Les pages qui suivent se donnent pour un travail
presque entièrement nouveau. Les protestants
du Midi ont amassé autour du nom de la Tour
de Constance des traditions souvent
erronées, et les quelques historiens qui se
sont occupés des prisonniers d'Aigues-Mortes
n'ont pas toujours usé d'une méthode
très sûre dans la mise en oeuvre de
leurs documents. Nous avons voulu serrer de plus
près la vérité. Si le souci
d'une brièveté nécessaire nous
a interdit de citer nos sources au cours de notre
exposé, du moins la bibliographie sommaire
de l'Appendice I rendra-t-elle raison des
corrections que nous avons apportées soit
à la tradition, soit aux publications de nos
devanciers.
Dans l'Appendice Il on trouvera la
liste, aussi complète qu'il a
été possible de l'établir, des
prisonniers d'Aigues-Mortes. Enfin, pour couronner
notre récit, nous avons transcrit quelques
lettres qu'on ne peut plus lire que dans des
volumes devenus rares.
Nous serions reconnaissants aux lecteurs
qui voudraient bien nous communiquer quelque
pièce ou quelque
renseignement inédits, notre désir
étant de pousser plus à fond
l'étude dont on trouvera ici un
abrégé.
Pasteur Ch. BOST
Suivant les usages judiciaires d'autrefois nous
désignons les prisonnières
mariées par leur nom de fille, et nous
ajouterons à ce nom celui de leur mari,
l'initiale V. signifiant : Veuve.
La date qui suivra parfois le nom d'une
prisonnière sera celle de son arrestation,
antérieure quelquefois d'un an ou de deux
à la date de son entrée dans une Tour
d'Aigues-Mortes.
À quelques lieues de Montpellier et de
Nîmes, dans la plaine marécageuse
où se mêlent les eaux du Vidourle, du
Vistre et du Rhône, se dresse l'enceinte
quadrangulaire des murailles d'Aigues-Mortes.
Bâties par Philippe le Hardi, elles laissent
apercevoir de leur chemin de ronde, au Sud la mer
Méditerranée qui est toute proche, au
Nord les Cévennes lointaines, et dans un
horizon immédiat, des vignes ou des
étangs. Au XVIIe siècle le sol
environnant était mal cultivé,
même mal fixé. Les eaux stagnantes se
mouvaient suivant les saisons autour des murs, y
apportant, l'été, les moustiques et
la fièvre, l'hiver, le froid d'une
humidité suintante que dissipait à
peine la violence des vents du nord. On arrivait
alors à Aigues-Mortes par deux voies : du côté
de Nîmes une route en chaussée
franchissait le Vistre à la Tour
Carbonnière, puis par un pont de bois, au
pied des remparts, passait au-dessus du canal de la
Grande Roubine ; de Montpellier,
généralement, on venait chercher au
bord de l'étang de Mauguio, à
Pérols, une barque, qui par l'étang,
puis par le canal de la Radelle, menait au Port
d'Aigues-Mortes, c'est-à-dire devant la Tour
de Constance.
La ville, vers 1660, comptait 2.800
habitants ; elle vivait de l'exploitation des
marais salants. Elle était de plus une place
forte, et à ce titre elle avait un
Gouverneur (résidant ordinairement à
Paris), un Lieutenant du Roi, une garnison (assez
faible), et un Major de la garnison.
La population catholique se groupait
autour de quatre églises, dont l'une jointe
à un couvent de Capucins. Une Église
protestante, fondée dès 1560, se
maintint dans la ville jusqu'au 29 août 1685.
Quelques mois plus tard les soldats convertisseurs
envahissaient le Languedoc. Le dernier pasteur
d'Aigues-Mortes passa à l'étranger
avec quelques-uns de ses fidèles. Cependant
le protestantisme allait vivre en ce lieu
désolé, mais cette fois
« sous la croix des
afflictions », et dans les prisons que
devinrent quelques-unes des tours de
l'enceinte.
Quinze tours, petites ou grandes,
simples ou doubles, s'élèvent sur les
murs d'Aigues-Mortes. Celles qui seront
nommées à l'occasion des
« religionnaires » sont, sur la
face Nord : la Tour Saint-Antoine, tour double
qui enjambe une porte, la Tour de la Mèche,
et la Tour des Masques (cette dernière
étant, au Nord-Est, la tour d'angle) ;
sur la face de l'Est, regardant la
Camargue : la Tour de la Reine, tour
double ; enfin dans l'angle Nord-Ouest qui est
évidé, la célèbre Tour
de Constance.
Cette dernière tour mesure 33
mètres en hauteur, elle a 22 mètres
de diamètre extérieur, et ses murs
sont épais de six mètres. Bâtie
par Saint-Louis, et par conséquent plus
ancienne que les murailles de la ville, elle est
restée isolée de l'enceinte. On y
pénètre par un pont ancien auquel on
arrive, depuis la ville, en traversant le rempart.
Dans la Tour même deux portes successives
conduisent, en face du pont, à une salle de
10 mètres de diamètre, mal
éclairée par de hautes
meurtrières. Au centre s'ouvrait une
citerne, indispensable en un pays ou manquait l'eau
potable. Un escalier tournant ménagé
dans le mur, près de l'entrée,
mène à une seconde salle
superposée à la première, et
toute pareille. Toutes deux sont
voûtées, celle du bas s'ouvrant sur
celle du haut par un soupirail central bordé
d'une margelle ; celle du haut prenant jour,
par une ouverture semblable, sur la plate-forme
supérieure de la Tour,
La plate forme avait été
au XVIIe siècle recouverte, d'un toit, qui
dès 1697 était entièrement
ruiné. Un figuier y poussait entre deux
pierres. Une tourelle, qui s'achève par une
lanterne de fer, la domine ; une sentinelle
était là de garde, la nuit.
Sous Louis XIV, le pont qui unit la
ville à la Tour était surmonté
d'un toit, soutenu par des piliers de bois, et le
tout constituait « la galerie de la
Tour ». De la galerie, en descendait par
un escalier dans un espace circulaire dont la Tour
occupait le centre, espace limité, du
côté de la ville par les remparts, eux-mêmes, et du
côté de la Grande Roubine par un mur
épais, moins haut que les remparts, en
pierres cimentées. Ce
« bassin » avait
été autrefois le
« fossé » de la Tour,
que l'on pouvait remplir d'eau.
Desséché vers 1670, il était
devenu « la conque » de la
Tour. Une large porte conduisait de la conque sur
le port. Actuellement aucun vestige ne subsiste du
mur de la conque qui vers 1830 était
déjà exploité comme une
carrière.
La Tour de Constance, par sa galerie, et
à travers le rempart, communiquait avec le
Château du Gouverneur, bâtisse sans
aucun caractère, qui donnait, à
l'Ouest sur un jardin, et à l'Est sur une
« basse cour » fermée de
murs. La basse cour s'ouvrait sur une place
où l'on voyait, au Sud, les
« casernes », et au Nord la
porte principale de la ville, percée dans la
Tour double de la Gardette.
En raison de l'isolement
d'Aigues-Mortes, et de la masse de ses Tours, la
ville s'offrit aux autorités royales comme
un centre de détention convenable pour ceux
des protestants dont il fallut vaincre
l'opiniâtreté après la
Révocation de l'Édit de Nantes. Nous
allons résumer l'histoire de ces
quatre-vingts ans de lutte obstinée, notant
les chutes et les victoires des victimes, la
cruauté ou la pitié des oppresseurs,
et laissant les faits parler d'eux-mêmes aux
esprits qui demandent au passé des exemples
ou des leçons.
Les régiments envoyés dans le
Languedoc pour y convertir les protestants, en
1685, virent tout céder devant la frayeur qu'ils
inspiraient. Mais l'intendant de la province,
Bâville, et le Commandant militaire, ne se
firent pas illusion sur la valeur de leur victoire.
Comme les coeurs n'étaient pas
gagnés, il fallait que la force devînt
terrifiante, afin d'écraser toute
velléité de révolte. Les
obstinés, pour rares qu'ils fussent, furent
d'abord amassés à Montpellier et
à Nîmes.
Les uns avaient tenu tête aux
dragons, dans leur propre demeure, et avaient
été arrêtés chez eux,
tel le Sieur du Petit-Paris, de Vallon
(Ardèche), Jacques Guiraud de Carcenat et
son fils Céphas Guiraud, tous deux de
Nîmes, ou encore Charles Le Jeune, riche
bourgeois de Villeneuve-de-Berg (Ardèche),
que les soldats avaient estropié pour la vie
en lui arrosant une jambe de graisse
bouillante.
D'autres avaient cherché la
liberté de leur conscience dans une fuite
sans but, et avaient été saisis dans
les plaines ou les montagnes par les dragons qui
les chassaient comme des perdrix ou des sangliers.
Du nombre était le marchand Étienne
Serres, de Montpellier, ou Jacques de Fouquet de
Boissebard, du Vigan.
Plus nombreux furent les protestants
fidèles qu'on arrêta dans leur marche
vers un exil volontaire, et qu'on ramena des
vallées du Piémont, de Grenoble, ou
des environs de Lyon, en joignant à eux
quelquefois des religionnaires qui n'étaient
pas du Languedoc. C'est ainsi que les prisons de
Nîmes recueillirent un marchand de Ganges
(Hérault), Jean Nissolle, et quelques autres
Cévenols, dont Jacques Hourtet et un ancien
officier, Esaïe Daudé, à demi
paralysé depuis 18 ans, et aussi un avocat
de Bordeaux : Matthieu de Monramé, et
deux jeunes gens, futurs pasteurs, d'Alençon
et de Saumur.
Une dernière sorte de rebelles
fut constituée dès le début de
1686 par des protestants d'origine paysanne,
coupables d'avoir assisté aux premiers
cultes nocturnes du
« Désert ». Certains
« fugitifs », errant dans les
Cévennes, s'étaient institués
prédicateurs et avaient même
distribué la Sainte-Cène. Ces
« prédicants »
cheminaient quelquefois le fusil au col, mais
surtout ils attiraient à leurs
« assemblées » les
« Nouveaux Convertis ». Ils
furent aussitôt traqués, et leurs
amis, quand ils ne parurent mériter ni la
potence ni les galères, furent gardés
en prison.
Dès les premiers mois de 1686
l'agitation était extrême des
Cévennes à la mer. Il fallut vider
les geôles dans les deux villes où
siégeaient les juges, et au milieu de
l'année, de Montpellier ou de Nîmes,
arrivèrent à Aigues-Mortes divers
convois d'obstinés, qu'on avait encore
essayé de vaincre avant leur départ
en leur dépeignant les horreurs du climat de
la ville ou l'infection de la Tour de Constance.
Matthieu de Monramé, à ces instances,
répondit que « Dieu pourrait bien,
s'il le trouvait bon, lui rendre cet air favorable
... et qu'enfin si Dieu voulait l'affliger de
maladie, il recevrait ce châtiment avec
patience, sans murmurer, comme venant de sa
part ». Il semble que la ville ait ainsi
reçu pendant l'année, de 60 à
80 religionnaires, qui furent conduits soit
à la Tour de la Reine, soit à la Tour
de Constance.
La Tour de la Reine avait six chambres,
quatre au premier étage, et deux chambres
hautes. Les quatre premières étaient
séparées par des portes doubles, sous
lesquelles les prisonniers se faisaient parfois
passer du pain au moyen d'un roseau. Serres, qui y
séjourna de longs mois,
appelait cette Tour la Tour de la Patience ;
les plus petites des chambres y étaient
transformées en cellules où l'on
gardait solitaires les protestants les moins
souples. Le vieux Guiraud y mourut, après y
être demeuré si malade qu'il n'avait
pas la force de se lever pour aller prendre le
« bouillon » froid qu'on
déposait à sa porte Une fois par
vingt-quatre heures. Quand plusieurs prisonniers
étaient réunis dans l'une des
chambres, ils pouvaient du moins se soutenir par
leur mutuelle charité. Hourtet, entré
épuisé à Aigues-Mortes, mourut
deux jours après son arrivée, dans la
Tour de la Reine. Nissolle et ses amis
prièrent Dieu pour lui, chantèrent un
Psaume à son agonie, obligés de se
servir de paille pour éclairer son visage,
de peur qu'il ne mourût sans qu'ils le
vissent. Le régime s'adoucit un peu pour les
survivants, qui purent, en les payant, faire venir
le médecin et l'apothicaire, et se procurer
de la viande, et du feu.
Pendant ces quelques semaines
d'accalmie, on put se consoler par le culte en
commun, usant de livres que les soldats n'avaient
pas confisqués. Mais les chants mirent les
sentinelles en rage. Elles s'en prirent à un
prisonnier cévenol, Jacques Salendres, qui
pouvait passer pour un prédicant, car il
avait suivi le prédicant Bringuier.
Salendres n'était pas plus coupable que ses
compagnons. La colère le rendit
ingénieux. Au moyen de quelques bûches
de bois, de la corde qui les avaient liées
et d'un tisonnier, il arracha les serrures de
quatre portes, et descella deux pierres dans une
meurtrière. Des draps et une paillasse vide
lui permirent de descendre au pied du mur avec
Nissolle et. un autre prisonnier. Nissolle
était tombé, si rudement qu'il ne pouvait
marcher : ses deux amis le prirent sur leurs
épaules, le firent passer le pont de la
Roubine, et l'emmenèrent sur un âne
qu'ils heurtèrent dans la nuit. Serres et le
Sieur du Petit-Paris, que leur faiblesse avait
empêchés de suivre Nissolle, furent
mis en cellule. Serres en sortit par faveur, et par
grâce fut envoyé à la Tour de
Constance comme en un lieu plus
aéré.
Des deux salles de cette dernière
Tour, celle du bas, la plus humide, était
réservée aux prisonniers ordinaires,
les personnes de quelque distinction étant
enfermées au-dessus. Il faut se
représenter les deux salles comme
aménagées semblablement : une
meurtrière obstruée de quelques
planches formait « les lieux
communs » ; quelques bancs, des
paillasses avec des draps et des couvertures
posées sur les dalles ou sur des planches,
constituaient tout le mobilier. Les deux salles
communiquaient par l'ouverture circulaire dont nous
avons parlé. C'est sur la margelle de cette
ouverture que se lit encore le mot d'ordre
RÉSISTEZ (écrit Registez) sans qu'on
puisse savoir si ce cri héroïque a
été enfoncé dans la pierre par
un prisonnier de 1686 ou par une prisonnière
de 1768.
À son arrivée dans la
Tour, vers le mois de novembre, Serres trouva la
plupart des prisonniers malades. L'eau suintait le
long des murs, on refusait aux captifs le bois et
la chandelle, ils durent entretenir des lumignons
avec un peu de beurre fondu et brûler la
paille de leurs lits pour sécher les
chemises des malades. Du 22 juin au 13
décembre, il mourut seize prisonniers dans
les deux salles.
Quand un homme succombait, la Tour
s'ouvrait pour un vivant comme
pour le mort. Sur une charrette que menait un
prisonnier, le cadavre était
traîné vers une fosse. Deux morts
furent « suspendus au gibet »
parce qu'il s'agissait de
« relaps », c'est-à-dire
de Nouveaux Convertis qui avaient
déclaré renier leur abjuration, Deux
autres corps, enfin, ceux du chirurgien
Reynès, de Castres, et du marchand
Bancilhon, furent déposés nus, sur
une claie, promenés dans la ville et
jetés à la voirie. Les deux hommes,
certainement relaps, avaient dû repousser
brutalement le prêtre à leurs derniers
moments.
Officiers du roi, capucins et
prêtres, en effet, multipliaient leurs
efforts pour « séduire »
les prisonniers. Les capucins discutaient avec les
captifs, accompagnaient ceux de leurs parents qui
les venaient voir, exigeaient que ces visiteurs les
sollicitassent au changement. À la fin de
l'année le Gouverneur d'Aigues-Mortes,
Wardes, « fort généreux
naturellement », ayant accordé
quelques douceurs aux prisonniers, les fit venir
ensuite au Château deux à deux, pour
les supplier d'obéir au roi,
c'est-à-dire de se déclarer
catholiques. Il n'obtint que bien peu de chose. Un
Nouveau Converti, Cayras, mourut catholique
à la Tour, mais deux autres donnèrent
à leur mort « des marques du
zèle extraordinaire qu'ils avaient pour la
religion (protestante) ». La Cour allait
prendre contre les derniers obstinés des
mesures plus radicales.
Les autorités du Languedoc, à la
fin de 1686, étaient sérieusement
inquiètes des mouvements de la province. Les
ennemis de Louis XIV venaient de former la Ligue
d'Augsbourg, une guerre européenne
commençait, et les protestants comptaient
sur la défaite du roi pour recouvrer la
liberté de leur culte. Les prédicants
convoquaient des assemblées
considérables qui s'achevaient souvent par
un échange de coups de fusil. La Cour parla
d'une déportation générale des
Cévenols, puis donna l'ordre de choisir
seulement 300 obstinés qu'on transporterait
aux îles des Antilles. Dans les prisons, dans
les couvents, dans les villages, on mit à
part les religionnaires dont la constance
était un exemple pernicieux. En
février 1687, quatre-vingts protestants,
hommes et femmes, furent amenés à
Aigues-Mortes, et dès le lendemain, vingt
captifs qui demeuraient dans les Tours furent
joints à eux et embarqués sur une
tartane pour Marseille. Quelques jours plus tard un
nouveau contingent de huguenots et de huguenotes
arrivait de Montpellier et de Sommières, et
une nouvelle tartane partait pour Marseille,
laissant une trentaine de prisonniers dans la Tour
de Constance.
Pendant cette période où
la Tour regorgeait de captifs, elle reçut la
visite de divers convertisseurs attitrés. Un
certain abbé Tribolet vint exercer ses
talents parmi les misérables que la peur des
« Îles » devait rendre
plus dociles. À l'en croire, sa visite
l'étonna. Il vit des prisonniers,
« mais non pas des martyrs »,
ne recueillit auprès d'eux
que des malédictions ou des plaintes, et ne
trouva même pas, nous confie-t-il, un de ces
protestants « qui ait pu souffrir un
moment de conversation sur la patience ».
Il ne lui est pas venu à l'esprit que son
caractère de prêtre catholique lui
interdisait en ce lieu de parler de
résignation. - C'était aux victimes
à se prêcher le courage de l'une
à l'autre, et quoiqu'en dise l'abbé,
elles n'y manquèrent pas. Nous
possédons justement une lettre écrite
de la Tour le 12 février, par Céphas
Guiraud, dont le père était mort
à Aigues-Mortes six mois auparavant. Guiraud
venait du fort de Brescou, près d'Agde, et
il envoyait à sa mère un adieu qu'il
pensait éternel. Pourtant il ne veut
plaindre ni sa mère, ni son père, ni
lui-même. Il réserve ses larmes pour
le triste état des Églises
réformées de France, et pour le
mortel endurcissement de ses frères qui ont
abjuré : « C'est la
véritable affliction qui dévore mon
coeur. Car pour moi je n'ai jamais
été plus content ni plus en repos que
je me trouve présentement, de sorte
qu'après avoir exactement
considéré le monde et toutes ses
vanités, j'estime avec Saint Paul que... les
souffrances du temps présent ne sont point
à contrepeser à la gloire qui doit
être révélée en nous.
Ainsi, je suis entièrement résolu de
faire mon devoir jusqu'à mon dernier
moment ».
Nous pouvons suivre jusqu'à leur
fin les plus fidèles de ces
« Confesseurs de la foi », qui
avait déjà souffert pendant des mois
à Aigues-Mortes. Serres, qui s'embarqua avec
eux pour la Martinique, nous a dit comment ils
moururent soit à l'Hôpital de
Marseille, soit sur le vaisseau, soit dans le
naufrage qui termina le premier voyage. Il avait
gardé notamment le souvenir du Sieur du Petit-Paris
qu'il
avait vu dans la Tour de la Reine,
« supporter sa prison sans aucune peine
quoiqu'il y fût toujours malade. Il y
était aussi tranquille que dans sa propre
maison ».
Parmi les déportés qui
séjournèrent à la Tour, il est
deux soeurs, originaires de Lasalle (Gard) ;
dont la destinée fut particulièrement
émouvante. L'une, Marguerite Guion-Roques,
avait été arrêtée avec
toute sa famille. Son mari était mort
à la Tour de Constance ; là
mourut aussi son jeune fils Jacques, pendant que la
mère et ses trois filles : Jeanne
Roques-Lapierre (femme d'un prédicant),
Isabeau et Marthe étaient enfermées
dans la même prison. Le dernier fils qui lui
restait, Jean, se fit catholique devant tant
d'épreuves, tandis que sa mère et ses
soeurs demeuraient fermes. Il fut renvoyé
à Lasalle, tandis que les femmes partaient
pour l'Amérique : Marthe mourut sur le
vaisseau, ses deux soeurs et leur mère
furent noyées dans le naufrage dont nous
venons de parler.
Louise Guion-Durand, soeur de
Marguerite, était la femme du régent
(instituteur) protestant de Lasalle. Son mari,
arrêté vers Dijon et condamné
aux galères, fut envoyé en
Amérique, étant trop âgé
pour pouvoir ramer. La femme et ses deux filles,
emprisonnées comme fugitives, furent
menacées de la déportation. La
mère fut enfermée à la Tour de
Constance, ramenée à Montpellier,
reconduite dans la Tour de la Reine et mise au
secret. Finalement, dans un accès de
fièvre violente, elle déclara
« qu'elle ferait ce qu'on voudrait pourvu
qu'on la sortît de là ». La
mère et les deux filles, abjurèrent
à Lasalle devant le prêtre, pour se
réfugier en Suisse un an plus tard, comme le
fit aussi leur neveu et cousin
Jean Roques qui avait pareillement succombé.
Les trente prisonniers qui restaient
à Aigues-Mortes à la fin de
février ne furent conduits à
Marseille qu'en août. Quand Bâville,
à cette date, réussit à
obtenir des prédicants cévenols
qu'ils sortissent du royaume, il jugea
expédient de se débarrasser des
derniers récalcitrants. Il tira de la
Citadelle de Montpellier quatorze personnes, hommes
et femmes, pour la plupart des gentilshommes
arrêtés comme fugitifs ou comme
opiniâtres, entre autres Samuel de
Péchels, de Montauban, et les fit conduire
à la Tour de Constance. Les femmes furent
réunies aux prisonnières qui
occupaient la salle du bas, les hommes étant
enfermés dans celle du haut. Le 27
août une dernière tartane convoyait
vers Marseille tous les hôtes de la Tour. Il
ne restait plus à Aigues-Mortes que quelques
captifs qui avaient abjuré, entre autres
deux protestants du Pont-de-Camarès
(Aveyron), le mari et la femme, celle-ci ayant mis
au monde à la fin d'août un enfant que
baptisa le curé d'Aigues-Mortes. Un mois
plus tard ils étaient autorisés
à rentrer chez eux.
Malgré la déportation des
irréductibles et l'exil des
prédicants cévenols, la paix
religieuse ne s'établit pas dans le
Languedoc. L'émigration protestante reprit
en 1687 et en 1688 avec une nouvelle violence,
organisée cette fois par des guides de
profession. En 1689 quelques-uns des
prédicants exilés revinrent, avec le
plus ardent de tous,
François Vivent. Cette fois ils
étaient accompagnés d'un ancien
avocat de Nîmes, Claude Brousson, dont la
très haute personnalité allait
décupler leur influence. Ils rentraient avec
l'assurance que les armées
européennes. liguées contre le roi
travaillaient pour Dieu, et que la guerre
s'achèverait par une libération de
l'Eglise.
Si la Tour de Constance resta vide un
instant à la fin de 1687, un an plus tard il
s'y trouvait à nouveau « beaucoup
de prisonniers ». Bâville utilisa
aussi la Tour de la Reine, qui est indiquée
dix ans plus tard comme servant pour les
prisonniers séparés
(isolés).
La salle basse de la Tour de Constance
fut réservée aux femmes, bien qu'elle
fût plus, malsaine que l'autre. Les
protestantes alors détenues ne
l'étaient pas en vertu d'un jugement
régulier ; l'intendant et le Commandant
militaire possédaient alors des pouvoirs de
police discrétionnaires, et enfermaient
à leur gré les personnes dangereuses
ou suspectes. Les prisonnières n'avaient
donc pas leurs biens confisqués, et elles en
pouvaient disposer, comme on le verra, par des
testaments en forme, qui nous ont fourni des noms
depuis longtemps oubliés. Ces femmes, pour
la plupart, étaient coupables d'avoir
assisté aux assemblées des
prédicants. Elles venaient des
Cévennes, du Haut-Languedoc, et aussi des
montagnes du Vivarais. Nous ne saurions dresser
leur liste complète, mais du moins nous
pouvons ajouter un détail intéressant
au nom de toutes celles qui nous sont connues. Nous
en citerons quelques-unes. En 1690 entre à
la Tour Marie de Capdur, des Cévennes, dont
deux frères, quatre ans auparavant, ont
été l'un tué par les dragons,
l'autre condamné aux
galères. En 1692 une grande enquête
menée dans le vallon de Lasalle contre les
prédicants et leurs complices amène
à Aigues-Mortes deux Cévenoles :
Jeanne Fournier-Gervais, de Lasalle, dont le mari
est aux galères, et Suzanne Deshons-V.
Deshons, de Colognac. Cette dernière, qui a
donné des soins à un prédicant
malade, est écrouée à la Tour
de la Reine où, peu avant sa mort, elle
dicte son testament par devant notaire (2 juin
1693). En 1692 également sont prises deux
jeunes filles qui ont été
elles-mêmes des
« prédicantes », Elles
ont convoqué des assemblées pieuses
où elles récitaient des sermons et
prononçaient la prière. L'une,
Marguerite Pintard, de Lasalle, fut tirée
« des prisons d'Aigues-Mortes »
le 19 octobre 1693 et remise malade à un
oncle qui se porta caution pour elle. L'autre,
Isabeau Redourtier, de Milherines
(L'Estréchure, Gard), qui avait osé
tenir tête à l'intendant, devait
mourir dans la Tour après dix ans de
captivité.
Une autre femme, Marie Riou-Seignovert,
originaire du Vivarais, était entrée,
vers 1688 ou 1689 à la Tour, où l'on
disait que son mari était mort. Cette
huguenote paraît avoir été
l'une des prisonnières les plus pauvres, et
l'une des plus énergiques. Elle ne devait
sortir de la Tour qu'en 1707, et pour changer de
prison. Un dernier nom nous sera fourni par un acte
notarié : Suzanne de Claris, de Sauve
(Gard), veuve de l'avocat Soulier, de Revel
(Haute-Garonne), teste dans la salle basse de la
Tour, avant comme témoins deux prêtres
et un médecin (3 mai 1694). Elle laisse
diverses sommes à des habitants
d'Aigues-Mortes qui lui ont rendu des services, et
lègue les vêtements qu'elle
possède dans sa prison à quatre des
prisonnières que nous avons nommées. Elle demande
à être enterrée dans
l'église des Capucins d'Aigues-Mortes ;
cependant son testament ne contient aucune formule
catholique, et nous comprenons qu'elle n'a pas
voulu mourir « relapse », de
peur de ruiner ses enfants. Un an plus tard, dans
la même salle, Marie de Capdur testait
à son tour (19 juin 1695), trop malade pour
signer l'acte. Elle laissait 6 livres à
Marie Riou. Aucun prêtre ne
l'assistait.
Dans la salle supérieure de la
Tour, où nous allons maintenant entrer,
arriva en 1688 un ancien soldat suisse, Paul
Ragatz, qui faisait le métier de guide.
Bâville l'avait pris pour un officier
étranger, et l'enferma à
Aigues-Mortes pour tirer son cas au clair. Ragatz
s'efforça d'établir parmi les
prisonniers « quelque exercice
pieux ». Mais ce ne fut pas sans peine,
dit-il, car il eut à souffrir de
l'impiété de quelques faux
frères. Il trouva sa consolation dans le
zèle des prisonnières, qu'il
encourageait de la voix par le soupirail central de
la salle, jusqu'au jour où pour avoir raison
de lui, on fit maçonner cette ouverture. La
Tour s'allégea bientôt : le roi
cherchait des soldats et un officier vint
enrôler les prisonniers qui voulurent le
suivre. Tous partirent, à l'exception de
Ragatz, que l'intendant retint, et d'un autre
captif, boiteux « celui-là, David
Vivent. Ce dernier (de Valleraugue, Gard),
était le frère aîné du
plus fameux des prédicants cévenols.
Le Commandant militaire, ne pouvant saisir le
prédicateur, s'était acharné
sur sa famille, et David, après diverses
aventures, avait été enfermé
à la Tour en 1688. Il n'avait rien,
d'ailleurs, du zèle de son frère et
il mourut catholique le 19 juin 1690,
« ayant fait de son
propre mouvement une nouvelle abjuration de
l'hérésie de Calvin », et
ayant pris douze jours auparavant un prêtre
comme témoin de son testament.
En mai 1689 la salle s'était
remplie à nouveau. Il y avait treize hommes
prisonniers, entre autres un genevois, Daniel Bas,
joaillier de son état, que Bâville
soupçonnait d'être un guide ou un
espion. D'autres religionnaires arrivèrent
encore, du Vivarais ou des Cévennes, et
aussi des prisonniers de guerre espagnols dont deux
moururent à la Tour en 1690.
Il semble que les prisonniers, à
cette époque, comme ce fut le cas plus tard,
aient été conduits à certaines
heures de la journée hors de la Tour, par
une mesure d'humanité. Il est difficile de
s'expliquer autrement une tentative
d'évasion collective qui eut lieu en 1691.
Les prisonniers furent repris « sur la
muraille du fossé »,
c'est-à-dire sur le mur de la conque. Ragatz
qui avait concerté l'entreprise fut le plus
maltraité, comme le plus coupable, et il
paya son audace d'une condamnation aux
galères, par laquelle le Commandant
militaire acheva son procès, interrompu
depuis près de trois ans. Dix-huit mois plus
tard (fin 1692), Ragatz était
remplacé par un prisonnier aussi
zélé que lui : David Couderc.
Chirurgien-barbier des Hautes-Cévennes, il
était devenu un prédicant. Des
soldats que conduisait l'abbé du Chayla
l'avaient abattu d'un coup de baïonnette dans
le bras, et il avait fallu l'amputer au fort
d'Alais. On ne pouvait plus l'envoyer aux
galères, il vint à la Tour. Couderc
se lia étroitement avec Daniel Bas. Il lui
parla avec tant de conviction de l'oeuvre
religieuse qu'il avait poursuivie, et il lui
fournit en même temps des renseignements si
précis sur les conditions
de sa vie errante, que le jeune genevois se trouva
préparé à une destinée
qu'il n'avait pas prévue.
Bas attendait toujours que le jugement
intervint, pour fixer son sort. Il réussit
à se faire interroger judiciairement dans la
Tour (1694), mais aucune conclusion n'arriva de
Montpellier. Cinq mois après il
réussissait à s'évader, avec
deux cévenols, « ayant fait un
trou au mur », sans que nous puissions
dire s'il s'agit d'une meurtrière de la Tour
ou du mur de la Conque. Il monta aussitôt
dans les Cévennes, chez les frères de
son ami Couderc, et jugeant qu'il ne s'était
échappé que « par un effet
de la puissance de Dieu », il se fit
prédicant. Après une activité
de quatre années, il devait rentrer dans
Genève sa ville natale, où il mourut
très âgé.
À la date où Bas devenait
prédicant, Bâville croyait en avoir
fini, ou presque, avec « les
fols » qui convoquaient des
assemblées ou y assistaient. Vivent avait
été tué, Brousson était
sorti de France. Cependant l'intendant demeurait
sur ses gardes. En 1697, à la suite d'un
culte célébré aux environs de
Sauve, dans les Basses-Cévennes, cinq femmes
au moins, dont deux jeunes filles de dix huit ans,
furent conduites à la Tour. Nous avons une
lettre de l'une de ces jeunes filles, Louise Gibert
(de Saint-Hippolyte-du-Fort). Elle envoie à
sa mère des bas qu'elle a tricotés
dans la prison, et parle des démarches
faites en vain par un certain Jauvert, de
Saint-Hippolyte également, qui a voulu
libérer sa femme. Elle veut bien, elle
aussi, qu'on s'entremette pour sa liberté,
mais à la condition que ce soit sans passer
par le prêtre d'Aigues-Mortes.
« Il
n'y a point de repos avec le diable, ni
d'assuré. Croyez que je suis soumise en
toutes choses à vous et à mon cher
père, jusques à cela que de risquer
mon salut ». Elle ne compte que sur le
Major de la ville de Saint-Hippolyte, qui s'est
offert pour lui rendre service. « Il
suffirait, dit-elle, qu'il répondît de
moi à M. de Bâville ». Ce
n'est pas la première fois que nous voyons
dans les autorités locales une vague
pitié pour ces religionnaires
emmenées vers la funèbre
Tour.
Louise Gibert fut délivrée
après dix-huit mois de réclusion.
Nous la trouvons dans la principauté
d'Orange en 1699. Les temps étaient alors
désastreux pour les protestants. La guerre
européenne était finie depuis 1697,
et aux négociations de Ryswick les
puissances évangéliques n'avaient
rien obtenu de Louis XIV en faveur des
Réformés de France. Le plus illustre
des prédicants, Claude Brousson, avait
été étranglé sur la
roue à Montpellier en 1698 ; tous les
autres s'étaient réfugiés
à Genève ou en Suisse. Bâville
avait recommencé les dragonnades pour forcer
les Nouveaux Convertis à assister à
la messe, et il poursuivait avec une
sévérité outrée (qui
lui avait été commandée de
Paris) les religionnaires qui prétendaient
aller entendre les prêches rétablis
à Orange. Cependant, pour les années
1698 et 1699, si douloureuses et si agitées,
nous connaissons à peine, quelques
condamnés que les dernières
assemblées du désert ou la dragonnade
envoyèrent à Aigues-Mortes, et il
nous est absolument impossible de dire combien la
Tour enfermait de malheureux à la date de
1700, quand se fermait en Languedoc, par la
disparition des prédicants, une
période de quinze ans d'atroce
persécution.
La déception provoquée dans la
province par la paix de Ryswick et les dragonnades
nouvelles fut horrible. Les Nouveaux Convertis
nobles ou bourgeois parurent céder aux
circonstances, et prirent le chemin des
églises. Mais le menu peuple, que les
prédicants avaient travaillé
davantage, persista dans son hostilité
violente contre les prêtres. Comme il avait
affaire à un clergé ignorant et
avide, une colère sacrée s'ajouta au
désespoir, et les esprits s'offrirent comme
une proie à l'illuminisme.
En l'année 1701, une
véritable contagion se répandit
d'Uzès et de Nîmes jusqu'aux
Hautes-Cévennes. De jeunes hommes, des
femmes, surtout des enfants, étaient
agités de convulsions, après
lesquelles, à demi assoupis, ils exhortaient
à la repentance ou faisaient des
prédictions. Les catholiques les
nommèrent des
« fanatiques » ; les
protestants zélés qui les regardaient
comme des organes du Saint-Esprit les
appelèrent des
« inspirés », ou des
« prophètes ». En 1702
une troupe de Cévenols conduite par des
prophètes tua l'Abbé du Chayla et
trois autres ecclésiastiques. Quelques
semaines plus tard commençait la guerre des
Camisards. Comme les bandes des
révoltés étaient conduites et
conseillées par des
« prophètes », les
autorités du Languedoc rattachèrent
toujours au mouvement du
« fanatisme » ce
soulèvement terrible qu'elles eurent tant de
peine à apaiser, et dès 1701 et
pendant toute la guerre les
« inspirés » saisis
furent exécutés ou emprisonnés. Les Tours
d'Aigues-Mortes s'emplirent de prophètes, de
prophétesses, ou de soldats camisards. Mais
nous sommes ici très mal renseignés.
Nous savons seulement que la Tour de la Reine fut
alors aménagée à nouveau,
« pour mettre des prisonniers
fanatiques », que la Tour Saint-Antoine
enferma des « femmes
fanatiques », et que la Tour de
Constance, comme précédemment,
reçut des hommes et des femmes.
La guerre s'acheva au milieu de 1704,
lorsque le chef Cavalier quitta le Languedoc. Mais
les révoltés en armes avaient
trouvé de si évidentes
complicités dans le peuple protestant. que
Bâville tint tout le pays pour coupable.
Comme, de plus, l'Angleterre et la Hollande, de
nouveau unies contre Louis XIV,
s'efforcèrent de raviver une
rébellion qui les servait contre le roi,
Bâville poursuivit les derniers
inspirés avec la même
sévérité que les premiers.
Aussi les voyons-nous affluer encore à
Aigues-Mortes à la fin de 1704.
Nous regrettons fort qu'aucun document
ne nous renseigne sur le nombre ou la
personnalité de ces étranges
prisonniers. Seuls, quand toutes les voix
s'étaient tues, ils avaient affirmé
que la foi évangélique ne pouvait pas
mourir, et une puissance indéniable
émanait d'eux. Mais il faut convenir que
l'Esprit, en passant par ces instruments
épais et rudes, s'y chargeait, et lourdement
parfois, de superstition ou même
d'immoralité.
Nous trouvons à Aigues-Mortes des
« inspirés » de tout
ordre. Lucrèce Guigon (du Vivarais) a
été arrêtée dans le
Bas-Languedoc en 1704. Elle a prêché
au milieu des Camisards, et a combattu avec eux,
criant : « Vive l'Épée
de l'Éternel ! », achevant
les dragons blessés et poursuivant ceux qui
fuyaient devant elle.
Catherine Cabot a été
arrêtée à Alais
« parlant une langue » que
personne n'a comprise, et où les protestants
ont cru deviner du grec et de l'hébreu. Dans
sa prison elle ensorcelle si bien le vieux maire
d'Alais, Louis des Hours de Mandajors, que celui-ci
revient au protestantisme, séduit la
prophétesse « par le commandement
de Dieu », et vient déclarer que
l'enfant qui naîtra d'elle sera le
véritable Sauveur du monde. La femme est
conduite à la Tour de Constance où
elle accouche d'une fille (3 déc. 1704) que
l'on baptise à l'église et lui
donnant le prénom de
« Constance » emprunté
à la prison où elle est née.
En 1705 une veuve de Montpellier, Catherine Clavel,
V. Roqueplan, compromise dans l'affaire de la
« Ligue des Enfants de Dieu »
(qui a concerté un nouveau
soulèvement), est enfermée, en
même temps que six femmes de Nîmes ou
de Montpellier et elle fait son testament dans la
Tour Saint-Antoine.
En août 1708, un jugement en
forme, envoie une femme des environs de Privas,
complice des prophètes, à la Tour de
Constance. C'est la première fois à
notre connaissance que la Tour est
expressément indiquée par un juge
comme lieu de détention perpétuelle.
Elle devenait pour tout le Languedoc
l'épouvantail de choix, dont le nom devait
terrifier les Religionnaires depuis les montagnes
de Castres jusqu'au Vivarais. Une ordonnance de
Bâville de 1709, indiqua également
« la Tour d'Aigues-Mortes »
comme la prison où seraient conduits les
fanatiques qu'on arrêterait dans la
province.
Une dernière révolte fut
fomentée dans le Vivarais en 1709. Deux
prophétesses, Jeanne Majal et Isabeau Catalon,
envoyées au
Bas-Languedoc à cette occasion, furent
arrêtées près de Nîmes,
et cinq femmes d'Alais les joignirent bientôt
à la Tour de Constance.
Dans la Tour, avons-nous dit, se
trouvaient alors également des hommes,
enfermés dans la salle supérieure.
David Couderc, l'ami de Bas, en était sorti
en 1704, rendu à son frère le
Camisard Salomon Couderc, qui partait pour
Genève. Mais douze ans de captivité
avaient déshabitué du grand air et de
la marche l'ancien prédicant manchot, et il
mourut avant d'arriver à la
frontière. Un autre prédicant, mais
un prédicant-prophète, prit sa place
quelques semaines plus tard. Abraham Mazel (de
Fauguières, près Saint-Jean-du-Gard)
se vantait d'avoir commandé « par
une inspiration » l'entreprise
d'où était sortie la guerre
camisarde. Il s'était soumis en 1704, mais
il n'avait pu se résoudre à quitter
les Cévennes. Arrêté, il fut
par une faveur inattendue conduit simplement
à la Tour qui retenait alors 33 hommes
prisonniers. « L'Esprit dit à
Mazel, par inspiration » qu'il sortirait
de sa geôle. Il crut à cette promesse.
Avec quelques-uns de ses compagnons il descella une
pierre au bas d'une meurtrière, au moyen des
« fers » qu'on leur laissait
pour couper le bois de leur feu. Ils
travaillèrent trois nuits de suite sans
éveiller l'attention des soldats. Le soir du
24 juillet 1703, ils descendirent par l'ouverture,
le long de dix-huit moitiés de draps cousues
ensemble. Dix-sept hommes arrivèrent ainsi
dans la conque, mais alors la corde s'abattit sur
le sol. Les évadés franchirent le mur
de la conque, passèrent vingt-quatre heures
dans les marais que l'été avait
desséchés, et se dispersèrent
ensuite. Quelques-uns des fugitifs furent repris,
mais Mazel
ayant
été informé qu'il aurait sa
grâce s'il consentait à sortir du
royaume, il obtint aussi la grâce de ses
compagnons.
L'aventure fit grand bruit dans la
région. Le Lieutenant du roi et le Major
d'Aigues-Mortes furent cassés, des
précautions furent prises pour éviter
le retour d'un pareil scandale. L'intendant fit
établir sur le mur de la conque un corps de
garde qui surveillait à la fois la Tour et
le pont de la Roubine. À chacune des
meurtrières des deux salles de la Tour
furent fixées les hautes grilles qu'on y
voit encore, et la Tour garda des
« prisonniers fanatiques »
jusque vers 1710 ou 1712.
À cette date, la guerre
commencée en 1701 allait s'achever par la
paix d'Utrecht. Les protestants
réfugiés en Hollande attendirent
alors ce que ne leur avait pas donné les
traités de Ryswick. Mais les
démarches du Marquis de Rochegude (dont un
frère avait été enfermé
à Aigues-Mortes en 1686), si elles
aboutirent à la libération de 136
galériens, furent, à ce qu'il semble,
inefficaces à l'égard des prisonniers
religionnaires.
Cependant Bâville, depuis 1710,
s'était un peu adouci à
l'égard des Nouveaux Convertis. Certaines
prisonnières d'Aigues-Mortes furent
transportées dans des prisons moins
dures : au Donjon de Carcassonne
(Lucrèce Guigon notamment), ou à la
Citadelle de Montpellier (Marie Riou-Seignovert) en
1707. D'autres eurent leur liberté. Une
lettre envoyée de la Tour au Vivarais par la
prophétesse Jeanne Majal, dit vers
1711 : » « Tous les jours
on sort des prisonnières. Je crois que nous
sortirons s'il plaît à
Dieu ». En 1712, une
liste de « Confesseurs »,
dressée en vue des démarches de
Rochegude, ne porte plus que sept noms pour
Aigues-Mortes, et uniquement pour la Tour de
Constance (6 femmes et un homme). Les femmes
sont : une fugitive, originaire de Montauban,
et cinq prédicants ou prophétesses,
parmi lesquelles se trouve encore Jeanne
Majal.
En 1712 et 1713, les libérations
continuèrent. Marie Riou-Seignovert quitta
Montpellier sans avoir abjuré, après
avoir vécu 25 ans dans diverses prisons.
Nous voudrions penser que la Tour d'Aigues-Mortes
laissa alors échapper ses dernières
victimes. Mais Bâville, s'il relâchait
des prisonnières, en appréhendait de
nouvelles, au moins à titre temporaire, et
il reprenait les anciennes quand elles se
conduisaient en huguenotes. En 1713, un homme et
cinq femmes du Caylar (Gard) furent envoyés
à la Tour. L'une des femmes était
sortie de Carcassonne cinq mois auparavant.
La Tour n'était donc pas
fermée après les 27 ans de
misère que nous venons de raconter. Elle
devait rester ouverte cinquante-six ans encore,
mais cette fois uniquement pour des femmes, pour
ces « prisonnières de la Tour de
Constance » dont le souvenir s'est
perpétué dans tout le Languedoc
protestant.
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