Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

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IV. - LES DERNIÈRES PRISONNIÈRES (1760-1768)

§ 1. - Premières libérations (1760-1765)


Il nous reste à raconter huit années de souffrance, pendant lesquelles nous verrons Saint-Florentin s'opposer jusqu'au dernier moment au mouvement qui entraîne le siècle vers la tolérance et l'humanité.

L'année 1760 s'ouvrit à la Tour dans des circonstances heureuses. Marie Durand annonça à Rabaut que la délivrance était proche : M. de Roqualte, le 2 février, avait reçu de Thomond l'ordre de lui envoyer un état détaillé des captives, pour le porter à Paris. Le Major étant absent, Roqualte avait chargé Marie Durand de dresser la pièce. Il avait causé avec la prisonnière, lui avait dit quelques nouvelles touchant la situation intérieure du royaume, et avait ajouté qu'il donnerait dix louis pour qu'on ôtât de la Tour les honnêtes personnes qui y vivaient et pour qu'on mît à leur place « des impudiques ».

À la fin de l'année Anne Durand était de nouveau à Aigues-Mortes, revenant cette fois du Vivarais, où elle était allée s'établir. Auprès du hameau de Craux où avait habité sa grand'mère Sautel-Rouvier, elle avait retrouvé une partie des biens maternels, et le peu d'argent qu'elle en avait tiré allait lui permettre de dégager les biens personnels de Marie Durand d'entre les mains de « cruels parents » de celle-ci. Pour reconnaître ce service et l'en dédommager, la tante dicta son testament le 25 octobre 1760 dans l'étude du notaire Crouzet. Elle faisait héritière universelle Anne Durand et léguait 500 livres à sa jeune amie Catherine Goutès dont l'enfance avait illuminé sa prison. Le notaire écrivit sur l'acte que la testatrice était « détenue prisonnière depuis l'année mil sept cent trente ». Le même jour Anne Durand, devant le même notaire, instituait à son tour sa tante sa légataire universelle. La mère de Catherine eut probablement la joie de connaître le legs fait par Marie Durand à sa fille. Un compte du boulanger indique qu'elle mourut dans les trois mois qui suivirent.

Les protestants de l'étranger ne pouvaient comprendre comment la Tour détenait encore des prisonnières, alors que les autres prisons, sauf celle du Brescou, étaient vides. Le Comité de Hollande écrivit à Montpellier, en envoyant 800 livres, que ce serait « la dernière remise ». Le correspondant donnait pour étranges raisons que « le nombre des captives avait diminué », et que d'après certains bruits « plusieurs de celles qui restaient pourraient sortir, mais n'en marquaient point d'envie ». « Il y en a même qui y sont depuis trente, quarante années qui préfèrent rester. Tout cela ensemble marque bien qu'on ne les chagrine point... Elles semblent pouvoir se passer de nos secours ».

À la date où cette lettre fut écrite (4 déc. 1760), il y avait en effet dans la Tour six femmes de moins qu'en 1754, comme le constate une liste de 1761 qui passa à Londres, et qui nomme 20 femmes. Mais depuis 1758, Anne Falguière-Goutès seule était morte, et elle avait été remplacée par Marguerite Robert-Vincent :
La liste de 1761 ne mentionne pas Anne Roux ni une certaine Jeanne Darbon, de Beaucaire, que Thomond fit enfermer un mois en 1761 pour inconduite. Anne Roux était peut-être emprisonnée pour le même motif, ce qui expliquerait le mot de Roqualte relatif aux « impudiques » pour qui seules la Tour était faite.

En mars 1761, Anne Soleyrol, accablée d'infirmités, fit présenter un placet à Saint-Florentin. Cette fois le ministre céda. Comme il n'y avait contre elle que le jugement de 1738 qui la condamnait à entrer au couvent de Mende, il « ne put s'empêcher de penser que c'était l'avoir punie bien rigoureusement » que de l'avoir gardée vingt-sept ans à Aigues-Mortes. Il aurait pu y songer plus tôt, et notamment en 1749 quand le roi de Prusse avait demandé sa grâce. Elle fut remise le 8 mai à son frère d'Alais qui se porta caution pour elle. Françoise Sarrut-Caldié mourut la même année, entre juillet et août, s'il faut en croire un compte du boulanger.

La maladie, alors, avait affaibli d'autres captives, qui s'étaient endettées. Marie Durand était du nombre. En avril 1762, elle demandait à Rabaut quelque secours. Elle venait seulement d'entrer en possession de son bien, par une transaction qu'avait signée sa nièce. Mais sa maison du Bouchet de Pranles était à demi ruinée et elle voulait s'assurer, et à Anne Durand, un toit pour le jour de sa délivrance. En août, 160 livres furent envoyées de Nîmes, et les Demoiselles de la ville apportèrent elles-mêmes d'autres charités. Marie Durand vivait plus que jamais dans l'espérance. Au début de l'année, le Major Combelles, un « politique », qui avait toujours affirmé aux captives qu'elles n'auraient leur liberté qu'en abjurant, osa annoncer à une prisonnière, qu'il avait employée comme servante, que ses compagnes et elle seraient élargies sans condition, parce que le « Commandant du roi » y travaillait de toutes ses forces. Il s'agissait du Duc de Fitz-James, nouveau Commandant de la province, qui de Paris s'était déjà mis en rapport avec Paul Rabaut.

Fitz-James tint ce qu'il avait promis. Le Duc de Choiseul avait, peu auparavant, fait libérer un galérien de Nîmes par le roi, sans en informer Saint-Florentin ; on pouvait donc essayer maintenant de braver l'opposition du ministre. Fitz-James (en mai 1762) commença par libérer de sa propre autorité deux femmes : Marie Vidal-Durand et Marguerite Robert-Vincent. Elles avaient été écrouées en 1737 et en 1759 en vertu d'ordres émanés de Commandants militaires de la province ; il estima qu'exerçant la même charge, il pouvait annuler ces décisions. Un peu plus tard, il adressa à Saint-Florentin un Mémoire en faveur de quatre autres prisonnières dont nous ne savons pas les noms.

Saint-Florentin, blessé encore du coup que lui avait porté Choiseul, répondit que le Roi n'avait jamais jugé à propos de faire mettre en liberté aucune des femmes de la Tour, mais il ajouta cependant : « Je prendrai volontiers des éclaircissements au sujet des quatre prisonnières en question ». Il était persuadé toutefois que rien ne serait fait par le Roi tant que durerait la guerre, attendu que les protestants n'avaient profité des événements politiques que pour « s'entretenir dans la fausse idée de tolérance, et multiplier leurs contraventions ». Fitz-James porta ce refus à la connaissance du Major d'Aigues-Mortes qui en fut « foudroyé », mais n'en dit rien aux prisonnières, tellement que Marie Durand crut favorable la lettre qu'il avait reçue de Paris.

Les préliminaires de la paix furent signés à la fin de cette année 1762. Le Duc de Bedford, plénipotentiaire anglais, fut prié par Rabaut de s'intéresser en particulier aux seize prisonnières. Mais Saint-Florentin refusa nettement de lui rien accorder.

Les comptes du boulanger, qui ne sont pas très sûrs, car ils nous révèlent que les noms des captives mortes ou libérées n'étaient pas toujours « rayées au registre » à la date exacte, nous apprennent qu'en 1763, et avant août, Anne Gaussent (1723), Jeanne Auquier-Bastide (1752) et Anne Roux ont disparu de la Tour. Les deux premières sûrement sont mortes dans la prison. Anne Gaussent, prise dans l'assemblée des Multipliants, était restée quarante ans captive, et quittait ce monde à 85 ans.

Les prisonnières se plaignirent cette année que les « charités communes » se fussent extrêmement refroidies. L'une d'elles, Françoise Barre-Anton, se fit apporter 75 livres par l'un de ses fils, et lui en donna quittance devant notaire. L'acte dressé (29 juillet 1763) contient une formule plus étrange que celles que nous avons déjà pu lire : la femme y est dite : « résidant en la Tour de Constance en qualité de prisonnière ».

Marie Durand et Marie Vey-Goutet, les seules Vivaroises de la Tour, qui ne recevaient rien de leurs quartiers, demandèrent à Valence « qu'on émût pour elles la charité de « Madame Boissy ». Cette dernière, femme d'un docteur en médecine des environs de Vernoux (Ardèche), était originaire de la banlieue de Nîmes, d'où elle avait apporté à son mari le domaine d'Anglas, domaine dont le nom resta dans la famille. La requête de Marie Durand lui parvint, et elle y répondit par une visite qu'elle fit elle-même à la Tour en 1763, amenant avec elle son jeune fils, le futur conventionnel, qui n'avait pas encore sept ans. Boissy d'Anglas devait épouser une Michel, de Nîmes, dont la grand'mère était née dans la Tour d'une prisonnière huguenote ; il eut donc des raisons particulières pour rester fidèle à ce souvenir d'enfance. Il le fixa plus tard en un récit animé dont certains détails, que nous ne relèverons pas, ne sont pas exacts. Il raconte qu'il vit dans la Tour « beaucoup de lits placés à la circonférence de chacune des deux salles », le feu au centre de chaque salle, la fumée du bas s'échappant par le soupirail du haut, celle du haut par l'ouverture de la plate-forme. Il regarda avec admiration cette Marie Durand, que venait assister sa mère, « extrêmement pieuse, pleine de raison et de lumière, et pour laquelle les autres prisonnières avaient une très grande considération, quoique plusieurs fussent plus âgées qu'elle ».

L'année 1764 apporta aux prisonnières un secours de 500 livres que le Comité d'Amsterdam, revenant sur ses intentions de 1760, avait encore consenti à envoyer. Il restait quinze captives, et la lettre d'envoi portait ces mots qui marquent la compassion de ces frères étrangers, impuissants devant des rigueurs incompréhensibles : « J'observe que parmi nos soeurs il s'en trouvé près de la moitié dont le grand âge annonce leur prochaine délivrance ».

Ce « grand âge » de tant de captives était cause justement, disait-on à Aigues-Mortes, qu'on ne pouvait les rendre à la liberté. Ou bien on craignait qu'elles ne dussent recourir à la charité publique, ou bien on ne voulait pas avoir à leur rendre des biens confisqués depuis trop longtemps. Marie Durand expliquait tout cela à Paul Rabaut en termes obscurs. Elle savait que les « principaux de la ville », et aussi le Père Gardien des Cordeliers s'attendaient à voir réussir les efforts de Fitz-James ; le greffier d'Aigues-Mortes disait même : « nous travaillons pour cela ». Mais on répétait que « quelqu'un » (l'intendant peut-être) contrecarrait le Commandant militaire. Ces secousses constantes rendaient plus malades des femmes déjà épuisées : « Notre santé est fort altérée à presque toutes, écrivait Marie Durand. Au nom des entrailles de la divine miséricorde, donnez-vous tous les soins possibles pour nous arracher de notre sépulcre affreux ».

Rabaut n'épargnait rien, et dans les travaux croissants que lui imposait son rôle de porte-parole des protestants de tout le royaume il pensait à ses soeurs de la Tour. Il fit présenter un placet pour elles au nouveau Gouverneur du Languedoc, le Comte d'Eu, quand celui-ci vint présider les États de la province (déc. 1764). Neuf mois plus tard, les promesses du Gouverneur ayant été sans effet, les captives demandaient à Rabaut, de les lui rappeler. L'année 1765 s'écoula donc, aussi vaine que les précédentes, imposant à Marie Durand une suprême amertume ; sa nièce, en Vivarais, se laissa séduire par un catholique et l'épousa devant le prêtre. Une consolation vint pourtant à la triste prisonnière. Un nouveau Lieutenant du roi, M. de Canetta, vint administrer la place d'Aigues-Mortes. « Il était aussi bon que M. de Roqualte », mais il assura qu'il allait agir plus vigoureusement que ce dernier, et auprès d'un Commandant du Languedoc, nouveau également, le Prince de Beauvau.

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§ 2. - Le Prince de Beauvau (1766-1768.).


Le Prince de Beauvau avait alors 45 ans, c'était un soldat qui avait fait ses preuves. Catholique fervent, il était aussi un de ces hommes « sensibles » que la philosophie du siècle avait ouverts à une large tolérance. Il vint en Languedoc présider à Montpellier quatre ans de suite les États de la province, accompagné, à ce qu'il semble, de la Princesse, née Rohan Chabot, « sensible » comme lui, qui le secondait dans ses oeuvres de charité.

C'est à Beauvau que revient l'honneur d'avoir libéré les dernières prisonnières d'Aigues-Mortes. Mais, pour atteindre son but, on va voir qu'il lui fallut user d'une longue persévérance, contrairement au témoignage - souvent reproduit - de son neveu le Chevalier de Boufflers. Boufflers, brillant, frivole et scandaleusement libertin, qui avait 26 ans en 1766, entra plus tard à l'Académie Française et y prononça en 1805 l'éloge du Prince. Il raconta dans cette pièce, en quelques pages fort belles et dramatiques, comment ayant suivi son oncle aux États de Montpellier il arriva avec lui le 11 janvier 1767, devant la Tour de Constance. Beauvau avait obtenu de Saint-Florentin la faveur de libérer quatre femmes. Mais il ouvrit la porte de la prison aux quatorze prisonnières qui y languissaient. Le ministre « blâma cette conduite qu'il traita d'abus de confiance et enjoignit au Commandant de réparer sa faute (en incarcérant à nouveau les femmes) ; autrement il ne répondait pas de la conservation de sa place ». La réponse du Prince à Saint-Florentin, continue Boufflers, « fut que le Roi était le maître de lui ôter le commandement que S. M. avait bien voulu lui donner, mais non de l'empêcher d'en remplir les devoirs suivant sa conscience et son humanité. Et les choses en restèrent là ».

Les souvenirs de la Maréchale Princesse de Beauvau, recueillis et mis en ordre par Madame Standish son arrière petite-fille (1872), reproduisent ce récit, qu'ils semblent même copier, et y ajoutent quelques détails précis. Il semble impossible que Boufflers ait inventé le conflit qui dressa Beauvau contre Saint-Florentin, et les pages de la Princesse prouvent que l'événement était resté dans la famille une tradition vénérée. Cependant, si dans l'ensemble le témoignage de Boufflers demeure recevable, le tableau saisissant de la visite de Beauvau à la Tour est une oeuvre en grande partie imaginée, que le neveu a écrite pour la gloire de son oncle. Les faits sont moins beaux, et nous ne pouvons ici que les rapporter tels qu'ils résultent en particulier de la correspondance officielle de Saint-Florentin.

Le nouveau Lieutenant Canetta, informé dès son arrivée à Aigues-Mortes des inutiles démarches de son prédécesseur en faveur des captives et touché lui-même de leur situation, prit la peine de se rendre aux États de Montpellier (janvier 1766) pour dire à Beauvau ce qu'il avait vu, et le supplier de vider la Tour. Quelques mois après, il écrivait au Prince et à la Princesse pour hâter leur intervention. Il « soulageait alors les femmes de toutes les faveurs qui dépendaient de lui », et leur montra même les lettres qu'il venait de rédiger. Marie Durand, en écrivant ces nouvelles au pasteur de Ganges, Gal-Pomaret (16 juin), lui demandait naïvement d'envoyer à la Tour pour ce bienveillant Commandant une hémine (mesure) de pois chiches (de la valeur de quelques sols) qu'elle voulait lui offrir, afin qu'il voulût bien encore écrire au Prince avant qu'il ne revînt en Languedoc. Elle parlait au pasteur, toujours de la misère qui allait croissant dans la Tour. La Hollande devait donner, à la fin de l'année, 600 livres pour Aigues-Mortes et Brescou, mais le Languedoc se refroidissait d'année en année : « Priez Dieu pour nous qu'il fortifie notre foi et notre espérance. Aidez, s'il vous plaît, à nous soulager jusqu'à ce que le Seigneur ait mis fin à nos peines, soit par notre liberté, soit par la grande libératrice ! »

La Tour, au milieu de 1766, enfermait quatorze femmes dont nous rappellerons les noms et l'âge, en notant la date de leur incarcération:


Marie, Robert-Frizol

(1727)

74 ans

Marie Durand

(1730)

51 ans

Marie Vey-Goutet

(1735-37)

67 ans

Catherine Rouvière-Marcel

(1739)

76 ans

Suzanne Bouzige-Bourret

(1739)

82 ans

Madeleine Nivard-Savanier

(1739)

77 ans

Suzanne Pagès

(1739-41)

46 ans

Marie Roux-Chassefière

(1745)

66 ans

Clarisse Domergue-Martin

(1750)

61 ans

Françoise Barre-Anton

(1750)

73 ans

Gabrielle Guigue-Matthieu

(1751)

78 ans

Jeanne Bermond

(1752)

62 ans

Elisabeth Maumejan-Armaingaud

(1752)

64 ans

Madeleine Pilet-Sinsens (Molines)

(1752)

61 ans


En juillet, Beauvau, rentré à Paris, écrivit à Saint-Florentin pour le prier d'obtenir du Roi la grâce de « quelques femmes détenues à la Tour de Constance » et de quelques galériens. Le ministre, répondit par un refus (2 août), fondé comme toujours sur la fréquence des assemblées protestantes. Il ne fallait pas que des libérations accréditassent « la fausse opinion d'une tolérance que S. M. n'était nullement disposée à accorder ». Mais Saint-Florentin sentait qu'il ne pouvait plus s'opposer aussi fermement que par le passé à un mouvement général qui le pressait chaque jour davantage, et il accordait cette fois plus qu'il n'avait jamais fait : « Cependant, disait-il, S. M. a pensé que s'il y avait à la Tour de Constance quelque femme âgée qui consentît à donner une déclaration par écrit, portant qu'elle se repent d'avoir contrevenu aux ordres de S. M., qu'elle en demande pardon, et qu'elle promet de ne plus tomber dans une contravention, l'on pourrait lui rendre sa liberté ».

Quelques jours plus tard, Court de Gébelin (le fils d'Antoine Court), qui, de Paris, tenait Rabaut au courant des événements, l'avisait que l'un des chefs de la province du Languedoc (Beauvau) « avait obtenu la liberté des prisonnières. On y a mis des restrictions, ajoutait-il, mais cela vaut mieux que rien ». Cette large interprétation de la lettre de Saint-Florentin venait de Beauvau lui-même. Négligeant ce que le ministre avait exigé touchant l'âge des captives à libérer, il ne s'arrêta qu'à l'engagement que Saint-Florentin avait réclamé d'elles. Il avertit Canetta. Celui-ci, à ce qu'il semble, n'obtint d'abord la promesse stipulée que deux captives seulement : Elisabeth Maumejan et Mlle de Sinsens, qui n'étaient pas parmi les plus âgées. Beauvau alors, de sa propre autorité, sans en référer au ministre, envoya à Canetta l'ordre de relâcher les deux femmes, qui sortirent de la Tour le 30 septembre. Ce ne fut qu'après leur élargissement, qu'il informa Saint-Florentin de sa décision.

Le ministre lui répondit en termes fort surpris et un peu amers (21 oct.) : il avait interprété comme une ferme volonté du roi ce qui n'était que l'annonce d'une disposition ; il aurait fallu soumettre à la Cour une liste des femmes âgées, y joindre les déclarations exigées d'elles ; alors, le roi aurait choisi dans le nombre, et vraisemblablement d'autres femmes que les deux dont parlait Beauvau ; après quoi encore les captives désignées n'auraient été délivrées que par un brevet signé du roi. Enfin Saint-Florentin observait que seuls les Princes du sang possédaient le droit (que Beauvau venait d'usurper) de donner des ordres dans leurs gouvernements quoi qu'ils en fussent absents. Au surplus il se reconnaissait à demi vaincu, car il ne réclamait pas que les deux femmes relâchées fussent reprises. Bien au contraire, il ajoutait : « C'est la bonté de votre coeur qui vous a fait illusion dans les circonstances présentes. Comme ce sentiment vous fait désirer que S. M. exerce encore sa clémence envers quatre autres prisonnières, si vous voulez me marquer leurs noms, j'en rendrai compte à S. M. et en même temps des déclarations par écrit qui doivent avoir été fournies par la Delle Sinsens et la nommée Maumejan et que je vous prie de m'envoyer ».

Le ton de cette lettre refroidit un instant le zèle de Beauvau. Il avait fait annoncer à la Tour que deux autres captives (qu'il nommait) seraient libérées le 1er novembre, et que deux autres libérations suivraient encore « dans peu de jours » (c'était là les quatre femmes dont parle le ministre). Il expédia aussitôt un contre-ordre, et les deux malheureuses furent retenues. Rabaut, qui le 5 novembre annonce de Nîmes à Court de Gébelin que deux femmes ont été élargies quatre jours auparavant, semble avoir été trompé par une lettre qui sera partie trop tôt d'Aigues-Mortes : les comptes du boulanger ne permettent pas de supposer que deux captives ont quitté la Tour le 1er novembre.

Les deux femmes si brutalement déçues étaient probablement « Frizole » et Marie Durand, qui avaient subi la captivité la plus longue. Voici en effet ce qu'écrivait au début de 1768 le Major Groslée à l'intendant, auprès duquel Marie Durand et Marie Vey se plaignaient amèrement d'être retenues contre tout droit : « Il est vrai que la Durand fut avertie à peu près dans le temps qu'elle dit que M. le Prince de Beauvau avait obtenu son élargissement, et pour une nommée Frizole, et que ces deux prisonnières ont cru ne l'être plus (prisonnières). Mais M. de Beauvau ayant adressé, le courrier suivant, à M. de Canetta un ordre contraire pour empêcher la sortie de ladite Durand et Frizole, je m'y conforma ».

Bien qu'il eût cédé, le Prince s'estimait sûr de la victoire finale, et il le déclara à la fin de 1766 à Montpellier, quand il y revint pour les États, qui s'ouvrirent le 27 novembre. Le 4 janvier 1767, l'intendant du Languedoc, envoyant à Saint-Florentin un placet en faveur d'un galérien religionnaire, lui écrivait en effet d'un ton très assuré : « Le Roi pourrait peut-être lui pardonner, comme il va faire à quelques femmes ».
Canetta avait promis aux prisonnières qu'il irait à nouveau aux États solliciter encore le Prince pour elles. Il lui apporta donc en décembre 1766 de nouvelles précisions, peut-être aussi de nouveaux engagements signés par d'autres captives, et Beauvau, de Montpellier, expédia à Saint-Florentin les pièces qui venaient de lui être remises, en lui désignant encore quatre femmes, qu'il tenait pour particulièrement dignes de pitié, ou dont il avait en main la soumission.
Le ministre lui répondit aussitôt (3 janv. 1767)

« Le Roi a été touché de la longue détention que la plupart de ces femmes ont subie, et que cependant elles ont méritée par leur désobéissance à ses ordres et par leur persévérance dans leurs erreurs... ». La suite dut vivement décevoir le Prince, car le ministre se contentait de confirmer par un brevet régulier de grâce la liberté rendue au deux prisonnières que le Commandant avait fait élargir le 30 septembre précédent. Accorder un pardon pareil aux quatre femmes dont parlait maintenant Beauvau, ce serait, disait-il, en termes toujours pareils, « accréditer la fausse opinion de la tolérance, qui n'a déjà fait que trop de progrès ». Saint-Florentin, après cette déclaration catégorique d'apparence, s'ouvrait cependant à une nouvelle concession. « Pour prévenir, ou du moins diminuer cet inconvénient, S. M., toujours portée à la clémence, a décidé que dans quatre ou cinq mois on pourrait faire sortir une de ces prisonnières, qu'après un intervalle à peu près semblable on en mettrait une autre en liberté, et qu'on pourrait en user de même par rapport aux deux autres ».

Quand Beauvau reçut cette lettre, les États du Languedoc étaient clos depuis trois ou quatre jours (ils s'achevèrent le 5 janvier), et il est à supposer qu'il l'avait lue lorsque le 11 janvier, comme le raconte Boufflers, il arriva à cheval avec son neveu au pied de la Tour de Constance. Un concierge empressé (le Major Groslée sans doute) les reçut à l'entrée, les conduisit par un escalier tortueux dans la salle supérieure (où, donc, les captives étaient réunies). « Le Commandant, dit Boufflers, eut peine à contenir son émotion. Je vois encore [ces infortunées] à cette apparition subite tomber toutes à la fois à ses pieds, les inonder de pleurs, essayer des paroles et ne trouver que des sanglots, puis enhardies par nos consolations, nous raconter toutes ensemble leurs communes douleurs. La plus jeune de ces martyres était âgée de plus de cinquante ans, elle en avait huit quand elle avait été arrêtée allant au prêche avec sa mère, et sa punition durait encore (il s'agit de Suzanne Pagès, arrêtée à 19 ans, et qui en avait alors 46) ».

Boufflers, qui parle de 14 prisonnières, a retenu le chiffre de captives qui a été donné à Beauvau au début de 1766. Deux femmes étaient sorties le 30 septembre ; un compte du boulanger, qui malheureusement n'est pas détaillé, laisse deviner qu'une captive est morte en décembre. Il ne restait donc dans la Tour, lors de la visite du Prince, que 11 femmes. Un compte de l'intendance nous apprend que Canetta, le 20 janvier 1767, a fait fournir le pain « à 9 prisonnières ». Si donc Beauvau a dit aux malheureuses qui l'imploraient : « Vous êtes libres ! », il n'a pas délivré immédiatement 14 protestantes, il n'a pas même élargi les quatre dont Boufflers prétend que son oncle avait obtenu la grâce avant de quitter Versailles, mais il semble assuré qu'il en a libéré deux, et il est bien possible, comme le veut Boufflers, qu'il ait libéralement fourni d'argent ces deux dernières - et aussi leurs compagnes.
Ce fut sans doute ce second coup d'audace, commandé au Prince par le spectacle qu'il eut sous les yeux, qui lui valut de Saint-Florentin la lettre menaçante que résume - ou cite - Boufflers, lettre que le Ministre aurait écrite sans la communiquer au Conseil, et qui n'est pas mentionnée par conséquent dans les Registres du Secrétariat.

Il nous plaît de croire que Beauvau, comme le veut Boufflers, répondit dignement à Saint-Florentin, se refusant net à faire incarcérer de nouveau les deux femmes, et qu'il traça alors la phrase vigoureuse et vengeresse que son neveu propose à notre juste admiration.

Quelles sont les trois prisonnières qui manquaient dans la Tour à la fin de janvier 1767 (une morte, deux libérées par Beauvau) ? Elles doivent être cherchées parmi les cinq suivantes : Frizole, Catherine Rouvière, Françoise Barre, Gabrielle Gigue, et Jeanne Bermond, les quatre premières très âgées, et la dernière infirme. Les neuf qui restaient, parmi lesquelles étaient deux de celles que nous venons d'énumérer, durent se soumettre à la loi qu'avait dictée Saint-Florentin. Beauvau quelle qu'ait été la pitié qu'il avait pour elles, ne put les libérer que lentement, soit de lui-même, soit par l'intermédiaire du ministre, tout au long des deux années qui suivirent sa visite, et quelques-unes moururent pendant cette suprême et tragique attente. Nous ne savons plus rien maintenant, de l'histoire de la Tour, que quelques dates égrenées.

En juin 1767 la mort prit Suzanne Bouzige ou Madeleine Nivard, toutes deux étaient très âgées. Le 9 février 1768 Marie Durand et Marie Vey se croyaient oubliées (et à cette date Frizole avait disparue de la Tour). Marie Durand fut libérée le 14 avril. Elle avait souffert plus de 37 ans. Marie Vey sortit aussi, mais l'ordre de levée d'écrou ne nous est pas resté. Le 12 septembre, cinq femmes vivaient encore dans la prison. Deux moururent (dont Clarisse Domergue). Beauvau continuait ses démarches, usant de listes qu'il ne réussissait pas à tenir à jour, et quand arrivèrent à Aigues-Mortes, les brevets du 28 octobre qui graciaient Suzanne Bouzige et Madeleine Nivard, Canetta répondit que l'une des lettres était inutile « puisque celle pour qui elle était, était morte depuis dix-huit mois ». En expédiant ces deux pièces, Saint-Florentin avait été d'une naïve cruauté, qui le peint au vif : « Ce n'est qu'avec beaucoup dé peine, écrivait-il à l'intendant, que S. M. s'est portée à faire cette grâce (à ces femmes). Vous voudrez bien leur en faire sentir toute l'étendue, et leur faire recommander de ne pas s'en rendre indignes par leur conduite, faute de quoi elles s'exposeraient à une nouvelle punition ». On se souviendra qu'il s'agissait de deux protestantes que la date indiquait comme âgées de 84 et 79 ans, et comme ayant subi 29 ans de captivité.

Le 11 décembre enfin, sur la demande de Beauvau, dont le nom reste par conséquent lié encore à la dernière libération, le roi accorda leur grâce à Marie Roux et à Suzanne Pagès qui seules restaient encore à la Tour. Elles furent relâchées le 27 décembre, une de leurs soeurs ayant quitté la prison quelques semaines auparavant, sans doute sur ordre direct du Prince.

Ces sorties successives furent sans éclat parmi les hommes, comme l'avait été la vie de fidélité obstinée des pauvres captives. C'est une vraie tristesse de ne pouvoir suivre jusqu'à leur mort, ou jusqu'à leur liberté, quelques-unes de ces quatorze dernières victimes d'une politique religieuse que les moeurs ne supportaient plus. Frizole, par exemple, mourut-elle à la Tour, ou put-elle revoir les champs auxquels elle avait été arrachée quarante et un ans auparavant ? Saint-Florentin s'était conduit en politique raffiné en étendant sur deux années des grâces qu'il prévoyait inévitables. Elle passèrent à peu près inaperçues, même dans le protestantisme, qui vivait dans la joie de la tolérance à peu près acquise.

Il restait à Montpellier, des envois d'Amsterdam, 220 livres que Rabaut compta aux trois dernières prisonnières. Un an plus tard, il remettait, de la part du Comité de Genève, quatre louis à Suzanne Pagès et à Marie Roux-Chassefière. Marie Durand retourna au Bouchet de Pranles, pour s'y voir contester son bien par sa nièce apostate. En 1772, Rabaut obtint pour elle, du Consistoire d'Amsterdam, une pension viagère de 200 livres. Elle vivait alors avec Goutète (Marie Vey), se transportait deux fois par année, à grand effort, aux cultes du Désert. Elle mourut au commencement de septembre de l'an 1776, à 61 ans.

La gloire obscure des prisonnières d'Aigues-Mortes, et tout spécialement des femmes de la Tour de Constance, est de celles qui ne trouvent leur récompense qu'auprès de Dieu. Ce serait offenser leur mémoire que de la cultiver en y mêlant de l'amertume ou une mauvaise colère. On ne s'étonnera pas cependant si nous relevons comme une véritable insulte à leur souvenir l'attitude d'une femme auteur, Madame Juliette Adam, qui, cherchant la foi, la foi catholique, est venue la demander aux murailles d'Aigues-Mortes, à celles même de la Tour de Constance, où elle a voulu contempler « la chapelle de Saint-Louis » qui servait, au XVIIIe siècle, de « corps de garde de nuit » pour les soldats geôliers. Elle ne savait pas sans doute ce que le catholicisme avait fait de ces murs sous Louis XIV et sous Louis XV, au temps où « les Évêques étaient des diables » ; elle aurait dû cependant ne pas l'ignorer, et ce n'est pas là que nous enverrons les âmes en quête des grandeurs de l'Eglise romaine.
Mais nous voudrions voir entrer dans ces salles, sombres et humides, et se pencher sur le RÉSISTEZ de la margelle, les Français qui se laissent abuser par tant de fragiles propos ressassés contre le protestantisme.

On dit qu'il n'est acceptable qu'à l'esprit des Anglo-Saxons ou des Germains. Nous n'avons vu ici que des habitants du Vivarais, du Haut-Languedoc, des Cévennes, ou des environs de Nîmes, de cette ville « romaine » comme pas une autre dans le monde, Rome exceptée. On dit qu'il est une religion aristocratique, à laquelle demeurera toujours rebelle l'âme populaire, et surtout l'âme paysanne. Nous n'avons suivi dans la Tour à peu près que de pauvres gens, et des gens de la terre. On dit que ce christianisme sans rites ou presque, sans sacrements nécessaires, sans culte imposant et sans sacerdoce, demeure impuissant à discipliner la vie humaine. Nous avons montré, « tenant » trente et quarante ans dans ce cercueil de pierre, des huguenotes qui n'eurent d'autre prédication que la Bible, d'autre prêtre que Jésus Christ, d'autre rite que l'agenouillement, d'autre sacrement que la prière. Elles n'auront pas souffert en vain si elles apprennent aux siècles qui ont la liberté, la force invincible de la foi évangélique.

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