Son père, Anandha Shastri, était
un homme instruit et pieux. Fidèlement
attaché à l'hindouisme, il
accomplissait avec exactitude les
cérémonies rituelles. Sa famille
était de la caste supérieure des
brahmanes et habitait le district de Mangalore. Nos
lecteurs de la Suisse romande ont souvent entendu
parler de cette région située sur la
côte occidentale de la grande
presqu'île, au sud de Bombay, et dans
laquelle travaillent les missionnaires de notre
Société de la Mission suisse aux
Indes, appelée aussi Mission canaraise. De
fortes études avaient
développé l'intelligence d'Anandha et
étendu le cercle de ses connaissances. Ses
opinions différaient de celles de ses
compatriotes sur un point : l'éducation
de la femme. Après une lecture approfondie
des anciens textes sacrés il fut
persuadé. que la femme avait, comme l'homme, le
droit de
faire des études. Cette idée parut
révolutionnaire en Inde. Anandha fut
appelé un réformateur de
l'hindouisme, mais à cause de sa fervente
piété on ajoutait, à l'usage
de ceux que ce mot scandalisait :
« C'est un réformateur
orthodoxe. »
Ayant marié ses enfants et
enseveli sa première femme il ne savait que
faire. C'était en 1840. Un pèlerinage
qui le conduisit au bord de la rivière
sainte de la Godavery orienta sa vie vers une
direction imprévue. Après avoir pris
le bain sacré, accompli les
cérémonies prescrites et
récité les formules rituelles des
mantras, il allait partir lorsqu'il rencontra un
pèlerin accompagné de sa famille. Les
deux hommes lièrent connaissance,
découvrirent qu'ils étaient de la
même caste et éprouvèrent
aussitôt des sentiments de confiance
réciproque. Alors, sans plus attendre, le
père de famille offrit à Anandha
l'une de ses fillettes en mariage. La proposition
fut acceptée, la noce
célébrée le lendemain,
l'épouse, qui avait neuf ans, remise aux
soins de son époux et séparée
pour toujours de ses parents. Ce
procédé sommaire qui nous
étonne et nous indigne est conforme aux
moeurs hindoues. Nul ne s'inquiéta plus du
sort de la jeune Lakshmibaï, qui s'en alla
habiter avec son mari à mille six cents
kilomètres de ses parents, privée de
l'espérance de les revoir.
Rentré chez lui, Anandha la
présenta à sa mère :
« Que vous le vouliez ou non, dit-il,
elle apprendra à lire. » Les
protestations et les tracasseries de cette
vénérable personne rendirent la vie
amère au jeune ménage. impossible de
rester dans la demeure familiale ! Anandha
partit avec sa femme et s'arrêta sur les
pentes occidentales des montagnes des Chats, dans
la forêt de Gangamul. Il construisit une
hutte de branches et de feuillage, cultiva quelques
champs et selon ses principes se consacra surtout à
l'instruction de sa jeune compagne. De nombreuses
années s'écoulèrent. Puis la
maisonnette solitaire fut animée par la
présence de trois enfants. La fille
aînée fut mariée toute jeune
selon l'usage, mais, par décision formelle
des parents, la cadette Ramabai, née en
avril 1858, resta auprès d'eux avec son
frère. Après une union malheureuse,
l'aînée rentra dans la famille.
Son père découvrit avec joie ses
dispositions excellentes et son intelligence vive
et précoce. Dans le calme de la forêt,
troublé seulement par le chant des oiseaux
ou les hurlements des fauves, la fillette apprit
à parler et à lire plusieurs langues
de l'Inde : le mahrathi, le canarais,
l'hindoustani, le bengalais et même le
sanscrit, vieil idiome sacré du pays.
À l'âge de douze ans, elle
récitait par coeur dix-huit mille vers de
l'antique écrit des Pouranas ! Toutes
les coutumes hindoues étaient
observées avec soin dans la famille,
même en voyage. Ainsi durant un trajet
jusqu'à Bombay, qui dura trois jours,
personne n'osa manger une bouchée ni boire
un peu d'eau, car la dévote famille,
appartenant à la caste supérieure des
brahmanes, se soumettait à des lois
rigoureuses. La nourriture devait être
préparée d'une manière
spéciale : pour ne pas enfreindre des
usages sacro-saints, on préférait
souffrir la faim et la soif.
La piété et la science du
père lui acquirent un grand renom.
Pèlerins et étudiants accoururent
pour entendre le savant orthodoxe qui, chose
inouïe, instruisait sa femme et sa fille.
Selon la coutume, l'hospitalité était
offerte aux visiteurs ; ils furent si nombreux
que le naïf Anandha Shastri dépensa peu
à peu tout son patrimoine et vendit ses
rizières et ses plantations de cocotiers
plutôt que de congédier ces
hôtes importuns.
La pauvreté entra dans la
famille. Comment vivre désormais ? Le
brahmane ne cherche pas n'importe quel gagne-pain.
Limité par les lois de sa caste, il ne peut
s'adonner qu'à un nombre restreint de
professions libérales. Anandha sera un
Pouranika. Qu'est-ce que cela ? Parmi les
livres sacrés, les Pouranas
(1)
sont
très appréciés.
Rédigés en langue sanscrite, ils ne
peuvent être lus par chacun, car ce vieil
idiome, incompréhensible au peuple joue en
Inde le même rôle que le latin et le
grec en Europe. Le pouranika, assis dans le
vestibule du temple, ou au bord de l'étang
sacré, ou sous un arbre, lit à voix
haute avec des intonations spéciales.
À son gré tantôt il se borne
à la lecture, tantôt il traduit dans
le langage populaire en ajoutant des explications.
Les passants s'arrêtent et écoutent un
moment, puis s'en vont après avoir
déposé quelques cauris (coquillages
dont soixante-quatre font la valeur d'un centime),
une poignée de riz ou une pièce de
monnaie. La générosité des
auditeurs pourvut ainsi à l'entretien de
toute la famille dont chaque membre, père,
mère et enfants, était lecteur des
Pouranas. Les dons laissaient même un
superflu qui était dépensé en
pèlerinages et en offrandes aux brahmanes.
Cependant la vieillesse et les infirmités
d'Anandha entravèrent bientôt les
voyages et diminuèrent les gains, l'argent
se fit rare dans la bourse commune. On ne s'en
préoccupa guère, car on gardait une
foi inébranlable dans les promesses des
livres sacrés. Celles-ci sont
formelles : « Adorez les dieux avec
ferveur, donnez des aumônes aux brahmanes,
répétez les noms de certains dieux, récitez des
hymnes en leur
honneur et toutes vos prières seront
exaucées. » Pendant trois
années ces moyens furent employés
avec une admirable confiance, mais sans
résultat. La dernière pièce de
monnaie fut dépensée et les dieux ne
daignèrent pas répondre.
La situation fut aggravée par une
sécheresse persistante puis par la famine,
malheureusement fréquente aux Indes. La
population appauvrie ne put dès lors
récompenser les lecteurs des Pouranas par
une pièce d'argent ou de cuivre ; elle
se contenta de donner un rameau ou une feuille
cueillie à un arbre sacré. Impossible
à la famille d'Anandha, pourtant frugale, de
vivre de présents si mesquins ! Elle
vit avec terreur le fléau se prolonger
pendant plusieurs années pour atteindre son
maximum d'intensité en 1876 et 1877.
Laissons Ramabaï elle-même
raconter ses souvenirs:
« Après avoir
donné notre dernier argent aux brahmanes
pour apaiser les dieux et avoir mangé le
dernier grain de riz, nous nous vîmes
littéralement en face de la mort par la
faim. Nous décidâmes de retourner dans
la forêt pour y mourir solitaires. Le
départ eut lieu le même soir ;
mais notre cher père affaibli ne pouvait pas
supporter les fatigues du voyage. Après
mûre réflexion, il projeta de se noyer
dans un étang sacré et nous avions
l'intention de suivre son exemple ; les usages
hindous ne désapprouvent pas les suicides de
ce genre. Jamais je n'oublierai les paroles qu'il
m'adressa. Ses yeux étant trop faibles pour
voir, il me caressa le visage et me rappela avec
larmes son affection et ses efforts pour
m'instruire dans la connaissance,
de la divinité. Il ne connaissait pas le
vrai Dieu, mais il servait de toutes ses forces le
dieu inconnu et souhaitait ardemment que ses
enfants le servissent aussi.
« Souviens-toi, dit-il, toi la plus jeune
de mes enfants, combien tu m'es chère. Je
t'ai confiée à notre dieu, à
lui seul tu appartiens et tu le serviras, lui seul,
toute ta vie. » Certainement, le Dieu
tout-puissant et miséricordieux que ne
connaissait pas mon père exauça cette
prière puisqu'Il m'a conduite, moi indigne
créature, à la lumière de
l'Évangile. Je puis répondre
maintenant « Oui, cher père, je
servirai le vrai Dieu jusqu'à la fin de ma
vie ». Après avoir pris
congé de chacun, il désira être
seul afin de se préparer dignement à
la mort.
» Dans cette situation
désespérée, Dieu
suggéra une idée à mon
frère : Abandonner tout orgueil de
caste et travailler pour gagner la subsistance de
la famille, afin que le père
vénéré ne s'ôte pas la
vie. Celui-ci donna son consentement et se fit
porter dans le village voisin. Un temple en ruine
nous servit d'asile et un jeune brahmane nous
fournit quelques aliments. Peu après notre
cher père mourut, puis ce fut le tour de ma
mère et de ma soeur. Nous voyageâmes,
mon frère et moi, d'un lieu à l'autre
pour chercher du travail ; mais, même
quand nous en trouvions, le salaire était si
minime que nous pouvions à peine acheter une
frugale nourriture. »
Les deux jeunes voyageurs, soutenus par leur
ardente foi païenne, firent à pied huit
mille kilomètres pour adorer dans les
temples les plus célèbres de leur
pays.
Mais leurs convictions furent
ébranlées à la vue de la
vanité de l'hindouisme et des tromperies des
prêtres. Ils ne lisaient plus les Pouranas.
On leur avait raconté, par exemple, qu'en un
certain jour de l'année, une ville d'or
surgissait des flots de la mer. Ils ne virent que
des nuages dorés par les rayons du soleil
couchant. Ailleurs, accourus pour voir le lac qui
renfermait sept îles flottantes, ils
s'aperçurent que ces îles
étaient des radeaux, couverts d'arbustes et
de plantes diverses, que des hommes faisaient
mouvoir secrètement Dans leurs
pérégrinations ils endurèrent
de grandes souffrances qui les rendirent capables
de voir et de comprendre les souffrances d'autrui.
Frappés des mauvais traitements
infligés aux veuves, ils eurent la hardiesse
de prendre la parole en public pour se charger de
leur défense. Leurs pas les conduisirent
dans la grande ville de Calcutta où ils
firent sensation. La jeune Ramabaï fut
invitée à parler devant une
assemblée de pandits (savants) qui
l'écoutèrent avec admiration, la
comparèrent à Sarasvati, la
déesse de la sagesse, et lui
décernèrent le titre de pandita
(savante ou doctoresse). Elle fut la
première femme qui obtint cette distinction.
Il semble que des temps meilleurs arrivent
enfin ; les conférences de Ramabaï
sont accueillies avec enthousiasme et des personnes
généreuses pourvoient à son
entretien. Mais les temps d'épreuve ne sont
pas terminés, la jeune fille passe encore
par l'affliction qui, loin de l'accabler,
fortifiera son caractère. Son frère, affaibli par
les privations,
tombe malade. Se sentant près, de sa fin, il
s'inquiète de l'avenir de sa soeur. Celle-ci
le rassure en disant : « Dieu
prendra soin de moi. » Le jeune. homme
répond - « Ainsi tout sera
bien » et rend le dernier soupir.
Ramabaï est seule au monde.
Contrairement à la coutume hindoue, elle
n'avait pas été fiancée dans
son enfance, car ses parents, impressionnés
par le mariage malheureux de leur fille
aînée, avaient désiré
préparer à la cadette une
destinée moins douloureuse. En 1880,
âgée de vingt-deux ans, elle fit la
connaissance d'un avocat bengalais, Bipin Bihari
Medhavi, dont elle devint la femme. Comme les
époux avaient abandonné l'hindouisme
et ne se rattachaient à aucun culte, ils se
contentèrent du mariage civil sans
cérémonie religieuse et
allèrent se fixer dans la ville d'Assam.
Leur vie de famille fut heureuse mais brève,
car dix-neuf mois plus tard le choléra
terrassait Bipin, laissant sans appui la jeune
veuve avec Manorama, leur fillette.
Cependant la situation de Ramabaï
était meilleure que celle de la plupart des
veuves de l'Inde, car elle avait reçu une
bonne instruction et ses nombreuses épreuves
avaient développé en elle l'esprit
d'initiative allié à une forte
volonté. Peu après son deuil nous la
trouvons à Poona, (2) l'ancienne
capitale de
l'empire
des Mahrattes, située à mille cinq
cents kilomètres d'Assam. Le terrain
était favorable à ses idées,
car les dames de cette contrée ne sont pas
enfermées dans leur zénana comme les
autres Hindoues, mais elles jouissent d'une
certaine indépendance et peuvent aller et
venir librement. Ramabaï inaugura une nouvelle
série de conférences sur
l'éducation féminine. Se basant sur
les anciens textes sacrés, elle
démontra comme autrefois son père,
que ceux-ci ordonnaient l'instruction de la femme
et désapprouvaient son ignorance. Elle
préconisa pour les jeunes filles de haute
caste des études en langue populaire et en
sanscrit et condamna énergiquement les
mariages d'enfants.
Ses idées, discutées et
commentées, firent une forte impression dans
les meilleures familles de la ville et
provoquèrent la fondation de l'Arya Mahila
Somaj, société de dames qui
préconisa l'éducation des jeunes
filles et leur mariage à l'âge adulte.
Vibrante de conviction, la
conférencière visita toute la
contrée et, après son passage, dans
chaque ville se fonda une section de la même
association. Dans les intervalles de ses voyages,
elle lisait aux femmes de Poona son cours de
morale.
Durant cette période, son
rêve était de fonder un institut qui
viendrait en aide aux veuves sans soutien en leur
donnant une bonne instruction. Elle voyait dans la
personne de ces futures élèves les
éducatrices des jeunes filles de haute
caste. Ce projet échoua parce que l'argent
fit défaut. Cependant, sans se laisser
décourager, elle recueillit à son
foyer sa première protégée,
une veuve de douze ans qui avait été
cruellement chassée de la maison.
Malgré sa pauvreté, Ramabaï prit
soin d'elle, lui donna une bonne instruction et fit
d'elle plus tard l'une de ses
collaboratrices.
En 1882, le gouvernement britannique
chargea une commission de faire une enquête
sur l'éducation en Inde. Lorsque celle-ci
passa dans la ville de Poona, elle fut
invitée à une séance de l'Arya
Mahila Somaj à laquelle assistèrent
plus de trois cents dames indigènes avec
leurs enfants. Ramabaï prit la parole en leur
nom et, chacun le devine, saisit
l'occasion pour exposer les idées qui lui
étaient chères. Puis, dans un
entretien particulier avec les membres de la
commission, elle déclara qu'elle
travaillerait toute sa vie pour ses compatriotes
malheureuses. Elle préconisa la
création d'écoles de jeunes filles
dans lesquelles l'enseignement et l'administration
seraient confiés à des personnes du
sexe féminin et termina en demandant avec
instance que le gouvernement fournît des
subsides pour payer les études de
femmes-médecins. Son allocution fut
imprimée, traduite du mahrathi en anglais et
répandue à un grand nombre
d'exemplaires.
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