Entre autres ambitions, l'apôtre
Paul avait celle de prêcher l'Évangile
"aussi à Rome". Le général
Feng eût préféré rester
gouverneur du Honan, mais Dieu voulait qu'il
allât rendre témoignage à son
Maître à Pékin, la Rome de
l'Extrême-Orient. S'il n'y alla pas en
prisonnier comme l'apôtre, cet avantage
apparent eut cependant son revers.
Il avait à peine
été six mois dans le Honan que sa
situation fut ébranlée. Il plane une
certaine obscurité sur les causes de son
retrait d'emploi. Toutefois, quelqu'un qui
réside à Kaifeng, le chef-lieu de la
province, affirme que ce fut parce que le
général avait refusé de se
procurer des fonds pour son supérieur au
moyen d'impôts trop lourds. Ce qu'il y a de
sûr, c'est que la situation prenait une
tournure qui l'angoissait, car il disait
tristement, en confidence, à son ami, le Dr.
Goforth, que, si on lui retirait le commandement de
son armée, il se proposait de se vouer
uniquement à la prédication de
l'Évangile.
Quand vint la nouvelle de son rappel, la
population envoya à Pékin une
pétition, demandant instamment qu'il lui
fût permis de rester. Mais la requête fut
repoussée, et, vers le milieu de novembre
1922, le général, accompagné
de son armée, laissa la place à son
successeur, qui fit son entrée dans la ville
avec toute la pompe usuelle. "Le départ de
la onzième division nous a
littéralement brisé le coeur",
écrivait un habitant de la ville.... "Le
contraste est par trop douloureux. Le quartier des
lanternes rouges s'est repeuplé ... Les
images et les maximes chrétiennes
affichées sur les murs ont été
effacées. La police est redevenue aussi
insouciante qu'autrefois. Les mendiants en haillons
ont recommencé à donner à nos
rues leur aspect de jadis."
En vrai Spartiate, le
général Feng partit sur un grand
chariot, muni de quelques bancs et lits, tandis que
son successeur arriva par train spécial. On
verra, par le témoignage que lui rend un
habitant de Kaifeng, à quel point le
général et ses hommes
s'étaient rendus chers à la
population du Honan pendant ces quelques
mois :
"Mardi dernier, nous avions à
déjeuner les trois généraux de
brigade de l'armée du général
Feng, avec son chef d'état-major. Ils sont
admirables. Le repas terminé, je saisis
l'occasion de leur souhaiter la
bénédiction de Dieu, et le
général Chang se leva en demandant
qu'on priât. Je doute fort qu'il y ait dans
le monde une autre armée avec trois
généraux de brigade et un chef
d'état-major à la fois aussi simples
et aussi virils, capables de converser aussi
sérieusement et aussi aimablement, et de
demander qu'on termine le repas par un moment de
prière."
Le poste auquel le général
Feng avait été appelé
était celui d'Inspecteur
général des armées à
Pékin ; mais plusieurs craignaient
qu'on ne l'eût mis ainsi dans une situation
intenable. Comme gouverneur du Honan, il avait le
droit de réquisitionner de quoi payer la
solde de ses troupes, tandis qu'à
Pékin il allait se trouver sans ressources
de ce genre. Depuis plusieurs mois ses hommes
n'avaient pas été payés ;
à en croire le Tim'es, à
l'arrivée de Feng à Pékin, ils
n'avaient pas été payés depuis
une année, et la discipline y était
cependant si parfaite qu'on n'y remarquait pas la
moindre irrégularité. Veut-on savoir
dans quelles dispositions le général
Feng et ses hommes allaient affronter ces
circonstances nouvelles et difficiles ? Qu'on
lise ce qu'en écrit le Dr. Stanley Jones,
qui dirigeait des réunions à Kaifeng
avec le Dr. Sherwood Eddy peu avant le
départ de l'armée : jamais
évangélistes ne sont allés
à leur champ de travail avec des sentiments
plus élevés et plus enthousiastes que
ces hommes partant pour témoigner en faveur
de Christ à Pékin."
Alors le général Feng ne
recevait que 50,000 dollars par mois pour ses
30,000 hommes. Situation embarrassante. Chacun sut
bientôt que la viande figurait rarement dans
l'ordinaire de la troupe. Le général
n'en maintint pas moins son attitude inflexible de
chrétien et de témoin fidèle
du Christ. La plus grande partie de son
armée se trouvait à Nanyuan ;
quelques détachements seulement à
Tungchow et à Pékin. Il entra aussitôt en relations
amicales avec les diverses Missions, comme avec les
étudiants et les gradés de
l'université de Pékin. Il invita un
pasteur chinois, licencié de cette
université, à tenir des
réunions pour les fonctionnaires
supérieurs, et ce fut un spectacle nouveau
pour la Chine de voir les automobiles de ces grands
personnages affluer autour de l'humble demeure d'un
pasteur indigène.
Il pria aussi le Dr. Liu et le Dr. 0. L.
Davis d'organiser pour ses divers camps une
campagne d'évangélisation, avec le
concours de quatorze étudiants de
l'université de Pékin. Et, bien qu'il
ne consentît pas à ce que ses hommes
fussent baptisés avant de pouvoir
réciter l'oraison dominicale et le Symbole
des apôtres, et sans une attestation de bonne
conduite, émanant d'un officier, 4000 hommes
au moins furent baptisés à Nanyuan,
et 500 à Tungchow. À titre d'exemple
du soin avec lequel les candidats au baptême
étaient examinés, mentionnons le fait
qu'au Honan, sur 1510 candidats, 346 seulement
furent admis.
Il y aurait encore beaucoup à
dire sur les diverses oeuvres chrétiennes
organisées par le général Feng
à Pékin et aux environs ; mais
ces quelques détails suffisent pour montrer
son zèle d'évangéliste ;
au sujet de son activité dans le domaine
militaire, voici quelques extraits d'un article du
Peking and Tientsin Times, écrit par un
journaliste après une visite au camp, alors
que l'armée était à
Pékin. Il s'agit d'une revue :
"Comme d'habitude, lorsqu'on a affaire
à des troupes chinoises bien
entraînées, ces exercices s'exécutèrent fort
convenablement ; le maniement des armes,
l'alignement et la marche, furent effectués
militairement et avec une précision
irréprochable. Les hommes étaient
bien constitués et vigoureux. Je n'ai point
aperçu de soldats trop jeunes, comme c'est
souvent le cas. Ils portaient l'uniforme chinois
gris-bleu habituel.
Après le défilé, on
nous invita à inspecter quelques-unes des
chambres de la caserne. Celles que nous avons vues
étaient propres, mais ne contenaient que le
strict nécessaire. Chaque chambrée
est formée d'une section, ou p'eng,
soit : un sergent, un caporal, et douze
simples soldats. Les chambres sont grandes et
pourraient aisément avoir un nombre double
d'hommes. Pas un meuble : les hommes dorment
tous ensemble sur une estrade de briques recouverte
de paille et d'un drap propre et blanc. Point de
couvertures, puisqu'ils ont leurs capotes. Ils ont
aussi des oreillers de paille, et chacun a un
carré de calicot dans lequel il enveloppe
ses effets. À part cela, ces chambres au
plancher de briques n'ont d'autres ornements que
leurs décorations murales. Mais celles-ci
sont assez intéressantes pour qu'on en dise
quelques mots. Chaque chambre a une carte de la
Chine d'il y a environ cent ans, du temps où
son territoire n'avait pas encore été
entamé par les étrangers. Les
territoires perdus, la Corée, Formose,
l'Indo-Chine française, etc., sont
passés au rouge vif. Il y a en outre de
nombreux tableaux bibliques en couleur ;
d'autres qui doivent encourager à une bonne
conduite. L'épargne est un sujet qui revient
souvent : » Gagnez autant que
possible, économisez autant que possible,
donnez autant que possible", "L'épargne
contribue au bonheur", voilà des maximes
qu'on peut lire partout.
"Les casernes ont aussi leurs salles
d'étude, où l'on donne des
leçons sur des sujets divers, militaires et
autres. Le Général Feng tient
à ce que chaque soldat sache lire, et, dans
toutes les classes que j'ai vues, on apprenait aux
hommes les caractères chinois
ordinaires.
"Voici les cuisines, une par compagnie
ou lien de 125 hommes. Encore que très
primitives, elles sont d'une propreté
parfaite, comme d'ailleurs tous les bâtiments
que j'ai vus. L'alimentation est des plus
frugales : riz, millet, choux et autres
légumes. Faute de fonds, la viande fait
rarement partie du menu ....
"Nous fûmes aussi invités
à visiter les "ateliers", ce qui nous est
apparu comme l'événement le plus
intéressant de tout le programme de la
journée ... Autant que possible, chaque
"ying", ou bataillon, doit apprendre un
métier spécial ; c'est ainsi
qu'il y a le bataillon des cordonniers, le
bataillon des tisserands, etc. Dans les ateliers
visités, j'ai vu des apprentis charpentiers,
tisserands, tailleurs, cordonniers et savetiers,
cardeurs de laine, etc. ; il y en a d'autres,
où l'on forme des forgerons, des
maréchaux, etc.
"Ce système est excellent
à tous les points de vue. Ainsi les hommes
sont intéressés, ils sont
occupés et transformés en habiles
artisans. Tous ceux que j'ai vus à
l'ouvrage, - et j'en ai vu des centaines, - avaient
l'air
contents et heureux, et semblaient prendre le plus
vif intérêt à leur
travail.
Après les ateliers, la
gymnastique. Les deux cents ou deux cent cinquante
gymnastes qu'on nous a fait voir étaient
tous des officiers, car c'est la règle que
tous les officiers, à partir des colonels et
au-dessous, prennent part aux exercices de
gymnastique. Comme il faisait froid, ce fut court,
mais nous vîmes d'excellent travail sur la
barre horizontale, le chevalet, les barres
parallèles, ainsi qu'au saut à la
perche.
"Le dernier numéro du programme
fut une visite aux écoles féminines.
Nous avons vu quelque chose qu'on ne doit pas voir
souvent en Chine, des femmes et des filles
d'officiers à qui l'on apprend à lire
et à écrire.
"Le général Feng est un
chrétien zélé. J'ai eu un
entretien des plus intéressants avec l'un
des six "pasteurs" indigènes attachés
aux troupes de Nanyuan. À l'entendre, tous
les officiers du général Feng sont
chrétiens, et environ le cinquante pour cent
des soldats. Ils sont anglicans,
méthodistes, ou presbytériens; il n'y
a pas de catholiques. C'était quelque chose
d'assez particulier d'entendre des soldats chinois
chanter ces mélodies
familières : "Écoutez le chant
des anges", "En avant ! soldats
chrétiens !" etc., et ce n'était
pas pour nous qu'ils chantaient, c'était
pour leur propre édification, sans se douter
que nous passions devant leurs locaux. Les
officiers de l'état-major chantèrent
aussi un cantique avant de s'asseoir à table pour
le
repas préparé en notre
honneur."
Dans un éditorial du même
journal, il est dit que les troupes du
général Feng sont les seules dont le
personnel des chemins de fer ait pu dire du bien.
Leur transport ne donna lieu à aucune
plainte. Lorsque les trains se trouvèrent
bloqués à Tientsin, les soldats
restèrent patiemment dans les voitures en
chantant des cantiques. On n'a pas entendu parler
d'un seul cas de violence exercée ou de
menaces proférées contre un
employé, ni de la part d'un officier ni de
la part d'un simple soldat.
Nul ne saurait prévoir ce que
l'avenir réserve au général
Feng et à son armée. "Si jamais un
gouvernement digne de ce nom entre en scène,
à Pékin ou ailleurs en Chine,
l'armée du général Feng
pourrait bien faire pencher la balance en sa
faveur, car un gouvernement ne saurait
réussir qu'en s'appuyant sur une
armée puissante, et le général
Feng est aujourd'hui en Chine le seul qui ne
paraisse poursuivre aucun but personnel, et n'avoir
d'autre ambition que de servir la patrie."
(Péking and Tientsin Times.)
L'éditeur du Chinese Recorder, dans son
numéro de juin 1923, décrit d'une
façon intéressante l'impression que
lui a faite le général Feng lors
d'une rencontre récente à
Pékin. Donnons-en quelques extraits qui nous
aideront à nous former une opinion sur
l'homme lui-même et sur ce qu'il
pense.
"Le général Feng ne nous a
pas paru avoir l'air particulièrement
belliqueux. Il a la voix douce. On nous a dit
cependant que, lorsqu'il s'excite, elle rappelle
plutôt un vent de tempête qu'une brise
légère. Il nous fit l'impression d'un
homme énergique qui sait se dominer. Ses
yeux brillants et limpides vous regardent en face
et vous font sentir qu'il est capable d'aller droit
au but qu'il se sera proposé. Il ne laissa
pas languir la conversation. Chacune de ses
remarques était ponctuée de gestes
calmes, mais naturels et éloquents. il pense
avec ses muscles autant qu'avec son cerveau. Il est
doux de la douceur qu'a la force tranquille,
consciente d'elle-même et de ses
responsabilités. Il employait parfois un
langage presque élégant, et son ton
montrait un vif intérêt pour les
questions que nous lui posions. Ses phrases se
détachaient
fréquemment, sans liaison entre elles ;
certaines locutions de quatre mots revenaient
souvent d'une manière frappante. D'un bout
à l'autre de l'entretien il se comporta en
vrai "gentleman" chrétien."
L'auteur de l'article, le Dr. Rawlinson,
profita de l'occasion pour poser à son
interlocuteur un certain nombre de questions plus
ou moins personnelles. Nous en reproduisons
quelques-unes avec les réponses.
- "Quel est le plus grand besoin de la
Chine ?" Sans la moindre hésitation, le
général
répondit :
- Nous avons besoin de la civilisation
de l'Occident, de chemins de fer, de
télégraphes, et d'autres
améliorations. Ces choses ont beaucoup de
valeur. Mais la Chine a surtout besoin de
Jésus-Christ.
- Que peut faire l'Eglise pour aider la
Chine pendant la crise actuelle ?
- Prêcher plus assidûment
l'Évangile, car chaque nouveau
chrétien signifie une diminution des forces
du mal. Toute nation doit sa grandeur à
l'action de l'Esprit de Dieu dans son
sein."
Dans l'espoir d'obtenir quelques
lumières nouvelles sur les applications
pratiques de l'Évangile, le Docteur
poursuivit :
- "Quels sont les problèmes
sociaux dont l'Eglise peut s'occuper avec
fruit ?
Avant de répondre, le
général réfléchit, puis
demanda au docteur de préciser sa question.
Il répondit alors :
- "Que l'Eglise ouvre des asiles pour
les pauvres, tant pour les enfants que pour les
adultes, et qu'on y enseigne des métiers,
tels que la confection des vêtements et la
fabrication des meubles. Il s'étendit
davantage sur la question des maux sociaux,
n'approuvant guère l'intervention de
l'État, qui se heurterait aux dispositions
peu chrétiennes des populations, mais il
recommanda plutôt l'ouverture de nouveaux
asiles de relèvement. Il insista sur la
lutte contre l'opium. Quant au travail
imposé aux enfants, il s'exprima
ainsi :
- En Occident, il n'a pas de raison
d'être ; mais en Chine il est
nécessaire, parce que les enfants n'y ont
d'autre choix que de travailler ou de mendier ....
Par exemple, dans mon armée nous avons des
garçons comme petits domestiques. Cela peut
les préserver de tomber dans
l'immoralité par désoeuvrement." Il y
aurait lieu cependant d'ajouter que les
garçons qu'il occupe
bénéficient de quelque
éducation.
- "Quel est, à votre avis, le
principal obstacle aux progrès de l'Eglise
en Chine ?
- Il y a d'abord le confucianisme, dont
les racines sont profondes, tandis que le
christianisme est nouveau venu, et ne peut pas
facilement supplanter cette antique religion
nationale. Ensuite les prédicateurs sont
trop peu instruits. Prenez, par exemple, les
jésuites. Ils avaient acquis jadis une
grande influence à la cour grâce
à leur connaissance des lettres chinoises.
Ils savaient parfaitement parler chinois, et ils
étaient en mesure de citer nos classiques.
Et de même les bouddhistes.
D'où venait leur influence ? De ce
qu'ils savaient donner leur enseignement en un
style chinois impeccable. En outre, les
prédicateurs sont aujourd'hui trop peu
nombreux. C'est là une grave
lacune."
Après cette intéressante
conversation, le général, qui
était étendu sur une chaise longue en
raison d'une récente opération,
insista pour se lever et pour accompagner son
hôte jusqu'à la porte, ainsi que le
veut la politesse chinoise.
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