Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE II

Préparation à l'Étranger.

1883-1888

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Sentant l'insuffisance de son instruction, la jeune veuve songea à se rendre en Angleterre pour la compléter. Passer « l'eau noire », l'Océan, est pour une femme hindoue une entreprise hardie ; n'importe !... Elle s'embarqua avec sa fillette et arriva heureusement à destination. Elle jouit de l'hospitalité des diaconesses de Wantage, comté de Berck, qui entretenaient une mission à Poona.


Études en Angleterre et conversion.

La première année fut consacrée à l'étude de l'anglais qu'elle parvint à parler couramment. Sous l'influence du milieu, ses idées religieuses continuèrent leur évolution. Nous l'avons suivie dans ses pèlerinages de païenne fervente, puis elle avait passé par une phase d'indifférence ; mais depuis la mort de son mari elle croyait vaguement en un Dieu qui guidait sa destinée. Quatre ans auparavant, à Calcutta, le fondateur de la Société de la réforme hindoue lui avait donné une brochure qui exposait les principes des grandes religions. Elle avait été très frappée par la lecture des pages qui contenaient des extraits du Nouveau Testament. Depuis lors elle s'était procuré une Bible qu'elle lisait assidûment. Quelques mois après son arrivée à Wantage, en septembre 1883, elle se fit baptiser dans l'Église anglicane avec sa chère Manorama. Elle a caractérisé d'une façon pittoresque la différence entre les textes hindous et l'Évangile. « Tandis que les anciens écrits sacrés de l'Inde nous ont donné quelques préceptes magnifiques sur la charité, le Christ nous donne la force de les mettre en pratique... ces préceptes se comparent à une splendide locomotive capable de belles performances, Christ et son Évangile sont la vapeur qui la font avancer. » Le savant orientaliste Max Müller, d'Oxford, eut l'occasion de s'entretenir avec Ramabaï ; plus tard, dans un volume de souvenirs, il désapprouva cette conversion en lui attribuant des motifs extérieurs. Certes, la foi de la néophyte fut, au début, toute intellectuelle, mais elle se transforma peu à peu en une foi personnelle au Dieu de Jésus-Christ qui pardonne et régénère. Nous aurons, à plusieurs reprises, l'occasion de décrire les étapes de cet admirable développement religieux qui conduisit Ramabaï à un christianisme authentique.

Après un an passé à Wantage, elle fut nommée professeur de sanscrit dans le collège des jeunes filles de Cheltenham. Elle y passa dix-huit mois. Tout en enseignant, elle étudia la littérature anglaise, les sciences naturelles et les mathématiques. Une de ses parentes qui était dans une université américaine l'invita à assister à la cérémonie dans laquelle le diplôme de doctoresse en médecine lui serait décerné. Regrettant cette interruption dans son travail, Ramabaï entreprit cependant ce voyage avec l'espoir qu'il ne serait pas inutile. Une fois arrivée, elle se félicita de sa détermination et s'écria : « Le Dieu auquel je crois m'a conduite ! » car des circonstances favorables lui permirent de continuer sa préparation et le séjour qui ne devait durer que quelques semaines se prolongea trois ans.


Aux États-Unis. Un rêve se réalise.

Son intérêt se porta sur les méthodes des écoles primaires américaines et sur l'organisation des écoles enfantines (froebeliennes). Elle apprit avec surprise que les éducateurs cherchaient à développer non seulement les dons de l'intelligence mais aussi l'habileté manuelle. Elle continua ses études sans soucis matériels, jouissant de l'hospitalité la plus cordiale et fut, avec sa fillette, reçue généreusement dans la demeure de la doctoresse Rachel Bodley, directrice de l'École médicale féminine de Philadelphie.

La jeune veuve n'oubliait cependant pas ses soeurs de l'Inde. Pour faire connaître leur malheureuse condition, elle publia en anglais un livre qui devint fameux : The High-Caste Hindu Woman (La femme hindoue de haute caste). Elle y révélait l'existence de ces milliers de personnes condamnées à l'ignorance par un paganisme perverti, le mariage des enfants, l'asservissement des jeunes femmes et le martyr des veuves avec leurs répercussions sur la famille et la société. La préface de Rachel Bodley racontait l'histoire de Ramabaï et son projet d'institut pour les jeunes veuves et adressait un vibrant appel à la générosité américaine.

Ce livre fut accueilli avec bienveillance par le public. L'auteur fut invité à donner des conférences et en mai 1887 une nombreuse assemblée chargea une commission d'étudier ses plans. À la fin de la même année, le comité était constitué d'une manière définitive sous le nom d'Association Ramabaï, avec siège à Boston. Les membres, exclusivement féminins, s'engageaient à soutenir financièrement, pendant dix ans, l'école projetée aux Indes. Les statuts donnaient à celle-ci un caractère particulier. Ils prescrivaient le maintien des coutumes nationales avec une grande simplicité dans la nourriture et le vêtement. En matière religieuse, devait régner une stricte neutralité qui laisserait à chacune des futures élèves une entière liberté de convictions. En rentrant chez elle, après la séance de fondation, Ramabaï était au comble de ses voeux. On la trouva sanglotant. « Je pleure de joie, dit-elle, car mon rêve de plusieurs années va se réaliser. »




CHAPITRE III

Fondation des Asiles.

En mai 1888, Ramabaï prit congé de ses amies de Boston et de Philadelphie, traversa le Canada et atteignit la côte du Pacifique, tout en fondant, en cours de route, de nouvelles sections de son association. À la fin de la même année, elle s'embarqua à San-Francisco, fit escale à Hong-Kong, et arriva à Bombay le 1er février 1889. Six semaines plus tard elle inaugura, dans ce grand port de mer, son asile et le nomma Sharada Sadan, (Maison de la sagesse).


Débuts à Bombay et transfert à Poona.

Deux jeunes élèves furent reçues. Elles commencèrent par apprendre l'alphabet en trois langues, mahrathi, anglais et sanscrit. L'une d'elles avait eu une jeunesse si malheureuse qu'elle avait décidé par trois fois de se suicider, mais chaque fois la crainte de renaître femme l'avait arrêtée. (Nos lecteurs savent que, d'après la célèbre doctrine hindoue de la transmigration des âmes, les êtres humains passent par un grand nombre d'existences successives.) Cette élève désespérée épousa plus tard un professeur et fut une heureuse mère de famille. À Bombay comme à Poona, des Hindous aux idées avancées accueillirent Ramabaï avec bienveillance et l'encouragèrent dans son entreprise. Elle leur assura que la neutralité religieuse serait respectée dans le Sharada Sadan. Des conférences publiques la mirent en rapport avec des cercles plus étendus et firent affluer les élèves. Elle fit la connaissance de Sundari Powar, qui devint plus tard sa collaboratrice dévouée. Au bout d'une année l'asile fut transféré dans la ville de Poona, puis aux abords de celle-ci dans un bâtiment entouré de quatre-vingts hectares de terrain. Ce changement s'imposait à cause du climat plus salubre et des conditions économiques favorables.


Visite au Sharada Sadan en 1892.

L'asile-école est à quelque distance de la route. Pour mieux l'en isoler, le mur fut garni de treillis dissimulé sous une vigne grimpante et une haie d'arbustes. Le jardin est orné d'arbres qui se couvrent en leur saison de fleurs tropicales aux teintes merveilleuses. Une source entourée d'une fougeraie offre une fraîche retraite pendant la chaleur du jour. La maison a un seul étage, selon l'usage du pays, avec de grands toits qui dépassent les murs. Les bords des toits sont soutenus par des piliers et forment ainsi les vérandas. Ramabaï y fit ajouter deux dortoirs avec une galerie pour observer les astres.
« Ce n'est pas un institut dans lequel les meilleures pièces sont réservées au corps enseignant, dit la directrice à un groupe de visiteurs. Mes élèves sont libres d'aller et de venir dans le salon comme dans toutes les autres pièces de la maison. Le Sharada Sadan avec tous ses privilèges a été fondé pour elles. Dans leurs familles, on les a traitées comme des parias en les privant d'affection et de confort. Je désire qu'elles voient le contraste en toutes choses là où règne l'affection. Je souhaite qu'elles fassent connaissance avec le plus grand nombre possible de braves gens, qu'elles apprennent à connaître le monde par les livres et les tableaux, qu'elles jouissent des oeuvres merveilleuses de Dieu lorsqu'elles parcourent le jardin, regardent à travers le microscope ou contemplent les cieux. »

Tous les visiteurs reconnaissent que ce but est atteint, car l'esprit de la maison est excellent. Les élèves vont et viennent, apprennent leurs leçons, se promènent par groupes dans le jardin et cueillent des roses et des lis qu'elles s'offrent réciproquement. Certains de leurs jeux gardent un écho du passé douloureux. Voici l'une de leurs conversations qui fut notée séance tenante.
« Vitto : J'étais encore un bébé quand on me maria. je n'ai pas l'air d'une veuve, n'est-ce pas ? Et pourtant on m'a appelée veuve maudite et on a dit que j'avais tué mon mari.
» Chanda : Moi aussi, je suis veuve, car mes parents me l'ont dit, mais je ne comprends pas ce que cela signifie. Ils disent que je souffrirai beaucoup lorsque je serai plus âgée parce que j'ai tué et dévoré mon mari, mais je ne l'ai jamais vu. je ne sais qui il était. Depuis que je suis dans cette école chacun m'aime ; on s'efforce de me rendre heureuse ; on ne me dit pas de mots méchants et personne ne pense que je sois maudite.
» Sundri : Prya, raconte-nous ton histoire, puis je vous dirai la mienne.
» Prya : Mon père savait que je deviendrais une veuve, mais il me donna quand même en mariage.
» Toutes les autres : Prya, Prya, ne dis pas cela ! Comment pouvait-il connaître l'avenir ?
» Vitto : Les parents vendent parfois leur fille en mariage pour une somme d'argent. Connaissez-vous la jeune fille qui était dans cette école et qui fut retirée par sa famille ignorante ? Cette pauvre enfant avait été mariée à l'âge de cinq ans. Elle avait été vendue pour cent roupies (environ 170 francs) à un homme de cinquante ans. Peu après ce misérable mourut, laissant une veuve de six ans ! Ses parents auraient dû prévoir que la jeune épouse d'un vieillard serait bientôt veuve. Sans doute avaient-ils besoin d'argent ou ne pouvaient-ils pas entretenir leur fille.
» Les autres confirmèrent ce récit. Ensuite Prya se mit à raconter :

« Il y a des milliers d'histoires semblables à la mienne. Ma mère mourut quand j'avais neuf mois. Lorsque j'eus deux ans et demi, mon père me donna en mariage à un garçon qui mourut six mois après. Une amie de ma mère prit soin de moi, puis mon père m'emmena dans la ville de Bombay. je vécus quatre ans chez lui, faisant le ménage ; j'y fus bien malheureuse. Mon père était un Hindou strict qui ne m'aimait pas parce que je suis veuve. L'oncle de ma mère me plaça dans cette maison. Mon père, qui n'était pas de son avis, vint à Poona pour me retirer d'ici, mais il tomba malade. Quand je le visitai, il dit qu'il désirait voir ma chevelure rasée et mon visage défiguré. Il mourut bientôt et je fus libre. »

Les fillettes terminèrent leur conversation en refusant de se considérer comme veuves ; heureuses de la liberté trouvée au Sharada Sadan, elles coururent à leurs jeux.

Dans notre promenade à travers les bâtiments nous n'avons pas encore rencontré celle qui en est l'âme. La voici, occupée à ses tâches multiples. Elle est de petite taille et vêtue de blanc selon la coutume des veuves de la contrée. Sa physionomie est illuminée par des yeux clairs, extrême rareté dans sa race et son visage est encadré par la chevelure brune qui retombe sur ses épaules. Malgré ses voyages à l'étranger, Ramabaï garde l'aspect d'une femme indigène, tout en se distinguant par un regard d'une singulière énergie. Elle est toujours occupée, soit qu'elle écoute les élèves qui récitent leurs leçons, soit qu'elle dirige les personnes qui travaillent au jardin, soit qu'elle reçoive des visiteurs. Ses élèves lui donnent le titre de « Baï » qui est réservé à la maîtresse de la maison. Elle possède le talent de gagner la confiance de ses protégées qui la considèrent comme leur mère. Oubliant leur passé malheureux, elles renaissent à la vie d'enfant. Dans les repas, les usages de l'Inde sont respectés - assiettes de cuivre où l'on prend les aliments avec la main pour les porter à la bouche ; pas de fourchettes, ni de couteaux ; pas de sièges, on s'assied sur une natte ou sur le sol.

La scène du bonsoir est l'une de celles qui méritent d'être racontées. Lorsque sonne la cloche de la retraite, toutes les élèves entourent Baï et Ukka ; chacune d'elles donne et reçoit un baiser, depuis la cuisinière brahmane qui a quarante ans jusqu'à la plus jeune des veuves-enfants. Quelques-unes, désireuses de recevoir plusieurs baisers, s'approchent de nouveau, il faut les congédier pour qu'elles se décident à partir.

À mesure que l'oeuvre grandit, une collaboratrice devint nécessaire. Sundari Powar offrit ses services et devint le bras droit de la Pandita ; les élèves l'appelaient « Ukka » (soeur aînée) ou ajoutaient à son prénom le titre de baï « Sunderbaï », parce qu'elle était l'aide indispensable de leur mère adoptive.

Dans les premières années les élèves étaient au nombre d'une quarantaine. Il y en avait de tout âge ; la plus jeune avait sept ans et le plus grand nombre de quinze à vingt-cinq ans. Les plus vieilles cachaient leur tête sous une partie de leur sari (robe), car elles avaient dû faire tondre leur chevelure pour se conformer à l'antique coutume imposée aux veuves.


Le martyre d'une jeune veuve.

Peu après le transfert du Sharada Sadan à Poona, Ramabaï avait visité la maison de ses ancêtres dans le district de Mangalore. Sa parenté lui fit bon accueil. À son retour plusieurs jeunes veuves brahmanes l'accompagnèrent. L'histoire de l'une d'elles montrera l'ingéniosité de leur protectrice.

Une petite veuve était cruellement maltraitée dans sa famille. On la suspendait par les poignets aux chevrons du toit et l'on plaçait dessous un tas d'épines destinées à la recevoir si elle parvenait à se dégager. Pour varier le supplice, on l'enfermait dans la cuisine après avoir placé des grains de poivre rouge sur le feu ; la fumée produite par ce moyen est dangereuse pour les yeux. Ramabaï offrit de donner une bonne éducation à la jeune veuve, mais sa proposition ne fut pas acceptée. Que faire ? Y renoncer ? Non, car il fallait à tout prix délivrer la malheureuse. La belle-mère et une autre parente furent invitées avec celle-ci à faire un séjour au Sharada Sadan. Elles y furent comblées de prévenances et on leur réserva une pièce où elles purent cuire leurs aliments selon les prescriptions de leur caste. Un jour l'opprimée dit en secret à la Pandita sa vie de souffrance et sembla désirer rester au Sharada Sadan. Alors fut utilisé un trait particulier des usages de l'Inde : les visites ne partent pas avant que leurs hôtes les aient congédiées. Ainsi, sans enfreindre les règles de la politesse de son pays, Ramabaï dit aux deux dames de rentrer chez elles. À leur vive surprise, la jeune veuve désira rester et, comme elle avait l'âge de disposer d'elle-même, personne ne put l'en empêcher. La martyre libérée s'est plus tard convertie au christianisme et est devenue l'une des aides de la maison, mais son visage portera toujours la trace des mauvais traitements qu'elle a subis dans son enfance !

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