Lorsque Ramabaï avait demandé à ses amies des États-Unis leur appui financier pour une période de dix ans, elle espérait pouvoir à la fin de celle-ci se passer de leur soutien. Les Hindous eux-mêmes, pensait-elle, persuadés de l'utilité de son asile, en feraient tous les frais. Mais plus les années s'écoulaient, plus la vaillante femme sentait la vanité de cet espoir. Parmi ses compatriotes les hommes riches et influents ne comprenaient pas ses nobles intentions.
Que faire ? Elle réfléchit et pria. Puis la solution fut trouvée : Acheter un terrain et y planter des arbres dont les fruits seraient d'un bon rapport. Avec Sunderbaï elle demanda au Seigneur la somme nécessaire et annonça son projet à ses amies des Indes et de l'Amérique. Deux ans après, en 1894, le terrain fut acheté et put être payé comptant. Il se trouve dans le voisinage de Khedgaon, à environ soixante-dix kilomètres au sud de Poona, près d'une ligne de chemin de fer. Des centaines d'orangers, de citronniers, de cannes à sucre et de manguiers furent plantés ; on creusa un puits ; on bêcha et ensemença le jardin potager dont les légumes furent expédiés à l'asile. Le reste des cent acres, c'est-à-dire des 4000 hectares, fut peu à peu défriché et, de jungle qu'il était, transformé en champs fertiles qui donnèrent d'utiles moissons. On laissa inculte une partie rocailleuse par laquelle le gouvernement fit passer une route. L'achat de cette vaste campagne fut providentiel, car il eut pour l'avenir de l'oeuvre une importance insoupçonnée.
Dans le Sharada Sadan, la lumière de
l'Évangile brille d'un éclat toujours
plus vif. Les réunions d'activité
chrétienne sont prospères et les
cultes du matin et du soir,
célébrés dans une grande
salle, groupent la majorité des
élèves. La fille de la
maîtresse de la maison, Manorama, instruit
les plus jeunes et les édifie par sa vivante
piété. Plusieurs demandent le
baptême pour se rattacher officiellement
à une communauté chrétienne.
Comme Ramabaï éprouve quelque
appréhension, son école étant
destinée aux Hindoues, elles vont se faire
baptiser dans l'une des églises de Poona.
Toutes ces néophytes qui étaient en état de gagner
leur vie
trouvèrent des places d'institutrices dans
des oeuvres chrétiennes ou restèrent
au Sadan comme institutrices primaires ou comme
domestiques. Cette solution assurait la
neutralité de l'école en
matière religieuse et lui permettait de
continuer sa noble tâche :
l'éducation de la veuve hindoue.
Cependant Ramabaï ne se laisse pas
absorber par les préoccupations pratiques.
Elle médite, lit sa Bible et prie chaque
jour, sa foi se développe et se fortifie.
Son christianisme, assez vague autrefois, s'affirme
depuis qu'elle est débarrassée de
l'influence des brahmanes.
Dans une brochure parue à Bombay
en 1895 elle nous raconte le développement
progressif de sa foi :
« Préoccupée de
chercher la vérité dans les religions
hindoue et chrétienne, je les comparai l'une
avec l'autre. Ayant trouvé le christianisme
meilleur, je l'acceptai et fus baptisée dans
l'Eglise anglicane. je croyais au Symbole des
Apôtres et aux doctrines essentielles du
christianisme ; mon âme était en
paix, j'avais confiance en Dieu et priais en son
nom. je ne me rattachai pas à une
communauté particulière et je ne le
fais pas non plus maintenant ; il me suffisait
pour m'appeler chrétienne d'avoir la foi en
Christ, le Sauveur de l'humanité. Mes
prières avaient un caractère
général, car il me manquait encore
cette certitude : « Crois au
Seigneur Jésus et tu seras
sauvée. » Le salut, pensais-je, me
sera donné dans l'avenir. Les nouveaux
convertis, en particulier les intellectuels,
abusent de ce verset dont l'un des temps est au
futur (pour renvoyer à plus tard le soin de
chercher le salut). Bien des doutes m'assaillirent
et bien des difficultés surgirent devant
moi. Tant de sectes, tant d'opinions
différentes, un si grand manque de
spiritualité et tant de
paroles frivoles prononcées au nom de la
religion... mais je continuai à lire ma
Bible et à croire à la bonté
divine. »
« Quelques années
après, je compris que ma foi était
purement intellectuelle et sans vie. je
plaçais le salut dans l'avenir, après
la mort, et ainsi mon âme n'avait pas
passé de la mort à la vie. Dieu me
fit voir le danger de la situation, mon état
de péché et la
nécessité d'être sauvée
pour le temps présent et non pas seulement
pour un vague et lointain avenir. Je me repentis
longtemps, je perdis le repos, je fus presque
malade et passai mainte nuit sans sommeil. Le
Saint-Esprit ne me laissa nul répit
jusqu'à ce que j'eusse trouvé le
salut. Après que j'eus demandé
sérieusement à Dieu le pardon de mes
péchés, par Jésus-Christ, il
me fit comprendre que j'étais
réellement sauvée. je crus à
la promesse de Dieu et je le pris au mot. Ensuite
mon fardeau tomba et je compris que j'étais
pardonnée et libérée de la
puissance du péché. L'Esprit
témoigne lui-même à notre
esprit que nous sommes enfants de Dieu. (Romains 8:
16.) Dès lors je fus vraiment
heureuse ; sans l'ombre d'un doute, j'avais
obtenu le salut par
Jésus-Christ. »
Il nous a semblé utile de citer
ce témoignage personnel de Ramabaï. La
foi intellectuelle fut ainsi remplacée par
la foi du coeur et par le sentiment de sa
régénération. Se basant sur
les promesses contenues dans la Bible, elle
désirait encore recevoir le Saint-Esprit
dont elle attendait de grandes
bénédictions. Des réunions
étaient organisées à Bombay,
elle y assista. Le sujet traité fut
précisément celui qu'elle souhaitait.
Ses impressions furent fortifiées par un
entretien particulier qu'une de ses amies et
elle-même eurent avec l'orateur, M. Gelson
Gregson.
« Alors, écrit-elle,
nous priâmes afin que le Saint-Esprit
descendit sur moi et le soir de la même
journée n'était pas encore
arrivé que je sentis sa présence.
Depuis lors, j'ai reçu mainte
bénédiction et je serai toujours
reconnaissante envers Dieu de m'avoir montré
le secret d'une vie heureuse. »
L'usage des camps de vacances avec
réunions religieuses a passé des pays
anglo-saxons dans le monde entier. Les
chrétiens de l'Inde en apprécient
aussi les bienfaits. L'un de ces camps est
situé dans les montagnes des Ghâts
occidentales, au milieu des forêts de
Lanouli, à cent cinquante kilomètres
de Bombay. Entouré de sommets, il offre un
emplacement idéal et fait penser au beau
texte du Psaume CXXV, v. 2: « Comme les
montagnes entourent Jérusalem, ainsi le
Seigneur entoure son peuple. » Les arbres
répandent leurs frais ombrages qui sont les
bienvenus quand on arrive accablé soit par
la chaleur de Bombay, soit par les vents
embrasés du Deccan. Des chrétiens de
toutes dénominations viennent y trouver des
forces nouvelles pour leur âme et leur corps.
Ces réunions ont lieu en avril ou en mai,
qui sont aux Indes les mois les plus chauds de
l'année. Ramabaï prit part à
celles de Pâques 1896.
« Ce camp, raconte-t-elle, me
procurait une joie particulière, car
j'étais accompagnée de quinze de mes
élèves qui croient au Seigneur
Jésus. Au milieu de mes difficultés
je me réjouissais à la pensée
que le Sauveur m'avait donné ces quinze
âmes immortelles que je pouvais appeler mes
filles spirituelles. Un matin, retirée dans
un endroit solitaire pour voir le lever du soleil,
je pensai au soleil de justice et souhaitai que mon
peuple « assis dans les
ténèbres » ouvrît les
yeux pour le contempler dans sa gloire. Le coeur
débordant de joie, je présentai
à notre Père céleste des
actions de grâces pour le don de ces quinze
enfants et fus conduite par l'Esprit à
demander au Seigneur de m'en donner quinze fois
autant, c'est-à-dire deux cent vingt-cinq,
avant le camp de l'année suivante. Toutes
les circonstances s'opposaient à la
réalisation de ce voeu. Notre école
pouvait recevoir au maximum soixante-cinq
élèves et quelques-unes d'entre elles
devaient nous quitter avant les vacances de
l'été. Comment réaliser mon
projet ? je me mis à douter. À
ma prière Dieu répondit : Voici,
le suis l'Éternel, le Dieu de toute
chair ; y aura-t-il quelque chose qui me soit
difficile ? (Jérémie
XXXII : 27.) C'était un reproche
à mon âme qui manquait de foi et une
promesse des grandes choses que Dieu ferait pour
moi ! Je notai ces paroles dans mon calepin
et, après avoir inscrit la date à
laquelle j'avais fait cette demande, j'en attendis
l'accomplissement en son temps. »
Six mois après le nombre des
élèves loin d'augmenter avait
diminué. Mais en octobre parvint la nouvelle
d'une famine dans les Provinces centrales et
Ramabaï se sentit appelée à
porter secours aux jeunes veuves menacées de
mourir de faim. Les locaux et l'argent manquaient,
car l'envoi habituel d'argent collecté en
Amérique avait tardé. Dieu voulait
faire passer Ramabaï par le chemin de la foi.
N'écoutant que la voix de sa conscience,
elle partit malgré l'absence de tout secours
matériel. Ses souvenirs d'enfance lui rappelaient
les
tortures de la faim qu'elle avait endurées
elle-même avec toute sa famille ; elle
voulut coûte que coûte organiser une
oeuvre de sauvetage. Son initiative fut
récompensée ; à peine la
nouvelle de son voyage fut-elle connue que les dons
affluèrent des villes de Poona et de
Bombay ; une fois de plus la foi était
victorieuse !
Il nous est difficile de nous représenter un pays ravagé par plusieurs années de sécheresse. La pluie attendue ne tombe pas et de vastes contrées se transforment en déserts. L'herbe jaunit et se fane, les arbres des vergers et des forêts perdent leur feuillage, la sécheresse implacable rend les champs stériles. Les sources tarissent, le lit des fleuves se vide et les puits eux-mêmes manquent d'eau. Dans la jungle, le gibier succombe et dans les fermes les animaux domestiques périssent. La pauvreté des habitants et la rareté des voies de communication empêchent l'achat des denrées alimentaires. Par centaines, par milliers, les affamés meurent ; d'autres ont la force de se traîner dans les camps de secours organisés par les autorités. Rapidement, ces asiles improvisés sont surpeuplés et font courir de grands dangers aux jeunes filles et aux veuves qui s'y réfugient.
Ramabaï arriva en libératrice, elle
découvrit les affamées et les confia
à sa compagne, une lectrice de la Bible, qui
les ramena à Poona par groupes de dix ou de
vingt. La collaboratrice
chrétienne Sunderbaï Powar,
aidée par les élèves, se
chargea de les recevoir. Toutes étaient dans
un état sanitaire déplorable. La
privation prolongée de nourriture provoque
non seulement la faiblesse et l'amaigrissement du
corps mais aussi des tumeurs à la
tête, dans la bouche et d'autres maladies
encore. Elles arrivaient au Sharada Sadan le corps
décharné, les os saillants et
réclamaient impérieusement à
manger. Satisfaire leur vorace appétit
eût été dangereux ; il
fallut les accoutumer progressivement à
l'alimentation. Un journal de cette époque,
le Bombay Guardian, recueillit les impressions
rapportées de la première
expédition de sauvetage, qui fut tôt
après suivie d'une seconde.
« Le Père qui nous est
un véritable secours dans la détresse
m'a permis de réunir soixante veuves ;
quarante-sept d'entre elles feront des
études dans notre école et les autres
seront chargées des travaux manuels.
Découvrir ces veuves, les amener ici de
l'Inde centrale, les nourrir et les habiller sont
choses coûteuses. Il est plus difficile
encore de les éduquer et de leur donner des
habitudes de propreté. Quelques-unes ne
valent guère mieux que des brutes. Les
habitudes de saleté acquises pendant la
famine leur deviennent une seconde nature. Il
faudra beaucoup de temps pour les réformer.
Toutes choses sont possibles par la puissance du
Seigneur. Il m'a donné l'idée de
sauver de la famine trois cents veuves, je me mets
au travail que je fais en son nom. Les fonds
envoyés par nos amies d'Amérique
suffisent à peine pour nourrir et instruire
cinquante personnes et on me demande comment je
pourrai payer les frais que nécessiteront
les nouvelles arrivées. Outre l'achat de
nourriture et de vêtements, il faudra
bâtir des dortoirs et des réfectoires.
Notre école ne peut recevoir
actuellement plus de cent personnes. Comment faire
face à ces dépenses ? Je ne
sais, mais le Seigneur sait ce qu'il nous
faut. »
« Mes élèves et moi, écrit Ramabaï dans le même article de journal, nous sommes prêtes à abandonner tout confort pour vivre dans la plus grande simplicité. Chaque jour, nous nous contenterons d'un seul repas d'aliments grossiers, s'il le faut, et aussi longtemps qu'il nous restera la moindre place et un peu de grain nous secourrons nos soeurs qui vont périr. Vivre dans cette maison bien construite, manger à satiété de bons aliments, tandis que des milliers de créatures sans abri meurent de faim serait un péché. Si chacune de nous fait sa part avec fidélité, Dieu est fidèle dans l'accomplissement de ses promesses et nous enverra de l'aide. » La femme généreuse, qui connaissait par expérience la faim, ne pouvait supporter la pensée de laisser des affamés sans les secourir. Ses articles furent tirés à part à un nombre considérable d'exemplaires ; les missionnaires en envoyèrent à leurs amis d'Europe et d'Amérique. De ces pays arrivèrent des sommes considérables pour l'Inde en détresse, démontrant que la solidarité chrétienne n'est pas un vain mot.
Un second voyage dans les régions
desséchées devait compléter le
chiffre des 225 protégées, mais au
cours de celui-ci un télégramme
rappela Ramabaï à Poona. La peste bubonique ayant
éclaté, les autorités prirent
des mesures rigoureuses pour écarter cette
grave épidémie. Elles interdirent
toute nouvelle admission au Sharada Sadan et
envoyèrent dix-huit des nouvelles
arrivées en observation à
l'hôpital. Ces précautions se
justifiaient, car les maladies contagieuses se
propagent avec une rapidité foudroyante
parmi les affamées dont le corps est
affaibli. Ramabaï ne se laissa pas
arrêter par cet obstacle. Il lui fallut
abandonner la construction, déjà
commencée, des annexes du Sadan et
préparer un autre asile pour les nouveaux
convois. Après avoir établi celui-ci,
dans les environs de la ville, elle eut, peu de
temps après, l'ingénieuse idée
d'utiliser les terrains de Khedgaon qui
reçurent ses protégées sous
des abris provisoires. On édifia ensuite un
hangar, afin d'avoir un abri suffisant pour la
prochaine saison des pluies, que l'on attendit avec
foi. Quand celle-ci arriva enfin, saluée
avec joie et reconnaissance, les
élèves capables de faire des
études furent envoyées au Sadan, et
les autres restèrent à Khedgaon. Des
élèves qui étaient en
observation à l'hôpital, dix-sept
furent rendues à Ramabaï ; on lui
déclara que la dix-huitième
était décédée. Or, une
enquête minutieuse révéla que
cette dernière avait été
enlevée par un employé du
gouvernement, qui la retenait captive chez lui.
D'énergiques démarches
obligèrent cet individu sans conscience et
débauché à rendre la jeune
fille tout heureuse de rentrer à
l'asile.
Quelques fillettes, faibles de
santé, avaient besoin de soins
dévoués. Un appel fut adressé
aux élèves, qui répondirent
avec empressement. Une chrétienne de
quatorze ans, l'intelligente Soubhodra, se chargea
de celle qui avait l'aspect le plus
misérable. Raillée par ses camarades pour cette
préférence inattendue, elle
s'écria : « La charité
ne consiste pas à soigner une enfant jolie
et sympathique, mais à soigner une enfant
laide et repoussante. » Soubhodra tenait
à témoigner à Dieu sa
gratitude par ce travail dévoué, car
elle avait apprécié la charité
chrétienne. Son père, Hindou au coeur
dur, l'avait autrefois chassée de la maison
afin qu'elle pérît sur la grande
route. Conduite au Sharada Sadan, elle
s'était convertie au christianisme ; ce
fut une excellente élève et plus tard
une aide de l'asile. Ainsi continua le sauvetage
jusqu'en automne 1897. Les récoltes
abondantes mirent fin à la famine. Le
chiffre de trois cents élèves
était atteint, dépassant ainsi celui
qui avait été demandé à
Dieu l'année précédente, au
camp de Lanouli.
Bientôt Ramabaï eut la joie
d'annoncer que quatre-vingt-dix d'entre elles
étaient chrétiennes. Un soir, avant
de s'endormir, l'une des plus jeunes réunit
ses camarades et pria à haute voix les
assistantes répétèrent ses
paroles phrase après phrase « 0
notre bon Père céleste, nous te
remercions de nous avoir conduites ici et de nous
avoir donné de si chères amies, en
particulier Ramabaï. Garde pur le coeur de
celles qui t'aiment et purifie bientôt, par
ton Esprit, le coeur de celles qui ne t'aiment pas
encore. Prends soin de nous dans cet asile (de
Khedgaon) et dans celui de Poona ;
bénis toutes les personnes qui s'occupent de
nous et particulièrement Ramabaï et
Sunderbaï. Père, nous te remercions de
nous avoir donné Jésus qui nous
promet de nous sauver. Prends soin de nous cette
nuit et pardonne-nous, au nom de Jésus, la
peine que nous t'avons faite aujourd'hui.
Amen. » Ramabaï qui avait entendu,
par la porte entr'ouverte, cette touchante
prière loua le Seigneur d'un coeur
débordant de joie et songea au beau passage Éphésiens
3 :
20 : « Par la puissance qui agit en
nous, il peut faire infiniment plus que tout ce que
nous demandons et pensons. »
Les baraquements édifiés à
la hâte sur le domaine de Khedgaon prirent le
nom de Mukti (1).
Le choix de ce mot qui signifie le salut est une
preuve de l'évolution des idées et
des convictions de Ramabaï. Sa première
école avait été appelée
Sharada Sadan, la maison de la sagesse, parce que
la fondatrice voulait enseigner à ses
élèves la sagesse et la science
qu'elle mettait au premier plan. Elle nomme son
nouvel établissement le salut parce qu'elle
voit dans le salut de l'âme le but
suprême de la vie. Mukti, au début
demeure provisoire, était destiné
à devenir le centre de l'oeuvre. Il se
transforma en colonie agricole et industrielle qui
reçut toutes les femmes et jeunes filles
bien douées pour les travaux manuels tandis
que le Sharada Sadan fut réservé
à celles, moins nombreuses, qui faisaient
des études. Pour une si grande foule de
protégées, Mukti a besoin d'un
état-major d'institutrices, de surveillantes
et de garde-malades. C'est le Sharada Sadan qui les
fournit. Une missionnaire anglaise, Miss Minnie F.
Abrams, entra au service de l'oeuvre et fut la
première des vingt Anglaises,
Américaines et Australiennes qui y ont
collaboré ou qui y travaillent encore avec
succès. N'oublions pas de mentionner le
brahmane Gadre, secrétaire des asiles,
resté attaché au paganisme, cet homme
fit, pendant plusieurs années, une
opposition secrète
à Ramabaï ; puis, touché
par la grâce de Dieu, il demanda le
baptême et devint un auxiliaire
précieux.
À la suite du passage du Rev. W.
W. Bruere, un réveil religieux éclata
et en un jour cent-seize baptêmes furent
célébrés. Ramabaï
glorifia l'Éternel qui exauçait ses
prières d'une façon si remarquable et
organisa, en décembre 1897, à Mukti,
un camp de vacances, semblable à ceux de
Lanouli. À cette occasion, les
édifices définitifs qui devaient
remplacer les tentes et baraquements provisoires
furent solennellement commencés en
présence de plusieurs missionnaires
européens et américains et d'une
foule de chrétiens indigènes. Les
réunions du camp furent abondamment
bénies pour tous les assistants.
Ramabaï et ses collaboratrices relurent avec
reconnaissance le passage d'Esaïe 60 :
18, qui leur avait suggéré le nom de
Mukti : « Tu appelleras tes
murailles salut et tes portes louange. »
Cependant une démarche importante
devenait nécessaire. L'Association
Ramabaï aux États-Unis s'était
engagée à subvenir aux frais de
l'oeuvre pendant dix ans. Cette période
expirant en mars 1898, les amies américaines
écrivirent à Ramabaï que sa
visite était indispensable pour maintenir
l'intérêt dont son oeuvre était
l'objet et pour donner à l'Association une
organisation adaptée aux nouvelles
circonstances. Cette absence était possible
puisque Miss Abrams la remplacerait à la
direction de Mukti, que Sunderbaï serait
à la tête du Sharada Sadan et que
Gadre se chargerait du secrétariat.
Le départ eut lieu en janvier
1898. Les témoignages d'affection
donnés par les élèves le
transformèrent en une manifestation
émouvante. À l'heure du passage du
train, à minuit, une centaine des
aînées furent autorisées
à accompagner à la gare leur
chère directrice. Les unes la
précédaient, les autres l'escortaient
ou la suivaient en s'efforçant d'être
aussi près d'elle que possible. Toutes
l'auraient volontiers suivie jusqu'aux
États-Unis. Ramabaï emmenait sa fille
et deux de ses meilleures élèves.
Trois autres les avaient
précédées depuis une
année ; elles étaient
chargées de faire des études et de se
préparer à l'enseignement au Sharada
Sadan ou dans une institution similaire. Une
fidèle amie de New-York fit instruire
à ses frais les cinq jeunes veuves et
Manorama.
Un accueil chaleureux fut
réservé aux voyageuses. L'Association
se réunit en séance
générale où l'on entendit un
discours de Ramabaï. En voici quelques
extraits : « Vous connaissez les
rapports de l'école qui a été
fondée en Inde il y a neuf ans... La
première institutrice de celle-ci est devant
vous, elle vient apprendre ici à remercier
Dieu et à le louer. Cette oeuvre n'a pas
été faite par une force humaine
seulement, le Dieu éternel est
derrière elle et soutient ses fondations.
Comme il n'a pas de limites, il n'y aura pas de fin
à son oeuvre... Vous dites être
très occupées et avoir diverses
responsabilités et quelques-unes d'entre
vous se sentent âgées et incapables de
nous continuer leur appui. Vous avez, je suppose,
à secourir dans votre propre pays beaucoup
de pauvres, de veuves et de femmes
abandonnées, mais nos détresses en
Inde sont encore plus grandes. Êtes-vous trop
occupées pour intercéder en notre
faveur ? Non, car vous êtes de celles
qui ont le privilège de prier pour nous. Pourquoi
ne
pourriez-vous
pas travailler pour nous ? Oui, certes, vous
le pouvez et vous le voudrez. À celles qui
prétextent la vieillesse pour nous refuser
leur concours je dirai qu'à mon
départ de l'Inde je me sentais
fatiguée et désirais être
déchargée de mes écoles et de
mon oeuvre pour raison d'âge. Mais notre
Père m'ordonna de lire ma Bible. Je trouvai
dans l'Évangile selon saint Luc l'histoire
d'Anne la prophétesse. Elle travailla
jusqu'à l'âge de quatre-vingt-quatre
ans et n'abandonna pas sa tâche au service du
Temple. Dieu me dit : Même si tu vis
jusqu'à cet âge, tu dois travailler
jusqu'au bout. je vous apporte le même
message, chères amies, ce sera glorieux pour
vous de vous intéresser à notre
oeuvre. »
L'assemblée se laissa persuader
et vota la constitution légale de la
nouvelle Association Ramabaï à laquelle
furent transférées les
propriétés de l'ancienne. Il fut
décidé que le Sharada Sadan et Mukti
seraient soutenus moralement et
financièrement sans aucune limite de temps.
La zélée et énergique Mrs
Judith Andrews fut confirmée dans ses
fonctions de présidente du Comité.
Pendant ce voyage, la foi de Ramabaï fut
mise à l'épreuve. À Mukti on
construisait les nouveaux bâtiments qui
devaient remplacer les baraquements provisoires. Un
chrétien bengalais était
chargé de la direction des travaux et Miss
Abrams du payement des ouvriers. Les
édifices devaient être assez vastes
pour loger les trois cents veuves et orphelines
avec leurs surveillantes. Pour ne pas faire de
dettes il avait été convenu que les constructions
seraient
interrompues dès que l'argent
manquerait.
Ramabaï aux États-Unis,
épuisée par ses visites, ses
conférences et ses voyages de propagande,
apprit que la caisse était vide. Dans son
angoisse, elle cria à Dieu,
décidée à repartir
immédiatement pour souffrir et, s'il le
fallait, mourir avec ses protégées.
Pendant toute une journée, elle exposa ses
inquiétudes à son Père
céleste. Quelques amies
dévouées ayant appris sa
détresse, organisèrent d'urgence une
souscription dont le produit devait rendre possible
la continuation des travaux. « Merci
à Dieu et à ces chères amies,
dit-elle ; cette nuit je pourrai dormir, car
je n'ai pas dormi depuis plusieurs jours en pensant
à mes pauvres
affamées. »
Au commencement de juillet, elle
s'embarqua à New-York pour l'Angleterre.
Elle espérait fonder dans ce pays une
association qui soutiendrait son oeuvre comme
l'association américaine le faisait
déjà. Son attente fut
déçue, la saison d'été
n'étant du reste pas favorable à
cette entreprise. Après avoir assisté
aux réunions de Keswik, elle continua son
voyage de retour pour rentrer en Inde au mois
d'août. Malgré le dévouement du
personnel, quelques négligences furent
constatées. Ainsi, faute de soins, le
jardinier avait laissé périr
plusieurs centaines d'arbres fruitiers ; il
fallut le chasser de sa place. Cependant
Ramabaï rendit grâce à Dieu, car
le but de son voyage avait été
atteint, puisque l'association américaine
lui restait fidèle. Elle eut la joie de
constater que les constructions, sans être
finies, étaient en bonne marche. En
septembre, le service d'inauguration fut
célébré en présence
d'un grand nombre d'amis.
Les ouvriers avaient assisté aux
cultes organisés par les soins de Miss
Abrams. Puis on songea à l'évangélisation de
la contrée qui environne Mukti. Les
nouvelles converties parmi les élèves
offrirent leurs services et, abandonnant leurs
études d'institutrices, elles suivirent un
cours biblique. Peu de mois après, elles
étaient prêtes à accompagner
les lectrices de la Bible dans les villages voisins
et à évangéliser leurs
compatriotes. Chaque dimanche après-midi,
dix à douze groupes allaient, et vont
encore, porter au loin la bonne nouvelle du salut.
Ainsi le caractère chrétien des
asiles s'accentua et s'affirma plus nettement, mais
les païennes furent admises comme
autrefois : elles pouvaient librement suivre
le culte de leur choix. La mission de Mukti eut
d'heureux résultats et lorsque le magistrat
supérieur anglais visita la région,
ils constata l'influence profonde exercée
sur les populations par la prédication de
l'Évangile. Les asiles sont ainsi devenus un
centre missionnaire sur lequel on ose fonder de
grandes espérances. À leur exemple
cinq institutions semblables furent
créées dans d'autres parties de
l'Inde. Le personnel est choisi de
préférence parmi les anciennes
élèves de Ramabaï.
La visite des établissements est des plus intéressantes et révèle une excellente organisation. Faisons une promenade à travers les bâtiments et les champs. Voici un groupe d'élèves qui vient d'une leçon et qui s'en va aux travaux du ménage ; un peu plus loin, sous un hangar, plusieurs métiers à tisser sont en activité. Les ouvrières, sous la direction d'un tisserand chrétien, fabriquent les étoffes, dont on fera le sari, le gracieux vêtement féminin de couleur rouge, bleue, verte ou jaune. Le fil à tisser est préparé par un autre groupe de travailleuses. Dans l'imprimerie, chose unique au monde, tous les travaux sont faits par des femmes. Des presses sont sortis de nombreux ouvrages religieux en langue mahratte, canaraise, et anglaise et même une Bible en cinq langues (hébreu, grec, latin, canarais et mahratte). La blanchisserie est confiée à plusieurs personnes dirigées par une sourde-muette qui sait admirablement son métier.
Devant les cuisines, en plein air, sont préparés les légumes, tandis qu'à côté on moud le grain avec d'antiques meules semblables à celles dont il est question dans Matthieu 24 : 41. Un groupe d'aveugles fait de la vannerie. Des institutrices s'occupent des enfants et leur apprennent à lire. Les plus grandes, même les adultes, ont chaque jour leur leçon. Toutes travaillent par escouades quelque temps à la cuisine, puis à la blanchisserie, au jardin ; pendant la période des grands travaux tout le monde est occupé aux champs. Voici les troupeaux : quelques boeufs de trait et de bonnes vaches laitières avec leurs veaux. La ferme fournit le lait, le beurre, le ghee, beurre liquéfié, et le dhye, espèce de fromage de lait caillé. Ces aliments sont indispensables en Inde où l'on ne mange pas de viande. Quand ils sont rares on les remplace par une sorte d'huile végétale. Celle-ci est extraite, au moyen d'un moulin, du kardi, grain qui pousse dans les champs de Mukti. Admirons le jardin couvert d'une quantité de légumes. Il doit être constamment irrigué et arrosé. Des boeufs tirent l'eau des puits pour remplir les piscines de bain, très nécessaires dans ce climat, après quoi la même eau, transportée dans des arrosoirs, fertilisera les jardins. L'eau est rare, il faut savoir l'utiliser sans en perdre une seule goutte. Au loin s'étendent les champs de céréales, entre autres le jowari dont on fait le pain, et les cultures de curry, poivre rouge très fort et très apprécié des indigènes. Un hôpital reçoit les malades dont plusieurs souffrent encore des mauvais traitements qui leur furent infligés autrefois. Ailleurs un refuge, le Kripa Sadan (la maison de la grâce), accueille les victimes du vice, atteintes de maladies contagieuses ; il se fait là une remarquable oeuvre de relèvement. Partout la puissance de Dieu, qui transforme les coeurs les plus rebelles, est à l'oeuvre. Toute la colonie agricole et industrielle est sous une profonde influence religieuse. (Voir plus loin la description d'une journée à Mukti et le paragraphe consacré à l'église.)
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