Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

AVANT-PROPOS

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Les pages qui suivent se donnent pour un travail presque entièrement nouveau. Les protestants du Midi ont amassé autour du nom de la Tour de Constance des traditions souvent erronées, et les quelques historiens qui se sont occupés des prisonniers d'Aigues-Mortes n'ont pas toujours usé d'une méthode très sûre dans la mise en oeuvre de leurs documents. Nous avons voulu serrer de plus près la vérité. Si le souci d'une brièveté nécessaire nous a interdit de citer nos sources au cours de notre exposé, du moins la bibliographie sommaire de l'Appendice I rendra-t-elle raison des corrections que nous avons apportées soit à la tradition, soit aux publications de nos devanciers.

Dans l'Appendice Il on trouvera la liste, aussi complète qu'il a été possible de l'établir, des prisonniers d'Aigues-Mortes. Enfin, pour couronner notre récit, nous avons transcrit quelques lettres qu'on ne peut plus lire que dans des volumes devenus rares.

Nous serions reconnaissants aux lecteurs qui voudraient bien nous communiquer quelque pièce ou quelque renseignement inédits, notre désir étant de pousser plus à fond l'étude dont on trouvera ici un abrégé.

Pasteur Ch. BOST

 

Suivant les usages judiciaires d'autrefois nous désignons les prisonnières mariées par leur nom de fille, et nous ajouterons à ce nom celui de leur mari, l'initiale V. signifiant : Veuve.
La date qui suivra parfois le nom d'une prisonnière sera celle de son arrestation, antérieure quelquefois d'un an ou de deux à la date de son entrée dans une Tour d'Aigues-Mortes.


PREMIÈRE PARTIE

Sous Louis XIV (1686-1715)


1. - AIGUES-MORTES ET SES TOURS.


À quelques lieues de Montpellier et de Nîmes, dans la plaine marécageuse où se mêlent les eaux du Vidourle, du Vistre et du Rhône, se dresse l'enceinte quadrangulaire des murailles d'Aigues-Mortes. Bâties par Philippe le Hardi, elles laissent apercevoir de leur chemin de ronde, au Sud la mer Méditerranée qui est toute proche, au Nord les Cévennes lointaines, et dans un horizon immédiat, des vignes ou des étangs. Au XVIIe siècle le sol environnant était mal cultivé, même mal fixé. Les eaux stagnantes se mouvaient suivant les saisons autour des murs, y apportant, l'été, les moustiques et la fièvre, l'hiver, le froid d'une humidité suintante que dissipait à peine la violence des vents du nord. On arrivait alors à Aigues-Mortes par deux voies : du côté de Nîmes une route en chaussée franchissait le Vistre à la Tour Carbonnière, puis par un pont de bois, au pied des remparts, passait au-dessus du canal de la Grande Roubine ; de Montpellier, généralement, on venait chercher au bord de l'étang de Mauguio, à Pérols, une barque, qui par l'étang, puis par le canal de la Radelle, menait au Port d'Aigues-Mortes, c'est-à-dire devant la Tour de Constance.

La ville, vers 1660, comptait 2.800 habitants ; elle vivait de l'exploitation des marais salants. Elle était de plus une place forte, et à ce titre elle avait un Gouverneur (résidant ordinairement à Paris), un Lieutenant du Roi, une garnison (assez faible), et un Major de la garnison.

La population catholique se groupait autour de quatre églises, dont l'une jointe à un couvent de Capucins. Une Église protestante, fondée dès 1560, se maintint dans la ville jusqu'au 29 août 1685. Quelques mois plus tard les soldats convertisseurs envahissaient le Languedoc. Le dernier pasteur d'Aigues-Mortes passa à l'étranger avec quelques-uns de ses fidèles. Cependant le protestantisme allait vivre en ce lieu désolé, mais cette fois « sous la croix des afflictions », et dans les prisons que devinrent quelques-unes des tours de l'enceinte.

Quinze tours, petites ou grandes, simples ou doubles, s'élèvent sur les murs d'Aigues-Mortes. Celles qui seront nommées à l'occasion des « religionnaires » sont, sur la face Nord : la Tour Saint-Antoine, tour double qui enjambe une porte, la Tour de la Mèche, et la Tour des Masques (cette dernière étant, au Nord-Est, la tour d'angle) ; sur la face de l'Est, regardant la Camargue : la Tour de la Reine, tour double ; enfin dans l'angle Nord-Ouest qui est évidé, la célèbre Tour de Constance.

Cette dernière tour mesure 33 mètres en hauteur, elle a 22 mètres de diamètre extérieur, et ses murs sont épais de six mètres. Bâtie par Saint-Louis, et par conséquent plus ancienne que les murailles de la ville, elle est restée isolée de l'enceinte. On y pénètre par un pont ancien auquel on arrive, depuis la ville, en traversant le rempart. Dans la Tour même deux portes successives conduisent, en face du pont, à une salle de 10 mètres de diamètre, mal éclairée par de hautes meurtrières. Au centre s'ouvrait une citerne, indispensable en un pays ou manquait l'eau potable. Un escalier tournant ménagé dans le mur, près de l'entrée, mène à une seconde salle superposée à la première, et toute pareille. Toutes deux sont voûtées, celle du bas s'ouvrant sur celle du haut par un soupirail central bordé d'une margelle ; celle du haut prenant jour, par une ouverture semblable, sur la plate-forme supérieure de la Tour,

La plate forme avait été au XVIIe siècle recouverte, d'un toit, qui dès 1697 était entièrement ruiné. Un figuier y poussait entre deux pierres. Une tourelle, qui s'achève par une lanterne de fer, la domine ; une sentinelle était là de garde, la nuit.

Sous Louis XIV, le pont qui unit la ville à la Tour était surmonté d'un toit, soutenu par des piliers de bois, et le tout constituait « la galerie de la Tour ». De la galerie, en descendait par un escalier dans un espace circulaire dont la Tour occupait le centre, espace limité, du côté de la ville par les remparts, eux-mêmes, et du côté de la Grande Roubine par un mur épais, moins haut que les remparts, en pierres cimentées. Ce « bassin » avait été autrefois le « fossé » de la Tour, que l'on pouvait remplir d'eau. Desséché vers 1670, il était devenu « la conque » de la Tour. Une large porte conduisait de la conque sur le port. Actuellement aucun vestige ne subsiste du mur de la conque qui vers 1830 était déjà exploité comme une carrière.

La Tour de Constance, par sa galerie, et à travers le rempart, communiquait avec le Château du Gouverneur, bâtisse sans aucun caractère, qui donnait, à l'Ouest sur un jardin, et à l'Est sur une « basse cour » fermée de murs. La basse cour s'ouvrait sur une place où l'on voyait, au Sud, les « casernes », et au Nord la porte principale de la ville, percée dans la Tour double de la Gardette.

En raison de l'isolement d'Aigues-Mortes, et de la masse de ses Tours, la ville s'offrit aux autorités royales comme un centre de détention convenable pour ceux des protestants dont il fallut vaincre l'opiniâtreté après la Révocation de l'Édit de Nantes. Nous allons résumer l'histoire de ces quatre-vingts ans de lutte obstinée, notant les chutes et les victoires des victimes, la cruauté ou la pitié des oppresseurs, et laissant les faits parler d'eux-mêmes aux esprits qui demandent au passé des exemples ou des leçons.



II. - LES PREMIERS OPINIÂTRES (1686)


Les régiments envoyés dans le Languedoc pour y convertir les protestants, en 1685, virent tout céder devant la frayeur qu'ils inspiraient. Mais l'intendant de la province, Bâville, et le Commandant militaire, ne se firent pas illusion sur la valeur de leur victoire. Comme les coeurs n'étaient pas gagnés, il fallait que la force devînt terrifiante, afin d'écraser toute velléité de révolte. Les obstinés, pour rares qu'ils fussent, furent d'abord amassés à Montpellier et à Nîmes.

Les uns avaient tenu tête aux dragons, dans leur propre demeure, et avaient été arrêtés chez eux, tel le Sieur du Petit-Paris, de Vallon (Ardèche), Jacques Guiraud de Carcenat et son fils Céphas Guiraud, tous deux de Nîmes, ou encore Charles Le Jeune, riche bourgeois de Villeneuve-de-Berg (Ardèche), que les soldats avaient estropié pour la vie en lui arrosant une jambe de graisse bouillante.
D'autres avaient cherché la liberté de leur conscience dans une fuite sans but, et avaient été saisis dans les plaines ou les montagnes par les dragons qui les chassaient comme des perdrix ou des sangliers. Du nombre était le marchand Étienne Serres, de Montpellier, ou Jacques de Fouquet de Boissebard, du Vigan.

Plus nombreux furent les protestants fidèles qu'on arrêta dans leur marche vers un exil volontaire, et qu'on ramena des vallées du Piémont, de Grenoble, ou des environs de Lyon, en joignant à eux quelquefois des religionnaires qui n'étaient pas du Languedoc. C'est ainsi que les prisons de Nîmes recueillirent un marchand de Ganges (Hérault), Jean Nissolle, et quelques autres Cévenols, dont Jacques Hourtet et un ancien officier, Esaïe Daudé, à demi paralysé depuis 18 ans, et aussi un avocat de Bordeaux : Matthieu de Monramé, et deux jeunes gens, futurs pasteurs, d'Alençon et de Saumur.

Une dernière sorte de rebelles fut constituée dès le début de 1686 par des protestants d'origine paysanne, coupables d'avoir assisté aux premiers cultes nocturnes du « Désert ». Certains « fugitifs », errant dans les Cévennes, s'étaient institués prédicateurs et avaient même distribué la Sainte-Cène. Ces « prédicants » cheminaient quelquefois le fusil au col, mais surtout ils attiraient à leurs « assemblées » les « Nouveaux Convertis ». Ils furent aussitôt traqués, et leurs amis, quand ils ne parurent mériter ni la potence ni les galères, furent gardés en prison.

Dès les premiers mois de 1686 l'agitation était extrême des Cévennes à la mer. Il fallut vider les geôles dans les deux villes où siégeaient les juges, et au milieu de l'année, de Montpellier ou de Nîmes, arrivèrent à Aigues-Mortes divers convois d'obstinés, qu'on avait encore essayé de vaincre avant leur départ en leur dépeignant les horreurs du climat de la ville ou l'infection de la Tour de Constance. Matthieu de Monramé, à ces instances, répondit que « Dieu pourrait bien, s'il le trouvait bon, lui rendre cet air favorable ... et qu'enfin si Dieu voulait l'affliger de maladie, il recevrait ce châtiment avec patience, sans murmurer, comme venant de sa part ». Il semble que la ville ait ainsi reçu pendant l'année, de 60 à 80 religionnaires, qui furent conduits soit à la Tour de la Reine, soit à la Tour de Constance.

La Tour de la Reine avait six chambres, quatre au premier étage, et deux chambres hautes. Les quatre premières étaient séparées par des portes doubles, sous lesquelles les prisonniers se faisaient parfois passer du pain au moyen d'un roseau. Serres, qui y séjourna de longs mois, appelait cette Tour la Tour de la Patience ; les plus petites des chambres y étaient transformées en cellules où l'on gardait solitaires les protestants les moins souples. Le vieux Guiraud y mourut, après y être demeuré si malade qu'il n'avait pas la force de se lever pour aller prendre le « bouillon » froid qu'on déposait à sa porte Une fois par vingt-quatre heures. Quand plusieurs prisonniers étaient réunis dans l'une des chambres, ils pouvaient du moins se soutenir par leur mutuelle charité. Hourtet, entré épuisé à Aigues-Mortes, mourut deux jours après son arrivée, dans la Tour de la Reine. Nissolle et ses amis prièrent Dieu pour lui, chantèrent un Psaume à son agonie, obligés de se servir de paille pour éclairer son visage, de peur qu'il ne mourût sans qu'ils le vissent. Le régime s'adoucit un peu pour les survivants, qui purent, en les payant, faire venir le médecin et l'apothicaire, et se procurer de la viande, et du feu.

Pendant ces quelques semaines d'accalmie, on put se consoler par le culte en commun, usant de livres que les soldats n'avaient pas confisqués. Mais les chants mirent les sentinelles en rage. Elles s'en prirent à un prisonnier cévenol, Jacques Salendres, qui pouvait passer pour un prédicant, car il avait suivi le prédicant Bringuier. Salendres n'était pas plus coupable que ses compagnons. La colère le rendit ingénieux. Au moyen de quelques bûches de bois, de la corde qui les avaient liées et d'un tisonnier, il arracha les serrures de quatre portes, et descella deux pierres dans une meurtrière. Des draps et une paillasse vide lui permirent de descendre au pied du mur avec Nissolle et. un autre prisonnier. Nissolle était tombé, si rudement qu'il ne pouvait marcher : ses deux amis le prirent sur leurs épaules, le firent passer le pont de la Roubine, et l'emmenèrent sur un âne qu'ils heurtèrent dans la nuit. Serres et le Sieur du Petit-Paris, que leur faiblesse avait empêchés de suivre Nissolle, furent mis en cellule. Serres en sortit par faveur, et par grâce fut envoyé à la Tour de Constance comme en un lieu plus aéré.

Des deux salles de cette dernière Tour, celle du bas, la plus humide, était réservée aux prisonniers ordinaires, les personnes de quelque distinction étant enfermées au-dessus. Il faut se représenter les deux salles comme aménagées semblablement : une meurtrière obstruée de quelques planches formait « les lieux communs » ; quelques bancs, des paillasses avec des draps et des couvertures posées sur les dalles ou sur des planches, constituaient tout le mobilier. Les deux salles communiquaient par l'ouverture circulaire dont nous avons parlé. C'est sur la margelle de cette ouverture que se lit encore le mot d'ordre RÉSISTEZ (écrit Registez) sans qu'on puisse savoir si ce cri héroïque a été enfoncé dans la pierre par un prisonnier de 1686 ou par une prisonnière de 1768.

À son arrivée dans la Tour, vers le mois de novembre, Serres trouva la plupart des prisonniers malades. L'eau suintait le long des murs, on refusait aux captifs le bois et la chandelle, ils durent entretenir des lumignons avec un peu de beurre fondu et brûler la paille de leurs lits pour sécher les chemises des malades. Du 22 juin au 13 décembre, il mourut seize prisonniers dans les deux salles.

Quand un homme succombait, la Tour s'ouvrait pour un vivant comme pour le mort. Sur une charrette que menait un prisonnier, le cadavre était traîné vers une fosse. Deux morts furent « suspendus au gibet » parce qu'il s'agissait de « relaps », c'est-à-dire de Nouveaux Convertis qui avaient déclaré renier leur abjuration, Deux autres corps, enfin, ceux du chirurgien Reynès, de Castres, et du marchand Bancilhon, furent déposés nus, sur une claie, promenés dans la ville et jetés à la voirie. Les deux hommes, certainement relaps, avaient dû repousser brutalement le prêtre à leurs derniers moments.

Officiers du roi, capucins et prêtres, en effet, multipliaient leurs efforts pour « séduire » les prisonniers. Les capucins discutaient avec les captifs, accompagnaient ceux de leurs parents qui les venaient voir, exigeaient que ces visiteurs les sollicitassent au changement. À la fin de l'année le Gouverneur d'Aigues-Mortes, Wardes, « fort généreux naturellement », ayant accordé quelques douceurs aux prisonniers, les fit venir ensuite au Château deux à deux, pour les supplier d'obéir au roi, c'est-à-dire de se déclarer catholiques. Il n'obtint que bien peu de chose. Un Nouveau Converti, Cayras, mourut catholique à la Tour, mais deux autres donnèrent à leur mort « des marques du zèle extraordinaire qu'ils avaient pour la religion (protestante) ». La Cour allait prendre contre les derniers obstinés des mesures plus radicales.



III. - LES DÉPORTÉS (1687)


Les autorités du Languedoc, à la fin de 1686, étaient sérieusement inquiètes des mouvements de la province. Les ennemis de Louis XIV venaient de former la Ligue d'Augsbourg, une guerre européenne commençait, et les protestants comptaient sur la défaite du roi pour recouvrer la liberté de leur culte. Les prédicants convoquaient des assemblées considérables qui s'achevaient souvent par un échange de coups de fusil. La Cour parla d'une déportation générale des Cévenols, puis donna l'ordre de choisir seulement 300 obstinés qu'on transporterait aux îles des Antilles. Dans les prisons, dans les couvents, dans les villages, on mit à part les religionnaires dont la constance était un exemple pernicieux. En février 1687, quatre-vingts protestants, hommes et femmes, furent amenés à Aigues-Mortes, et dès le lendemain, vingt captifs qui demeuraient dans les Tours furent joints à eux et embarqués sur une tartane pour Marseille. Quelques jours plus tard un nouveau contingent de huguenots et de huguenotes arrivait de Montpellier et de Sommières, et une nouvelle tartane partait pour Marseille, laissant une trentaine de prisonniers dans la Tour de Constance.

Pendant cette période où la Tour regorgeait de captifs, elle reçut la visite de divers convertisseurs attitrés. Un certain abbé Tribolet vint exercer ses talents parmi les misérables que la peur des « Îles » devait rendre plus dociles. À l'en croire, sa visite l'étonna. Il vit des prisonniers, « mais non pas des martyrs », ne recueillit auprès d'eux que des malédictions ou des plaintes, et ne trouva même pas, nous confie-t-il, un de ces protestants « qui ait pu souffrir un moment de conversation sur la patience ». Il ne lui est pas venu à l'esprit que son caractère de prêtre catholique lui interdisait en ce lieu de parler de résignation. - C'était aux victimes à se prêcher le courage de l'une à l'autre, et quoiqu'en dise l'abbé, elles n'y manquèrent pas. Nous possédons justement une lettre écrite de la Tour le 12 février, par Céphas Guiraud, dont le père était mort à Aigues-Mortes six mois auparavant. Guiraud venait du fort de Brescou, près d'Agde, et il envoyait à sa mère un adieu qu'il pensait éternel. Pourtant il ne veut plaindre ni sa mère, ni son père, ni lui-même. Il réserve ses larmes pour le triste état des Églises réformées de France, et pour le mortel endurcissement de ses frères qui ont abjuré : « C'est la véritable affliction qui dévore mon coeur. Car pour moi je n'ai jamais été plus content ni plus en repos que je me trouve présentement, de sorte qu'après avoir exactement considéré le monde et toutes ses vanités, j'estime avec Saint Paul que... les souffrances du temps présent ne sont point à contrepeser à la gloire qui doit être révélée en nous. Ainsi, je suis entièrement résolu de faire mon devoir jusqu'à mon dernier moment ».

Nous pouvons suivre jusqu'à leur fin les plus fidèles de ces « Confesseurs de la foi », qui avait déjà souffert pendant des mois à Aigues-Mortes. Serres, qui s'embarqua avec eux pour la Martinique, nous a dit comment ils moururent soit à l'Hôpital de Marseille, soit sur le vaisseau, soit dans le naufrage qui termina le premier voyage. Il avait gardé notamment le souvenir du Sieur du Petit-Paris qu'il avait vu dans la Tour de la Reine, « supporter sa prison sans aucune peine quoiqu'il y fût toujours malade. Il y était aussi tranquille que dans sa propre maison ».

Parmi les déportés qui séjournèrent à la Tour, il est deux soeurs, originaires de Lasalle (Gard) ; dont la destinée fut particulièrement émouvante. L'une, Marguerite Guion-Roques, avait été arrêtée avec toute sa famille. Son mari était mort à la Tour de Constance ; là mourut aussi son jeune fils Jacques, pendant que la mère et ses trois filles : Jeanne Roques-Lapierre (femme d'un prédicant), Isabeau et Marthe étaient enfermées dans la même prison. Le dernier fils qui lui restait, Jean, se fit catholique devant tant d'épreuves, tandis que sa mère et ses soeurs demeuraient fermes. Il fut renvoyé à Lasalle, tandis que les femmes partaient pour l'Amérique : Marthe mourut sur le vaisseau, ses deux soeurs et leur mère furent noyées dans le naufrage dont nous venons de parler.

Louise Guion-Durand, soeur de Marguerite, était la femme du régent (instituteur) protestant de Lasalle. Son mari, arrêté vers Dijon et condamné aux galères, fut envoyé en Amérique, étant trop âgé pour pouvoir ramer. La femme et ses deux filles, emprisonnées comme fugitives, furent menacées de la déportation. La mère fut enfermée à la Tour de Constance, ramenée à Montpellier, reconduite dans la Tour de la Reine et mise au secret. Finalement, dans un accès de fièvre violente, elle déclara « qu'elle ferait ce qu'on voudrait pourvu qu'on la sortît de là ». La mère et les deux filles, abjurèrent à Lasalle devant le prêtre, pour se réfugier en Suisse un an plus tard, comme le fit aussi leur neveu et cousin Jean Roques qui avait pareillement succombé.

Les trente prisonniers qui restaient à Aigues-Mortes à la fin de février ne furent conduits à Marseille qu'en août. Quand Bâville, à cette date, réussit à obtenir des prédicants cévenols qu'ils sortissent du royaume, il jugea expédient de se débarrasser des derniers récalcitrants. Il tira de la Citadelle de Montpellier quatorze personnes, hommes et femmes, pour la plupart des gentilshommes arrêtés comme fugitifs ou comme opiniâtres, entre autres Samuel de Péchels, de Montauban, et les fit conduire à la Tour de Constance. Les femmes furent réunies aux prisonnières qui occupaient la salle du bas, les hommes étant enfermés dans celle du haut. Le 27 août une dernière tartane convoyait vers Marseille tous les hôtes de la Tour. Il ne restait plus à Aigues-Mortes que quelques captifs qui avaient abjuré, entre autres deux protestants du Pont-de-Camarès (Aveyron), le mari et la femme, celle-ci ayant mis au monde à la fin d'août un enfant que baptisa le curé d'Aigues-Mortes. Un mois plus tard ils étaient autorisés à rentrer chez eux.



IV. L'ÉPOQUE DES PRÉDICANTS (1688-1700)


Malgré la déportation des irréductibles et l'exil des prédicants cévenols, la paix religieuse ne s'établit pas dans le Languedoc. L'émigration protestante reprit en 1687 et en 1688 avec une nouvelle violence, organisée cette fois par des guides de profession. En 1689 quelques-uns des prédicants exilés revinrent, avec le plus ardent de tous, François Vivent. Cette fois ils étaient accompagnés d'un ancien avocat de Nîmes, Claude Brousson, dont la très haute personnalité allait décupler leur influence. Ils rentraient avec l'assurance que les armées européennes. liguées contre le roi travaillaient pour Dieu, et que la guerre s'achèverait par une libération de l'Eglise.

Si la Tour de Constance resta vide un instant à la fin de 1687, un an plus tard il s'y trouvait à nouveau « beaucoup de prisonniers ». Bâville utilisa aussi la Tour de la Reine, qui est indiquée dix ans plus tard comme servant pour les prisonniers séparés (isolés).

La salle basse de la Tour de Constance fut réservée aux femmes, bien qu'elle fût plus, malsaine que l'autre. Les protestantes alors détenues ne l'étaient pas en vertu d'un jugement régulier ; l'intendant et le Commandant militaire possédaient alors des pouvoirs de police discrétionnaires, et enfermaient à leur gré les personnes dangereuses ou suspectes. Les prisonnières n'avaient donc pas leurs biens confisqués, et elles en pouvaient disposer, comme on le verra, par des testaments en forme, qui nous ont fourni des noms depuis longtemps oubliés. Ces femmes, pour la plupart, étaient coupables d'avoir assisté aux assemblées des prédicants. Elles venaient des Cévennes, du Haut-Languedoc, et aussi des montagnes du Vivarais. Nous ne saurions dresser leur liste complète, mais du moins nous pouvons ajouter un détail intéressant au nom de toutes celles qui nous sont connues. Nous en citerons quelques-unes. En 1690 entre à la Tour Marie de Capdur, des Cévennes, dont deux frères, quatre ans auparavant, ont été l'un tué par les dragons, l'autre condamné aux galères. En 1692 une grande enquête menée dans le vallon de Lasalle contre les prédicants et leurs complices amène à Aigues-Mortes deux Cévenoles : Jeanne Fournier-Gervais, de Lasalle, dont le mari est aux galères, et Suzanne Deshons-V. Deshons, de Colognac. Cette dernière, qui a donné des soins à un prédicant malade, est écrouée à la Tour de la Reine où, peu avant sa mort, elle dicte son testament par devant notaire (2 juin 1693). En 1692 également sont prises deux jeunes filles qui ont été elles-mêmes des « prédicantes », Elles ont convoqué des assemblées pieuses où elles récitaient des sermons et prononçaient la prière. L'une, Marguerite Pintard, de Lasalle, fut tirée « des prisons d'Aigues-Mortes » le 19 octobre 1693 et remise malade à un oncle qui se porta caution pour elle. L'autre, Isabeau Redourtier, de Milherines (L'Estréchure, Gard), qui avait osé tenir tête à l'intendant, devait mourir dans la Tour après dix ans de captivité.

Une autre femme, Marie Riou-Seignovert, originaire du Vivarais, était entrée, vers 1688 ou 1689 à la Tour, où l'on disait que son mari était mort. Cette huguenote paraît avoir été l'une des prisonnières les plus pauvres, et l'une des plus énergiques. Elle ne devait sortir de la Tour qu'en 1707, et pour changer de prison. Un dernier nom nous sera fourni par un acte notarié : Suzanne de Claris, de Sauve (Gard), veuve de l'avocat Soulier, de Revel (Haute-Garonne), teste dans la salle basse de la Tour, avant comme témoins deux prêtres et un médecin (3 mai 1694). Elle laisse diverses sommes à des habitants d'Aigues-Mortes qui lui ont rendu des services, et lègue les vêtements qu'elle possède dans sa prison à quatre des prisonnières que nous avons nommées. Elle demande à être enterrée dans l'église des Capucins d'Aigues-Mortes ; cependant son testament ne contient aucune formule catholique, et nous comprenons qu'elle n'a pas voulu mourir « relapse », de peur de ruiner ses enfants. Un an plus tard, dans la même salle, Marie de Capdur testait à son tour (19 juin 1695), trop malade pour signer l'acte. Elle laissait 6 livres à Marie Riou. Aucun prêtre ne l'assistait.

Dans la salle supérieure de la Tour, où nous allons maintenant entrer, arriva en 1688 un ancien soldat suisse, Paul Ragatz, qui faisait le métier de guide. Bâville l'avait pris pour un officier étranger, et l'enferma à Aigues-Mortes pour tirer son cas au clair. Ragatz s'efforça d'établir parmi les prisonniers « quelque exercice pieux ». Mais ce ne fut pas sans peine, dit-il, car il eut à souffrir de l'impiété de quelques faux frères. Il trouva sa consolation dans le zèle des prisonnières, qu'il encourageait de la voix par le soupirail central de la salle, jusqu'au jour où pour avoir raison de lui, on fit maçonner cette ouverture. La Tour s'allégea bientôt : le roi cherchait des soldats et un officier vint enrôler les prisonniers qui voulurent le suivre. Tous partirent, à l'exception de Ragatz, que l'intendant retint, et d'un autre captif, boiteux « celui-là, David Vivent. Ce dernier (de Valleraugue, Gard), était le frère aîné du plus fameux des prédicants cévenols. Le Commandant militaire, ne pouvant saisir le prédicateur, s'était acharné sur sa famille, et David, après diverses aventures, avait été enfermé à la Tour en 1688. Il n'avait rien, d'ailleurs, du zèle de son frère et il mourut catholique le 19 juin 1690, « ayant fait de son propre mouvement une nouvelle abjuration de l'hérésie de Calvin », et ayant pris douze jours auparavant un prêtre comme témoin de son testament.

En mai 1689 la salle s'était remplie à nouveau. Il y avait treize hommes prisonniers, entre autres un genevois, Daniel Bas, joaillier de son état, que Bâville soupçonnait d'être un guide ou un espion. D'autres religionnaires arrivèrent encore, du Vivarais ou des Cévennes, et aussi des prisonniers de guerre espagnols dont deux moururent à la Tour en 1690.

Il semble que les prisonniers, à cette époque, comme ce fut le cas plus tard, aient été conduits à certaines heures de la journée hors de la Tour, par une mesure d'humanité. Il est difficile de s'expliquer autrement une tentative d'évasion collective qui eut lieu en 1691. Les prisonniers furent repris « sur la muraille du fossé », c'est-à-dire sur le mur de la conque. Ragatz qui avait concerté l'entreprise fut le plus maltraité, comme le plus coupable, et il paya son audace d'une condamnation aux galères, par laquelle le Commandant militaire acheva son procès, interrompu depuis près de trois ans. Dix-huit mois plus tard (fin 1692), Ragatz était remplacé par un prisonnier aussi zélé que lui : David Couderc. Chirurgien-barbier des Hautes-Cévennes, il était devenu un prédicant. Des soldats que conduisait l'abbé du Chayla l'avaient abattu d'un coup de baïonnette dans le bras, et il avait fallu l'amputer au fort d'Alais. On ne pouvait plus l'envoyer aux galères, il vint à la Tour. Couderc se lia étroitement avec Daniel Bas. Il lui parla avec tant de conviction de l'oeuvre religieuse qu'il avait poursuivie, et il lui fournit en même temps des renseignements si précis sur les conditions de sa vie errante, que le jeune genevois se trouva préparé à une destinée qu'il n'avait pas prévue.

Bas attendait toujours que le jugement intervint, pour fixer son sort. Il réussit à se faire interroger judiciairement dans la Tour (1694), mais aucune conclusion n'arriva de Montpellier. Cinq mois après il réussissait à s'évader, avec deux cévenols, « ayant fait un trou au mur », sans que nous puissions dire s'il s'agit d'une meurtrière de la Tour ou du mur de la Conque. Il monta aussitôt dans les Cévennes, chez les frères de son ami Couderc, et jugeant qu'il ne s'était échappé que « par un effet de la puissance de Dieu », il se fit prédicant. Après une activité de quatre années, il devait rentrer dans Genève sa ville natale, où il mourut très âgé.

À la date où Bas devenait prédicant, Bâville croyait en avoir fini, ou presque, avec « les fols » qui convoquaient des assemblées ou y assistaient. Vivent avait été tué, Brousson était sorti de France. Cependant l'intendant demeurait sur ses gardes. En 1697, à la suite d'un culte célébré aux environs de Sauve, dans les Basses-Cévennes, cinq femmes au moins, dont deux jeunes filles de dix huit ans, furent conduites à la Tour. Nous avons une lettre de l'une de ces jeunes filles, Louise Gibert (de Saint-Hippolyte-du-Fort). Elle envoie à sa mère des bas qu'elle a tricotés dans la prison, et parle des démarches faites en vain par un certain Jauvert, de Saint-Hippolyte également, qui a voulu libérer sa femme. Elle veut bien, elle aussi, qu'on s'entremette pour sa liberté, mais à la condition que ce soit sans passer par le prêtre d'Aigues-Mortes. « Il n'y a point de repos avec le diable, ni d'assuré. Croyez que je suis soumise en toutes choses à vous et à mon cher père, jusques à cela que de risquer mon salut ». Elle ne compte que sur le Major de la ville de Saint-Hippolyte, qui s'est offert pour lui rendre service. « Il suffirait, dit-elle, qu'il répondît de moi à M. de Bâville ». Ce n'est pas la première fois que nous voyons dans les autorités locales une vague pitié pour ces religionnaires emmenées vers la funèbre Tour.

Louise Gibert fut délivrée après dix-huit mois de réclusion. Nous la trouvons dans la principauté d'Orange en 1699. Les temps étaient alors désastreux pour les protestants. La guerre européenne était finie depuis 1697, et aux négociations de Ryswick les puissances évangéliques n'avaient rien obtenu de Louis XIV en faveur des Réformés de France. Le plus illustre des prédicants, Claude Brousson, avait été étranglé sur la roue à Montpellier en 1698 ; tous les autres s'étaient réfugiés à Genève ou en Suisse. Bâville avait recommencé les dragonnades pour forcer les Nouveaux Convertis à assister à la messe, et il poursuivait avec une sévérité outrée (qui lui avait été commandée de Paris) les religionnaires qui prétendaient aller entendre les prêches rétablis à Orange. Cependant, pour les années 1698 et 1699, si douloureuses et si agitées, nous connaissons à peine, quelques condamnés que les dernières assemblées du désert ou la dragonnade envoyèrent à Aigues-Mortes, et il nous est absolument impossible de dire combien la Tour enfermait de malheureux à la date de 1700, quand se fermait en Languedoc, par la disparition des prédicants, une période de quinze ans d'atroce persécution.



V. PROPHÈTES, PROPHÉTESSES ET CAMISARDS (1701-1715).


La déception provoquée dans la province par la paix de Ryswick et les dragonnades nouvelles fut horrible. Les Nouveaux Convertis nobles ou bourgeois parurent céder aux circonstances, et prirent le chemin des églises. Mais le menu peuple, que les prédicants avaient travaillé davantage, persista dans son hostilité violente contre les prêtres. Comme il avait affaire à un clergé ignorant et avide, une colère sacrée s'ajouta au désespoir, et les esprits s'offrirent comme une proie à l'illuminisme.

En l'année 1701, une véritable contagion se répandit d'Uzès et de Nîmes jusqu'aux Hautes-Cévennes. De jeunes hommes, des femmes, surtout des enfants, étaient agités de convulsions, après lesquelles, à demi assoupis, ils exhortaient à la repentance ou faisaient des prédictions. Les catholiques les nommèrent des « fanatiques » ; les protestants zélés qui les regardaient comme des organes du Saint-Esprit les appelèrent des « inspirés », ou des « prophètes ». En 1702 une troupe de Cévenols conduite par des prophètes tua l'Abbé du Chayla et trois autres ecclésiastiques. Quelques semaines plus tard commençait la guerre des Camisards. Comme les bandes des révoltés étaient conduites et conseillées par des « prophètes », les autorités du Languedoc rattachèrent toujours au mouvement du « fanatisme » ce soulèvement terrible qu'elles eurent tant de peine à apaiser, et dès 1701 et pendant toute la guerre les « inspirés » saisis furent exécutés ou emprisonnés. Les Tours d'Aigues-Mortes s'emplirent de prophètes, de prophétesses, ou de soldats camisards. Mais nous sommes ici très mal renseignés. Nous savons seulement que la Tour de la Reine fut alors aménagée à nouveau, « pour mettre des prisonniers fanatiques », que la Tour Saint-Antoine enferma des « femmes fanatiques », et que la Tour de Constance, comme précédemment, reçut des hommes et des femmes.

La guerre s'acheva au milieu de 1704, lorsque le chef Cavalier quitta le Languedoc. Mais les révoltés en armes avaient trouvé de si évidentes complicités dans le peuple protestant. que Bâville tint tout le pays pour coupable. Comme, de plus, l'Angleterre et la Hollande, de nouveau unies contre Louis XIV, s'efforcèrent de raviver une rébellion qui les servait contre le roi, Bâville poursuivit les derniers inspirés avec la même sévérité que les premiers. Aussi les voyons-nous affluer encore à Aigues-Mortes à la fin de 1704.

Nous regrettons fort qu'aucun document ne nous renseigne sur le nombre ou la personnalité de ces étranges prisonniers. Seuls, quand toutes les voix s'étaient tues, ils avaient affirmé que la foi évangélique ne pouvait pas mourir, et une puissance indéniable émanait d'eux. Mais il faut convenir que l'Esprit, en passant par ces instruments épais et rudes, s'y chargeait, et lourdement parfois, de superstition ou même d'immoralité.

Nous trouvons à Aigues-Mortes des « inspirés » de tout ordre. Lucrèce Guigon (du Vivarais) a été arrêtée dans le Bas-Languedoc en 1704. Elle a prêché au milieu des Camisards, et a combattu avec eux, criant : « Vive l'Épée de l'Éternel ! », achevant les dragons blessés et poursuivant ceux qui fuyaient devant elle.

Catherine Cabot a été arrêtée à Alais « parlant une langue » que personne n'a comprise, et où les protestants ont cru deviner du grec et de l'hébreu. Dans sa prison elle ensorcelle si bien le vieux maire d'Alais, Louis des Hours de Mandajors, que celui-ci revient au protestantisme, séduit la prophétesse « par le commandement de Dieu », et vient déclarer que l'enfant qui naîtra d'elle sera le véritable Sauveur du monde. La femme est conduite à la Tour de Constance où elle accouche d'une fille (3 déc. 1704) que l'on baptise à l'église et lui donnant le prénom de « Constance » emprunté à la prison où elle est née. En 1705 une veuve de Montpellier, Catherine Clavel, V. Roqueplan, compromise dans l'affaire de la « Ligue des Enfants de Dieu » (qui a concerté un nouveau soulèvement), est enfermée, en même temps que six femmes de Nîmes ou de Montpellier et elle fait son testament dans la Tour Saint-Antoine.

En août 1708, un jugement en forme, envoie une femme des environs de Privas, complice des prophètes, à la Tour de Constance. C'est la première fois à notre connaissance que la Tour est expressément indiquée par un juge comme lieu de détention perpétuelle. Elle devenait pour tout le Languedoc l'épouvantail de choix, dont le nom devait terrifier les Religionnaires depuis les montagnes de Castres jusqu'au Vivarais. Une ordonnance de Bâville de 1709, indiqua également « la Tour d'Aigues-Mortes » comme la prison où seraient conduits les fanatiques qu'on arrêterait dans la province.

Une dernière révolte fut fomentée dans le Vivarais en 1709. Deux prophétesses, Jeanne Majal et Isabeau Catalon, envoyées au Bas-Languedoc à cette occasion, furent arrêtées près de Nîmes, et cinq femmes d'Alais les joignirent bientôt à la Tour de Constance.

Dans la Tour, avons-nous dit, se trouvaient alors également des hommes, enfermés dans la salle supérieure. David Couderc, l'ami de Bas, en était sorti en 1704, rendu à son frère le Camisard Salomon Couderc, qui partait pour Genève. Mais douze ans de captivité avaient déshabitué du grand air et de la marche l'ancien prédicant manchot, et il mourut avant d'arriver à la frontière. Un autre prédicant, mais un prédicant-prophète, prit sa place quelques semaines plus tard. Abraham Mazel (de Fauguières, près Saint-Jean-du-Gard) se vantait d'avoir commandé « par une inspiration » l'entreprise d'où était sortie la guerre camisarde. Il s'était soumis en 1704, mais il n'avait pu se résoudre à quitter les Cévennes. Arrêté, il fut par une faveur inattendue conduit simplement à la Tour qui retenait alors 33 hommes prisonniers. « L'Esprit dit à Mazel, par inspiration » qu'il sortirait de sa geôle. Il crut à cette promesse. Avec quelques-uns de ses compagnons il descella une pierre au bas d'une meurtrière, au moyen des « fers » qu'on leur laissait pour couper le bois de leur feu. Ils travaillèrent trois nuits de suite sans éveiller l'attention des soldats. Le soir du 24 juillet 1703, ils descendirent par l'ouverture, le long de dix-huit moitiés de draps cousues ensemble. Dix-sept hommes arrivèrent ainsi dans la conque, mais alors la corde s'abattit sur le sol. Les évadés franchirent le mur de la conque, passèrent vingt-quatre heures dans les marais que l'été avait desséchés, et se dispersèrent ensuite. Quelques-uns des fugitifs furent repris, mais Mazel ayant été informé qu'il aurait sa grâce s'il consentait à sortir du royaume, il obtint aussi la grâce de ses compagnons.

L'aventure fit grand bruit dans la région. Le Lieutenant du roi et le Major d'Aigues-Mortes furent cassés, des précautions furent prises pour éviter le retour d'un pareil scandale. L'intendant fit établir sur le mur de la conque un corps de garde qui surveillait à la fois la Tour et le pont de la Roubine. À chacune des meurtrières des deux salles de la Tour furent fixées les hautes grilles qu'on y voit encore, et la Tour garda des « prisonniers fanatiques » jusque vers 1710 ou 1712.

À cette date, la guerre commencée en 1701 allait s'achever par la paix d'Utrecht. Les protestants réfugiés en Hollande attendirent alors ce que ne leur avait pas donné les traités de Ryswick. Mais les démarches du Marquis de Rochegude (dont un frère avait été enfermé à Aigues-Mortes en 1686), si elles aboutirent à la libération de 136 galériens, furent, à ce qu'il semble, inefficaces à l'égard des prisonniers religionnaires.

Cependant Bâville, depuis 1710, s'était un peu adouci à l'égard des Nouveaux Convertis. Certaines prisonnières d'Aigues-Mortes furent transportées dans des prisons moins dures : au Donjon de Carcassonne (Lucrèce Guigon notamment), ou à la Citadelle de Montpellier (Marie Riou-Seignovert) en 1707. D'autres eurent leur liberté. Une lettre envoyée de la Tour au Vivarais par la prophétesse Jeanne Majal, dit vers 1711 : » « Tous les jours on sort des prisonnières. Je crois que nous sortirons s'il plaît à Dieu ». En 1712, une liste de « Confesseurs », dressée en vue des démarches de Rochegude, ne porte plus que sept noms pour Aigues-Mortes, et uniquement pour la Tour de Constance (6 femmes et un homme). Les femmes sont : une fugitive, originaire de Montauban, et cinq prédicants ou prophétesses, parmi lesquelles se trouve encore Jeanne Majal.

En 1712 et 1713, les libérations continuèrent. Marie Riou-Seignovert quitta Montpellier sans avoir abjuré, après avoir vécu 25 ans dans diverses prisons. Nous voudrions penser que la Tour d'Aigues-Mortes laissa alors échapper ses dernières victimes. Mais Bâville, s'il relâchait des prisonnières, en appréhendait de nouvelles, au moins à titre temporaire, et il reprenait les anciennes quand elles se conduisaient en huguenotes. En 1713, un homme et cinq femmes du Caylar (Gard) furent envoyés à la Tour. L'une des femmes était sortie de Carcassonne cinq mois auparavant.

La Tour n'était donc pas fermée après les 27 ans de misère que nous venons de raconter. Elle devait rester ouverte cinquante-six ans encore, mais cette fois uniquement pour des femmes, pour ces « prisonnières de la Tour de Constance » dont le souvenir s'est perpétué dans tout le Languedoc protestant.

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