Depuis que Ramabaï avait quitté les
États-Unis, ses convictions religieuses
s'étaient approfondies et exerçaient
une influence bienfaisante sur les
élèves. Sa collaboratrice
Sunderbaï Powar écrivait en 1893 :
« On prétend que toutes les jeunes
filles de l'asile deviennent chrétiennes et
l'on dit que je suis la cause de ce changement.
Mais je me suis absentée plusieurs mois et,
à mon retour, je constatai que toutes les
élèves assistaient aux
réunions de prières de Ramabaï.
Comment en serais-je la cause ? » Ce
fait qui réjouissait la
dévouée collaboratrice fut important
pour l'avenir de l'oeuvre.
Des évangélistes
distingués venus d'Angleterre et
d'Amérique avaient visité l'Inde et,
avec l'aide d'interprètes, avaient
adressé au peuple d'émouvants appels.
Ramabaï en entendit quelques-uns qui firent
sur elle une profonde impression. Elle avait
l'habitude de réserver chaque jour une heure
pour son culte ; c'était de cinq à
six heures du matin. Dans ce temps-là sa
collaboratrice Sunderbaï, sa propre fille
Manorama et quelques jeunes filles y assistaient.
Celles-ci n'habitaient pas le Sharada Sadan au
même titre que les autres, car elles
n'étaient pas des veuves, mais des personnes
tombées dans la misère ou
exposées à un danger moral. Aux
termes du règlement elles ne pouvaient
être reçues gratuitement dans la
maison comme les autres élèves, mais
Ramabaï payait elle-même leur pension.
Où prenait-elle cet argent ? Son
comité américain lui allouait une
somme importante pour ses dépenses
personnelles ; elle en utilisait pour
elle-même une infime partie et consacrait le
reste à l'éducation de ses
protégées. Elle les
considérait comme ses propres enfants et
avait adopté celles qui étaient
orphelines. Elle décida de leur donner une
éducation chrétienne en les conviant
à son culte matinal. Pour y participer, ces
jeunes filles se levaient une heure plus tôt
que leurs camarades. Plusieurs de celles-ci prirent
peu à peu l'habitude de les accompagner, si
bien qu'au printemps de l'année 1893 la
moitié des soixante-cinq habitantes du
Sharada Sadan y assistaient
régulièrement.
Vient le mois de mai qui est, en Inde, le plus chaud de l'année. Les élèves sont en vacances. Tandis qu'un groupe est allé en excursion, un autre groupe désire rester avec Baï et Ukka. Celles-ci auraient voulu être pendant toute cette journée seules avec Dieu pour se fortifier par la méditation. Néanmoins elles accueillent avec bienveillance les élèves qui souhaitent de leur tenir compagnie. On lit la Bible, on se recueille, on chante, on prie et, avant le soir, vingt jeunes filles annoncent qu'elles chercheront le salut. Plusieurs d'entre elles semblent même l'avoir déjà trouvé et reçu avec joie. Une société d'activité chrétienne est aussitôt fondée ; pour les séances on réserve une salle. En réponse aux prières l'Esprit de Dieu se répand dans les âmes pour les purifier et les vivifier.
Mais « une ville située sur une
montagne ne saurait être
cachée ». Le bruit se
répandit rapidement que Ramabaï
« convertissait au christianisme toutes
ses élèves ».
Aussitôt une tempête d'hostilité
se déchaîna et sévit avec rage
pendant plusieurs semaines. Les adversaires les
plus acharnés se trouvaient parmi les
Brahmanes. Ceux-ci n'en étaient pas à
leur première tentative de ruiner le Sharada
Sadan. Très influents dans le Conseil
d'administration qui siégeait à
Bombay, ils avaient voulu imposer à
l'institution les lois des castes. Ainsi
Ramabaï et ses trois aides chrétiennes
auraient été exclues d'une partie des
bâtiments, puisque ces lois obligeaient les
Hindoues à être seules pour leurs
adorations et leurs repas. Le même conseil
voulut interdire aux élèves
d'assister au culte chrétien, tout en les
laissant libres de prendre part aux
cérémonies païennes. Avec ces
prétentions, que serait devenue la
neutralité religieuse exigée par le
Comité américain ? Ramabaï
refusa de se soumettre aux injustes exigences du
Conseil d'administration. Celui-ci,
mécontent, démissionna en bloc et
engagea, par circulaire, parents
et tuteurs à ne plus confier
d'élèves à une institution qui
ne se conformait pas aux lois hindoues.
Vingt-cinq jeunes filles furent
retirées de l'école au milieu de
scènes émouvantes. Quelques parents
laissèrent leur enfant à la condition
qu'elle n'assisterait plus à un culte
chrétien. Parmi celles qui partaient
plusieurs étaient exposées à
subir de mauvais traitements. Dans un ou deux cas
la ruine morale était certaine, mais
Ramabaï fit des efforts inouïs pour
sauver les pauvres victimes et eut la joie de
réussir.
L'une de ces libérations est aussi
sensationnelle que celle de certains
esclaves ; il s'agit du reste d'un
véritable esclavage. Une jeune fille avait
été adoptée par
Ramabaï ; sa mère, qui
était veuve, était au service d'un
temple païen. Un Hindou, ami du
progrès, l'avait confiée au Sharada
Sadan pour la soustraire à l'exemple de la
mère, qui vivait dans la débauche.
Mais quand cet homme apprit que quelques
élèves devenaient chrétiennes,
il se joignit à la clameur populaire pour
exiger le départ de la jeune fille,
préférant que celle-ci se
livrât à l'inconduite plutôt que
d'être disciple du Christ. Une maladie servit
de prétexte pour envoyer
l'élève à l'hôpital de
Bombay ; c'était autant de
gagné. Des amies chrétiennes furent
chargées de la visiter et lui
inspirèrent confiance. La mère et les
prêtres païens accoururent avec leurs
Shastras (livres saints) et essayèrent en
vain de lui enlever sa Bible. Quoique les chemins
de sortie fussent surveillés, les
mêmes amies purent emmener la convalescente
et la remettre à une dame
missionnaire qui habitait hors de la ville.
Intentionnellement on laissa Ramabaï dans
l'ignorance de ces faits, tandis que la mère
furieuse venait la harceler, prétendant que
sa fille n'était pas majeure et n'avait pas
le droit de disposer d'elle-même.
La presse indigène publia de
violents articles contre Ramabaï, qui redouta
que cette affaire ne ruinât son oeuvre.
Grâce au chef de la police, qui était
chrétien, la jeune fille ne fut pas
obligée d'aller au temple païen contre
son gré. Elle se fit baptiser, après
quoi sa mère et les prêtres la
laissèrent tranquille. Rentrée au
Sharada Sadan, elle put y continuer ses
études sans être
inquiétée.
Dans un rapport envoyé à ses amies
d'Amérique, Ramabaï écrivait les
lignes suivantes :
« Nous laissons à nos
élèves l'entière
liberté de garder leur caste et leurs
coutumes et nous avons pris les dispositions
matérielles qui leur donnent la
possibilité de le faire. On ne les
empêche nullement d'adorer leurs dieux, ni de
porter des amulettes autour du cou, si elles le
veulent. Pensez-vous que j'aie combattu la religion
de ces jeunes filles ? Non, certes. Je n'ai
enseigné aucun système religieux. Si
elles désirent une instruction religieuse,
elles peuvent fréquenter l'école du
missionnaire ou celle du prêtre hindou. Mais
je suis heureuse de dire qu'elles ont vu la
Lumière, non par elles-mêmes, mais par
la grâce de Dieu.
Je suis chrétienne, j'ai mon
foyer dans lequel grandit ma fille. je me suis
approprié la parole de Josué :
« Pour moi et ma
maison, nous servirons
l'Éternel. » Mes
élèves sont libres de
célébrer leur culte comme elles le
veulent et j'ai reçu de Christ la
liberté qu'il donne à tout
chrétien. Pourquoi cacherais-je la
lumière sous le boisseau ? Quand je
célébrais mon culte de famille dans
ma chambre et non dans la salle des leçons,
quelques jeunes filles y assistèrent et nous
leur donnâmes l'autorisation d'y participer
si elles le désiraient. Nos frères
hindous pensèrent que j'allais trop loin et
que je christianisais mes élèves. Ils
exigèrent que la porte de ma chambre
fût fermée pendant la lecture de la
Bible et la prière. Non, répondis-je,
car j'ai la liberté de pratiquer le
christianisme comme ces jeunes filles ont la
liberté d'observer leur religion. Pourquoi
fermerais-je ma porte, puisque je ne la ferme
jamais ? Nos amis hindous, se sentant
offensés, voulurent supprimer notre
école et en élever une autre sur ses
ruines ; mais j'ai la joie de dire que les
fondations de notre école n'ont pas
été élevées sur le
sable, mais sur le Rocher des siècles ;
elle y est restée debout jusqu'à
aujourd'hui et elle le restera
toujours. »
Ces mots nous révèlent la
foi solide et énergique de l'ancienne
païenne qui croit au Dieu de l'Évangile
et qui lutte pour la vérité. Ses
adversaires fondèrent une école dans
laquelle les rites hindous étaient
obligatoires, mais elle ne prospéra point et
disparut bientôt. Le Sharada Sadan se
développa rapidement et reçut un
grand nombre de veuves malheureuses qui furent
accueillies au nom du Christ compatissant.
L'Inde est célèbre par l'architecture de ses temples imposants et de ses palais de marbre. Les voyageurs en font des descriptions enthousiastes. Plusieurs auteurs français, entre autres Pierre Loti et André Chevrillon, ont écrit à leur sujet des pages splendides. Une circonstance donna à Ramabaï l'occasion de visiter quelques-uns de ces édifices et d'y découvrir des secrets qui sont cachés aux Européens. Dans la saison froide qui suivit les luttes de 1893, le Sharada Sadan reçut une visite qui fut accueillie avec une grande joie. C'était Mrs Judith Andrews, la présidente du Comité américain de l'Association Ramabaï. Cette dame fit dans les asiles un séjour de plusieurs semaines pour les étudier dans tous leurs détails. Les élèves, enchantées de la visiteuse à cheveux blancs, lui décernèrent le titre affectueux de Ahjibaï (grand'Mère). Un voyage en Inde est incomplet si l'on n'a pas vu ses admirables temples, palais ou tombeaux. La plupart de ceux-ci étant situés à une grande distance dans le Nord, Mrs Andrews pria Ramabaï de l'accompagner. Elle n'aurait pu trouver de meilleur guide, car celle-ci avait autrefois parcouru cette contrée et était à même de révéler des faits que l'on dissimule aux touristes.
Nous ne citerons qu'un épisode de ce
voyage. Près de la ville actuelle d'Agra
s'élève le fort du même nom,
vaste emplacement entouré d'anciennes
fortifications. On y voit entre autres les restes
des palais des empereurs mongols, les anciens
maîtres de l'Inde, appelés
habituellement les
« grands-mogols ». Laissons la
parole à Ramabaï :
« Le guide nous montra les
appartements privés de la rani
(impératrice), les jardins et les grands
édifices de marbre. Il nous fit aussi voir
la superbe construction du Saman Burij (Tour du
jasmin) que les visiteurs admirent avant de partir,
afin d'emporter d'Agra une vision de beauté.
La magnificence de ce « poème de
marbre » ne satisfit pas ma
curiosité et je demandai où
étaient les cachots. Le guide
commença par dire qu'il n'y en avait
point ; ensuite, sur la promesse d'une bonne
récompense, il se laissa persuader. Ayant
ouvert une trappe, il nous fit
pénétrer dans de nombreux
souterrains, petits et grands, où l'on
enfermait et torturait les femmes du grand-mogol
tombées en disgrâce. Le guide,
après avoir allumé un flambeau, nous
conduisit jusqu'au bout de la prison, dans le
caveau qui a été creusé sous
la Tour du Jasmin. Cette sombre pièce
octogone est pourvue d'une fosse profonde que
surplombe une poutre admirablement sculptée.
On suspendait à cette poutre les malheureuses qui
avaient
été impératrices et qui, pour
une cause inconnue, avaient encouru la
défaveur du despote...
Pendant qu'elles subissaient la torture,
leur maître cruel et leurs rivales chantaient
et se divertissaient au-dessus de leurs têtes
dans la splendide Tour du Jasmin. je ne songe
guère à la beauté de ce
lieu ; mais je n'oublierai jamais ni cet
obscur caveau, ni les salles de torture qui
existent dans mainte tour sacrée de l'Inde.
Si les murs de cet horrible local pouvaient parler,
quels récits de cruautés ne nous
feraient-ils pas ? » Ainsi
Ramabaï put révéler à Mrs
Andrews un aspect de l'Inde qui reste caché
aux autres voyageurs.
Après avoir stigmatisé la barbarie
des grands-mogols musulmans, elle exprima son
indignation contre le paganisme hindou. Il est de
mode dans certains milieux européens et
américains d'admirer les penseurs de l'Inde
et de vanter la profondeur et la solidité de
leurs systèmes ; demandons l'avis de
celle qui les connaissait bien, puisqu'elle avait
été autrefois honorée du titre
de Pandita (doctoresse) et comparée à
Sarasvati, la déesse de la science.
Ramabaï nous répond par ces lignes
d'une sobre éloquence :
« Je prie mes soeurs
d'Occident de ne pas se contenter d'admirer la
beauté extérieure des grandes
philosophies de l'Inde et de ne pas s'extasier sur
les longs et intéressants discours de nos
intellectuels, mais d'ouvrir les trappes des
monuments de l'intelligence hindoue et de pénétrer
dans leurs
sombres caveaux pour voir l'oeuvre de cette
pensée que l'on prône tant.
Que nos amies d'Europe, et
d'Amérique viennent en Inde et habitent
parmi nous. Qu'elles se rendent dans les centaines
de lieux sacrés vers lesquels accourent
chaque année d'innombrables pèlerins.
Qu'elles visitent Jagannath, Puri,
Bénarès, Gaya, Allahabad, Muttra,
Bindraban, Dwarka, Pandharpur, Udipi, Tirpatty et
d'autres villes saintes, ces places fortes de
l'hindouisme et de la science sacrée,
résidences des mahatmas (savants) et des
moines dont les sublimes (?) philosophies sont
journellement enseignées et mises en
pratique. Des milliers de prêtres et d'hommes
instruits dans cette science sacrée sont les
chefs spirituels de notre peuple. Ils oppriment les
veuves et « ils dévorent les
maisons des veuves ». Je suis
allée dans plusieurs de ces prétendus
lieux saints, j'ai vécu parmi le peuple et
j'ai vu un assez grand nombre de ces philosophes
remplis de « l'esprit supérieur
hindou » qui accablent les veuves et qui
piétinent le peuple de basse caste pauvre et
ignorant.
» Ils ont privé les veuves
du droit à une vie honnête et
heureuse. Ils envoient des centaines
d'émissaires qui réunissent les
jeunes veuves, les amènent par milliers dans
les villes saintes et leur ravissent leurs biens et
leur vertu. Ils persuadent les femmes
crédules et miséreuses de quitter
leurs maisons pour aller vivre dans les kshetras
(lieux saints) et après leur avoir
enlevé leur argent ils essaient de les
séduire. Ils enferment les jeunes veuves
dans leurs grands mathas (couvents) et les livrent
contre finance à des hommes corrompus. Quand
ces pauvres esclaves ne peuvent plus satisfaire
leurs maîtres cruels, elles sont
réduites à la mendicité. Elles
supportent les conséquences du
péché et le poids de la honte et
meurent d'une mort plus misérable que celle
du chien errant. Les prétendus lieux saints
de l'Inde, vraies cavernes de l'enfer, sont le
tombeau d'un grand nombre de veuves et
d'orphelines. »
« Chaque année des
milliers et des milliers de jeunes veuves et de
fillettes souffrent d'une manière indicible
et périssent sans avoir été
secourues ; aucun philosophe ni aucun mahatma
ne se lève pour défendre
courageusement leur cause et leur offrir son appui.
Ces professeurs de fausses philosophies et
d'érudition sans vie ne feront aucun bien
à notre peuple. Rien n'a été
entrepris par eux pour protéger l'orpheline
et rendre justice à la veuve. Si quelque
chose a été fait pour
améliorer le sort de celles-ci, ce fut par
des personnes que le christianisme inspirait.
L'instruction et la philosophie hindoues sont sans
force devant les lois des castes, les anciennes
coutumes et le pouvoir des prêtres.
Nos savants et nos penseurs sont
indifférents au sort de leurs frères
et de leurs soeurs et ne se soucient pas de
connaître les terribles souffrances des
veuves et les existences ruinées par les
prêtres. Ils déplorent que quelques
femmes aient le courage de se déclarer
libres et d'obéir à leur conscience,
mais ils ne disent rien des milliers qui chaque
année meurent après une vie de honte.
J'invite sérieusement les femmes
d'Amérique et d'Europe à venir en
Inde et à séjourner dans nos villes
sacrées, non pas comme des touristes, mais
comme de pauvres mendiantes. Qu'elles entrent dans
les huttes sordides pour écouter les
récits des malheureuses Hindoues et voir les
fruits des « sublimes
philosophies ». Qu'elles ne se laissent
pas éblouir par les livres et les
poèmes publiés sur notre pays, car il se passe ici
des choses
honteuses ; tout n'est pas poésie en
Inde, la prose de la réalité est
rude. Celle-ci ne saurait être comprise en
Occident par nos frères qui se contentent
d'être instruits, ni par nos soeurs qui sont
satisfaites d'une vie confortable. »
On peut se demander si les affirmations de
Ramabaï sont basées sur des
observations rigoureuses et impartiales. Les
renseignements que nous avons obtenus de diverses
sources nous permettent de déclarer qu'elles
sont exactes. Pendant sa jeunesse, ses
pèlerinages lui avaient
révélé les souffrances des
veuves. Ensuite, les récits de ses
protégées avaient augmenté le
nombre de ses informations. Afin de mieux remplir
sa tâche, elle tint à connaître
d'une façon exacte et complète la
situation des pauvres victimes du paganisme. Pour
les délivrer et les secourir avec
succès, elle devait être
renseignée d'une façon précise
sur leur sort. Elle se décida à faire
un voyage d'enquête un an après celui
que nous venons de mentionner.
Elle partit après s'être
déguisée en femme de basse-caste qui
va en pèlerinage. La ville de Bindraban,
dans le Penjab, à soixante-dix
kilomètres d'Agra, s'enorgueillit de temples
célèbres. Ils sont consacrés
à Krishna, l'une des nombreuses incarnations
de Vichnou, le dieu qui conserve la vie.
Ramabaï loua dès son arrivée un
modeste logis, puis entra en conversation avec les
femmes qu'elle rencontrait. Les aveux qu'elle
entendit la firent bondir d'indignation,
confirmèrent les faits que nous venons de
raconter et lui révélèrent des
détails nouveaux. « Cette
cité de temples, raconte-t-elle, appartient
à de riches prêtres qui envoient des
agents dans la contrée. Ceux-ci persuadent
les jeunes veuves de bonnes familles de se rendre
en pèlerinage à Bindraban pour
expier, disent-ils, les péchés qui
ont été la cause de leur veuvage.
Puis ils leur promettent qu'elles iront,
après cette vie, dans le séjour du
bonheur, si elles demeurent dans les lieux saints
pour se mettre au service des prêtres et des
moines et adorer Krishna. Reçues avec
courtoisie, elles dépensent leur argent,
vendent leurs bijoux et sont enfin réduites
à la misère.
À celles qui ne veulent pas
s'adonner à une vie immorale, on explique
que celle-ci n'est pas un péché dans
les enceintes sacrées dédiées
à Krishna. (L'histoire de ce dieu est celle
d'un héros humain dont la morale n'est pas
un modèle à suivre.) Ramabaï, on
le devine, fut indignée des
procédés éhontés de ces
individus sans conscience. Elle découvrit
dans cette ville des centaines de veuves qui
étaient dans une situation lamentable et
dont la plupart venaient de la province du Bengale.
Elle essaya d'en sauver six ou sept, mais son plan
fut déjoué et échoua. Il lui
fallut rentrer chez elle, seule, malade et
déprimée. Elle avait entrepris la
lutte contre des adversaires puissants, car les
sombres pratiques de l'hindouisme n'infestent pas
seulement les temples païens, mais se
propagent comme des miasmes dans la vie publique et
dans la vie de famille, laissant après elles
la corruption.
Ramabaï ne se laissa pas abattre
par l'échec subi à Bindraban et se
consacra à de multiples travaux dans le
Sharada Sadan. Le Seigneur, en réponse
à ses prières, lui
donna plusieurs encouragements : la
renommée de son asile s'étend ;
les portes s'ouvrent pour recevoir de nouvelles
détresses, femmes abandonnées et
épouses sans enfants chassées par une
rivale. Bref, à mesure que les années
se passent, l'oeuvre s'accroît comme la
semence qui devient un grand arbre.
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