Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

DEUXIÈME PARTIE

Sous Louis XV (1715-1768.)

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1. - LA RESTAURATION DU PROTESTANTISME


Les années 1715-1718, marquent pour le protestantisme languedocien une étape nouvelle. La guerre camisarde a été si cruelle et la répression si dure que la masse des Nouveaux Convertis veut ignorer les prophètes qui subsistent encore, et les rares prédicants qui travaillent à côté d'eux. On recourt au prêtre catholique pour les baptêmes, les mariages, les inhumations, et si l'on garde quelque espérance, on ne sait à quoi ni à qui la rattacher. Cependant quand Louis XIV meurt (1715), le Régent qui gouverne pour Louis XV enfant est si peu dévot qu'on suppose un instant qu'il va rétablir l'Édit de Nantes. Bâville disparaît en 1718 du Languedoc, et on est assuré que son successeur, Bernage, ne pourra pas dépasser sa froide dureté.


LA TOUR DE CONSTANCE, entourée encore en 1821 de la Conque à demi-ruinée
(d'après une gravure du temps)


Mais un événement discret s'est produit, dont les conséquences seront immenses. Un jeune prédicant du Vivarais, Antoine Court, est venu exercer son zèle à Nîmes et dans les Basses-Cévennes. Il s'est associé étroitement à un prédicant cévenol, Pierre Corteiz, et ils ont entrepris de rétablir l'ordre dans le protestantisme. Ils installent des « anciens » dans des Églises locales, tiennent des Synodes où les quelques prédicants qui survivent sont soumis à une discipline ; ils sont décidés à éliminer peu à peu du milieu d'eux les femmes prédicantes et les prophètes ; et ils recrutent dans la jeunesse de futurs prédicateurs, dont l'activité sera conforme à la piété réglée du vieux protestantisme de France. Court et Corteiz se tiennent en relations constantes avec les pasteurs de Genève et de Zurich, et se font autoriser par eux. Ils ne sont plus des prédicants mais des « pasteurs » et ils forment d'autres « pasteurs du désert ». Le peuple huguenot, ramené lentement à sa tradition, deviendra chaque année plus résistant en face du catholicisme qui s'est cru victorieux.

La Tour de Constance est demeurée aujourd'hui, des Cévennes à la mer, le symbole de cette triomphante obstination. Nous avons dit son histoire sous Louis XIV. La vie de ses prisonnières sous Louis XV est plus connue ; moins mouvementée, elle est peut-être plus douloureuse en raison de sa longue monotonie.

En août 1718, une assemblée religieuse est surprise près de Florac (Lozère). On s'y étonne fort de la venue d'un prédicant, car depuis quelques années le pays est tranquille ; aussi le Commandant militaire Roquelaure décide-t-il de sévir. Usant des pouvoirs particuliers qu'il possède comme l'intendant, il rend un jugement sur pièces, et envoie à la Tour de Constance une veuve, Anne Boudon, V. Saint-Jullian. L'année suivante on arrête dans les rues de Saint-Jean-du-Gard une inspirée. Anne Saliège « qui crie : Pénitence ! ». L'intendant et le Commandant militaire sont d'avis qu'aucune Ordonnance royale ne permet de la condamner régulièrement et ils demandent pour l'enfermer à la Tour une lettre de cachet à Versailles. En 1720, éclate une affaire plus sérieuse. Aux portes de Nîmes, les pasteurs Court et Corteiz ont réuni une assemblée que les soldats dispersent. On fait 50 prisonniers. La plupart sont destinés à être déportés à la Louisiane, mais trois femmes sont conduites à Aigues-Mortes sur l'ordre de Roquelaure. Deux d'entre elles avaient déjà passé ensemble dix ans au Donjon de Carcassonne : Catherine Guidès (de Montpellier) et Antoinette Boisset, V. Quissac (de Nîmes). Cette dernière ne demeura pas longtemps dans la Tour. Elle y mourut en 1720 après avoir légué par testament tous ses biens à Catherine, Guidès, « sa bonne amie ». Bernage avait profité du convoi et du bateau qui menaient à Aigues-Mortes les trois prisonnières, pour faire transférer à la Tour deux autres captives de la Citadelle de Montpellier, deux « inspirées » dont l'une, Marie Chapelle, « roulait les prisons depuis plus de dix ans ».

La Tour de Constance allait donc à nouveau s'emplir, Mais cette fois son nom devait être dénoncé à toute l'Europe protestante. Antoine Court, qui était alors à Genève, y fit imprimer une relation des événements de 1720 pour affirmer à la Suisse et à la Hollande que la persécution se poursuivait en France, et cette fois contre des chrétiens sans armes. Il parlait, dans son langage, inhabile, des trois femmes (cinq en réalité) qui en entrant dans la Tour en avaient trouvé deux ou trois autres « abandonnées de tout le monde, livrées à la vermine, destituées d'habits, semblables à des squelettes ». « Elles leur partagèrent leurs hardes et leur linge, s'embrassèrent et se consolèrent réciproquement, et promirent à la face du Ciel qu'elles mourraient plutôt que d'abandonner la cause de Dieu ». L'Europe évangélique désormais allait s'intéresser au sort des captives, et celles-ci, du jour où elles eurent parmi elles des femmes animées de l'esprit de Court et de Corteiz, furent plus fermes et plus calmes dans leur prison.

Court avait affirmé dans sa publication que les huguenotes arrêtées n'étaient plus des « fanatiques ». C'était s'avancer un peu, car les inspirées constituaient alors la majorité parmi les prisonnières. En 1721, une femme de Lunel, Jeanne Estaque-Delort, fut envoyée à Aigues-Mortes en raison de ses relations avec les prophètes, et en 1723 l'arrestation à Montpellier des « Multipliants », réunis pour leurs rêveries dans une véritable salle de culte, augmenta encore à la Tour le nombre des illuminées. Bernage, pour cette affaire, condamna à la prison perpétuelle quatre femmes : Anne Robert V. Verchant, deux prophétesses itinérantes, Suzanne Loubier (de Nîmes) et Jeanne Mazauric des Cévennes, et la veuve d'un matelassier de Montpellier, Anne Gaussent, V. Cros. Après le prononcé de son jugement, il annonça en Cour qu'il expédiait encore à Aigues-Mortes les deux filles de Jeanne Estaque-Delort, une autre femme de Lunel, Victoire Boulet-Comte, et une inspirée arrêtée depuis peu dans les Cévennes, qui était née en Vivarais et avait été emprisonnée à Carcassonne (Isabeau Mounier, de Saint-Agrève). Le chiffre des prisonnières se trouva porté à dix-sept.

Les deux jeunes Delort furent bientôt libérées. Leur mère, en 1724, fit son testament dans l'étude d'un notaire d'Aigues-Mortes où elle fut conduite. Elle réussit à intéresser en sa faveur le ministre d'État nouveau, Saint-Florentin, qui succédait à son père comme préposé aux affaires religieuses. Mais quand le ministre expédia l'ordre du roi qui lui donnait sa liberté, la femme étai [ morte depuis quelques mois (1726). Saint-Florentin signalait ses débuts par une grâce. Cependant son nom jusqu'en 1766 reviendra sans cesse comme celui d'un tenant impitoyable de la politique de Louis XIV.

La prédicante Isabeau mourut à la Tour en 1725, donnant à sa fin « des marques d'une bonne chrétienne ». Un gentilhomme d'Alais, Benjamin du Plan, qui était alors à Genève, écrivit à cette occasion à Court : « Dieu veuille fortifier les autres. Ne les oubliez pas ! » Court, en effet, se souvenait d'elles. Il invita les synodes à constituer des fonds en faveur des Confesseurs, et il se tint en relations étroites avec une Association de secours qui venait d'être créée à Genève au bénéfice des protestants de France. Le nombre des prisonnières religionnaires augmentait régulièrement, à mesure que les pasteurs du Désert étendaient leur action dans la province.

Au début de 1725, en Vivarais, une assemblée fut surprise à Gluyras. Le commandant La Fare fit transporter à la Tour, en un long voyage, trois femmes, dont Marie Béraud (de Gluyras), aveugle depuis l'âge de quatre ans (elle en avait 50 environ). L'incarcération se fit avec une telle négligence que l'on ne savait plus quelques années plus tard, à la Tour, la date exacte de l'arrivée des trois femmes, ni qui avait signé l'ordre d'écrou. Marie Béraud, dès son arrivée, tomba malade et dicta son testament « le long de la galerie » qui reliait au château la salle basse où ses compagnes et elles devaient vivre. Elle se souvint dans cet acte de ses deux amies du Vivarais, mais aucune d'elles ne reçut les pauvres legs qu'elle leur destinait, car l'aveugle leur survécut. En 1728, du Vivarais encore, viennent deux prisonnières, Marie Vernès et Antoinette Gouin, toutes deux de la Traverse (Saint-Fortunat). Elles ont été compromises dans un mouvement prophétique extrêmement violent qui a agité tout un hameau, et toutes deux sont des inspirées.

Une prisonnière, Jeanne Bruniquel, arriva du Castrais en 1726, condamnée pour avoir assisté à un culte au Désert. Les Hautes-Cévennes fournirent un contingent de trois femmes qui avaient été saisies en Vivarais se dirigeant sur Genève (1727) et qui, à ce qu'il semble, ne restèrent pas longtemps dans la Tour.

Les Basses-Cévennes et le Bas-Languedoc furent plus largement représentés alors parmi les captives. Quelques prises ne furent pas longtemps maintenues. Une femme Anne Coupade-Cazalis, qui accoucha dans la Tour, fut reconduite à Montpellier dix-neuf mois plus tard avec son enfant au sein (1728). Mais d'autres huguenotes furent strictement gardées. En 1726 le Major reçoit Jacquette Vigne, des environs d'Alais : dix ans plus tard on ignore par quel ordre elle est détenue. La même année le Commandant La Fare condamne à la détention perpétuelle trois femmes de Valleraugue, (Gard), dont Marguerite Angliviel-André qui sera encore détenue en 1737. Le 2 décembre 1727 un jugement de Bernage frappe de la même peine trois femmes de Saint-Césaire, près Nîmes, et la fille de l'une d'elles qui a seize ans. L'une des coupables, « vieille et infirme », resta au fort de Nîmes pour en sortir au bout de quatorze mois, mais les autres entrèrent à la Tour, et l'une d'elles, Marie Robert, V. Frizol, devait y vivre quarante ans.

Une autre prisonnière, Suzanne Vassas (de Marvéjols, Lozère), fut arrêtée dans des conditions plus curieuses. Elle revenait de Berlin où sa famille s'était réfugiée, quand elle fut appréhendée en Languedoc, déguisée en homme. Une lettre de cachet l'envoya à la Tour. Six mois plus tard, malade, elle y dictait son testament, entre « les deux guichets » de la salle basse (31 août 1727). On devine d'après cet acte que la prisonnière, qui a 27 ans, est alors débordante de reconnaissance et de pitié pour celles de ses compagnes qui l'ont soutenue, exhortée, et qui vont, croit-elle, l'aider à mourir. Elle ne pense qu'à elles, leur lègue 200 livres à toutes, et l'ensemble de ses biens va à deux captives : Victoire Boulet-Comte et Anne Gaussent-Cros. Ces deux dernières sont deux femmes de la secte des Multipliants, dont sans doute l'ardente piété lui aura été particulièrement secourable.

À cette époque la misère était certainement grande à la Tour. Les prisonnières étaient officiellement réduites « au pain et à la paille ». Le pain était fourni par un boulanger de la ville, qui recevait 3 sols par jour pour la livre et demie qu'il remettait à chaque prisonnière. C'était le Major d'Aigues-Mortes qui veillait à la distribution. Il se plaignait de ne rien recevoir pour sa peine, obtenait de temps à autre une gratification, demandait vainement un « geôlier » qu'on ne lui accordait pas, et dut se contenter de quelques rations de pain supplémentaires dont il nourrit une servante qui lui était indispensable « par rapport aux prisonnières ». C'était aussi le Major qui avait la charge de fournir la paille pour les paillasses des lits.
Mais il devait insister auprès de l'intendant pour obtenir les crédits nécessaires. En 1726, les seize prisonnières, disait-il « n'ont ni paille ni paillasse, par rapport à l'humidité qui cause que tout se pourrit ».

Deux ans plus tard il renouvelait sa demande, et dans les mêmes termes : « La Tour est si humide que tout y pourrit ». Pour lui les prisonnières d'ailleurs n'offraient aucun intérêt. « C'est des mauvais sujets, disait-il (1726), qui ne méritent pas qu'on lui fasse du bien », Il est possible, d'ailleurs, qu'à cette date les captives, abattues par le malheur, et agitées par les bizarreries et sans doute aussi les prédictions des inspirées, aient eu des heures de révolte ou d'aigreur qui n'ont point édifié le major Saint-Aulas. L'écho de ces misères morales, s'ajoutant aux souffrances physiques, parvint jusqu'à Antoine Court qui, en 1726 précisément, intervint du dehors avec son autorité de pasteur. Il écrivit aux captives une lettre d'exhortation.

« Il nous est revenu, leur dit-il, que la paix n'est pas tout à fait établie parmi vous, et je ne dois pas vous cacher que cela donne un grand scandale à tous ceux qui ont l'oeil fixé sur vous pour soulager vos peines... Au nom de Dieu, nos chères soeurs, que les choses n'aillent plus ainsi... Aimez-vous non seulement comme des soeurs, mais comme des personnes qui souffrent pour une même cause ». Court s'adresse particulièrement ensuite aux prophétesses, mais par une attention délicate il ne les nomme pas, et c'est à toutes qu'il conseille de « nourrir leurs âmes des choses solides, de la Parole de Dieu, de ne plus courir après les chimères dont elles doivent avoir si souvent éprouvé la vanité... »

Les testaments de Marie Béraud et de Suzanne Vassas nous ont appris que la charité chrétienne n'était pas éteinte au coeur des captives. Quand Marie Vernés testa à son tour (1729), elle pensa, elle aussi, à une prisonnière qu'elle ne nomma pas, mais qu'elle savait devoir trouver parmi ses compagnes, et elle légua « son entière dépouille » « à la personne charitable qui la servirait au temps de son décès ».



II. - LA GRANDE CRISE

 § 1. - Les Prisonnières (1730-1741)


On pouvait juger dès 1730 du succès qu'avait obtenue dans le Languedoc protestant la restauration méthodique inaugurée par Court et Corteiz. Les pasteurs voyaient venir à eux les Nouveaux Convertis bourgeois ; baptêmes et mariages se célébraient souvent « au Désert ». Antoine Court avait alors quitté le royaume, mais de Lausanne il allait organiser plus énergiquement encore les secours moraux et matériels qui des pays évangéliques seconderaient l'oeuvre entreprise en France.

Rien n'avait été changé dans la législation barbare qui privait les religionnaires de toute existence civile. L'intendant Bernage Saint-Maurice (qui allait succéder à son père), le Commandant militaire La Fare restaient armés des mêmes foudres. Néanmoins des souffles nouveaux se font sentir. Tandis que la Tour va voir s'entasser dans ses murs plus de captives qu'elle n'en a jamais enfermées, des efforts plus audacieux seront faits pour obtenir leur libération, efforts qui laissent deviner que dans certains milieux catholiques un mouvement s'esquisse en faveur de la tolérance. La lutte sera d'abord si rude que les prisonnières auront à subir une violente crise, où les plus faibles succomberont.

Vers l'année 1730, dans la région du Vivarais, éloignée de Montpellier et difficile à surveiller, le pasteur Pierre Durand exerçait une action décisive qui exaspérait les curés. Le Commandant militaire y frappa quelques rudes coups pour intimider le pasteur et ses ouailles. Deux femmes de Vernoux qui avaient exhorté à la mort une de leurs coreligionnaires en présence même du prêtre furent aussitôt conduites à Aigues-Mortes, sur un ordre de La Fare qui était alors à Paris. L'une d'elles, Marie Tracol-Jullian, était enceinte ; elle fit dresser son testament à la Tour, dès son arrivée, et mit au monde quinze jours plus tard (3 mai 1730) une fille qui fut baptisée Isabeau-Constance. La même année fut arrêtée vers Saint-Pierreville, Marie de la Roche, Dame de la Chabannerie. Quatre ans plus tard, malade, elle testait « dans la galerie qui conduit à la Tour de Constance », énumérant dans ses legs des meubles ou des vêtements de prix, laissant une certaine somme à son fermier de la Chabannerie (paroisse de Fay-le-Froid, Haute-Loire), Jacques Guilhot, qui est probablement un prédicant sédentaire qui nous est connu par ailleurs, et donnant aux deux inspirées, Suzanne Loubier et Marie Vernès « les entiers effets, bardes et dépouilles » qu'elle possédait dans la prison.

La demoiselle de la Roche était connue du pasteur Durand. Ce fut contre la famille de ce dernier que les autorités du Vivarais tournèrent leurs plus violents efforts. Son père, habitant du Bouchet de Pranles, qui avait 73 ans, fut conduit au fort de Brescou en 1729. L'année d'après, la soeur du pasteur, Marie Durand, fut arrêtée avec son mari Matthieu Serre. Serre alla à Brescou, Marie, Durand à la Tour de Constance. Elle n'avait pas encore seize ans. Les circonstances de son arrestation, comme aussi divers autres témoignages, ne permettent pas de douter qu'elle n'ait été alors mariée au Désert et mariée par le ministère de son frère, ce qui aggravait son cas. Dès qu'elle fut à Aigues-Mortes elle reçut de Brescou une lettre où son père et son mari lui disaient leur affection. Son père lui recommandait de dire, avec David : « Tant plus de mal il me vient, Tant plus de Dieu il me souvient », et son mari la remettait aux mains de Mlle de la Chabannerie, lui demandant « de la croire comme si elle était sa mère ». La femme, du pasteur Durand, Anne Rouvier, dut à la fin de 1730 se réfugier en Suisse pour éviter d'être arrêtée, et le Commandant du Vivarais se vengea de cette évasion en saisissant alors la mère de la fugitive. Isabeau Sautel, V. Rouvier qui fut amenée à Aigues-Mortes en avril 1731.

Isabeau Sautel avait alors aux galères un fils, condamné depuis 1719 comme prédicant. Assez intéressée, en personne prudente et habituée aux affaires, elle régla soigneusement la succession de son mari et la sienne propre dans divers actes de 1731 et de 1739 que les notaires d'Aigues-Mortes enregistrèrent. Elle ne devait jamais revoir son hameau de Craux (Saint-Etienne de Serres) : le pasteur Durand fut pris en 1732, pendu à Montpellier, et sa belle-mère et sa soeur portèrent le poids de l'honneur qu'il s'était acquis en Vivarais. Marie Durand, de son côté, ne voulut plus être que la soeur du pasteur martyr, et ne se donna jamais pour avoir été mariée. Elle acquit par la fin glorieuse de son frère une notoriété à l'étranger, et dans la Tour une autorité qui allèrent croissant à mesure que s'ajoutaient l'une à l'autre les 38 années de sa détention.

En 1731 encore, une femme de Marcols, Marie Vernet-Monteils, fut arrachée au Vivarais au cours d'une promenade militaire, et envoyée à la Tour par lettre de cachet. Elle testa en 1736 dans une chambre basse du château du Gouverneur et mourut à la fin de l'année.

La mort de Durand n'avait pas découragé ses compagnons, et les Assemblées continuèrent dans les montagnes qu'il avait si audacieusement parcourues. Mais rien n'était plus difficile, disaient les autorités, que de trouver des témoins disposés à porter témoignage en justice contre des religionnaires. En mars 1735, un officier du Vivarais qui avait mis la main sur quatre accusateurs de bonne volonté, décida l'intendant à ouvrir une large procédure contre une Assemblée tenue près de Beauchastel. L'instruction dura deux ans ; plusieurs des inculpés s'évadèrent des prisons du Pont-Saint-Esprit. Le jugement fut rendu à Montpellier sur pièces par Bernage Saint-Maurice : il envoyait à la Tour, pour leur vie, Marie Vey-Goutet (de Saint-Georges-les-Bains), Isabeau Menet-Fialais (habitant Beauchastel) et Jeanne Menet, soeur de cette dernière. Le mari d'Isabeau Menet et le père de Marie Vey étaient condamnés aux galères. Jeanne Menet put, après le jugement rendu, s'échapper du Pont-Saint-Esprit et gagna Genève. Sa soeur et Marie Vey durent partir pour la Tour. Mais quand un officier vint les prendre, il apprit qu'elles avaient toutes deux un enfant au sein ; ces enfants étant nés en prison pendant la détention de leurs mères, et il fallut réquisitionner pour elles « une chaise » (juin 1737).

Quelques mois avant l'écrou des deux jeunes femmes, deux protestantes du Vivarais avaient été incarcérées, mais avec plus de hâte, comme coupables simplement d'avoir fait bénir leur mariage par un ministre : Marie Verilhac-Sauzet (habitant Pranles) et Marie Vidal-Durand (de Meyras, près Vals).

En 1739 deux pasteurs furent surpris en Vivarais et blessés à mort pour avoir essayé de s'enfuir. Une femme de Lamastre, Louise Peyron, qui avait du bien, avait logé l'un d'eux, Morel dit Duvernet. Elle fut conduite à Tournon, enfermée dans un cachot en même temps que le cadavre du pasteur, et condamnée par Bernage à une prison perpétuelle dans la Tour d'Aigues-Mortes (fév. 1740).
Le renouveau huguenot donna lieu au Bas-Languedoc à des exécutions pareillement brutales dont l'année 1730 marque également le retour.

Un jugement expéditif de La Fare, rendu sur pièces (3 avril 1730), condamna d'un seul coup neuf femmes de Nîmes à la Tour de Constance à la suite d'une assemblée tenue par le pasteur Roux au Mas des Crottes. Les soldats avaient cette fois appréhendé des protestantes d'un rang social relativement élevé, dont les maris étaient dans le négoce ou l'industrie. Deux d'entre elles étaient enceintes. Nous nommerons toutes les condamnées, que nous retrouverons plus tard Suzanne Daumezon-Mauran, femme d'un voiturier elle accoucha à la Tour le 17 août d'un fils, dont la marraine fut Jeanne Lestrade, femme du major Saint-Aulas ; Isabeau Amalric-François et Suzanne Amalric-Peyre, deux soeurs dont les maris étaient, l'un fabricant de bas, l'autre facturier de laines ; Olympe Liron-Rigoulet, femme d'un marchand bourgeois ; Marguerite Maury-Chabanel, fille d'un riche propriétaire et femme d'un marchand ; Isabeau Michel-Jullian, femme d'un maître calendreur d'étoffes ; Jacquette Paul-Blanc, nièce d'un ancien pasteur d'Aigues-Mortes et femme d'un marchand bourgeois ; enfin une fille, Anne Sabourin, que nous savons n'avoir pas été sans ressources. La neuvième condamnée, Suzanne Durand-Bastide, était dans un état de grossesse si avancé qu'il lui fut permis à Nîmes d'aller accoucher dans sa maison, d'où elle put s'échapper pour fuir à Genève.

Après cette rude épreuve, les protestants de la plaine parurent plus tranquilles, mais les Cévennes remuèrent, et le prophétisme reparut. On arrêta en 1732 à Cazilhac (près Ganges) deux inspirés « hurlants et tremblotants, faisant comme s'ils paraissaient ivres », Jean et Pierre Cambon, et leur soeur Marie, qu'une crise avait jetée à terre. L'intendant demanda à la Cour l'autorisation de ne pas ouvrir une procédure contre ces « fanatiques », de peur de « réchauffer les idées des Cévenols » en leur rappelant les temps camisards. Il fit envoyer, par ordres du roi, les hommes à Brescou et la fille à Aigues-Mortes.

En 1734 une assemblée fut surprise près d'Alais. Une jeune fille d'Alais, Anne Soleyrol (16 ans), fut condamnée à être enfermée au couvent de Mende. Mais elle s'y montra si rebelle aux instructions catholiques que deux ans plus tard l'Évêque et l'intendant demandèrent qu'elle fût transférée à la Tour de Constance. Elle y entra en janvier 1737, « fort heureuse de se trouver là parmi des soeurs en Christ ».

Les cultes ayant ensuite repris dans la plaine, avec un nouvel élan, une nouvelle exécution parut nécessaire. Le dimanche 28 juin 1739 des soldats de Nîmes arrêtèrent sur la colline de Mourrefrech une vingtaine de femmes et d'enfants. Un jugement rendu deux mois après envoyait dix femmes à la fois à Aigues-Mortes. Toutes étaient de condition modeste : Marguerite Aberlenc-Pasquier, Catherine Rouvière-Marcel, Suzanne Bouzige-Bourret, Antoinette Cabiac-Pasquier, les quatre mariées à des faiseurs de bas ; Madeleine Nivard-Savanier, femme d'un maçon Catherine Vigne-V. Leydet, veuve d'un teinturier Marguerite Roux-Arnaud, femme d'un revendeur d'eau-de-vie. Les soldats n'avait pas arrêté cette fois de femmes enceintes, mais deux des condamnées étaient fort âgées : Jeanne Antérieu-Lacour, mariée à un tisserand, avait 77 ans, et Espérance Durand-V. Coulon, veuve d'un cardeur de laine, était octogénaire. Une dernière condamnée, Judith Puech-V. Trouilhet, avait manifesté dans le Fort de Nîmes « le désir de se réunir à l'Eglise ». Elle avait 62 ans. On la garda donc « pour l'instruire ». Elle lut graciée le 20 janvier 1740, et quatre jours plus tard les neuf autres étaient transférées à la Tour, sous la garde de dix soldats.

Le même jugement avait fait enfermer au couvent de la Providence, de Nîmes, sept jeunes filles dont deux n'avaient que huit ans. Une autre, Suzanne Pagès, qui en avait dix-neuf et s'en donnait quatorze, était infirme, et devait appuyer sur une jambe de bois « une jambe cassée dont la plaie coulait constamment ». Ses parents très pauvres ne purent rien fournir au couvent pour sa pension ; aussi, comme en 1741 « elle ne donnait pas de marque de conversion », l'intendant, sur la proposition de l'Évêque, obtint-il de la Cour une lettre de cachet pour l'incarcérer à Aigues-Mortes. Elle avait alors vingt et un ans, en paraissait seize, et la supérieure du Couvent, dans une phrase où l'on sent percer du respect, disait d'elle : « Cette fille a toujours eu la droiture de ne rien feindre pour se procurer son élargissement ».

Avec toutes les prisonnières dont nous venons de relever l'entrée successive à la Tour, il s'en trouvait une autre en 1741, et depuis onze ans, qu'il faut distinguer d'elles. Marion Cannac, de Lacaune (Tarn), était d'origine protestante, mais sa famille l'avait fait enfermer « pour libertinage » dans un couvent de Montpellier, puis à Aigues-Mortes. Elle prononçait « les paroles les plus infâmes et les jurements les plus horribles », et les huguenotes ne la tenaient pas pour une des leurs.

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