Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE PREMIER

Jeunesse de Ramabaï.

-------

 
Pandita Ramabaï.

Son père, Anandha Shastri, était un homme instruit et pieux. Fidèlement attaché à l'hindouisme, il accomplissait avec exactitude les cérémonies rituelles. Sa famille était de la caste supérieure des brahmanes et habitait le district de Mangalore. Nos lecteurs de la Suisse romande ont souvent entendu parler de cette région située sur la côte occidentale de la grande presqu'île, au sud de Bombay, et dans laquelle travaillent les missionnaires de notre Société de la Mission suisse aux Indes, appelée aussi Mission canaraise. De fortes études avaient développé l'intelligence d'Anandha et étendu le cercle de ses connaissances. Ses opinions différaient de celles de ses compatriotes sur un point : l'éducation de la femme. Après une lecture approfondie des anciens textes sacrés il fut persuadé. que la femme avait, comme l'homme, le droit de faire des études. Cette idée parut révolutionnaire en Inde. Anandha fut appelé un réformateur de l'hindouisme, mais à cause de sa fervente piété on ajoutait, à l'usage de ceux que ce mot scandalisait : « C'est un réformateur orthodoxe. »

Ayant marié ses enfants et enseveli sa première femme il ne savait que faire. C'était en 1840. Un pèlerinage qui le conduisit au bord de la rivière sainte de la Godavery orienta sa vie vers une direction imprévue. Après avoir pris le bain sacré, accompli les cérémonies prescrites et récité les formules rituelles des mantras, il allait partir lorsqu'il rencontra un pèlerin accompagné de sa famille. Les deux hommes lièrent connaissance, découvrirent qu'ils étaient de la même caste et éprouvèrent aussitôt des sentiments de confiance réciproque. Alors, sans plus attendre, le père de famille offrit à Anandha l'une de ses fillettes en mariage. La proposition fut acceptée, la noce célébrée le lendemain, l'épouse, qui avait neuf ans, remise aux soins de son époux et séparée pour toujours de ses parents. Ce procédé sommaire qui nous étonne et nous indigne est conforme aux moeurs hindoues. Nul ne s'inquiéta plus du sort de la jeune Lakshmibaï, qui s'en alla habiter avec son mari à mille six cents kilomètres de ses parents, privée de l'espérance de les revoir.
Rentré chez lui, Anandha la présenta à sa mère : « Que vous le vouliez ou non, dit-il, elle apprendra à lire. » Les protestations et les tracasseries de cette vénérable personne rendirent la vie amère au jeune ménage. impossible de rester dans la demeure familiale ! Anandha partit avec sa femme et s'arrêta sur les pentes occidentales des montagnes des Chats, dans la forêt de Gangamul. Il construisit une hutte de branches et de feuillage, cultiva quelques champs et selon ses principes se consacra surtout à l'instruction de sa jeune compagne. De nombreuses années s'écoulèrent. Puis la maisonnette solitaire fut animée par la présence de trois enfants. La fille aînée fut mariée toute jeune selon l'usage, mais, par décision formelle des parents, la cadette Ramabai, née en avril 1858, resta auprès d'eux avec son frère. Après une union malheureuse, l'aînée rentra dans la famille.


Enfance de Ramabaï.

Son père découvrit avec joie ses dispositions excellentes et son intelligence vive et précoce. Dans le calme de la forêt, troublé seulement par le chant des oiseaux ou les hurlements des fauves, la fillette apprit à parler et à lire plusieurs langues de l'Inde : le mahrathi, le canarais, l'hindoustani, le bengalais et même le sanscrit, vieil idiome sacré du pays. À l'âge de douze ans, elle récitait par coeur dix-huit mille vers de l'antique écrit des Pouranas ! Toutes les coutumes hindoues étaient observées avec soin dans la famille, même en voyage. Ainsi durant un trajet jusqu'à Bombay, qui dura trois jours, personne n'osa manger une bouchée ni boire un peu d'eau, car la dévote famille, appartenant à la caste supérieure des brahmanes, se soumettait à des lois rigoureuses. La nourriture devait être préparée d'une manière spéciale : pour ne pas enfreindre des usages sacro-saints, on préférait souffrir la faim et la soif.

La piété et la science du père lui acquirent un grand renom. Pèlerins et étudiants accoururent pour entendre le savant orthodoxe qui, chose inouïe, instruisait sa femme et sa fille. Selon la coutume, l'hospitalité était offerte aux visiteurs ; ils furent si nombreux que le naïf Anandha Shastri dépensa peu à peu tout son patrimoine et vendit ses rizières et ses plantations de cocotiers plutôt que de congédier ces hôtes importuns.

La pauvreté entra dans la famille. Comment vivre désormais ? Le brahmane ne cherche pas n'importe quel gagne-pain. Limité par les lois de sa caste, il ne peut s'adonner qu'à un nombre restreint de professions libérales. Anandha sera un Pouranika. Qu'est-ce que cela ? Parmi les livres sacrés, les Pouranas (1) sont très appréciés. Rédigés en langue sanscrite, ils ne peuvent être lus par chacun, car ce vieil idiome, incompréhensible au peuple joue en Inde le même rôle que le latin et le grec en Europe. Le pouranika, assis dans le vestibule du temple, ou au bord de l'étang sacré, ou sous un arbre, lit à voix haute avec des intonations spéciales. À son gré tantôt il se borne à la lecture, tantôt il traduit dans le langage populaire en ajoutant des explications. Les passants s'arrêtent et écoutent un moment, puis s'en vont après avoir déposé quelques cauris (coquillages dont soixante-quatre font la valeur d'un centime), une poignée de riz ou une pièce de monnaie. La générosité des auditeurs pourvut ainsi à l'entretien de toute la famille dont chaque membre, père, mère et enfants, était lecteur des Pouranas. Les dons laissaient même un superflu qui était dépensé en pèlerinages et en offrandes aux brahmanes. Cependant la vieillesse et les infirmités d'Anandha entravèrent bientôt les voyages et diminuèrent les gains, l'argent se fit rare dans la bourse commune. On ne s'en préoccupa guère, car on gardait une foi inébranlable dans les promesses des livres sacrés. Celles-ci sont formelles : « Adorez les dieux avec ferveur, donnez des aumônes aux brahmanes, répétez les noms de certains dieux, récitez des hymnes en leur honneur et toutes vos prières seront exaucées. » Pendant trois années ces moyens furent employés avec une admirable confiance, mais sans résultat. La dernière pièce de monnaie fut dépensée et les dieux ne daignèrent pas répondre.


La famine en 1876 et 1877.

La situation fut aggravée par une sécheresse persistante puis par la famine, malheureusement fréquente aux Indes. La population appauvrie ne put dès lors récompenser les lecteurs des Pouranas par une pièce d'argent ou de cuivre ; elle se contenta de donner un rameau ou une feuille cueillie à un arbre sacré. Impossible à la famille d'Anandha, pourtant frugale, de vivre de présents si mesquins ! Elle vit avec terreur le fléau se prolonger pendant plusieurs années pour atteindre son maximum d'intensité en 1876 et 1877.
Laissons Ramabaï elle-même raconter ses souvenirs:

« Après avoir donné notre dernier argent aux brahmanes pour apaiser les dieux et avoir mangé le dernier grain de riz, nous nous vîmes littéralement en face de la mort par la faim. Nous décidâmes de retourner dans la forêt pour y mourir solitaires. Le départ eut lieu le même soir ; mais notre cher père affaibli ne pouvait pas supporter les fatigues du voyage. Après mûre réflexion, il projeta de se noyer dans un étang sacré et nous avions l'intention de suivre son exemple ; les usages hindous ne désapprouvent pas les suicides de ce genre. Jamais je n'oublierai les paroles qu'il m'adressa. Ses yeux étant trop faibles pour voir, il me caressa le visage et me rappela avec larmes son affection et ses efforts pour m'instruire dans la connaissance, de la divinité. Il ne connaissait pas le vrai Dieu, mais il servait de toutes ses forces le dieu inconnu et souhaitait ardemment que ses enfants le servissent aussi. « Souviens-toi, dit-il, toi la plus jeune de mes enfants, combien tu m'es chère. Je t'ai confiée à notre dieu, à lui seul tu appartiens et tu le serviras, lui seul, toute ta vie. » Certainement, le Dieu tout-puissant et miséricordieux que ne connaissait pas mon père exauça cette prière puisqu'Il m'a conduite, moi indigne créature, à la lumière de l'Évangile. Je puis répondre maintenant « Oui, cher père, je servirai le vrai Dieu jusqu'à la fin de ma vie ». Après avoir pris congé de chacun, il désira être seul afin de se préparer dignement à la mort.

» Dans cette situation désespérée, Dieu suggéra une idée à mon frère : Abandonner tout orgueil de caste et travailler pour gagner la subsistance de la famille, afin que le père vénéré ne s'ôte pas la vie. Celui-ci donna son consentement et se fit porter dans le village voisin. Un temple en ruine nous servit d'asile et un jeune brahmane nous fournit quelques aliments. Peu après notre cher père mourut, puis ce fut le tour de ma mère et de ma soeur. Nous voyageâmes, mon frère et moi, d'un lieu à l'autre pour chercher du travail ; mais, même quand nous en trouvions, le salaire était si minime que nous pouvions à peine acheter une frugale nourriture. »


En pèlerinage.

Les deux jeunes voyageurs, soutenus par leur ardente foi païenne, firent à pied huit mille kilomètres pour adorer dans les temples les plus célèbres de leur pays.
Mais leurs convictions furent ébranlées à la vue de la vanité de l'hindouisme et des tromperies des prêtres. Ils ne lisaient plus les Pouranas. On leur avait raconté, par exemple, qu'en un certain jour de l'année, une ville d'or surgissait des flots de la mer. Ils ne virent que des nuages dorés par les rayons du soleil couchant. Ailleurs, accourus pour voir le lac qui renfermait sept îles flottantes, ils s'aperçurent que ces îles étaient des radeaux, couverts d'arbustes et de plantes diverses, que des hommes faisaient mouvoir secrètement Dans leurs pérégrinations ils endurèrent de grandes souffrances qui les rendirent capables de voir et de comprendre les souffrances d'autrui. Frappés des mauvais traitements infligés aux veuves, ils eurent la hardiesse de prendre la parole en public pour se charger de leur défense. Leurs pas les conduisirent dans la grande ville de Calcutta où ils firent sensation. La jeune Ramabaï fut invitée à parler devant une assemblée de pandits (savants) qui l'écoutèrent avec admiration, la comparèrent à Sarasvati, la déesse de la sagesse, et lui décernèrent le titre de pandita (savante ou doctoresse). Elle fut la première femme qui obtint cette distinction.


Jeune épouse, jeune veuve.

Il semble que des temps meilleurs arrivent enfin ; les conférences de Ramabaï sont accueillies avec enthousiasme et des personnes généreuses pourvoient à son entretien. Mais les temps d'épreuve ne sont pas terminés, la jeune fille passe encore par l'affliction qui, loin de l'accabler, fortifiera son caractère. Son frère, affaibli par les privations, tombe malade. Se sentant près, de sa fin, il s'inquiète de l'avenir de sa soeur. Celle-ci le rassure en disant : « Dieu prendra soin de moi. » Le jeune. homme répond - « Ainsi tout sera bien » et rend le dernier soupir.

Ramabaï est seule au monde. Contrairement à la coutume hindoue, elle n'avait pas été fiancée dans son enfance, car ses parents, impressionnés par le mariage malheureux de leur fille aînée, avaient désiré préparer à la cadette une destinée moins douloureuse. En 1880, âgée de vingt-deux ans, elle fit la connaissance d'un avocat bengalais, Bipin Bihari Medhavi, dont elle devint la femme. Comme les époux avaient abandonné l'hindouisme et ne se rattachaient à aucun culte, ils se contentèrent du mariage civil sans cérémonie religieuse et allèrent se fixer dans la ville d'Assam. Leur vie de famille fut heureuse mais brève, car dix-neuf mois plus tard le choléra terrassait Bipin, laissant sans appui la jeune veuve avec Manorama, leur fillette.

Cependant la situation de Ramabaï était meilleure que celle de la plupart des veuves de l'Inde, car elle avait reçu une bonne instruction et ses nombreuses épreuves avaient développé en elle l'esprit d'initiative allié à une forte volonté. Peu après son deuil nous la trouvons à Poona, (2) l'ancienne capitale de l'empire des Mahrattes, située à mille cinq cents kilomètres d'Assam. Le terrain était favorable à ses idées, car les dames de cette contrée ne sont pas enfermées dans leur zénana comme les autres Hindoues, mais elles jouissent d'une certaine indépendance et peuvent aller et venir librement. Ramabaï inaugura une nouvelle série de conférences sur l'éducation féminine. Se basant sur les anciens textes sacrés, elle démontra comme autrefois son père, que ceux-ci ordonnaient l'instruction de la femme et désapprouvaient son ignorance. Elle préconisa pour les jeunes filles de haute caste des études en langue populaire et en sanscrit et condamna énergiquement les mariages d'enfants.

Ses idées, discutées et commentées, firent une forte impression dans les meilleures familles de la ville et provoquèrent la fondation de l'Arya Mahila Somaj, société de dames qui préconisa l'éducation des jeunes filles et leur mariage à l'âge adulte. Vibrante de conviction, la conférencière visita toute la contrée et, après son passage, dans chaque ville se fonda une section de la même association. Dans les intervalles de ses voyages, elle lisait aux femmes de Poona son cours de morale.

Durant cette période, son rêve était de fonder un institut qui viendrait en aide aux veuves sans soutien en leur donnant une bonne instruction. Elle voyait dans la personne de ces futures élèves les éducatrices des jeunes filles de haute caste. Ce projet échoua parce que l'argent fit défaut. Cependant, sans se laisser décourager, elle recueillit à son foyer sa première protégée, une veuve de douze ans qui avait été cruellement chassée de la maison. Malgré sa pauvreté, Ramabaï prit soin d'elle, lui donna une bonne instruction et fit d'elle plus tard l'une de ses collaboratrices.

En 1882, le gouvernement britannique chargea une commission de faire une enquête sur l'éducation en Inde. Lorsque celle-ci passa dans la ville de Poona, elle fut invitée à une séance de l'Arya Mahila Somaj à laquelle assistèrent plus de trois cents dames indigènes avec leurs enfants. Ramabaï prit la parole en leur nom et, chacun le devine, saisit l'occasion pour exposer les idées qui lui étaient chères. Puis, dans un entretien particulier avec les membres de la commission, elle déclara qu'elle travaillerait toute sa vie pour ses compatriotes malheureuses. Elle préconisa la création d'écoles de jeunes filles dans lesquelles l'enseignement et l'administration seraient confiés à des personnes du sexe féminin et termina en demandant avec instance que le gouvernement fournît des subsides pour payer les études de femmes-médecins. Son allocution fut imprimée, traduite du mahrathi en anglais et répandue à un grand nombre d'exemplaires.

1 Les Pouranas, écrits religieux et philosophiques en sanscrit, datent du Vle au Vlle siècle de notre ère. 
2 Prononcez Poûna. 
Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant