Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

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III. - LES PRISONNIÈRES « OTAGES » (1744-1759)

§ 1. - Les dernières violences (1741-1754)


Le Nain trouva le Languedoc dégarni de troupes. Les assemblées s'y tenaient en plein jour. Les religionnaires parlaient ouvertement de la « tolérance » qu'ils avaient enfin obtenue. D'autre part le bruit courait toujours, dans les milieux catholiques, que les protestants étaient prêts à prendre les armes si les Anglais faisaient une descente sur les côtes de la Méditerranée. La Cour usa de tous les moyens dont elle disposait pour abattre l'insolence de ceux qu'elle considérait simplement comme des rebelles. Deux pasteurs furent pendus dans le Dauphiné, un autre, Majal-Deshubas (de la même famille que la prisonnière que nous avons vue à la Tour en 1709), fut saisi en Vivarais et exécuté à Montpellier.

Si l'on manquait de soldats pour surprendre les Assemblées, on avait toujours des archers pour arrêter les particuliers. Le Nain se préoccupa donc, dès son entrée en fonctions, de l'état des prisons du Languedoc. Elles étaient pleines. Il fallait en trouver de nouvelles, alléger les anciennes. L'intendant fit inspecter les Tours d'Aigues-Mortes, et en fit aménager deux, la Tour de la Mèche et la Tour des Masques, où l'on pouvait mettre vingt lits (été 1745). Il demanda en même temps à tous les commandants des forts et châteaux la liste des prisonniers qu'ils gardaient, sollicitant leur avis relativement à ceux qu'il serait possible de relâcher immédiatement. Il ajoutait, en leur donnant ses instructions : « Il convient que nous ayons quelques prisonniers d'importance, comme des espèces d'otages ». Le mot était dit. Les captives d'Aigues-Mortes n'étaient pas « d'importance » ; elles n'étaient que de pauvres femmes sans notoriété dans le monde, mais la Tour était plus connue qu'elles, et leur prêtait un renom qui avait passé les bornes du royaume. Les « gros colliers » parmi les religionnaires la redoutaient pour leurs femmes autant qu'ils craignaient les galères pour eux. On ne pouvait pas la vider. Ses captives furent au nombre des « otages » que réclamaient les autorités.

Le major Combelles, auquel Le Nain avait demandé, comme aux autres geôliers, un état de ses prisonniers avec « des observations sur leur conduite et s'ils méritaient qu'on leur rendît la liberté », établit sa liste le 15 avril, non sans quelques erreurs qui prouvent que le livre d'écrou (s'il en existait un) était assez mal tenu.
Nous trouvons là :
1° 26 des prisonnières qui ont signé le reçu de 1740 (des 31 d'alors, 4 ont abjuré et sont sorties et Olympe Liron est morte ;
2° Suzanne Pagès entrée en 1741 ;
3° 5 des prisonnières de 1742 (une a abjuré et est sortie), soit en tout 32 protestantes.

Marion Cannac n'est plus à la Tour, mais une 33e prisonnière l'a remplacée, qui est comme elle, un esprit dérangé : Isabeau Guibal (de Saint-Martial près de Sumène, Gard) qui a injurié et brutalisé un curé, et qu'on a amenée d'Alais en 1743.

En face du nom d'Isabeau Guibal, Combelles a écrit : « Elle va à la messe, en ayant demandé la permission, confesse et communie ». À l'égard des 32 autres il est plus laconique, et se contente de dire de chacune d'elles : « Sa croyance toujours la même ». Il s'abstient de donner son avis sur l'opportunité qu'il y aurait à en relâcher une ou à les libérer toutes. Le Nain se trouva également embarrassé. Saint-Florentin lui avait demandé une liste spéciale des prisonniers du Languedoc détenus « par ordre du roi » (c'est-à-dire par lettre de cachet), dont la libération, du point de vue juridique, était de moindre conséquence. On put extraire ainsi, de la liste générale des prisonnières de la Tour, une liste de huit noms. Mais cette dernière liste était mal dressée, en raison des erreurs du registre d'écrou. Le Nain prit donc la résolution de se transporter lui-même à Aigues-Mortes, sans doute à la suite d'une démarche de Roqualte de Sorbs, dictée par un sentiment d'humanité. - Ce dernier avait pensé qu'on pourrait obtenir de la conscience des captives un engagement moins grave qu'une abjuration, et dont le ministre se contenterait.

Le Nain prit chaque prisonnière en particulier (décembre) et leur demanda de promettre qu'à l'avenir, « elles se comporteraient suivant les intentions du roi et s'abstiendraient de toute pratique extérieure de la religion protestante ». Sept femmes consentirent ainsi à déclarer qu'elles n'iraient plus aux assemblées. L'intendant les fit « enfermer à part », peut-être en leur faisant réserver une des deux salles. Parmi les récalcitrantes, l'une « lui tint des propos extrêmement audacieux, et lui parut capable de gâter toutes les autres et de les entretenir dans leurs erreurs » et il commanda « qu'elle fût séparée de ses compagnes ».

Parmi les sept captives qu'il avait trouvées les plus souples, Le Nain compte Isabeau Guibal. Les autres étaient Anne Gaussent (1723), Anne, Soleyrol (1738), Marie Vidal-Durand (1737), Suzanne Bouzige-Bourret et Catherine Rouvière-Marcel (1740), enfin Anne Falguière-Goutès (1742). Leur liste, établie par le Major, avait été intitulée par celui-ci : Prisonnières « auxquelles la liberté peut être accordée ». L'intendant trouva cette indication trop audacieuse et la remplaça par ces mots : « qui ont promis de se comporter suivant les intentions du roi ». En envoyant son rapport à Saint-Florentin, il osa cependant parler un langage où l'on sentait de la pitié autant que de l'impuissance : « Je ne sais point, disait-il, si tandis qu'il y a actuellement dans le Languedoc un nombre infini de religionnaires plus coupables que ces femmes contre lesquels on ne sévit point, elles ne vous paraîtront pas dignes de la clémence du roi ».

Le ministre répondit, : « Quoi qu'il y ait peut-être lieu de leur faire grâce, je crois que cela serait fort dangereux dans les circonstances présentes, et que ce serait donner occasion aux femmes qui vont dans les assemblées de présumer que, si elles venaient à être prises et enfermées, elles pourraient espérer leur liberté ». Les prisonnières de la Tour étaient et restaient des otages. Saint-Florentin se contentait d'expédier un brevet. de grâce pour Isabeau Guibal. Quand Combelles le reçut (10 janv. 1746), elle était d'ailleurs morte depuis trois jours.
Il semble qu'une épidémie affreuse ait alors sévi dans la prison. Nous avons vu Combelles compter 33 prisonnières le 15 avril. Une autre liste qui fut dressée quelques mois plus tard pour Antoine Court, et que reproduisit un ouvrage du pasteur Armand de la Chapelle en 1746, ne porte plus que 24 noms (25 si l'on y ajoute celui d'Isabeau Guibal qui n'y figure pas). Dans les derniers mois de 1745, il mourut donc à Aigues-Mortes, huit huguenotes (Suzanne Loubier, Jacquette Paul, Espérance Durand [86 ans], Catherine Vigne, Isabeau Amat, Madeleine Galary, Jeanne Bouguès et Jeanne Mahistre).

Puisque Saint-Florentin ne voulait gracier personne, il ne restait à Le Nain qu'à appliquer la politique de la Cour, qui était d'user de modération, à moins qu'un « éclat » ne parût exiger le retour de la brutalité. Autour de Saint-Ambroix (Gard) se tenaient des assemblées très fréquentes. L'officier du lieu finit par obtenir l'autorisation d'en surprendre une, et il y arrêta le médecin Antoine Roux. Le prisonnier, conduit à Aigues-Mortes, y fut écroué dans la chambre haute de la Tour des Masques (oct. 1745). Un mois après il était transféré à Montpellier et condamné aux galères. Il avait été remplacé dans sa cellule, le jour même où il l'avait quittée, par le Sr Delgas, d'Uzès, qui était seigneur du village de Cruviers. Delgas était coupable d'avoir mené sa femme aux assemblées du Désert. Il soutint fermement six mois de prison à la Tour des Masques, mais il passa alors par des accès de folie. Combelles dut le faire garder à vue et demanda sa libération : « Il était assez puni d'avoir perdu l'esprit ». Il fut reconduit à Uzès (août 1746).

Une autre affaire parut à Le Nain un de ces « éclats », qui commandaient la sévérité. Sous l'empire des derniers événements, le prophétisme avait repris vie dans la Vannage. Le chef de ces nouveaux inspirés, que les autres protestants appelaient par dérision les « couflaïres » (gonfleurs), était un certain Jean Maroger (de Nages, Gard), travailleur de terre, qui dans ses crises prédisait qu'un ange le transporterait avec ses disciples dans une île d'Angleterre où il serait roi. Il avait reçu à Générac l'hospitalité d'une veuve, Marie Roux-V. Chassefière, dont le mari devait ressusciter. Le Nain fit arrêter ces deux « misérables ». Deux lettres de cachet enfermèrent la femme à la Tour de Constance (déc. 1745), et Maroger à la Tour des Masques, où il eut peut-être sa responsabilité dans la folie de Delgas. Au bout de trois mois le prophète se procura, on ne sait comment, une corde, parvint sur la plate-forme supérieure de la Tour et tenta une évasion en plein jour. La corde cassa et il resta mort sur la place. On fit une fosse à côté pour y mettre son corps.

Une huguenote d'une autre trempe allait entrer à la Tour de Constance, Anne Meynier-V. Bruguière. Veuve d'un bourgeois de Saint-Chaptes (Gard), elle était la belle-soeur d'un fermier général du Languedoc. Ce dernier avait fait enfermer sa nièce, Elisabeth Bruguière, dans diverses maisons religieuses. Quand elle en sortit à 19 ans, sa mère la ramena au protestantisme. Mais l'oncle et l'Évêque d'Uzès veillaient. Elisabeth fut reprise et menée au couvent d'Uzès en 1745. La mère alors adressa à Saint-Florentin un long mémoire où, après avoir réclamé son enfant, elle entrait dans des développements historiques, et montrait tout le mal que le catholicisme avait fait à la France, Le ministre répondit à cet envoi par une lettre de cachet qui l'enfermait à Aigues-Mortes (juillet 1746). Interrogée à la Tour, elle s'obstina à déclarer que l'auteur du Mémoire incriminé était le pasteur Desubas, qu'elle avait pu voir en effet aux environs d'Uzès, mais qui certainement n'a pas lui-même, composé la pièce. Combelles à cette occasion demanda à Le Nain que la prisonnière « fût séparée de cette troupe de femmes fanatiques qui ne cessaient de la maintenir, par leurs faux éloges, dans un silence opiniâtre ». Une nouvelle affaire se greffa sur la première : Elisabeth Bruguière fut séduite au couvent d'Uzès par un jeune Nouveau Converti qui lui persuada « qu'il n'y avait que ce moyen qui pût obliger les soeurs à lui rendre sa liberté ». Il fallut bien en effet qu'elle sortit de la maison pour mettre un enfant au monde, mais elle se vit intenter un procès criminel, comme la complice de son séducteur, qu'une des soeurs du couvent accusait d'être un meurtrier. Elle n'échappa aux mains de la justice qu'en 1752, alors qu'elle était déjà mariée devant un prêtre. Sa mère était encore captive.

En 1748, au hameau de Suzon (Bouquet, Gard), une ancienne fanatique de 1705 reprit ses accès. La mère, la fille et les deux fils s'étaient mis tout nus, et avaient jeté par la fenêtre de leur chambre tous leurs meubles « pour purifier le Temple du Seigneur ». La mère, Marguerite Favadesse (Favède), et sa fille Madeleine furent conduites à la Tour de Constance. Les deux fils entrèrent à la Tour des Masques qui était vide.

Une fois rouverte, cette Tour fut utilisée pour divers prisonniers qui n'étaient pas des religionnaires, et un peu plus tard pour deux protestants coupables de s'être mariés au Désert. Roux, l'un d'eux, apothicaire du Pont-de-Montvert (Lozère), avait épousé Mlle du Baguet, de Saint-André de Valborgne (Gard), qui sortait d'un couvent. Le mauvais air d'Aigues-Mortes le rendit malade, et au bout de deux mois il fut transféré au fort d'Alais (oct. 1749).
L'autre eut un sort plus malheureux. C'était un notaire de Lasalle (Gard), Louis Bousanquet, qui s'était marié sans passer par l'Eglise catholique avec Mlle Louise des Hours, de Calviac près Lasalle. Tous deux jouissaient d'une haute considération dans leur canton, et l'Évêque d'Alais obtint qu'ils fussent enfermés, la femme au couvent d'Anduze, le mari à la Tour des Masques. Bousanquet ne put supporter ni la prison ni le climat d'Aigues-Mortes. Il mourut d'apoplexie le 25 août 1749, ayant dicté son testament dans la Tour neuf jours auparavant.

La paix d'Aix-la-Chapelle (1748), qui termina la guerre européenne, n'avait rien apporté aux protestants de France. On n'avait pas même parlé d'eux pendant les négociations. Le roi de Prusse, nous ne savons sur l'initiative de qui, fit demander vainement en avril 1749 à Saint-Florentin la grâce d'Anne Soleyrol. (Elle avait sans doute des parents en Brandebourg ou bien Du Plan l'avait recommandée spécialement à Berlin, comme étant originaire d'Alais où il était né.) La seule prisonnière qui ait été relâchée alors est Isabeau Menet, et la malheureuse avait perdu la raison. Roqualte de Sorbs, à la fin de 1749, avertit l'intendant que sa présence à la Tour, était dangereuse pour les autres captives, Elle avait du bien, on pouvait la retirer de la prison. Elle fut remise à son frère, qui vint du Vivarais se porter caution pour elle. La pauvre créature devait mourir à Saint-Georges en 1758. Elle y fut enterrée « hors l'Eglise » par les soins en particulier du fils qu'elle avait gardé six ans dans la Tour.

Les protestants du Languedoc ne purent croire que la paix du royaume leur serait plus dure que les années de guerre, et ils persistèrent à s'assembler en plein jour. Les Évêques poussèrent la Cour au parti le plus violent et une Ordonnance de 1750 remit en vigueur toutes les défenses antérieurement publiées contre les cultes du Désert. Le Nain et le Commandant Richelieu redoutaient si fort la colère que cette ordonnance devait exciter dans la province, qu'ils attendirent, pour la faire afficher, qu'on leur eût envoyé des troupes.

Les protestants étaient sur leurs gardes ; ils se laissèrent néanmoins surprendre, notamment le 22 novembre à Fonlèze, aux portes d'Uzès. Leur attitude en face du détachement qui marcha sur eux, exaspéra le capitaine, qui fit une rafle de 87 personnes. Mais les moeurs avaient changé, si les lois restaient les mêmes. On donna aussitôt la liberté aux enfants, aux gens estropiés, aux femmes enceintes, à celles qui étaient nourrices ; d'autres prisonniers, qui avaient quelque bien, réussirent à rentrer chez eux, et Saint-Florentin fut fort mécontent qu'on n'eût finalement gardé que des gens « les plus pauvres et de la plus basse condition ». Ce fut parmi ceux-là que Le Nain désigna cinq hommes pour les galères et deux femmes pour la Tour de Constance (24 déc. 1750) : Clarisse Domergue-Martin et Françoise Barre-Anton. Toutes deux avaient déclaré
« qu'elles assistaient aux assemblées autant qu'elles pouvaient ». L'intendant, vu l'effervescence des religionnaires, craignit que les deux condamnées ne fussent enlevées par des émeutiers, et il prit soin de ne leur faire communiquer sa sentence que le jour où elles quittèrent Nîmes pour Aigues-Mortes.

Le Nain mourut aussitôt après avoir rendu ce dernier jugement. Son successeur Saint-Priest eut à liquider dès son arrivée en Languedoc un procès fait à des Nîmois arrêtés dans une assemblée tenue au Mas de Ponge. Le 16 mars 1751 il condamnait trois hommes aux galères, et envoyait la femme de l'un d'eux, Gabrielle Guigue-Matthieu, à la Tour de Constance. Elle y fut conduite par « un garde, avec trente soldats, deux sergents et un capitaine en second ». Quel cortège pour une femme de 63 ans dont le mari était un « misérable, sans métier » !

En 1752, Saint-Priest jugea bon de vider la Tour des Masques, dont le concierge coûtait cher, et il fit libérer les deux Favède, qui étaient revenus de leur folie.
Comme leur soeur et leur mère étaient également plus calmes à la Tour de Constance, elles sortirent aussi.
Un mois auparavant, Saint-Florentin avait gracié la Demoiselle Bruguière qui, dans un placet avait regretté d'avoir signé son fameux Mémoire.

La même année une patrouille surprit encore une assemblée auprès de Nîmes et arrêta deux hommes et cinq femmes. Le 17 mars, Saint-Priest les frappait tous, condamnant les hommes aux galères et les femmes à une prison perpétuelle à Aigues-Mortes. Les femmes étaient d'origine modeste, quatre étaient veuves : Marie Picard-V. Cabanis (de Saint-Côme), Elisabeth Mauméjan-V. Armaingaud, Jeanne Auquier-V. Bastide (74 ans) et Suzanne Séguin-V. Vedel (80 ans), toutes trois de Clarensac. La dernière qui avait 48 ans, Jeanne Bermond, était « bossue et estropiée ». Pour conduire à Aigues-Mortes ces cinq femmes, le subdélégué de Nîmes se contenta de quinze soldats. Saint-Priest lui reprocha son imprudence. Il persistait à redouter une révolte.

Les craintes de l'intendant, qui étaient chimériques, furent fort profitables aux religionnaires. La Cour avait ordonné, pour plaire aux Évêques, que les enfants baptisés au Désert, seraient conduits, par la force s'il le fallait, dans les églises catholiques pour y recevoir un second baptême. L'exécution de cette mesure donna lieu à des scènes si scandaleuses, que la colère huguenote passa les bornes. En août 1752, trois curés reçurent des coups de fusil. Saint-Priest crut à un soulèvement concerté. Il renferma aussitôt les soldats dans leurs casernes, et refusa formellement de continuer les « rebaptisations ». L'ère des violences impitoyables était close.

Pendant cette dernière tourmente, deux pasteurs avaient été arrêtés. L'un, Bénézet, fut pendu à Montpellier. L'autre, Molines, dit Fléchier, abjura en prison, fut gracié, et enfermé dans un séminaire, avant de pouvoir se réfugier en Hollande où il traîna une pauvre vie de repentir. Il avait été arrêté aux environs d'Aigues-Mortes, à Marsillargues, dans la maison de la Delle Madeleine Pilet, veuve d'un capitaine nommé Sinsens, mort en Italie, et qui s'était remariée (au Désert) avec le pasteur lui-même. Le jugement (15 juillet 1752) qui condamnait le pasteur à la potence (la grâce ne vint « qu'après) envoyait la Delle Pilet à la Tour de Constance. Saint-Priest, qui l'avait rendu, hésita à l'appliquer. Il lui semblait impossible qu'on pût enfermer cette femme, vu sa naissance et son nom, dans la sinistre Tour, et il proposa qu'on aménageât pour elle une chambre un peu décente dans la Tour des Masques ou dans la Tour de la Mèche. Combelles répondit sans scrupules que la Tour de Constance ne renfermait que 25 femmes après en avoir autrefois contenu quarante, et que la Delle Bruguière y avait passé plus de six ans. La Delle Pilet fut donc réunie aux autres captives. Par une permission expresse du Ministre, elle ne fut pas cependant réduite au « pain du roi », et reçut une pension de 30 livres par mois sur ses biens confisqués.

Un dernier sursaut de brutalité aboutit en 1754 à l'arrestation du pasteur Teissier-Lafage qui fut exécuté à Montpellier, et à la condamnation en particulier d'une religionnaire de Bédarieux (Hérault), Françoise Sarrut-Caldié, femme d'un huissier (9 oct. 1754). Elle entra à la Tour comme coupable d'avoir assisté à une assemblée tenue près du Roc du Théron. Son mari alla aux galères avec deux autres protestants.

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§ 2, - Les lettres de Marie Durand (1751-1759)


Les Comités de Genève et de la Hollande faisaient toujours parvenir dans le Languedoc leurs subventions, irrégulières d'ailleurs. En 1749, deux « Sociétés » étaient formées, à Montpellier et à Nîmes, pour distribuer ces secours et les augmenter de dons particuliers. Mais le nombre des protestants emprisonnés fut si considérable de 1745 à 1754, que les captives de la Tour purent se croire négligées. Elles furent un peu oubliées en effet pendant ces pénibles années, car Antoine Court, quand il publia son « Patriote français », en 1751 et en 1753, une liste des victimes récentes de la persécution, ne présenta pas à ses lecteurs un état des femmes d'Aigues-Mortes. Cependant elles demeuraient dans la province l'objet d'une commisération spéciale. Elles savaient maintenant, d'ailleurs, soit par Marie Durand, soit par leurs amis particuliers, agir pour leur compte, et de façon indépendante. Au plus fort des agitations du Bas-Languedoc, en 1752, le Marquis de Paulmy d'Argenson vint remplir dans la province une mission secrète, au nom de la Cour qui tenait à savoir ce qu'elle avait à craindre des protestants. Paulmy fit demander au pasteur Rabaut un Mémoire précis où celui-ci formulerait les plaintes des religionnaires, et le pasteur eut le courage de le remettre au Marquis, dont il arrêta le carrosse. Ce Mémoire, qu'on a retrouvé, ne parle pas, chose étrange, des prisonnières d'Aigues-Mortes. Mais Rabaut savait qu'elles avaient sollicité pour elles-mêmes, et dans la Tour.

Paulmy en effet avait visité la célèbre prison. Son émotion fut profonde, et il ne la cacha pas. Il donna deux louis aux femmes, leur demanda de prier Dieu pour lui, ce qui prouve que le mot de Dieu était venu sur leurs lèvres, et il promit de parler au roi en leur faveur. Au moment où il s'éloignait, deux jeunes filles coururent après lui et se mirent à ses genoux, l'implorant avec larmes pour la liberté de leurs mères. Il eut les yeux mouillés, leur remit quelque argent, et leur dit qu'il se souviendrait de leur requête.

Quand il quitta la province, les captives lui firent remettre à Lunel, quelques heures avant qu'il ne fût abordé par Paul Rabaut, un placet daté « de la Tour de Constance, 17 septembre 1752 ». Rédigé par une main habile, cette pièce rappelait au ministre d'État que « sa grande âme avait laissé entrevoir aux prisonnières sa sensibilité à leur infortune, et que sa générosité n'avait pas dédaigné de leur promettre son intercession ». « Rendez-nous à nos patries et à nos familles, qui ont tout perdu en nous perdant. Tout nous fait espérer une prochaine tolérance ». Oui, l'idée de la tolérance entrait maintenant dans les esprits et dans les coeurs, mais avec quelle lenteur ! Richelieu déclara à Nîmes, à la fin de l'année, que la Cour avait de bonnes intentions, mais que « les Évêques étaient des diables ». Les prisonnières ne purent croire, malgré tout, que Paulmy eût pleuré en vain. En 1754, elles supplièrent le pasteur Pradel de dresser pour elles trois placets nouveaux destinés à de grands seigneurs de Versailles.

À la fin de 1754, Marie Durand dressa la liste des prisonnières pour Paul Rabaut, mais nous ne savons en vue de quelle démarche. Les captives étaient alors au nombre de 25. Des 24 qui vivaient au début de 1746, neuf alors étaient mortes (Victoire Boulet, Jacquette Vigne, Suzanne Vassas, Marie Vernès, Isabeau Sautel, Marguerite Roux-Arnaud, Antoinette Cabiac, Jeanne Antérieu, et Louise Peyron) ; Isabeau Menet avait été libérée folle. Parmi les 14 prisonnières qui subsistaient de ce premier groupe, Anne Saliège était détenue depuis 35 ans, Anne Gaussent depuis 31, Marie Béraud depuis 29, Marie Robert-Frizol depuis 27, et Marie Durand depuis 24 ans. Nous rappelons que parmi les 25 prisonnières de 1754, Marie Béraud était aveugle, Suzanne Pagès infirme, et Jeanne Bermond bossue et estropiée. Seize avaient encore des enfants. Quant à leur âge, un certain nombre l'ignoraient, comme on peut s'en rendre compte quand on compare les listes dressées à diverses époques, où les chiffres donnés ne concordent pas. La plus jeune de toutes ces femmes était Suzanne Pagès, à qui Marie Durand (le chiffre était exact) donnait 35 ans. Six des prisonnières avaient entre 60 et 70 ans, et cinq avaient dépassé 70 (l'aveugle avait entre 74 et 80 ans, et Suzanne Seguin-Vedel, 83).

À côté, des visages ridés, des enfants ont souri dans la Tour, et pendant plusieurs années. En 1740, un envoi de drap leur avait été destiné. Ils étaient deux alors, amenés du Pont-Saint-Esprit en 1737, avec leurs mères qui les nourrissaient : Isabeau Menet-Fialais et Marie Vey-Goutet. Le fils d'Isabeau Menet était sorti de la Tour en 1743. À cette date Anne Falguière-Goutès était emprisonnée, avec un enfant de dix-huit mois. Nous sommes assurés que ce dernier enfant (une fille nommée Catherine) est une des deux jeunes filles qui se sont jetées aux pieds de Paulmy. La seconde est donc la fille de Marie Vey, que sa mère aurait ainsi gardée avec elle jusqu'à l'âge de seize ans passés.

Nous pouvons nous faire une idée assez exacte de la vie des captives pendant ces longues années d'attente où tout leur indique une délivrance qui approche, où chaque visite et chaque promesse sont suivies d'une nouvelle désillusion. On les garde parce qu'on les a prises. Ni leurs geôliers, ni les prêtres d'Aigues-Mortes ne tentent un effort pour les convertir. Elles possèdent certainement des livres de piété protestants. Le dimanche elles se groupent pour « la prière » : c'est ainsi qu'elles nomment leur culte régulier. Elles pourraient certainement obtenir leur liberté si, comme les Nîmoises de 1742, elles demandaient à être conduites à la messe et signaient une fausse abjuration, mais elles ne veulent pas consentir à cette hypocrisie. La grandeur farouche de leur résistance rend sacrés les menus détails d'une existence toujours pareille.


LA TOUR DE LA REINE, vue de l'Est de la Ville

La meurtrière par où s'échappa Nissolle est très probablement celle qu'on voit
au premier étage de la demie tour de gauche, face à la campagne.


Nous possédons de cette époque des lettres précieuses de Marie Durand. Son père est sorti de Brescou en 1753, son « fiancé » a été aussi délivré de la même prison en 1750, à la charge de sortir du royaume, mais jamais elle ne parle de lui. Son coeur, dans l'obscurité de la Tour, s'attacha à une jeune fille absente qu'elle aima comme une fille. Sa belle-soeur, la veuve du pasteur martyr, était morte à Lausanne, laissant une enfant maladive, Anne, âgée alors de 18 ans, qui avait été placée à Genève. Marie Durand eut par le pasteur Rabaut l'adresse de sa nièce, entra en correspondance avec elle, et ses lettres ont été gardées par le professeur Chiron, qui s'occupait de la jeune fille.

La première que nous ayons, est de 1751. Marie Durand promet à sa nièce, quand elle sera libre, de lui servir de mère, dans le Vivarais. où elles se réuniront. Elle va lui envoyer, pour le présent, quelques vêtements qu'elle confectionnera. « Je me priverai de bien des choses pour cela, mais n'importe, je le ferai ». Comme Anne Durand est une habile dentellière, sa tante s'enquiert d'un ouvrage qu'elle pourrait lui commander « pour une personne de ses amies, fort de distinction », qui l'en a priée. (Ce ne peut être que la Delle Bruguière qui partage alors sa captivité). La grand'mère d'Anne, Isabeau Sautel-Rouvier, vit aussi à la Tour. Mais elle n'a pas pardonné à sa fille morte, son mariage avec le pasteur Durand, dont elle ne voulait pas, et elle ne montrera guère de tendresse pour l'enfant du martyr.

En 1752, autre lettre. Marie Durand a reçu la visite d'un oncle de l'enfant, nommé Brunel, qui gère dans le Vivarais les biens qu'on a pu conserver à celle-ci, et elle tient cent pistoles à sa disposition. Elle achève ses lignes par ces mots : « Toutes mes pauvres compagnes t'embrassent ». Elle leur parlait si souvent de cette nièce qu'elle les intéressait à la chétive vie de celle-ci. Ce ne fut qu'en 1753 que Marie Durand put adresser à Genève les vêtements annoncés deux ans plus tôt, et elle accompagna son envoi d'exhortations au bien que légitimaient, hélas, la légèreté et la paresse de sa nièce. Pour appuyer ses conseils, la tante les illustrait d'un exemple. Elle disait comment elle prenait soin dans la Tour de la petite Catherine Goutès, en qui tout le monde reconnaissait la modestie et la sagesse de son éducatrice.

Au début de 1754, Marie Durand remercia Rabaut, au nom des prisonnières, pour une somme de 20 livres qu'il leur avait fait parvenir. Quelques mois plus tard elle eut à subir une affreuse crise de rhumatismes, et elle était encore très souffrante quand elle dut servir Isabeau Sautel, alitée dans sa dernière maladie. Accablée d'infirmités depuis neuf ans, la grand'mère d'Anne « passa de ce monde au Père des esprits », le 27 novembre 1754, entourée jour et nuit par la sollicitude de Marie Durand, d'Anne Falguière-Goutès et de quelques autres captives. Ses parents du Vivarais avaient payé d'ingratitude la soeur de son gendre, qui cependant l'avait secourue en conscience « tant pour son corps que pour les consolations de son âme ».

L'hiver qui suivit fût particulièrement rude. Les prisonnières étaient dans la salle haute, la neige couvrait la plate-forme de la Tour, l'eau suintait partout.
Les femmes n'avaient plus aucune provision de l'été, elles ne purent obtenir qu'un peu de bois vert, et ne reçurent dans les plus mauvais mois que 45 sols par jour, « Juge de notre état - écrivait Marie Durand. - Cependant il nous faut toujours dire avec le modèle de la patience (Job) : Quand tu me tuerais, Seigneur, j'espérerais toujours en toi ». Elle trouvait encore la force de plaindre les gens du pays, « si affligés que nous en sentons l'amertume », et surtout de compatir à la triste santé d'Anne Durand. Elle demandait à sa nièce si les médecins de Genève ne seraient pas d'avis de l'envoyer aux bains de Balaruc (Hérault), l'invitant donc à venir en France, et s'offrant à lui donner, dans ce cas, pour la servir, Catherine Goutès, « la plus brave enfant qu'on puisse voir ». Catherine était toujours avec sa mère ; cette dernière et Marie Durand, « qui mangeaient ensemble », avaient « fait le complot de ne se quitter jamais » et, la liberté venue, de vivre pour les deux jeunes filles qui faisaient toute leur conversation.

Il sembla en 1755, que la cause des protestants était gagnée. Le Prince de Conti agissait pour eux à Paris. Rabaut se transporta dans la capitale pour conférer avec lui, et revint plein d'espoir. Sa joie se répandit jusqu'à la Tour. Marie Durand écrivit (12 juin) : « Nos affaires sont longs, mais cependant j'espère que Dieu donnera quelque dénouement à nos malheurs pour les faire finir ». Elle fut reprise, peu après, par « une fluxion très violente au visage ». Mais elle s'inquiétait encore des autres, recommandait à Anne un jeune Gaussent, parent de la prisonnière de la Tour, qu'on voulait envoyer à Genève, et plaignait sa nièce malade : « Je t'aime autant qu'on est capable d'aimer ». À la fin de l'année elle lui annonçait qu'il n'y avait plus de prisonniers dans les citadelles de Montpellier et de Nîmes, que huit forçats avaient vu tomber leurs chaînes : « On nous annonce que nous, misérables maras (voir : Ruth I, 20), aurons part à ce bonheur ». Elle ajoutait. « Le temps nous semble long, et en effet il l'est, parce que nous sommes naturellement impatients. Notre chair murmure toujours. Mais, ma chère fille, mortifions nos mauvaises passions ». Parole d'une sublime simplicité, de la part de cette paysanne « sans fraude », captive depuis vingt-quatre ans. Elle avait, disait-elle, le bonheur d'être aimée à la Tour : « C'est la grâce de mon Dieu qui veut adoucir mes amertumes. Adieu, mon cher ange, mon tout. Crois-moi non une bonne tante, mais une tendre mère ».

Quatre lettres de 1756 montrent Marie Durand pressée de voir sa nièce en Languedoc. Au témoignage, de deux habiles médecins qu'elle a consultés, les bains de Balarue guériront certainement la jeune fille. Elle lui donne des indications pour le voyage, lui dit qu'elle la « mandera prendre » à Nîmes dès son arrivée, lui recommande d'apporter ses hardes, son attirail de dentellière, et aussi deux paires de mitaines de soie blanche, destinées aux deux Commandantes (la femme du Lieutenant du roi, et celle du Major). En 1757, nouvelles instances. Cette fois Marie Durand réclame un Psautier en gros caractères et deux sermons de controverse composés par un pasteur de Genève. Mais Anne Durand tardait. Soit maladie, soit manque de ressources, elle hésitait à partir. Peut-être redoutait-elle de s'aventurer dans une province où la paix religieuse n'était pas encore assurée (deux protestants de Nîmes. avaient encore été condamnés aux galères en 1756). En juillet 1758, sa tante lui écrit : « Tu n'as rien à craindre dans ce pays, les affaires ont fort changé ». Le même mois cependant (28 juillet), une nouvelle prisonnière entrait à la Tour, sur un ordre du Commandant Militaire M. de Thomond : Anne Roux dite Devèze. Mais celle-ci, qui vécut aussitôt en catholique, l'était peut-être, et elle était très probablement détenue pour une autre cause qu'un délit religieux.

« Les affaires avaient fort changé ». Les pasteurs le sentaient bien, eux qui osaient maintenant adresser d'incessantes suppliques aux intendants, aux Commandants de provinces, au Roi lui-même. Mais il restait à emporter la résistance des bureaux de Saint-Florentin, où les Évêques demeuraient tout puissants. En 1758, Rabaut dressa un placet au Roi en faveur des prisonnières, et le fit porter en juin à Versailles par Madame Savine de Coulet. La dame le remit à la Reine, la Reine à Saint-Florentin, qui répondit que « les protestants étaient dans le cas moins que jamais qu'on leur accordât des grâces ». Une nouvelle guerre (ce fût la guerre de Sept-Ans) inquiétait la Cour depuis un an. On craignait à Montpellier un débarquement des Anglais sur les plages d'Aigues-Mortes ou de Cette, et le ministre persistait à voir dans les religionnaires des complices possibles des ennemis du royaume.

Les préoccupations du gouvernement se traduisirent par une visite des forts et citadelles du Languedoc. Le Commissaire De Fitte se présenta à la Tour de Constance les 22 et 23 septembre 1758 et fit enregistrer les noms des captives, avec divers détails qui les concernaient. Les prisonnières le trouvèrent honnête homme, le virent touché de leur état, et il prononça de vagues paroles d'espérance. Son rapport nous apprend que la Tour consistait « en deux étages où l'on pouvait mettre quinze lits dans chacun ». « Toutes les femmes, dit-il, qui y sont renfermées sont bien entretenues et ne paraissent manquer de rien. Il y a lieu de croire qu'elles ne sont nullement gênées. Elles n'ont aucune plainte à formuler ». Il y avait alors 21 prisonnières. De Fitte inscrivit à part 20 protestantes, ajoutant qu'une catholique (Anne Roux) était avec elles « dans la même salle », et conseillant de la séparer des « calvinistes ». La liste du Commissaire nous apprend que depuis 1754, cinq femmes sont mortes à la Tour, dont Marie Béraud (1725) et Suzanne Seguin-Vedel, les plus âgées de toutes. Les autres sont Anne Saliège (1719), Marie Verilhac (1737) (un acte notarié nous apprend que celle-ci vivait encore en mars 1755), et Marie Picard (1752). Mais Anne Gaussent (1723) et Marie Robert-Frizol (1727) vivent toujours, captives l'une depuis 35 ans, l'autre depuis 31, et Marie Durand aussi, prisonnière depuis 27 ans.

Cette dernière, dont Rabaut cette même année disait « qu'elle, n'était point inutile à la Tour de Constance », était en relations directes avec Madame de Coulet. La dame avait conseillé d'adresser un nouveau placet non pas au Roi, ni à la Reine, mais à la marquise de Pompadour. Marie Durand demanda à « un Monsieur » qu'elle ne nomme pas, de rédiger la supplique, sans oser lui dire d'abord à qui elle était destinée. Mais le bénévole secrétaire avait deviné, car le placet, dont on a retrouvé une copie, ne peut s'adresser qu'à la Marquise, si surprenants qu'en soient les termes. Les prisonnières la regardent « comme l'espérance d'Israël, et comme cette sage et pieuse Esther qui fit tant de bien au peuple de Dieu », comme « la bienheureuse Marie de nos jours qui fait renaître le Sauveur du monde en rompant les verrous des misérables captives ». « Le coeur de notre Monarque, lisait-on plus loin, est un sanctuaire dont vos vertus vous ont ouvert les avenues les plus secrètes. Notre liberté est entre vos mains, Madame. Donnez l'essor à votre clémence, à votre charité, à votre piété exemplaire. » La pièce datée du 29 mars portait au bas : « Pour les prisonnières : la Durant ».

Nous ignorons à quel personnage la pauvre prisonnière s'était adressée pour lui demander le secours de son éloquence. Elle lut ces phrases, sans doute, avec admiration, sans se rendre compte qu'un mot d'elle et de sa naïveté était plus touchant que tant de rhétorique. Les captives écrivant à Madame de Pompadour, c'est un tableau imprévu, et le mystère dont le placet est resté enveloppé laisserait supposer que Marie Durand a senti vaguement l'étrangeté de sa démarche.

À cette date les femmes de la Tour passaient par de vives frayeurs. En prévision d'une descente des Anglais, on avait enfermé 700 hommes dans Aigues-Mortes ; on « faisait le piquet » dans la conque, on parlait d'un siège à soutenir dans la place, et Marie Durand se voyait déjà exposée « à la cruauté des ennemis ». Cette situation avait fourni un argument à l'écrivain qui avait travaillé pour elle. Dans un autre placet, qui accompagnait le premier (avec un autre encore pour la Reine), les prisonnières suppliaient leur Souverain « de les mettre à l'abri de périls dont la seule idée bouleversait leur imagination ».

Les terreurs se dissipèrent, et la délivrance ne vint pas. Bien plus, le 28 juin 1759, Thomond enfermait encore dans la Tour une femme de Valérargues (Gard), Marguerite Robert-Vincent, coupable de s'être mariée au Désert. Pourquoi celle-là, parmi des milliers d'autres ? Son arrivée porta à 21 le nombre des protestantes, et ce furent toutes celles-là qu'Anne Durand put voir à Aigues-Mortes quand en juillet elle vint « rester un mois avec sa tante ». Marie Durand put donc enfin contempler cette nièce aimée après laquelle elle avait tant soupiré. Mais elle ne put lui montrer la jeune Catherine Goutès qui depuis 1758 était allée habiter Bréau.

La Tour était donc maintenant une prison où séjournaient des visiteurs ! Nous allons voir que les geôliers avaient honte de la fonction qui leur était imposée.

Les notaires de la ville, eux aussi, prenaient pitié des huguenotes. Un acte où Marie Verilhac reçoit de l'argent de son frère (mars 1755) note qu'elle est « détenue dans la Tour de Constance depuis environ dix-neuf années ». En 1758 (nov.), quand Marie Robert-Frizol teste dans l'étude du même notaire, on indique de même qu'elle est prisonnière « depuis environ trente et une années ». Rien n'obligeait le tabellion à enregistrer ces chiffres, et il a accepté de les écrire sur ses registres comme des protestations ouvertes, auxquelles il s'associait.

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