Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VIII

La famine de 1900.

L'oeuvre de Mukti s'agrandit.

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Si l'Angleterre n'organisa pas l'Association auxiliaire que l'on avait espérée, elle envoya cependant des dons généreux. Ceux-ci furent les bienvenus, car une nouvelle famine éclata en 1900. Tandis que la dernière avait sévi dans une contrée éloignée, celle-ci étendit ses ravages jusqu'à Khedgaon. Mukti fit des distributions de céréales dans les villages voisins et recueillit des veuves. Le fléau atteignit la Présidence de Bombay, les provinces centrales, le Goudierat et le Radjpoutana. Aucun secours n'étant organisé dans ces deux dernières provinces, Ramabaï se sentit poussée à les visiter pour secourir le plus grand nombre possible de jeunes filles. Elle écrivit à ce sujet les lignes suivantes :

« La caisse était presque vide et, quand on eut fait en octobre la balance trimestrielle des comptes, il ne restait plus d'argent. De différents côtés j'appris à connaître l'étendue de la famine et le trafic honteux dont les jeunes filles étaient les victimes. Fallait-il se contenter d'attendre et de prier ? Le Seigneur ne mit pas longtemps ma foi à l'épreuve, car le lendemain arrivaient un chèque de 272 roupies (environ 430 francs) et un autre don. je compris qu'il me fallait marcher par la foi et recueilli autant d'affamées que le Seigneur m'en donnerait. Ainsi débuta cette oeuvre de secours. Des personnes furent envoyées dans différentes localités pour recueillir les victimes de la faim. N'ayant pas d'argent pour acheter les matériaux nécessaires à la construction des hangars destinés aux arrivantes, nous utilisâmes tant bien que mal le vieux matériel. »


Pandita Ramabaï nourrit les paons.

Ramabaï fit trois voyages dans les districts les plus éprouvés et rendit hommage à ses collaboratrices :
« Gangabaï a travaillé dès le début de la famine en subissant mainte tribulation. Elle n'a épargné ni ses peines, ni son temps, pour faire tout ce qui était en son pouvoir. C'est une excellente ouvrière que Dieu a appelée à recueillir un grand nombre de jeunes filles et qui semble avoir un don spécial pour ce genre d'ouvrage. Ses deux compagnes sont des converties de l'hindouisme : Kashibaï quitta sa demeure confortable pour obéir à l'appel du Maître, elle est timide et ignore la sagesse de ce monde. Bhimabaï était autrefois une nonne hindoue qui a beaucoup voyagé, qui a visité de nombreux lieux de pèlerinage, qui s'est baignée dans les fleuves et les étangs sacrés pour laver ses péchés, mais sans succès. Enfin le Seigneur eut compassion d'elle et se révéla comme le Sauveur de son âme. C'est maintenant une heureuse chrétienne qui prêche l'Évangile à des centaines de femmes de la campagne.

« Ces trois humbles personnes, presque illettrées, mais protégées par la puissante main de Dieu, parcoururent seules des centaines de kilomètres dans la jungle, dans les villages et dans les villes, par les grands chemins et par les sentiers, pour découvrir de jeunes affamées. Elles marchèrent sous le soleil brûlant, parfois sans prendre de nourriture et sans se reposer, travaillant sans relâche pour sauver des centaines de créatures. Par ces femmes et par d'autres humbles chrétiennes qui se mettent au service du Seigneur nous avons vu se réaliser à nouveau le passage I Cor. 1 : 27 à 29 : « Dieu a choisi les choses folles du monde pour confondre les sages. Dieu a choisi les choses faibles du monde pour confondre les fortes et Dieu a choisi les choses viles du monde et celles qu'on méprise, celles qui ne sont point, pour réduire au néant celles qui sont, afin que nulle chair ne se glorifie devant Dieu. »

« Nos soeurs accomplissent un travail devant lequel reculerait maint homme courageux. C'est peu de chose que d'engager une grande bataille et de remporter la victoire en comparaison de cet obscur héroïsme. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir la force et la vaillance que donne l'Esprit de Christ aux femmes les plus timides de ce pays. J'ai dans mes écoles plus de cent personnes prêtes à sacrifier leur bien-être et leur vie pour leurs compatriotes. Depuis leur conversion elles ont changé au point qu'aucun de ceux qui les ont connues autrefois ne les reconnaîtrait. Dieu soit loué de son amour qui peut toucher un coeur égoïste, intraitable et diabolique et le rendre doux et aimant à l'image de son Fils. Je suis heureuse de voir quelques-unes des jeunes filles sauvées pendant la précédente famine partir avec mes collaboratrices pour sauver d'autres affamées. »


Quelques détails.

« Il est difficile de recueillir des jeunes filles et des jeunes femmes. Leur tête a été farcie de tant de calomnies sur les chrétiens qu'elles ne peuvent apprécier la bienveillance que nous leur témoignons. Plusieurs de ces païennes sont dans une crainte continuelle. Elles redoutent que nous les gardions pour les engraisser afin de les suspendre ensuite la tête en bas, sur un grand feu. Elles pensent que nous voulons extraire ainsi la graisse de leur corps pour la vendre à un bon prix. D'autres se figurent que nous les jetterons dans le moulin à huile qui broyera leur corps. Depuis peu de temps, les rescapées de la famine de 1897 ont abandonné leurs terreurs ; celles qui nous sont arrivées en 1900 nourrissent des idées encore plus absurdes. Elles ne peuvent comprendre qu'on use de bonté envers elles sans avoir un but intéressé.

» Des individus louches ont réussi à entraîner au vice un grand nombre de jeunes filles en les leurrant de belles promesses. Des hommes et des femmes ont commencé ces odieuses pratiques plusieurs mois avant l'arrivée des premiers secours. Quand on annonçait la venue de chrétiennes désireuses de protéger les jeunes filles, les trafiquants avaient déjà raconté de tels mensonges sur notre compte que les affamées refusaient notre aide et préféraient marcher vers leur ruine. » (Extrait du Rapport des Asiles de l'année 1900.)


Les résultats de l'oeuvre de secours.

Les pages suivantes sont aussi de Ramabaï :
« Je puis affirmer avec joie que nos aides n'ont pas travaillé en vain et que les dons envoyés par nos nombreuses amies n'ont pas été dépensés inutilement. Le Seigneur daigne nous faire contempler le fruit de notre activité. Il nous accorde le bonheur de voir ces jeunes filles croître en grâce et se montrer dignes de l'affection et des soins dont elles sont entourées.

» Cinq cent quatre-vingts personnes à Mukti, dont soixante au refuge, apprennent à mener une vie chrétienne. Le nombre des habitantes a doublé et il augmente continuellement. Dieu bénit abondamment cette oeuvre et exauce chaque jour les prières de nos amies de toutes les parties du monde. Avec les cent élèves du Sharada Sadan, nous avons en tout sept cent cinquante personnes. (Dans le cours de l'été 1900 ce chiffre augmenta rapidement pour atteindre celui de mille neuf cents.) On suppose aisément qu'il leur faut un grand nombre d'institutrices. je n'ai que seize personnes salariées qui n'ont pas été formées dans notre maison. Quatre-vingt-cinq autres collaboratrices viennent de nos asiles et travaillent au bien de leurs soeurs. Parmi elles se trouvent 33 institutrices, 10 surveillantes et 42 aides diverses, dont la plupart ne reçoivent en guise de salaire que leur entretien. Le Sharada Sadan a formé soixante-dix institutrices durant ces onze dernières années, et, en trois ans, Mukti a enseigné à quatre-vingts jeunes filles à gagner leur vie. Soixante-cinq élèves sont mariées ou se sont placées en qualité d'aides ou d'institutrices dans différentes institutions. »


L'avenir.

« À la question qui m'est souvent posée : Que deviendront toutes ces jeunes filles ? il est facile de répondre. L'Inde est un grand pays encore plongé dans l'ignorance. Des hommes et des femmes instruits sont nécessaires pour former cette génération et la suivante. J'ai reçu cent lettres de missionnaires et de directeurs d'écoles qui désireraient des institutrices capables, des lectrices de la Bible et des directrices d'asiles. J'ai reçu tout autant, ou peut-être davantage, de demandes de jeunes gens qui souhaitaient d'épouser des personnes instruites. Il ne sera pas difficile de trouver de bonnes places à toutes mes protégées. Mon coeur se serre quand je pense aux cent quarante-cinq millions de femmes de l'Inde (1) qui ne connaissent pas encore le Christ. Tout le travail accompli par nos missionnaires dans cet immense pays est la goutte d'eau versée dans l'Océan. Notre oeuvre de secours ajoute une parcelle à cette goutte d'eau, mais chaque parcelle la fait grossir. Elle se multipliera pour devenir le fleuve d'eau vive qui apportera vie et bonheur à mon peuple. Mon but est d'instruire mes élèves qui contribueront ainsi à la réalisation de cette oeuvre. Plus de deux cents parmi elles sont intelligentes et seront, après études faites, de bonnes institutrices. Trente suivent un cours de gardes-malades. Quelques-unes ont appris la fabrication de l'huile, le blanchissage, ou les travaux de la laiterie. Plus de soixante cuisinent très proprement. Une cinquantaine ont commencé la culture des champs. Quarante ont appris le tissage et plus de cinquante la couture. Les autres, plus jeunes, fréquentent notre école primaire.


Les fruits de la conversion.

« L'une des fillettes recueillies pendant la précédente famine s'est chargée de ses camarades qui sont privées de la vue. Miss Abrams lui a enseigné l'usage des caractères pour aveugles. Tout en continuant ses propres études avec zèle, cette enfant dévouée apprend à ses protégées la lecture de la Bible, la table de multiplication, le calcul mental et la géographie. Elle les surveille au bain et aux repas et l'on peut la voir circuler avec sa petite famille d'aveugles et de simples. Son coeur est attiré vers les débiles et vers celles qui sont privées d'amitié ; dès qu'elle aperçoit une jeune fille isolée, elle lui offre son affection et prend soin d'elle. Elle est vraiment convertie et elle essaie de suivre les traces de son Sauveur. Cet exemple et d'autres que l'on pourrait citer sont un encouragement pour nos collaboratrices. Nous sommes reconnaissantes envers Dieu qui nous montre que nos travaux ne sont pas vains.

Quelques jeunes filles peu douées au point de vue intellectuel ont un coeur de mère, plein d'amour pour les enfants. On leur confie la direction d'un groupe de petites dont elles prennent soin. Avant leur conversion elles étaient rudes et égoïstes, maintenant elles sont douces, affectueuses. Vous ne les auriez pas crues capables de ce changement, mais l'Écriture dit que rien n'est impossible à Dieu, sa charité a gagné leur coeur et a fait d'elles de nouvelles créatures en Christ. Ne croyez pas, cependant, que nos écoles, notre mission et nos collaboratrices soient des modèles de perfection. Nous sommes toutes faillibles, nous commettons beaucoup d'erreurs et notre chair essaie de nous dominer. Vous nous trouveriez une quantité de défauts si vous les cherchiez. Le Seigneur sait que nous ne sommes que poussière. Dans son amour suprême, il ne nous considère pas comme perdues, mais il nous châtie et nous ramène sur la bonne voie en nous faisant comprendre pourquoi il nous a châtiées. De tout notre coeur nous le remercions de son ineffable amour et de sa miséricorde. »

On demandait un jour à Ramabaï : « Vos aides sont-elles vraiment converties ? » « Oui, elles le sont, répondit-elle, car il leur serait impossible de soigner des affamées atteintes de maladies répugnantes, si la grâce de Dieu ne les en avait rendues capables. Quelques-unes de celles-ci souffrent de maladies d'intestins et d'hémorroïdes qui nécessitent un traitement spécial. D'autres ont de gros abcès et des plaies qu'il faut laver, nettoyer et bander chaque jour. D'autres encore ont des ulcères aux yeux et quelques-unes sont atteintes d'une espèce de coqueluche avec des vomissements de sang. Le mal le plus redoutable et le plus douloureux est la tumeur dans la bouche ; quand elle s'étend, la prière seule peut l'arrêter. (Ramabaï avait une grande confiance dans la guérison par la prière.) La tumeur ronge certaines parties des mâchoires, du palais et des gencives et fait tomber les dents. Nous avons plusieurs cas de ce genre dont l'odeur est presque insupportable. Quand la garde-malade s'efforce de laver la bouche, toutes les deux heures comme il convient, elle sent son coeur défaillir. La mort délivre ces malades dès que la tumeur a atteint la trachée-artère.
Toutes ont la fièvre ou des troubles pulmonaires à cause des nuits qu'elles ont dû passer en plein air, au froid et sans abri. »

L'esprit de sacrifice est ingénieux et suscite encore d'autres actes de charité chrétienne. La nouvelle des persécutions d'Arménie provoqua un élan de générosité. On tint à envoyer des dons pour l'entretien d'orphelines de ce malheureux pays, mais où trouver l'argent ? Celles qui sont assez vigoureuses renoncent à un repas le dimanche. La somme économisée ainsi sauvera quelques vies humaines et enseignera aux bienfaitrices la joie de donner.




CHAPITRE IX

Une oeuvre de foi et de charité.

Après les années douloureuses de la famine viennent des temps plus paisibles. Les établissements improvisés au début sont organisés sur des bases durables. L'oeuvre s'étend et se consolide. Pour des milliers de veuves Mukti est le port après la tempête et se montre digne de son nom, car il leur apporte le salut de l'âme. Peu à peu les bâtiments définitifs sont sortis de terre, construits, on le devine, avec la plus grande économie. À la pose de la pierre angulaire de l'un d'eux, Ramabaï avait prononcé dans sa prière le verset 12 du Psaume 144 : « Nos fils sont comme des plantes qui croissent dans leur jeunesse, nos filles comme les colonnes sculptées qui font l'ornement des palais. » On lui demanda pourquoi elle avait choisi un passage qui parle des fils, tandis que son oeuvre était exclusivement destinée aux femmes et aux jeunes filles. Les circonstances se chargèrent de répondre.
Un certain nombre de garçons se trouvaient dans les asiles avec leurs mères. Fallait-il les confier à d'autres institutions ? On préféra les garder. Quand ils seraient en âge de sortir de l'école, l'ouvrage ne leur manquerait pas. Ils rendirent et rendent encore de grands services dans les travaux qui réclament la force musculaire des hommes, construction de nouveaux bâtiments, tannerie, cordonnerie et surtout culture des champs et élevage du bétail. Mukti est devenu un grand village et, parmi ses habitants des deux sexes, la plupart des métiers sont représentés, de sorte que l'on a rarement recours à la main-d'oeuvre venant du dehors. Les garçons placés sous la direction dévouée de Miss Couch ont reçu une bonne éducation chrétienne. Arrivés à l'âge adulte, ils trouvèrent des épouses parmi les jeunes filles des asiles et élevèrent à quelque distance les maisonnettes qui abritent leur bonheur. Ces nouvelles familles seront, on l'espère, des foyers chrétiens dont l'exemple rayonnera sur toute la contrée.


Atelier de tissage à Mukti.
Toutes les élèves doivent apprendre un métier afin d'être capables de gagner leur vie.
Des tisserands expérimentés dirigent cet atelier

Nous avons laissé aux États-Unis la fille de Ramabaï, la jeune Manorama. Après avoir fait ses études, elle rentra en Inde et devint l'auxiliaire de sa mère. Elle dirigea avec compétence l'enseignement au Sharada Sadan à Poona et continua à Khedgaon, lorsque cette école supérieure y fut transférée. Elle collabora à la volumineuse correspondance et aux multiples publications de l'institution. Ses capacités et sa cordiale sympathie fortifièrent sa mère accablée de travaux et de responsabilités et lui rendirent une nouvelle vigueur.


Une première journée dans les asiles.

On prétend que dans les pays tropicaux l'activité est moins intense que chez nous, à cause du climat. Cependant à Mukti on travaille et on prie avec zèle et les journées sont bien remplies. Les extraits suivants, tirés du journal de Ramabaï, le prouvent. Ils pourraient même servir de modèle à maint Européen et à mainte Européenne.

« La grande cloche retentit à quatre heures du matin et donne le signal du lever à toutes les adultes valides. Une demi-heure après, emportant ma Bible et ma lampe, je me suis rendue dans l'église où étaient réunies les jeunes institutrices et un grand nombre d'élèves, pour la prière et l'étude des Saintes Écritures. Après le chant d'un cantique, j'ai lu les chapitres 4, 5 et 6 d'Esaïe et le premier chapitre de la seconde Épître de Pierre, auxquels j'ajoutai quelques explications. Ensuite plusieurs institutrices et élèves prièrent et la réunion se termina par le chant d'un cantique et l'oraison dominicale. Il était déjà six heures et un quart. »

Dans la suite captivante du récit, la narratrice passe au présent : « Les institutrices vont déjeuner et se préparer à leurs leçons. La plupart des nouvelles arrivées se lèvent à cinq heures, font leur lit, brossent leur dortoir sous la direction des surveillantes et vont faire leur toilette. Les fillettes déjeunent à six heures et un quart, pendant que les grandes se baignent et lavent leur sari. Celles qui font la lessive pour les petites et les malades portent leur paquet de linge sur la tête et se rendent auprès de l'étang. Les vêtements et les draps sont cuits et lavés au savon et à la soude et la lessive sèche au soleil.

» Les nouvelles arrivées ont leur culte à sept heures, présidé par leurs surveillantes ; une heure est vite passée et les jeunes filles, sortant de l'église en chantant, s'en vont en rang préparer leur déjeuner. Chaque élève a, à son tour, le culte, les travaux du ménage, les leçons et les repas. Une institutrice inspecte les chambres pour s'assurer de leur propreté ; elle visite les dortoirs et me fait rapport dès qu'une surveillante a laissé sales ou en désordre les locaux placés sous sa responsabilité. Je fais aussi ma ronde et m'assure que les ouvriers sont à leur travail. Quelques indications sont données au contremaître pour la construction d'un nouveau bâtiment. J'ai désigné au jardinier les arbres qu'il devra déplacer à cause de cette construction et ceux qu'il devra planter.


Dans les asiles de Mukti. Préparation du pain

» Me voici à l'infirmerie, puis dans les salles d'école. Comme nous manquons de place, les réfectoires sont transformés en salles d'école pour la journée. D'une manière générale, nos institutrices s'acquittent bien de leur tâche. Les classes des toutes petites commencent plus tard. Leur institutrice étant souffrante, je la remplace et explique aux fillettes l'usage des jouets pour bâtir des huttes en miniature ; je leur enseigne aussi des rondes et des chants. La cloche annonce l'heure du repas de midi.


L'école des petits à Mukti

» Un groupe de jeunes filles s'en va moudre le grain. Ce n'est pas une mince affaire. Pour avoir assez de farine, il nous faut soixante moulins à main manoeuvrés chacun par deux personnes. Un autre groupe s'en va dans les dortoirs pour apprendre la couture et la broderie. Les jeunes filles du refuge cousent, tricotent, fabriquent des cordes, tissent, travaillent au fuseau, cuisent les aliments et même étament nos ustensiles de ménage ! À tour de rôle, chaque groupe fait pendant huit jours les travaux de la cuisine. À trois heures, quelques coups de cloche donnent le signal de la leçon générale de chant. De tous côtés accourent les élèves avec leurs institutrices et leurs surveillantes. Les petites chantent avec plaisir, les grandes le font d'abord avec peu d'entrain puis, progressivement, y trouvent beaucoup de joie (cela provient sans doute du fait que la femme païenne ne chante pas).

Nouveau son de cloche à quatre heures. Chaque élève prend son assiette, sa tasse et sa cruche, va se laver les mains, lave son assiette et sa tasse et remplit d'eau sa cruche. Toutes se rendent en rang dans les réfectoires, qui ont quarante-cinq mètres de longueur et dix de largeur. Elles se placent sur six rangs, la surveillante agite sa sonnette et aussitôt les mains se joignent pour implorer la bénédiction divine. Ensuite les aliments sont distribués et mangés de bon appétit. À six heures le culte du soir est célébré, puis vient l'heure de liberté accordée à toutes les élèves. Les unes se promènent, les autres s'assoient sur le sol, chantent et font des rondes ou d'autres jeux. Quelques-unes se rendent au jardin pour admirer les fleurs. Elles commencent à les aimer. L'an passé elles arrachaient pétales, feuilles, rameaux et graines, coutume qu'elles avaient prise pendant la famine quand elles étaient prêtes à dévorer n'importe quoi pour satisfaire leur faim. Cette habitude était si forte que nous eûmes beaucoup de peine à la faire disparaître, bien qu'elles en fussent souvent malades.
Après leur avoir lu le passage sur les lis des champs, Matthieu 6 : 28 et 29, je leur fis admirer quelques fleurs. «Voyez, dis-je, notre Père céleste nous a donné des habits et d'autres présents. Imitons-le et offrons-nous réciproquement des cadeaux à Noël. Vous pourriez planter et arroser toutes les graines que vous trouverez, elles nous donneront de superbes fleurs et des branches pour orner notre église. je serais enchantée de recevoir de votre part à Noël des bouquets et des plantes fleuries. » Aussitôt ces jeunes filles renoncent à leur mauvaise habitude, chacune d'elles planta et arrosa et... je reçus en cadeaux assez de fleurs, rameaux et plantes pour en remplir un chariot. Nos élèves aiment maintenant les fleurs et les cultivent avec soin.

» Il fait nuit, la cloche sonne la retraite. Les élèves rentrent dans leurs dortoirs et étendent sur le sol la natte, le drap et les deux tapis qui leur tiennent lieu de lit. Avant de s'endormir, elles s'agenouillent pour prier à haute voix. Elles parlent à leur Père céleste en toute simplicité, persuadées qu'il les entendra et les exaucera. Les plus petites se contentent d'une brève parole : « Envoie-nous la pluie » ou « Donne beaucoup de travail à Ramabaï », (c'est-à-dire conduis dans ses asiles toutes les malheureuses). Deux autres récitent alternativement le Psaume 23, phrase par phrase. L'une dit : « L'Éternel est mon berger. » L'autre continue : « je ne manquerai de rien. » Ce verset est l'un des plus aimés à Mukti, dont les habitantes ont autrefois manqué de tout. En le prononçant on accentue les mots principaux dans lesquels on exprime sa foi en la Providence. Transposé en français, ce verset devient : « je ne man-an-querai de ri-i-en. » et ne peut être entendu sans émotion. Ailleurs une aînée, songeant à son passé, s'écrie : « Père, j'ai souvent menti et j'ai été très méchante quand j'étais encore à la maison. Tu m'as conduite ici et tu m'as appris à être bienveillante, merci de ta bonté. » À huit heures, la cloche sonne pour la dernière fois ; chacun repose en silence... Tout à coup des mots vifs et grossiers se font entendre, qu'est-ce ? Deux querelleuses s'invectivent. On prend note de leurs noms. Demain elles seront envoyées à la maison de discipline, où on les laissera seules pour coudre, moudre leur farine et cuire leurs aliments. Au bout de peu de jours, la solitude leur pèsera, elles promettront de se corriger et demanderont pardon. »

Cette citation nous dépeint avec fidélité l'activité quotidienne des asiles. En voici une autre qui décrit les préoccupations multiples de leur vaillante directrice. Les lignes ci-dessous sont également tirées de ses notes personnelles ; elles ne nous paraissent pas faire double emploi avec les précédentes et nous décrivent les travaux du jour suivant.


Une seconde journée dans les asiles.

Debout à quatre heures du matin, Ramabaï a lu au culte Esaïe chap. 7, 8 et 9 et Il Pierre chap. 2. Elle raconte ceci : « Après le culte, je suis allée vers les maçons qui construisent un mur autour de nos asiles ; ensemble nous avons choisi l'emplacement du portail. Déjeuné à six heures et demie. Je pense à la bonté du Seigneur, qui pourvoit à notre pain de chaque jour, et à la parole I Pierre 5 : 7 : « Déchargez-vous sur lui de tous vos soucis parce qu'il a soin de vous. » Le coeur joyeux, je vais à la besogne, persuadée que cette promesse se réalisera.

» En sortant du culte j'avais reçu une lettre d'un missionnaire : « je vous envoie une femme mahratte pour votre refuge. À mon avis, il serait bon que vous puissiez la garder. Elle a été occupée aux travaux qui sont organisés pour les affamées et est ainsi tombée dans le péché. Depuis qu'elle a eu son pauvre petit bébé, elle fut odieusement maltraitée. Impossible de la faire rentrer dans sa famille. il paraît qu'elle a été autrefois bien près d'accepter l'Évangile. J'espère que vous consentirez à l'admission de cette pauvre créature. » Nous avons déjà eu beaucoup de ces cas lamentables. L'arrivante est conduite avec son bébé dans le home des mères, qui est une section du refuge. Après le déjeuner, j'ai célébré le culte avec les nouvelles élèves. Il est huit heures. Ayant fait le tour de nos établissements, pour m'assurer que chacun est à son poste, je vais au bureau. Pendant une heure et demie j'étudie la Parole de Dieu. Une jeune institutrice vient me demander un renseignement. je saisis cette occasion pour l'interroger sur les paroles désagréables qu'elle aurait dites à une humble ouvrière chrétienne. Elle avoue, mais quitte la chambre en colère quand je l'invite à demander pardon à l'offensée. Au bout d'une demi-heure elle revient, me rend ses clefs et déclare à haute voix qu'elle préfère partir plutôt que de s'humilier... Le souvenir de cette scène pénible me poursuit toute la journée.


La leçon de broderie dans les asiles de Mukti (1400 veuves.)

» Voici encore quatre jeunes élèves coupables de vol. Puis arrive la directrice de l'infirmerie qui m'annonce que les baraquements des malades du refuge doivent être réparés, le dernier orage ayant endommagé les toits. Ensuite viennent le contre-maître qui m'informe que les charpentiers ont négligé leur ouvrage, une surveillante qui m'annonce que nous n'avons pas de grain pour demain et une lettre qui me somme de payer la dette de l'une de mes employées. C'est le moment de voir le bâtiment en construction et d'inspecter les asiles, car c'est grand jour de lavage et de nettoyage. Les jeunes filles cousent, rapiècent et causent. Leurs groupes forment un joli coup d'oeil. Autrefois paresseuses, elles apprécient maintenant le travail et le font librement et avec joie. Dieu seul a pu opérer ce changement.

» Mes pas me conduisent à l'infirmerie. Plusieurs malades souffrent de tumeurs. Deux cents sont couvertes de la tête aux pieds d'une sorte de gale, conséquence de la famine. Une dévouée garde-malade et vingt auxiliaires s'occupent d'elles. Dans l'infirmerie particulière du refuge sont étendues quatre-vingt-dix patientes, dont plusieurs, toutes jeunes, souffrent d'une terrible maladie. Une personne au coeur maternel et quinze aides remplissent ici fidèlement leur tâche.

» Voici un message qui m'est envoyé du jardin - Plusieurs surveillantes du refuge sont négligentes, quelques-unes de leurs élèves ont détruit des plantations de légumes, deux autres ont pris la clef des champs et une autre ne veut plus obéir. Cette dernière, après être partie, revient au bout d'un quart d'heure, demande le pardon et sa réadmission, qui lui sont accordés. Puis j'apprends qu'une voleuse invétérée, qui est dans le bâtiment de discipline, s'exprime sur mon compte dans les termes les plus grossiers et les plus orduriers. Peu m'importe, j'y suis habituée. Plus tard on découvre les deux fugitives ; l'une d'elles rentre de son plein gré dans nos asiles, mais l'autre nous quitte définitivement.

» Aujourd'hui, samedi, les élèves ont congé pendant l'après-midi. je vais à l'église, dont le plancher vient d'être posé. Les ouvriers ont un moment de repos. Deux d'entre eux lisent dans leur Bible, tandis que le troisième se comporte envers les jeunes filles de façon telle qu'il me faut le congédier immédiatement. Voici encore d'autres ouvriers auxquels j'ordonne de sortir de nos asiles dès qu'ils interrompront leur travail. Peu à peu ils désapprennent leurs mauvaises habitudes et apprennent à garder une attitude convenable.

» On me rappelle que nous n'avons plus de grain et que nous manquons de tapis, de saris et de plusieurs autres articles. La surveillante me demande quand je ferai mes achats ; elle ignore qu'aujourd'hui je manque d'argent. Un de nos fournisseurs se présente, mais il ne lui est fait aucune commande ; en vain il reste et attend jusqu'à cinq heures de l'après-midi. Une série de petits travaux m'accaparent jusqu'au soir. La surveillante du Sharada Sadan arrive. Elle désire entre autres de la toile pour faire des cholis (blouses) à toutes ses élèves. Elle me déclare que trois quarts d'aune (2) ne suffisent pas pour un choli et qu'il lui en faut davantage. je m'assieds, taille et assemble un modèle, je l'essaye à une grande élève et donne ainsi la preuve que trois quarts d'aune suffisent. Ces bagatelles me prennent beaucoup de temps. Si je les négligeais, la prodigalité viendrait, à Mukti, remplacer l'économie.

» Le soir est arrivé. Combien de travaux aurais-je voulu finir ! Me voilà fatiguée et soupirant après le repos, mais une quantité de personnes désirent encore me voir et me présenter leurs demandes. La dernière est une jeune fille qui se plaint de ne pas avoir reçu assez d'huile pour oindre ses cheveux ; je la calme de mon mieux et, après avoir donné un baiser à celles que je rencontre, je ferme ma porte. Avant de m'endormir, j'ouvre ma Bible et lis le chapitre 11 de saint Marc. Le matin J'avais lu dans Esaïe 9: 5 : « La domination reposera sur son épaule » et le soir je lus : « C'est pourquoi je vous dis : Tout ce que vous demanderez en priant, croyez que vous le recevrez et vous le verrez s'accomplir. » (Marc 11 : 24.) Ainsi le fardeau ne repose pas sur mon épaule mais sur celle de Dieu. Que de sujets de prières nous avons ! Des forces pour le corps, l'âme et l'esprit, l'affection chrétienne envers les élèves, des aliments, des habits, de l'argent pour bâtir, du grain, etc. Il me faut de la sagesse pour les cas les plus variés, par exemple pour les jeunes filles de la maison de discipline, comment régénérer chacune d'elles ? Ici mes collaboratrices, là mes malades et mes mourantes. je remets au Seigneur tout mon fardeau et ferme les yeux en disant : « je me repose et je m'endors en paix, car toi seul, ô Éternel, me donnes la sécurité dans ma demeure. » (psaume 4 : 9.)


L'Eglise de Mukti.

Au milieu du grand village formé par les asiles s'élève un vaste édifice en forme de croix. Ramabaï l'appelle parfois modestement la chapelle ; à cause de ses vastes dimensions nous la désignerons sous le nom d'église. Sa longueur sera de quarante-cinq mètres quand elle sera achevée ; sa largeur de quinze mètres s'étend à trente-cinq aux transepts. La forme de croix a été choisie non seulement pour suivre la tradition de l'architecture chrétienne, mais surtout pour affirmer que le salut, mukti, est assuré par les souffrances et la mort du Christ. Les murs sont en pierre grise foncée, comme ceux des autres bâtiments, et les tuiles viennent de Mangalore, probablement des tuileries de l'ancienne mission industrielle de Bâle. Le plancher est en bois de teck soigneusement poli. L'achèvement de l'édifice exigera plusieurs années. Il sera capable de contenir quatre mille personnes, c'est-à-dire toute la population des asiles et des villages environnants. Le courage, allié à la foi et à l'esprit d'initiative, a inspiré le désir d'avoir une église si grande. Les cultes quotidiens que nous avons décrits et surtout les cultes du dimanche réunissent de nombreux auditoires, qui écoutent avec attention la lecture et l'explication de la Parole de Dieu, qui participent aux prières et chantent avec zèle. Loué soit l'Éternel de cette oeuvre de foi en faveur des veuves de l'Inde. Dans ce pays la semence de l'Évangile porte des fruits.



Réveils et guérisons.

Départ pour l'évangélisation
(A pied pour les villages les plus rapprochés, en char à boeufs (tonga) pour les stations éloignées.)

Les asiles sont devenus une institution nettement chrétienne ; cependant les élèves qui désirent rester païennes peuvent le faire en toute liberté. À plusieurs reprises éclatèrent des réveils qui vivifièrent la piété. L'on vit des élèves avouer leurs péchés, après une violente crise intérieure, et demander le baptême du Saint-Esprit. Les réunions de prières s'organisèrent, on intercéda avec ferveur et de nouvelles conversions furent annoncées. L'atmosphère des asiles en fut purifiée et le refuge lui. même se trouva transformé. Les néophytes, animées du zèle missionnaire, annoncèrent l'Évangile dans la campagne environnante et eurent la joie d'enregistrer des succès. Avec un groupe de ses jeunes filles, Ramabaï se rendit à Poona ; sa parole convaincue et persuasive fut le point de départ d'un réveil dans les communautés chrétiennes de cette ville. Elle désira marquer ces événements par un changement de nom, l'oeuvre ne sera plus l'Association Ramabaï, mais la Mission de Mukti, c'est-à-dire la mission du salut (3).


A Mukti. L'heure de la consultation médicale en plein air

Se basant sur les déclarations des Écritures, entre autres Jacques 5 : 15, on se mit à croire à la guérison par la prière. Ramabaï en fit l'expérience pour une maladie dont elle avait longtemps souffert. En 1902 plusieurs élèves furent mordues par des serpents venimeux. Les prières, ainsi que les remèdes suggérés en réponses aux supplications, rendirent la santé aux malades qui gisaient déjà inconscientes et le corps couvert d'abcès.
Les armes spirituelles ne firent pas négliger les moyens matériels de défense contre cette invasion de reptiles : toutes les habitations furent inspectées minutieusement afin de chasser ces hôtes indésirables. La même année, une seconde irruption fut l'occasion de nouvelles intercessions et de nouveaux exaucements. Ainsi la guérison de l'une des élèves chargée d'évangéliser, Goulabbaï, se fit dans des circonstances émouvantes. La morsure d'un serpent avait aussitôt provoqué de vives douleurs. Après un accès, la malade s'assit et commença la lutte par la prière et par la foi : « 0 Seigneur, tu m'as conduite dans la vallée de l'ombre de la mort, je ne craindrai aucun mal, car tu es avec moi. Tu m'as promis que je ne mourrais pas, mais que je vivrais pour annoncer ta Parole. » Pendant trois semaines le mal insidieux renouvela ses assauts. Les compagnes entourèrent la malade, plusieurs d'entre elles intercédèrent durant quatre nuits entières. La nuit suivante elles furent soixante-quinze qui veillèrent en priant. Enfin, Goulabbaï fut guérie grâce à sa foi victorieuse et put se consacrer à l'évangélisation des femmes de la contrée.

Les années s'écoulent et les asiles, appelés désormais la Mission de Mukti, continuent leur oeuvre de sauvetage, d'éducation et d'évangélisation. Une multitude de veuves et de jeunes filles malheureuses ont été sauvées de la ruine morale et ont reçu une bonne instruction chrétienne. En principe on ne refuse jamais une malheureuse qui demande son admission. À Khedgaon et dans toute la contrée personne n'ose plus maltraiter les veuves, qui iraient demander protection à Mukti. Le vieux et injuste préjugé hindou qui interdit à la veuve de se remarier est battu en brèche.

Le gouvernement a reconnu l'utilité de ces établissements. Les collectors ou préfets britanniques, qui se succédèrent dans ce district de Poona, leur témoignèrent à plusieurs reprises leur bienveillance. Seul l'un d'eux, à l'instigation des Brahmanes, se montra hostile et créa quelques embarras.

La question financière a été et est souvent critique à Mukti. Les dépenses chiffrent par plusieurs centaines de mille francs par année. Les recettes proviennent du travail des élèves adultes, des produits du domaine et des dons. Ceux-ci arrivent maintenant de plusieurs pays et sont utilisés avec la plus grande économie. L'entretien d'une personne coûte par année de cent à deux cents francs. Cette somme, qui varie suivant le coût de la vie, comprend tous les frais, nourriture, vêtement, éducation et entretien des bâtiments. Quels prodiges de simplicité !


1 Actuellement il y a en Inde plus de 165 millions de personnes de sexe féminin. 

2 L'aune vaut 1 m. 20. 

3 Adresse en anglais : Ramabai Mukti Mission, Khedgaon, Poona District, British India. Le correspondant en Suisse est M. Whitley, Rue Neuve 9, à La Chaux-de-Fonds, auquel les dons peuvent être adressés.
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