Sentant l'insuffisance de son instruction, la jeune veuve songea à se rendre en Angleterre pour la compléter. Passer « l'eau noire », l'Océan, est pour une femme hindoue une entreprise hardie ; n'importe !... Elle s'embarqua avec sa fillette et arriva heureusement à destination. Elle jouit de l'hospitalité des diaconesses de Wantage, comté de Berck, qui entretenaient une mission à Poona.
La première année fut
consacrée à l'étude de
l'anglais qu'elle parvint à parler
couramment. Sous l'influence du milieu, ses
idées religieuses continuèrent leur
évolution. Nous l'avons suivie dans ses
pèlerinages de païenne fervente, puis
elle avait passé par une phase
d'indifférence ; mais depuis la mort de
son mari elle croyait vaguement en un Dieu qui
guidait sa destinée. Quatre ans auparavant,
à Calcutta, le fondateur de la
Société de la réforme hindoue lui avait donné
une brochure qui exposait les principes des grandes
religions. Elle avait été très
frappée par la lecture des pages qui
contenaient des extraits du Nouveau Testament.
Depuis lors elle s'était procuré une
Bible qu'elle lisait assidûment. Quelques
mois après son arrivée à
Wantage, en septembre 1883, elle se fit baptiser
dans l'Église anglicane avec sa chère
Manorama. Elle a caractérisé d'une
façon pittoresque la différence entre
les textes hindous et l'Évangile.
« Tandis que les anciens écrits
sacrés de l'Inde nous ont donné
quelques préceptes magnifiques sur la
charité, le Christ nous donne la force de
les mettre en pratique... ces préceptes se
comparent à une splendide locomotive capable
de belles performances, Christ et son
Évangile sont la vapeur qui la font
avancer. » Le savant orientaliste Max
Müller, d'Oxford, eut l'occasion de
s'entretenir avec Ramabaï ; plus tard,
dans un volume de souvenirs, il désapprouva
cette conversion en lui attribuant des motifs
extérieurs. Certes, la foi de la
néophyte fut, au début, toute
intellectuelle, mais elle se transforma peu
à peu en une foi personnelle au Dieu de
Jésus-Christ qui pardonne et
régénère. Nous aurons,
à plusieurs reprises, l'occasion de
décrire les étapes de cet admirable
développement religieux qui conduisit
Ramabaï à un christianisme
authentique.
Après un an passé à
Wantage, elle fut nommée professeur de
sanscrit dans le collège des jeunes filles
de Cheltenham. Elle y passa dix-huit mois. Tout en
enseignant, elle étudia la
littérature anglaise, les sciences
naturelles et les mathématiques. Une de ses
parentes qui était dans une
université américaine l'invita
à assister à la
cérémonie dans laquelle le
diplôme de doctoresse en médecine lui
serait décerné. Regrettant cette interruption dans
son
travail,
Ramabaï entreprit cependant ce voyage avec
l'espoir qu'il ne serait pas inutile. Une fois
arrivée, elle se félicita de sa
détermination et s'écria :
« Le Dieu auquel je crois m'a
conduite ! » car des circonstances
favorables lui permirent de continuer sa
préparation et le séjour qui ne
devait durer que quelques semaines se prolongea
trois ans.
Son intérêt se porta sur les
méthodes des écoles primaires
américaines et sur l'organisation des
écoles enfantines (froebeliennes). Elle
apprit avec surprise que les éducateurs
cherchaient à développer non
seulement les dons de l'intelligence mais aussi
l'habileté manuelle. Elle continua ses
études sans soucis matériels,
jouissant de l'hospitalité la plus cordiale
et fut, avec sa fillette, reçue
généreusement dans la demeure de la
doctoresse Rachel Bodley, directrice de
l'École médicale féminine de
Philadelphie.
La jeune veuve n'oubliait cependant pas
ses soeurs de l'Inde. Pour faire connaître
leur malheureuse condition, elle publia en anglais
un livre qui devint fameux : The High-Caste
Hindu Woman (La femme hindoue de haute caste). Elle
y révélait l'existence de ces
milliers de personnes condamnées à
l'ignorance par un paganisme perverti, le mariage
des enfants, l'asservissement des jeunes femmes et
le martyr des veuves avec leurs
répercussions sur la famille et la
société. La préface de Rachel
Bodley racontait l'histoire de Ramabaï et son
projet d'institut pour les jeunes
veuves et adressait un vibrant appel à la
générosité
américaine.
Ce livre fut accueilli avec
bienveillance par le public. L'auteur fut
invité à donner des
conférences et en mai 1887 une nombreuse
assemblée chargea une commission
d'étudier ses plans. À la fin de la
même année, le comité
était constitué d'une manière
définitive sous le nom d'Association
Ramabaï, avec siège à Boston.
Les membres, exclusivement féminins,
s'engageaient à soutenir
financièrement, pendant dix ans,
l'école projetée aux Indes. Les
statuts donnaient à celle-ci un
caractère particulier. Ils prescrivaient le
maintien des coutumes nationales avec une grande
simplicité dans la nourriture et le
vêtement. En matière religieuse,
devait régner une stricte neutralité
qui laisserait à chacune des futures
élèves une entière
liberté de convictions. En rentrant chez
elle, après la séance de fondation,
Ramabaï était au comble de ses voeux.
On la trouva sanglotant. « Je pleure de
joie, dit-elle, car mon rêve de plusieurs
années va se réaliser. »
En mai 1888, Ramabaï prit congé de ses amies de Boston et de Philadelphie, traversa le Canada et atteignit la côte du Pacifique, tout en fondant, en cours de route, de nouvelles sections de son association. À la fin de la même année, elle s'embarqua à San-Francisco, fit escale à Hong-Kong, et arriva à Bombay le 1er février 1889. Six semaines plus tard elle inaugura, dans ce grand port de mer, son asile et le nomma Sharada Sadan, (Maison de la sagesse).
Deux jeunes élèves furent reçues. Elles commencèrent par apprendre l'alphabet en trois langues, mahrathi, anglais et sanscrit. L'une d'elles avait eu une jeunesse si malheureuse qu'elle avait décidé par trois fois de se suicider, mais chaque fois la crainte de renaître femme l'avait arrêtée. (Nos lecteurs savent que, d'après la célèbre doctrine hindoue de la transmigration des âmes, les êtres humains passent par un grand nombre d'existences successives.) Cette élève désespérée épousa plus tard un professeur et fut une heureuse mère de famille. À Bombay comme à Poona, des Hindous aux idées avancées accueillirent Ramabaï avec bienveillance et l'encouragèrent dans son entreprise. Elle leur assura que la neutralité religieuse serait respectée dans le Sharada Sadan. Des conférences publiques la mirent en rapport avec des cercles plus étendus et firent affluer les élèves. Elle fit la connaissance de Sundari Powar, qui devint plus tard sa collaboratrice dévouée. Au bout d'une année l'asile fut transféré dans la ville de Poona, puis aux abords de celle-ci dans un bâtiment entouré de quatre-vingts hectares de terrain. Ce changement s'imposait à cause du climat plus salubre et des conditions économiques favorables.
L'asile-école est à quelque
distance de la route. Pour mieux l'en isoler, le
mur fut garni de treillis dissimulé sous une
vigne grimpante et une haie d'arbustes. Le jardin
est orné d'arbres qui se couvrent en leur
saison de fleurs tropicales aux teintes
merveilleuses. Une source entourée d'une
fougeraie offre une fraîche retraite pendant
la chaleur du jour. La maison a un seul
étage, selon l'usage du pays, avec de grands
toits qui dépassent les murs. Les bords des
toits sont soutenus par des piliers et forment
ainsi les vérandas. Ramabaï y fit
ajouter deux dortoirs avec une galerie pour
observer les astres.
« Ce n'est pas un institut
dans lequel les meilleures pièces sont
réservées au corps enseignant, dit la directrice à
un groupe de
visiteurs. Mes élèves sont libres
d'aller et de venir dans le salon comme dans toutes
les autres pièces de la maison. Le Sharada
Sadan avec tous ses privilèges a
été fondé pour elles. Dans
leurs familles, on les a traitées comme des
parias en les privant d'affection et de confort. Je
désire qu'elles voient le contraste en
toutes choses là où règne
l'affection. Je souhaite qu'elles fassent
connaissance avec le plus grand nombre possible de
braves gens, qu'elles apprennent à
connaître le monde par les livres et les
tableaux, qu'elles jouissent des oeuvres
merveilleuses de Dieu lorsqu'elles parcourent le
jardin, regardent à travers le microscope ou
contemplent les cieux. »
Tous les visiteurs reconnaissent que ce
but est atteint, car l'esprit de la maison est
excellent. Les élèves vont et
viennent, apprennent leurs leçons, se
promènent par groupes dans le jardin et
cueillent des roses et des lis qu'elles s'offrent
réciproquement. Certains de leurs jeux
gardent un écho du passé douloureux.
Voici l'une de leurs conversations qui fut
notée séance tenante.
« Vitto : J'étais
encore un bébé quand on me maria. je
n'ai pas l'air d'une veuve, n'est-ce pas ? Et
pourtant on m'a appelée veuve maudite et on
a dit que j'avais tué mon mari.
» Chanda : Moi aussi, je suis
veuve, car mes parents me l'ont dit, mais je ne
comprends pas ce que cela signifie. Ils disent que
je souffrirai beaucoup lorsque je serai plus
âgée parce que j'ai tué et
dévoré mon mari, mais je ne l'ai
jamais vu. je ne sais qui il était. Depuis
que je suis dans cette école chacun
m'aime ; on s'efforce de me rendre
heureuse ; on ne me dit pas de mots
méchants et personne ne pense que je sois
maudite.
» Sundri : Prya, raconte-nous
ton histoire, puis je vous dirai la mienne.
» Prya : Mon père
savait que je deviendrais une veuve, mais il me
donna quand même en mariage.
» Toutes les autres : Prya,
Prya, ne dis pas cela ! Comment pouvait-il
connaître l'avenir ?
» Vitto : Les parents vendent
parfois leur fille en mariage pour une somme
d'argent. Connaissez-vous la jeune fille qui
était dans cette école et qui fut
retirée par sa famille ignorante ?
Cette pauvre enfant avait été
mariée à l'âge de cinq ans.
Elle avait été vendue pour cent
roupies (environ 170 francs) à un homme de
cinquante ans. Peu après ce misérable
mourut, laissant une veuve de six ans ! Ses
parents auraient dû prévoir que la
jeune épouse d'un vieillard serait
bientôt veuve. Sans doute avaient-ils besoin
d'argent ou ne pouvaient-ils pas entretenir leur
fille.
» Les autres confirmèrent ce
récit. Ensuite Prya se mit à
raconter :
« Il y a des milliers
d'histoires semblables à la mienne. Ma
mère mourut quand j'avais neuf mois. Lorsque
j'eus deux ans et demi, mon père me donna en
mariage à un garçon qui mourut six
mois après. Une amie de ma mère prit
soin de moi, puis mon père m'emmena dans la
ville de Bombay. je vécus quatre ans chez
lui, faisant le ménage ; j'y fus bien
malheureuse. Mon père était un Hindou
strict qui ne m'aimait pas parce que je suis veuve.
L'oncle de ma mère me plaça dans
cette maison. Mon père, qui n'était
pas de son avis, vint à Poona pour me
retirer d'ici, mais il tomba malade. Quand je le
visitai, il dit qu'il désirait voir ma
chevelure rasée et mon visage
défiguré. Il mourut bientôt et
je fus libre. »
Les fillettes terminèrent leur
conversation en refusant de se
considérer comme veuves ; heureuses de
la liberté trouvée au Sharada Sadan,
elles coururent à leurs jeux.
Dans notre promenade à travers
les bâtiments nous n'avons pas encore
rencontré celle qui en est l'âme. La
voici, occupée à ses tâches
multiples. Elle est de petite taille et vêtue
de blanc selon la coutume des veuves de la
contrée. Sa physionomie est illuminée
par des yeux clairs, extrême rareté
dans sa race et son visage est encadré par
la chevelure brune qui retombe sur ses
épaules. Malgré ses voyages à
l'étranger, Ramabaï garde l'aspect
d'une femme indigène, tout en se distinguant
par un regard d'une singulière
énergie. Elle est toujours occupée,
soit qu'elle écoute les élèves
qui récitent leurs leçons, soit
qu'elle dirige les personnes qui travaillent au
jardin, soit qu'elle reçoive des visiteurs.
Ses élèves lui donnent le titre de
« Baï » qui est
réservé à la maîtresse
de la maison. Elle possède le talent de
gagner la confiance de ses protégées
qui la considèrent comme leur mère.
Oubliant leur passé malheureux, elles
renaissent à la vie d'enfant. Dans les
repas, les usages de l'Inde sont respectés -
assiettes de cuivre où l'on prend les
aliments avec la main pour les porter à la
bouche ; pas de fourchettes, ni de
couteaux ; pas de sièges, on s'assied
sur une natte ou sur le sol.
La scène du bonsoir est l'une de
celles qui méritent d'être
racontées. Lorsque sonne la cloche de la
retraite, toutes les élèves entourent
Baï et Ukka ; chacune d'elles donne et
reçoit un baiser, depuis la
cuisinière brahmane qui a quarante ans
jusqu'à la plus jeune des veuves-enfants.
Quelques-unes, désireuses de recevoir
plusieurs baisers, s'approchent de nouveau, il faut
les congédier pour qu'elles se
décident à partir.
À mesure que l'oeuvre grandit,
une collaboratrice devint nécessaire.
Sundari Powar offrit ses services et devint le bras
droit de la Pandita ; les élèves
l'appelaient « Ukka » (soeur
aînée) ou ajoutaient à son
prénom le titre de baï
« Sunderbaï », parce
qu'elle était l'aide indispensable de leur
mère adoptive.
Dans les premières années
les élèves étaient au nombre
d'une quarantaine. Il y en avait de tout
âge ; la plus jeune avait sept ans et le
plus grand nombre de quinze à vingt-cinq
ans. Les plus vieilles cachaient leur tête
sous une partie de leur sari (robe), car elles
avaient dû faire tondre leur chevelure pour
se conformer à l'antique coutume
imposée aux veuves.
Peu après le transfert du Sharada Sadan
à Poona, Ramabaï avait visité la
maison de ses ancêtres dans le district de
Mangalore. Sa parenté lui fit bon accueil.
À son retour plusieurs jeunes veuves
brahmanes l'accompagnèrent. L'histoire de
l'une d'elles montrera l'ingéniosité
de leur protectrice.
Une petite veuve était
cruellement maltraitée dans sa famille. On
la suspendait par les poignets aux chevrons du toit
et l'on plaçait dessous un tas
d'épines destinées à la
recevoir si elle parvenait à se
dégager. Pour varier le supplice, on
l'enfermait dans la cuisine après avoir
placé des grains de poivre rouge sur le
feu ; la fumée produite par ce moyen
est dangereuse pour les yeux. Ramabaï offrit
de donner une bonne éducation à la
jeune veuve, mais sa proposition ne fut pas
acceptée. Que faire ? Y renoncer ? Non,
car
il
fallait à tout prix délivrer la
malheureuse. La belle-mère et une autre
parente furent invitées avec celle-ci
à faire un séjour au Sharada Sadan.
Elles y furent comblées de
prévenances et on leur réserva une
pièce où elles purent cuire leurs
aliments selon les prescriptions de leur caste. Un
jour l'opprimée dit en secret à la
Pandita sa vie de souffrance et sembla
désirer rester au Sharada Sadan. Alors fut
utilisé un trait particulier des usages de
l'Inde : les visites ne partent pas avant que
leurs hôtes les aient
congédiées. Ainsi, sans enfreindre
les règles de la politesse de son pays,
Ramabaï dit aux deux dames de rentrer chez
elles. À leur vive surprise, la jeune veuve
désira rester et, comme elle avait
l'âge de disposer d'elle-même, personne
ne put l'en empêcher. La martyre
libérée s'est plus tard convertie au
christianisme et est devenue l'une des aides de la
maison, mais son visage portera toujours la trace
des mauvais traitements qu'elle a subis dans son
enfance !
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