Nous avons dit qu'à la fin de 1723 la Tour de Constance enfermait 17
prisonnières. Tous les six mois la liste des femmes présentes était
dressée par les soins du Major, et envoyée au Commandant de la
province. On a retrouvé la copie de quelques-unes de ces pièces, mais
la plupart des listes qui nous ont été conservées ont été établies
soit pour les protestants de l'étranger par les prisonnières
elles-mêmes, soit pour l'intendant par le boulanger d'Aigues-Mortes
chargé de nourrir les captives. Une liste du 31 décembre 1736, nous
apprend qu'à cette date il restait 4 des prisonnières de 1723, et que
sur les 34 qui, à notre connaissance, ont été sûrement incarcérées
depuis 1724, il en demeurait 16. La liste totale porte donc 20 noms,
avec en plus celui de Marion Cannac.
Dès la fin de 1730, quand 28 femmes au moins vivaient
dans la prison, la salle du haut était occupée. Le fait est garanti
par une découverte de 1879. On déblaya alors une des meurtrières de la
salle, dont la partie en contre-bas était encombrée de gravats et
d'immondices, et l'on trouva là dans un lambeau de vieille paillasse,
entre autres restes, des souliers de femme, des souliers d'enfant et
des fragments de lettres datés de 1730. Ces lettres,
comme la forme élégante des souliers de femme, prouvaient que les
« bourgeoises » de Nîmes arrêtées en 1730, avaient été
établies sous les voûtes les moins humides. Il semble probable,
d'ailleurs, vu le nombre des prisonnières, que la salle du bas elle
aussi était alors habitée.
La Tour n'avait pas de concierge, et les prisonnières
dépendaient toujours directement du Major. Tous les trois mois le
boulanger recopiait la liste des captives avec l'indication totale du
pain fourni, mais soit négligence, soit légère fraude, il lui arrivait
de conserver sur sa liste des captives mortes ou libérées. Comme il
lui fallait ensuite se transporter à Montpellier pour y toucher son
dû, et que les bureaux l'y faisaient même attendre des semaines, il
exigea en 1736 d'être payé tous les mois, et le major Vidal dut faire
les avances nécessaires. La pauvreté des Majors, qu'aggravait la
négligence des commis de l'intendance, explique comment les familles
des prisonnières obtenaient d'eux - ou de leurs femmes - certains
services qu'on rémunérait de diverses façons. Le Lieutenant du roi ne
s'opposait pas à cette bienveillance relative, et Roqualte de Sorbs,
lieutenant depuis 1737, devait s'acquérir la vive sympathie des
huguenotes dont il avait la garde'
Quelques lettres nous fournissent des détails sur
l'existence que menaient les détenues. En 1730 la belle-mère de
Suzanne Daumezon-Mauran la félicite pour la naissance de son enfant,
elle lui envoie des draps et des serviettes, et aussi cinq planches et
des bancs (tréteaux) pour qu'elle se dresse un véritable lit. Jullian
adresse à Madame la Major (de Saint-Aulas) une
lettre destinée à sa femme, Isabeau Michel, pour lui dire
« d'attendre constamment, sans s'inquiéter ». Un peu plus
tard, il l'informe qu'il lui enverra une robe qu'elle a demandée. Dans
un autre billet de 1730 également, qui provient sans doute du
fabricant de bas François, celui-ci apprend à sa femme qu'il envoie
une paire de bas de soie à « Monsieur Lafont », sans doute
un habitant d'Aigues-Mortes qui prend soin d'elle, et parle de cocons
de vers à soie qu'il a donnes à dévider pour Madame la Major.
La Tour recevait des visiteurs qui apportaient des vivres
ou de l'affection, et les familles restaient en contact avec les
prisonnières. Isabeau Sautel régla une succession en présence de l'un
de ses fils. Suzanne Vassas va nous présenter un cas assez curieux. En
1727 elle avait dicté un testament où elle abandonnait tous ses biens
à ses compagnes. En 1736 elle en fait établir un autre, chez un
notaire d'Aigues-Mortes où elle est conduite. Cette fois elle passe
tout son avoir à son frère et à sa soeur, qui habitent Marvéjols et
lègue à la prisonnière Jacquette Vigne « ses hardes, nippes,
chemises, meubles et effets, et même l'argent monnayé qu'elle pourra
avoir dans la Tour au temps de son décès ». Par conséquent elle
déshérite Victoire Boulet et Anne Gaussent, qui cependant sont encore
captives. Il faut se représenter que depuis 1727 elle a reçu des
lettres ou des visites de Marvéjols, que sa famille a eu souci d'elle,
qu'elle a renoué des liens qu'elle croyait rompus. Il est possible
sans doute, que l'amitié qui l'unissait à ses deux premières
légataires se soit effacée, mais on peut supposer tout aussi bien que
Suzanne Vassas ne se trouve plus maintenant dans la même salle
qu'elles, et que c'est maintenant Jacquette Vigne qui lui rend les
services qu'elle a reçus autrefois des deux autres. Quant au reste des
prisonnières, toutes ces compagnes auxquelles le premier testament
léguait globalement 200 livres, Suzanne Vassas juge probablement
qu'elles sont, maintenant, sauvées de leur ancien abandon. Les
protestants du dehors viennent en effet à leur secours. En 1738, deux
Demoiselles d'Aimargues remettent à la Tour 18 livres, de la part d'un
homme qui nous est inconnu. « La Vassas » et « La
Durand » « Signées pour toutes », le remercient de sa
charité.
Dès cette époque, Marie Durand était en correspondance
avec la Suisse. La veuve de son frère le martyr vivait à Lausanne, où
s'était fixé déjà Court, et c'était par Lausanne que passaient les
renseignements qui devaient aboutir à Benjamin du Plan, dont nous
avons parlé, lequel récoltait alors à travers l'Europe protestante des
fonds destinés aux Églises de France, et notamment aux Confesseurs de
la foi. Une liste des prisonnières de la Tour, établie en 1736 ou
1737, et qui fut envoyée à Londres, avait été rédigée par Marie
Durand. Du Plan, d'autre part, avait gardé des attaches avec Alais. Un
habitant de cette ville écrivait en Suisse en 1738 pour parler d'Anne
Soleyrol, et donner aussi (d'après une lettre d'elle) le chiffre des
prisonnières ; elles étaient alors 24 (y compris Marion Cannac).
Muni de ces données, du Plan sollicitait sans cesse.
À Londres, en 1739, il rédige un appel aux âmes
charitables, décrivant la ville d'Aigues-Mortes, « si malsaine
que la plupart des habitants y portent le deuil », et
la Tour, humide, froide et obscure toute l'année, où les captives
étaient toujours malades. « Malgré toutes ces misères,
écrivait-il, il y a, quelques-unes [des prisonnières] qui subsistent
dans cet horrible séjour depuis dix, quinze, vingt ans, soit par la
force de leur tempérament, soit que Dieu ait voulu les conserver pour
être des exemples vivants aux autres de piété, de vertu et de
constance ». L'année suivante, du Plan envoyait à Alais une
certaine somme, destinée à la Tour, accompagnée d'une lettre spéciale
à l'adresse de Jacquette Vigne et d'Anne Soleyrol, qui étaient d'Alais
comme lui. Elles regardèrent sa lettre et son envoi comme une grâce
descendue du ciel. Si les protestants de France faisaient encore trop
peu pour les prisonnières, « Dieu leur suscitait des bienfaiteurs
au delà des frontières ».
En cette même année 1740, un don considérable arriva de
Genève. Le Comité de secours établi dans la ville était
particulièrement informé des femmes de la Tour depuis l'emprisonnement
d'Isabeau Menet. La soeur de celle-ci, recueillie par un oncle et une
tante après son évasion du Pont-Saint-Esprit, eut, d'Aigues-Mortes,
trois lettres que sa famille genevoise conserva pieusement, et qui
ajoutent quelques traits à ceux que nous avons déjà notés. Isabeau
Menet informe sa soeur (fin 1737) qu'elle s'est étroitement liée avec
Marie Durand. Elle lui parle de : son enfant, qui a six à sept
mois et qui vient de mettre sa première dent : « Il vous
embrasse, dans son innocent langage ». Elle demande, « un
fichu de soie des plus forts, un mouchoir d'indienne qui soit beau et
carré, avec deux peignes d'ivoire », ce qui peut indiquer de sa
part un souci de dignité féminine à certains égards
héroïque, à moins qu'il ne s'agisse d'un beau cadeau à faire à la
femme du Major ou à celle du Lieutenant. Jeanne Menet a voulu savoir
si sa soeur avait autant de liberté qu'au Pont-Saint-Esprit :
« Je vous dirai, répond celle-ci, que nous sommes vingt-deux, et
que nous avons deux heures le matin et le soir que nous allons dans la
basse-cour du Fort, et le reste du jour et toute la nuit nous sommes
enfermées ». La basse-cour, ce pouvait être la conque, mais il
semble beaucoup plus probable qu'il faut entendre par là la cour qui
s'étendait entre le Château et la place des casernes. Le peintre
Leenhardt a donc été à cet égard inexact, qui nous a montré les
prisonnières réunies sur la plate-forme de la Tour. Ces quelques mots
sont tout ce qu'Isabeau Menet consent à dire de « son triste
état ». Elle ne veut pas, en effet, se répandre en
plaintes : « Soyez assurée que toutes les promesses ni les
menaces du monde ne seront pas capables de me faire abandonner le
dépôt de la foi. Je m'estime fort heureuse que Dieu me trouve digne de
souffrir persécution pour son saint nom. Ainsi, j'espère que ce bon
Père de Miséricorde ne me déniera pas le secours nécessaire pour
supporter les épreuves qu'il lui plaira m'imposer ».
Une autre lettre, écrite deux ans après (23 décembre
1739), marque plus de souffrance. Les effusions pieuses y sont plus
abondantes et plus émues. Mais la prisonnière reste ferme :
« Qu'importe que nous soyons les haïs du monde, pourvu que nous
soyons de son bon grain, son froment savoureux qu'il doit mettre dans
son grenier. C'est [il est] notre origine, et nous sommes le souffle
de sa bouche. Allons à lui, puisqu'il nous a promis qu'il nous aidera
en temps opportun.
Soyons-lui fidèles jusqu'à la mort, afin que nous
puissions acquérir cette couronne d'immortalité bienheureuse ». À
certaines expressions de ces lignes, nourries de comparaisons
bibliques, nous croyons reconnaître l'influence exercée sur la captive
par les anciennes inspirées que gardait encore la Tour, peut-être par
Suzanne Loubier dont elle avait fait rechercher des parents à Genève.
Les pasteurs du Désert, formés à Lausanne, dans un milieu où la piété
était plus sèche, parlaient un langage moins coloré et moins mystique.
Puisque Court avait combattu les prophètes, et avec raison, il est
juste de relever ce que le « prophétisme » conservait à
certains égards de vivace et de salutaire parmi les persécutés.
Isabeau avait encore avec elle son fils « qui se
faisait bien grand ». C'est lui peut-être qui a chaussé les
petits souliers retrouvés dans les gravats et que conserve le
Consistoire de Nîmes.
La prisonnière, en donnant de ses nouvelles, envoyait à
Genève une lettre de Suzanne Loubier et priait sa soeur de découvrir
dans la ville un parent d'une autre captive (du Vivarais comme elle),
Marie Vernès. Il s'agissait de Jean-Georges Vernet, « un des
premiers négociants » de Genève. Deux ans plus tard il devait
demander (vainement), la libération de sa parente, mais on peut
supposer que cet homme considérable ne fut pas étranger à l'envoi qui,
en 1740, vint consoler les captives.
Au début de l'année un « voiturier » apporta à
Nîmes une somme importante sur laquelle 280 livres étaient destinées
tant aux prisonniers de Brescou qu'aux femmes d'Aigues-Mortes. La
nouvelle fut largement répandue et jusque dans la
Tour, ce qui contraria fort le Comité de Nîmes chargé de la
distribution. Il souhaitait qu'on usât de prudence à l'égard des
autorités ; il ne voulait pas que les dons de Genève
dispensassent les gens du Languedoc de secourir annuellement les
prisonnières ; enfin il trouvait « qu'il n'y avait pas de
nécessité » que celles-ci fussent informées de l'origine des
secours qu'elles recevaient.
Tout examiné, on jugea à propos d'envoyer aux femmes pour
200 livres de provisions et d'objets divers. Elles reçurent donc du
drap pour elles, du drap pour les robes des enfants (ils étaient
deux), du lard, du riz, du savon, de l'huile, du poivre, de l'
« épicerie », des patins (galoches), du fil à coudre et du
coton filé.
Il y avait alors 31 captives, et en plus Marion Cannac
qui n'était pas tenue pour une protestante, et si certains objets
furent répartis en 32 paquets, le 32e, était certainement pour Madame
la Major. Un reçu en forme fut demandé aux détenues, pour être expédié
au Comité de Genève. Chacune y mit son nom, Marie Durand écrivant pour
celles qui ne savaient pas signer. Cette liste offre cette
particularité que les femmes s'y désignent, ou y sont désignées par le
nom familier qu'elles portaient dans la Tour, en sorte qu'il faut
parfois un peu d'effort pour les identifier, quand elles ne se bornent
pas, comme l'usage languedocien le voulait, à donner au nom de leur
mari ou de leur père une forme féminine. Ennette est Anne Saliège,
Suzon est Suzanne Loubier, Marie est Marie Béraud, La Fortune est
Marguerite Roux, femme d'Arnaud dit La Fortune, Jobte est Jeanne
Antérieu, femme de Job Lacour (19 février 1740).
Le 11 avril suivant une liste était dressée des mêmes
prisonnières, avec leurs noms au complet, et la date de leur
arrestation, liste qu'on a retrouvée à Amsterdam. Elle fut dressée
très probablement par Marie Durand, qui devenait la secrétaire des
captives. Cette année même elle tint la plume pour
« Frizole », qui avait à recommander à sa fille et à son
gendre de vivre dans la paix. Elle avait écrit également au nom des
neuf prisonnières vivaroises à Mlle Peschaire, de Vallon, ardente
protestante, qui avait fait demander à l'une d'elles « si elles
avaient besoin de quelque chose ». Marie Durand répond que les
protestants du Vivarais, depuis dix ans, ont oublié leurs soeurs, qui
sont obligées de compter sur la charité des femmes du Bas-Languedoc.
Elle supplie clone les Chrétiens de son quartier, « par la
compassion de Dieu, de rallumer leur zèle de charité envers les
pauvres souffreteux, et de visiter Jésus-Christ dans la prison en la
personne de ses membres ».
Les détenues étaient-elles soutenues alors par l'espoir
de leur prochaine liberté ? En 1739, Isabeau Menet se borne à une
vague attente, qui est une prière. Vers 1741, sans doute, les visions
d'avenir s'éclaircirent quand on sut qu'une guerre européenne
recommençait. Le Languedoc allait être dégarni de troupes : les
assemblées seraient plus libres. Les protestants revinrent aux
chimères de 1697 et de 1712. Ils s'imaginèrent qu'à la paix
l'Angleterre insisterait auprès de Louis XV en faveur des
religionnaires de France. Si les pasteurs du Désert firent des efforts
énergiques pour maintenir leurs auditeurs dans le loyalisme le plus
strict, le peuple huguenot sûrement se répandit en propos hardis, tellement
que les villages, catholiques autrefois ensanglantés par les Camisards
crurent prochain un nouveau soulèvement. Il est difficile de penser
que cette agitation ne soit pas parvenue jusque dans la Tour, d'autant
que les prisonnières apprirent certainement qu'en 1742, le roi de
Prusse, allié alors de la France, avait obtenu la délivrance de
quelques galériens.
Nous ne savons pas, par contre, si elles furent informées
que le même Frédéric Il était intervenu un peu auparavant en leur
propre faveur. Il avait fait demander à Louis XV (nov. 1741) « la
liberté de plusieurs personnes de l'un et de l'autre sexe, qui étaient
en prison dans la Tour de Constance pour cause de religion ».
L'intendant du Languedoc, consulté, répondit au Ministre des affaires
étrangères en lui adressant la liste officielle des prisonnières, pour
lui montrer qu'elles étaient détenues « non pas pour n'avoir
point rempli les devoirs de catholique, parce qu'on ne leur fait
aucune violence à cet égard, mais pour avoir contrevenu aux ordres du
roi en assistant à des assemblées de religionnaires très contraires
aux intention et service de Sa Majesté » ; elles étaient
donc retenues pour rébellion et non pour hérésie. Cette distinction
fut admise par la Cour, qui ne donna aucune suite à la requête du roi
de Prusse.
Pour couper court à une révolte que les catholiques
croyaient possible, l'intendant fit surprendre dans les Cévennes une
assemblée, ce qui était chose relativement facile. Le 29 avril 1742, à
Mouzoulès (près Aulas, Gard), onze personnes étaient saisies en plein
jour revenant d'un culte. Le 10 juin, Bernage Saint-Maurice envoyait
sept femmes à la Tour de Constance. L'une (encore) était enceinte :
Anne Treilles-Peyre. L'intendant lui avait permis
de mettre son enfant au monde « dans quelque lieu particulier de
la Citadelle de Montpellier ». Le nouveau-né mourut dans la
prison, la femme se déclara catholique, demanda sa grâce, et l'obtint.
Parmi les six autres condamnées, l'une, Anne Falguière-Goutès, avait
sur les bras un enfant de six mois (les soldats faisaient de
glorieuses prises) et elle voyait son mari partir pour les galères.
Les autres étaient Jeanne Bouguès-Nevas, Jeanne Mahistre-Randon,
Isabeau Plantier-Besson, toutes trois de Bréau, Isabeau
Amat-Combernoux et Madeleine Galary-Nissolle, les deux d'Avèze. Elles
furent écrouées le 27 juin 1742 et leur arrivée porta le nombre des
prisonnières, à ce qu'il semble, à 38. Jamais la Tour ne retint plus
de femmes à la fois. Le Major, plus tard, parlait de cette époque en
disant « quarante femmes », et Antoine Court écrit
aussi : « environ quarante, ».
Cet afflux de nouvelles prisonnières, au moment où à
Aigues-Mortes se combattaient l'espoir et la souffrance, y précipita
une crise qui se préparait depuis deux ans et dont il faut maintenant
parler, en revenant un peu en arrière.
Tandis qu'Antoine Court et Benjamin Du Plan intéressaient l'Europe
protestante au sort des prisonnières d'Aigues-Mortes, en France
s'esquissaient les premiers efforts vers des libérations entrevues.
Efforts infructueux d'abord, mais qui contribuèrent à modifier
l'esprit public. L'entrée à la Tour en 1730 des prisonnières
de Nîmes, marque à cet égard un changement, Les religionnaires de la
ville dont les femmes avaient été condamnées, étaient assez influents
et assez riches pour tenter du nouveau. Dès 1730 on faisait solliciter
à Paris le Marquis de La Fare lui-même, par l'Archevêque de Rouen. On
affirma à Nîmes qu'on pourrait obtenir la grâce des prisonnières si
l'on réunissait 6.000 livres, et une collecte s'organisa dans la ville
et jusque dans les Basses-Cévennes pour amasser cette somme.
Saint-Florentin donna l'ordre d'arrêter les audacieux qui avaient
dirigé l'affaire ; mais, de leur côté, certaines captives avaient
osé adresser au Cardinal de Fleury, alors premier ministre, un placet
où elles imploraient leur élargissement. L'intendant, que le Cardinal
fit consulter, donna un avis défavorable, ajoutant que ces femmes ne
s'étaient « pas même mises en état de mériter leur grâce par leur
conversion ». Cependant, en 1732 les deux soeurs Amalric
sortirent de la Tour, sans que leur acte d'abjuration ait été inscrit
à Aigues-Mortes.
En 1734, puis en 1738, Jullian renouvelle en faveur de sa
femme des démarches commencées en 1730. En 1739 il fait remettre un
placet au prince de Dombes, Gouverneur du Languedoc, qui est à
Versailles. Bernage Saint-Maurice, un peu impatienté, écrit à cette
occasion : « Les condamnés opiniâtres sont regardés par les
Nouveaux Convertis comme des martyrs de, leur religion. Leur mauvais
exemple rend leur retour trop dangereux, je l'ai mandé plusieurs fois
à M. de Saint-Florentin ». En 1735, Chabanel, époux de Marguerite
Maury, fait agir le duc de Crussol, de la maison d'Uzès. L'intendant
répond : « La punition n'a fait aucune impression sur elle
ni sur sa famille ».
Il ne s'offrait donc aux captives qu'un moyen pour
retrouver la liberté : abjurer, et, comme on va voir, abjurer
sérieusement. Elles demeuraient dans la Tour libres de prier entre
elles, n'étaient nullement gênées dans la profession de leur foi, ne
voyaient le prêtre que lorsqu'elles le demandaient, et n'assistaient à
la messe, dans la Chapelle du Château, que si elles en exprimaient le
désir formel. Pour « vivre en catholiques » il leur fallait
donc se décider à une démarche personnelle, que leur conscience ne
leur permettait pas, et que le voisinage de leurs compagnes fidèles
leur rendait plus difficile. Quelques-unes des captives, cependant,
accablées par la souffrance, se résolurent à cet effort.
À la fin de 1731, une des prophétesses arrêtées en
Vivarais, Antoinette Gouin, écrivit à l'intendant une lettre où,
faussant les faits, elle se disait condamnée par erreur ; elle se
déclarait de plus catholique et affirmait que le curé d'Aigues-Mortes,
consulté, lui donnerait « un bon certificat ». L'intendant
laissa dormir la lettre quatre ans, et ne la retrouva que quand il eut
connaissance d'un placet que cette fille avait adressé au Cardinal de
Fleury. Le curé d'Aigues-Mortes affirma qu'en effet elle assistait à
la messe et communiait « malgré les exhortations et peut-être les
mauvais traitements des autres femmes ». Elle eut sa grâce par
Saint-Florentin (nov. 1735), mais elle avait dû subir une épreuve de
cinq ans au moins.
L'adoucissement des moeurs allait se marquer par une
modération des exigences catholiques, qui se revêtit cependant
d'apparences rigoristes. En 1737, Bernage Saint-Maurice reçoit un
placet de la Veuve Liron-Rigoulet, accompagné d'une attestation vague
du curé de Saint-Laurent-d'Aigouze. Il apprend
alors que le curé a profité de la maladie de son collègue
d'Aigues-Mortes pour venir à la Tour « y instruire cette
femme », mais que celle-ci est encore « bonne
protestante », et il ne donne pas suite à la requête.
Bientôt la jurisprudence va être fixée pour des affaires
de cet ordre. Le nouveau curé d'Aigues-Mortes, Gilles, demande à
Saint-Florentin en 1739 la grâce d'Anne Sabourin qui est, dit-il,
« bien convertie ». L'intendant écrit au ministre :
« Une lettre du curé n'est pas suffisante pour bien établir la
preuve d'un retour à l'Eglise. Il faut justifier d'une abjuration
publique ». Le curé dressa alors un acte par lequel Anne Sabourin
« entrait dans le giron de l'Eglise de sa pure et franche
volonté, après avoir abjuré les erreurs de Luther et de Calvin »,
et cela en présence, de Roqualte de Sorbs, d'un Capitaine de la
garnison, du curé, et du Supérieur des capucins (19 nov. 1739).
Bernage, cette fois, insista auprès du ministre pour que la femme fût
libérée et elle le fut (avril 1740).
Il était établi maintenant qu'une abjuration en forme
serait exigée des captives si elles voulaient obtenir leur liberté.
N'était-ce pas après tout, se satisfaire à meilleur compte que par le
passé ? requérir d'elles, en une seule fois, ce qu'Antoinette
Gouin avait dû faire cinq ans de suite ? Le temps d'épreuve
n'avait été que d'un an pour Sabourin ; on pouvait espérer qu'il
diminuerait encore. La nouvelle mesure était donc un appât pour les
faibles.
Le 15 mars 1741, Elisabeth Michel-Jullian, pour laquelle
son mari avait si souvent sollicité, signe un acte d'abjuration dans
la Chapelle du Gouverneur, devant Roqualte de Sorbs
et un prêtre qui se dit « aumônier du Château
d'Aigues-Mortes ». L'intendant, qui avait été une fois trompé par
un ecclésiastique, réclama un extrait en forme de cette abjuration,
signé du curé de la ville, car l'acte, disait-il, « devait être
inscrit sur les registres de la paroisse ». Il finit par savoir,
au bout d'un an, que le prêtre qui 'avait signé la pièce, vicaire aux
environs d'Uzès, était le cousin germain de la prisonnière, et tint
pour nulle cette abjuration, comme ayant été à demi secrète.
Nous voici en cette année 1742, dont nous avons dit
combien elle fut grave pour les captives. Elisabeth Michel avait cédé
plus qu'à moitié, cependant elle renvoya à plus tard le curé
d'Aigues-Mortes qui la pressait de faire le dernier pas, et d'abjurer
devant lui. Une autre femme plia avant elle. Marguerite Maury-Chabanel
abjura le 18 mars, dans la Chapelle du Château. Un mois plus tard le
Major certifiait qu'elle persistait dans sa conversion. Il disait à
cette occasion : « Il serait à souhaiter que toutes les
autres femmes suivissent son exemple. Elles feraient d'aussi zélées
catholiques qu'elles font des entières protestantes ». La grâce
fut signée en mai.
Cette nouvelle libération et l'entrée à la Tour des
prisonnières d'Aulas et de Bréau, entraînèrent d'autres volontés
défaillantes, dont le Major n'avait pas prévu la chute. Elisabeth
Michel abjura devant le curé Gilles le 13 septembre, se contentant
comme dernière résistance de ne pas signer l'acte, en se donnant pour
illettrée, ce qui était faux. Mais l'intendant, assez maussade,
produisit cette fois, une autre exigence : il voulut que
l'abjuration fût légalisée par le Grand Vicaire de
Nîmes. Le curé Gilles fit le nécessaire, et quand il envoya à
Montpellier l'acte légalisé, il y joignit deux autres actes
d'abjuration, concernant Suzanne Daumezon-Mauran (11 sept.) et
Madeleine Aberlenc-Pasquier.
Le même curé, formulait aussi une requête dont il faut
lui savoir gré. La veuve Liron-Rigoulet avait demandé à
Saint-Florentin qu'il lui fût permis de sortir de la Tour pour
demeurer enfermée dans la ville d'Aigues-Mortes. Le prêtre appuyait
cette supplique. « Il est vrai, disait-il, qu'elle n'a donné
aucune marqué de retour à l'Eglise, mais elle, est d'un très bon
caractère ». Elle était dénuée de tout secours, fort âgée (70
ans), souffrait beaucoup. L'intendant finit, sur de nouvelles
instances, par accorder cette demi-grâce, mais trop tard. Combelles
lui écrivit en réponse à son autorisation tardive (28 fév. 1743) que
la veuve était morte trois jours auparavant : « Voilà le
changement qu'elle sollicitait depuis si longtemps, arrivé ». Le
Major et le curé étaient plus pitoyables que l'intendant.
On le vit bien pendant les mois qui suivirent. Bernage
trouva « bien récentes » les abjurations de Suzanne Daumezon
et de Madeleine Aberlenc, et ne voulut pas les envoyer au ministre. Il
imposa aux deux femmes une épreuve de « deux ou trois
mois », se contentant pour le moment de la libération d'Elisabeth
Michel. Le Major osa marquer son mécontentement (13 déc.) ; le
curé fit de même, mais il fallut encore que ce dernier, deux mois
après, s'adressât directement à Saint-Florentin pour obtenir les deux
libérations, qui furent signées en avril 1743.
À la fin de l'année une autre prisonnière encore quittait
la Tour, une des dernières venues, Isabeau Plantier-Besson, qui fit
valoir qu'elle était catholique d'origine et que dès son incarcération
« elle avait obtenu la liberté d'assister aux exercices de la R.
catholique ».
De 1740 à 1743 on avait donc enregistré à Aigues-Mortes
sept abjurations de prisonnières. Notons que sur ces sept femmes,
quatre étaient de celles qui avaient été arrêtées à Nîmes en 1730. Les
deux soeurs Amalric saisies avec elles n'avaient certainement pas été
relâchées en 1732 sans avoir fait quelque promesse à un prêtre. Il se
trouvait donc que c'étaient les captives les plus élevées dans leur
rang social qui avaient succombé. Leur abjuration était d'ailleurs un
pur mensonge, car on retrouve leurs noms ou les noms de leurs enfants
sur les registres des pasteurs du Désert. Mais elles avaient renié
leur foi. Le curé Gilles pensait que la grâce des deux femmes trop
longtemps retenues en 1743 « contribuerait beaucoup à la
conversion des autres prisonnières ». Il se trompait. Les autres
gardèrent leur conscience sauve. Aucune ne suivit, après cette date,
l'exemple douloureux qui venait de leur être donné. Mais elles
souffrirent davantage, en mesurant le sacrifice que leur fidélité leur
imposait.
Au début de 1743 les prisonnières s'étant plaintes à
Lausanne de leur misère, Court, alarmé, s'informa en Languedoc. Le
pasteur Gibert lui répondit pour le rassurer : « Je n'ai pu
comprendre qu'aucune, d'elles fût dans d'autre nécessité que celle
d'être libres. Liberté de laquelle elles auraient bien besoin, car
vous savez combien est dur leur esclavage. Il ne leur faut pas moins
qu'une grande patience pour supporter leur état, patience qui a manqué
à quelques-unes. Aussi ont-elles fait naufrage
quant à la foi. Et il en est d'autres qui, à ce qu'on m'a dit, se
chagrinent beaucoup ».
Ce fut en ces mois que Jacquette Paul-V. Blanc, la seule
des Nîmoises de 1730 qui fût demeurée absolument fidèle, dicta son
testament, malade, et trop malade pour pouvoir le signer, entre les
deux guichets de la Tour où elle s'était traînée (5 août 1743). De ce
temps aussi (26 déc.) date la dernière lettre que nous possédions
d'Isabeau Menet. Ses lignes confirment le témoignage de Gibert. Elle
ne demande, aucun secours, elle parle même de hardes et d'un écu que
Suzon Loubier envoie à Genève à sa propre soeur qui y habite. Mais la
lettre, d'une douleur contenue, est poignante. La pauvre femme était
veuve alors, et le savait. Son mari, condamné aux galères en même
temps qu'elle, y était mort en 1742. Son enfant n'était plus dans la
Tour ; Isabeau Menet-Fialais l'avait remis à son propre frère,
venu du Vivarais pour le chercher, et elle demandait à sa soeur de
Genève de « tirer cet enfant vers elle ».
« C'est la seule cause disait-elle, que je le livra
à mon frère, car je peux dire après Dieu qu'il m'était d'une grande
consolation à mon entour, quoique jeune ».
Elle rendait grâce à Dieu de l'avoir préservée, elle,
« de tant de fléaux et de dangers » qu'elle ne détaillait
pas, et lui demandait de consoler son Église. À plusieurs reprises,
d'une main que l'on sent lasse, et qui bientôt sera celle d'une
démente, elle se recommande aux prières de sa soeur et aux prières de
l'Eglise : « car j'en ai grandement besoin, aux afflictions
où je me vois réduite. Le Seigneur me fasse la grâce de prendre le
tout, venant de sa main ».
Tel était le langage qu'on parlait dans la Tour de
Constance quand au début de 1744 un nouvel intendant, Le Nain, succéda
à Bernage Saint-Maurice dans l'administration de la province.
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