'apôtre et dénombrons les pièces du grand trésor. Nous reprenons, un à un, les mots qui nous avaient permis d'analyser l'illusoire vertu des richesses d'antan: titre de gloire, sécurité, puissance et souffrance.

Riche de Jésus-Christ, l'âme possède toute la gloire que peut rêver la créature. Que pâlissent tous les privilèges et tous les honneurs, à côté de cette réalité ineffable : la présence du Fils unique venu du Père !
Paul la salue dans l'âme même du racheté : « Votre corps, dit-il, est le temple du Saint-Esprit » (1 Cor. VI, 19.) et encore: « Que Christ habite dans vos coeurs par la foi (Eph. III, 17.). » La majesté du temple, sur la colline de Sion - marbres et dorures sous le soleil d'Orient - n'est qu'une imparfaite prophétie. Les augustes ténèbres du Lieu-très-saint, avec l'arche et les Tables de la Loi, ne représentent qu'un sanctuaire provisoire. Toutes ces gloires pâliront. Le temple lui-même s'écroulera bientôt. Mais le sanctuaire véritable gardera la présence invisible. Une auréole d'honneur, de ce fait, pare à jamais le coeur où le Seigneur a élu domicile.

Ce n'est pas tout. Trésor du croyant, Jésus est aussi le trésor de l'Église. Le culte chrétien, le culte en esprit et en vérité, manifeste la Présence. « Là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, avait dit Jésus, je suis au milieu d'eux (Matt. XVIII, 20.). » Ah! que Paul les a aimés ces cultes de la Chambre haute! Dans toutes les villes de la Syrie, de l'Asie Mineure et de la Grèce où l'apôtre a passé, quelque modeste maison a vu descendre sur elle la nuée qui couronnait autrefois le tabernacle au désert. « La gloire de l'Éternel remplit la tente du rendez-vous », dit le livre de l'Exode (Ex. XL, 34.). C'est aussi la gloire de l'Éternel qui, par la présence en esprit du Christ glorifié, irradiait au travers des pauvres demeures où les disciples adoraient et rompaient le pain.
Toute fortune, disions-nous, veut être source de sécurité. Qu'en est-il, à cet égard, de Jésus-Christ trésor du croyant?
Ici, un mot dit tout, le mot de grâce. « C'est par la grâce que vous êtes sauvés! proclame Paul sans se lasser, cela ne vient pas de vous, c'est le don de Dieu (Eph. Il, 8.). »

Par expérience, Paul savait jusqu'à quel point toute recherche d'un mérite quelconque devant le Dieu saint est désespérante. Il avait bu jusqu'à la lie la coupe de l'impuissance et de l'insécurité. Jésus, d'ailleurs, n'avait-il pas, par avance, sapé à sa base toute tentative d'acheter les bénédictions de Dieu par de longs labeurs? Il s'était exprimé ainsi : « Quand vous aurez fait tout ce qui vous a été ordonné, dites : nous sommes des serviteurs inutiles, nous avons fait ce que nous devions faire (Luc. XVII, 10.). » Quelle place, après cela, laisser à l'espoir du mérite agréé?

Abandonnant donc, une fois pour toutes, le terrain du mercantilisme religieux, Paul s'est placé sur le terrain du don gratuit. Mais cette inaliénable fortune retrouvée est tout entière en Jésus-Christ. C'est en Jésus que Dieu fait grâce. C'est au nom et à cause du sacrifice rédempteur que Dieu impute à justice la. foi du pénitent. Amour immérité, pardon immérité, salut immérité toujours, mais fondés sur le fait que Jésus a accompli toute justice en faveur des pécheurs.

Un autre mot encore, qui précise les conditions mêmes de la grâce dans le dessein de Dieu, exprime la sécurité du croyant. C'est le mot justice. Vous avez entendu ce que Paul en disait aux Philippiens. « Pour être trouvé en Christ, j'ai renoncé à ma justice légale; j'ai la justice que donne la foi en Christ, justice selon Dieu, fondée sur la foi ».

Nous en avons assez dit sur la justice légale. Goûtons, avec l'apôtre, la douceur d'en posséder une autre. C'est la justice même du Fils de l'Homme qui nous est donnée. Si vous nous permettez une comparaison un peu osée, nous dirons ceci. La robe sans couture que Jésus portait, nous est comme léguée par lui. Les soldats qui gardaient le crucifié, exposé dans son lamentable dépouillement, ont tiré au sort cette robe bénie. Nous ne saurons jamais à qui elle échut. Mais nous savons que tout croyant qui jette loin de lui le vêtement troué et taché de sa propre justice, reçoit en partage la blanche tunique de son Sauveur. Robe du pardon, comme dans la parabole de l'enfant prodigue. Robe de fête pour paraître en tenue décente devant le roi, comme dans la parabole du Grand souper, Robe sur quoi, même l'éblouissante clarté de la lumière du ciel ne révèle aucune souillure, comme dans la vision apocalyptique de la foule immaculée.

En Christ, trésor du disciple, une éternelle sécurité est acquise à Paul et à tous ses frères en la foi de tous les temps.
Après la gloire et la sécurité, la puissance.
Paul a trouvé le secret de la force. Il n'est point dans le littéralisme. Il n'est point dans le légalisme. Il n'est point dans le fanatisme. Il est tout entier. en Jésus-Christ.
Le passage de l'épître aux Philippiens, ici encore, nous renseigne parfaitement. « Mon but, écrivait le prisonnier de Rome, est de le connaître lui, Jésus-Christ, et la puissance de sa résurrection. »
La puissance de sa résurrection. Voilà la divine vertu que Dieu fait passer dans le coeur du racheté.

Avez-vous mesuré le prodige de la résurrection de Jésus? Vous avez vu, en esprit, la pauvre dépouille dans la. niche profonde du sépulcre. Avez-vous tenté de vous figurer, dans le mystère du petit matin, le subit influx de vie qui, de par la souveraineté de Dieu, a fait frémir le corps? Avez-vous contemplé la majesté sereine du ressuscité apparaissant à Marie de Magdala? Si oui, vous avez Un peu compris ce que c'est que la puissance.
Eh ! bien, cette même puissance, Dieu, en nous donnant le Christ vivant pour hôte de nos âmes, l'a déployée en nous. Paul célébrait « la loi de l'esprit de vie qui l'a affranchi de la loi du péché et de la mort (Rom. VIII, 2.). »

Cet esprit de vie est puissance de régénération et de sanctification. « Celui qui est en Christ est une nouvelle créature. Les choses anciennes sont passées, voici, toutes choses sont devenues nouvelles (Il Cor. V, 17.). » L'homme nouveau, dit encore Paul, est « créé selon Dieu dans une justice et une sainteté véritables (Eph. IV, 24.). » Ainsi la vie et la santé gagnent de proche en proche et s'établissent à demeure dans la personne du disciple.

Cet esprit est encore puissance de pensée. À la dialectique aveugle du Pharisien en face des Écritures, a succédé une inspiration neuve. Le Christ intérieur fait, pour le théologien chrétien, ce que fit le ressuscité pour les pèlerins d'Emmaüs. « Alors, commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur expliqua, dans toutes les Écritures, ce qui le concernait (Luc XXIV, 27.).» Ainsi s'élaborera, non « en vieillesse de lettre » (Rom. VII, 6, trad. littérale.), mais selon les données bibliques commentées par l'Esprit du Vivant, la dogmatique de Paul. Et toutes les générations chrétiennes viendront puiser à cet inépuisable trésor.
Cet esprit, enfin, est puissance d'amour.
Paul, qui sait ce que c'est que d'être sous la condamnation, Paul, qui sait ce que c'est que d'être sauvé par Jésus-Christ, sait aussi que la vie du ressuscité se propage et fera sortir, spirituellement, de leur tombeau, jusqu'au bout du monde et jusqu'à la fin des temps, des morts en grand nombre. « Je suis la résurrection », avait proclamé Jésus (Jean XI, 25.). Pour sa part, Paul court à la conquête, le coeur débordant des compassions du Christ.
« En sauver de toute manière quelques-uns (1 Cor. IX, 22.)! » tel est son mot d'ordre, telle sa hantise. Cette sainte passion, le fait intrépide : Quels dangers ne bravera-t-il pas pour en sauver quelques-uns!

Ceci nous amène à notre dernier mot : souffrance.

Jésus-Christ apporte avec lui à son racheté un trésor de souffrance. Il faut qu'il souffre et il souffre de bon gré, dans la communion de son Sauveur, « l'Homme de douleurs (Es. LIII, 3.). »

D'abord il accepte les disciplines de la lutte contre l'adversaire. C'est qu'en effet, si la régénération opère, elle n'implique point que l'ennemi désarme. Il faut, en tout temps, se méfier de lui. La chair, crucifiée et mourante, aurait de redoutables sursauts sous les mains magiques de Satan, si le disciple fléchissait dans sa vigilance. « Je traite durement mon corps, dit Paul, et je le tiens assujetti, de peur d'être moi-même rejeté, après avoir prêché aux autres (1 Cor. IX, 2 7.). »

À ces souffrances s'ajoutent celles que le Père juge bon de laisser peser sur son enfant, à la fois pour comprimer un orgueil sans cesse menaçant et pour faire éclater la réalité de cette grâce qui suffit à tout. On sait de reste que Paul a connu « l'écharde en la chair », mais triomphé par le secours du Christ (Il Cor. XII, 7-10.).
Surtout le disciple connaît « la communion des souffrances de Jésus-Christ », ainsi que le dit Paul dans le passage qui nous occupe. Cette communion de souffrances est dans l'ordre normal des choses. Aucun serviteur ne voudrait en être dispensé. Dans la communion du Christ, le disciple aime. Dans la communion du Christ, il souffre parce que son amour veut sauver les pécheurs. Paul, ici, fait preuve d'un magnifique illogisme. La vie n'obéit pas à la logique et l'amour moins encore. Paul sait que le sacrifice rédempteur est unique et suffisant. Pourtant il écrit : « J'achève de souffrir dans ma propre chair ce qui manque aux souffrances de Christ pour son corps qui est l'Église (Col. I, 24.). » Le témoin du crucifié porte les invisibles stigmates de la crucifixion. Sans jamais prétendre à remplacer le Christ en croix, il s'identifie avec lui « afin de devenir conforme à lui dans sa mort», comme dit encore l'épître aux Philippiens. Ainsi c'est le Christ tout entier qui est le trésor du serviteur, le Christ mourant et le Christ ressuscitant, le Christ expiant et le Christ triomphant. « Nous portons toujours dans notre corps, écrit Paul, la mort de Jésus afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée dans notre corps (II Cor. IV, 10.). »

Ah! qu'elle est grande la fortune de Paul en Jésus-Christ ! Comment nous étonnerions-nous qu'il ait voulu tout perdre pour posséder cette fortune-là?

Deux mots encore en guise de conclusion.
À l'adresse de ceux qui ont accepté le salut de Dieu, faisons remarquer un dernier détail emprunté toujours au même fragment. Il y a, dans le texte original, deux petits mots, une préposition et une conjonction. L'une, dia, à cause de; l'autre, ina, afin de. Paul les emploie tour à tour à propos du même fait.

Il célèbre la liquidation de sa fortune d'antan, à cause de la connaissance de Jésus-Christ. Mais il déclare qu'il considère toutes choses comme de la boue afin de connaître Christ. Il est donc, si l'on peut dire, entre une connaissance faite et une connaissance à faire. La connaissance faite a opéré un changement foncier, la volonté de connaître mieux en opérera d'autres.

Telle est bien notre situation comme chrétiens. Nous en savons assez, sans doute, pour ne plus rien attendre de notre propre justice. Mais allons de l'avant, dans l'obéissance et dans la confiance: nous ferons de nouvelles découvertes. « N'avons-nous pas tout pleinement en lui (Col. II, 10.)? » Il y a de l'espace entre la trouvaille qui marque le bouleversement décisif et les révélations encore préparées pour chacun. La question importante n'est pas tant de savoir à quelle borne kilométrique nous sommes parvenus, pourvu que le « à cause de » et le « afin de » nous poussent et nous tirent du bon côté, c'est-à-dire vers la parfaite connaissance du Fils unique. Paul lui-même prend cette position-là. Nous serons dûment dans le vrai si nous la prenons aussi.

« Ce n'est pas, dit l'apôtre, que j'aie déjà remporté le prix ou que je sois déjà parvenu à la perfection, mais je cours afin de le saisir, puisque j'ai été moi-même saisi par Jésus-Christ. Frères, pour moi je ne crois pas avoir atteint le but, mais je fais une chose : oubliant ce qui est derrière moi et m'élançant vers ce qui est devant moi, je cours vers le but pour obtenir le prix de la vocation céleste de Dieu en Jésus-Christ (Php. III, 12-14. ). »


.(1) Travail donné aux Cours romands des Unions chrétiennes de jeunes filles, à Neuchâtel, en 1923.
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