L'ordre de marche qui était venu
surprendre le général Feng au
printemps de 1922 se trouvait être un appel
à entreprendre quelques-unes des plus rudes
batailles qu'il ait eu à soutenir. En
même temps, il allait être ainsi
lancé en pleines luttes politiques. Deux des
ministres chinois de la guerre, le
général mandchou Chang Tso-lin, un
ci-devant bandit suspect de comploter avec le
Japon, et le général Wu Pei-fu, un
ardent patriote et le supérieur du
général Feng, se préparaient
dès longtemps à mesurer leurs forces
respectives. Finalement, quand le
général Chang Tso-lin marcha sur
Pékin et menaça la république,
le général Wu Pei-fu appela
immédiatement à son aide le
général Feng.
Cet appel exigeait une marche
forcée d'environ deux cent quarante
kilomètres pour rejoindre le chemin de fer,
après quoi des trains transporteraient
rapidement l'armée à l'endroit voulu.
Toujours prête, l'armée se mit
aussitôt en marche ; mais le
général sut encore trouver le temps
de s'adresser à ses hommes avant qu'ils
entrassent en action. Un des principaux agents des
Unions chrétiennes de jeunes gens, se
rendant dans la province de Shensi, rencontra Feng
et ses troupes au cours de cette
marche forcée vers le Honan, et, chose
surprenante, juste au moment où le
général prêchait. Il faut bien
qu'il ait une pitié peu commune pour couper
les marches forcées par des heures de culte.
Ce ne fut pas aux dépens de la
rapidité, car le général Wu
fit plus tard un éloge remarquable de cette
randonnée et de l'action brillante de la
brigade chrétienne qui, sous les ordres du
général Li, un des plus habiles
officiers de Feng, tourna l'aile droite de
l'armée mandchoue et concourut ainsi
à la victoire.
C'était près de
Pékin. Le général Wu
était fortement pressé par
l'ennemi ; il était même en train
de perdre du terrain. Mais le général
Li, après avoir prié avec ses
officiers, fit une attaque de flanc d'une vigueur
extraordinaire, tandis que les soldats
chantaient : "En avant ! soldats
chrétiens !"
Une épreuve autrement terrible
attendait un certain nombre des soldats du
général Feng, chargés de
protéger un centre de voies ferrées
du Honan, à Chengchow. Ils furent
traîtreusement attaqués par le
gouverneur Chao Ti, qui se prétendait un
allié. Cet endroit est d'une importance
stratégique exceptionnelle, car la grande
ligne Pékin-Hankow (nord-sud) y croise la
ligne transversale, qui passe par Kaifeng, le
chef-lieu de la province. Le gouverneur Chao Ti, de
connivence avec son frère le
général Chao San, tout en se
déclarant en faveur de Wu, organisait un
coup qui devait non seulement faire tomber entre
les mains de son frère les deux lignes de
chemins de fer, mais le général Feng
lui-même. Cette tragédie ne fut évitée que
grâce à ce qu'on appelle un hasard
providentiel.
En parcourant les rues de la ville, le
général Feng fut frappé de
voir un nombre inusité de dames des hautes
classes se rendre à la gare avec leurs
familles. Cette vue éveilla ses
soupçons, et il découvrit, presque
trop tard, qu'environ 20,000 ennemis marchaient sur
lui, et que leur avant-garde n'était plus
qu'à dix-huit kilomètres de
là.
Le péril était imminent.
Toutes les troupes disponibles avaient
été dépêchées
dans la direction de Pékin, puisqu'on se
croyait en sûreté à Chengchow.
Le général n'avait plus sous la main
que 280 hommes. Il les plaça sous les ordres
du général Chang, celui de ses
officiers en qui il avait le plus de confiance, en
lui enjoignant de "tenir" à tout prix,
pendant qu'il réclamait des renforts
immédiats. Le général Chang et
ses hommes, après avoir
épinglé à leurs poitrines la
devise : "Pour Dieu et pour la patrie", se
retranchèrent solidement parmi des dunes de
sable, prêts à mourir jusqu'au
dernier. Ils parvinrent à arrêter
là durant des heures la marée
montante des ennemis, jusqu'à ce que les
renforts fussent arrivés peu à peu,
par centaines d'abord, puis par milliers. Mais il
ne survécut que peu de ces braves pour
raconter leurs exploits. La journée fut
atroce ; pas un homme ne pouvait quitter son
poste pour aller chercher à manger et
à boire. Heureusement, les villageois,
prompts à discerner les amis des ennemis,
parvinrent à se glisser jusque-là au
péril de leur vie, avec des provisions.
Mais le danger n'était pas encore
passé. Pendant deux jours, malgré les
renforts, ils ne furent que 2000 pour tenir
tête à 20,000 ennemis. Ce ne fut que
le quatrième jour que le
général Feng put enfin disposer de
réserves suffisantes pour écraser son
adversaire.
Les jours suivants furent douloureux,
comme c'est toujours le cas au lendemain des
batailles. Blessés et mourants gisaient par
milliers sur le terrain, réclamant des
secours, tandis que les vaincus, en groupes
nombreux, pillaient et ravageaient la campagne
avoisinante. L'hôpital le plus
rapproché était celui que
possède à Kaifeng la Mission dans
l'intérieur de la Chine. On y transporta
aussitôt les blessés des deux
armées. Lorsqu'on en eut occupé le
dernier recoin, et que Mme Dr. Jessie Macdonald et
ses aides eurent cédé leur propre
maison, la place manqua encore ...
Le général envoya des
télégrammes aux écoles de
médecine de Pékin et de Tsinan,
réclamant d'urgence des médecins, des
détachements de la Croix-Rouge, et des
appareils radiographiques. Puisqu'il s'agissait de
ses soldats, rien n'était de trop. Bien que
surchargé de besogne pressante, il venait
chaque jour à l'hôpital, loin du
théâtre des opérations
militaires ; il regardait comment les
médecins soignaient ses soldats, et de temps
à autre on l'entendait murmurer avec
émotion : "Ils sauvent mes
garçons" ...
Il témoigna à la Mission
une gratitude sans bornes. Apprenant que cet
hôpital n'avait point d'appareil
radiographique, il combla cette lacune au prix de
7000 dollars
mexicains, et il offrit à la doctoresse J.
Macdonald une bourse à l'école de
médecine de Pékin, pour qu'elle
pût suivre un cours de radioscopie. En voyant
la paternelle sollicitude dont il entourait ses
hommes, on ne s'étonnait plus de leur
attachement pour lui, et l'on comprenait qu'ils
fussent prêts à mourir à son
service.
Un décret présidentiel ne tarda
pas à donner au général Feng
le titre de gouverneur du Honan, l'une des
provinces importantes de la région.
C'était une lourde
responsabilité ; mais il l'accepta
comme venant de Dieu. Au bout de peu de jours, on
put voir ses soldats occupés à
recrépir et à blanchir les murailles
massives des portes de la ville, et à y
peindre des passages de la Bible et des maximes
morales tirées des classiques chinois. Puis
il fit poser partout où il y avait avantage
à le faire de grandes images ou affiches
coloriées mettant en garde contre le jeu,
les boissons enivrantes et l'opium, en sorte qu'on
put voir ici et là de petits groupes
d'hommes qui étudiaient ces sages conseils.
Il mit aussi sur pied son programme habituel
d'évangélisation et de réforme
sociale, et il débarrassa la ville de ses
anciens foyers de vice et de tentations.
Toute la population de la ville, tant
chinoise qu'étrangère, accueillit
avec enthousiasme le général, qui ne
laissa échapper aucune occasion de rendre
témoignage à son Maître. Un de
ses premiers actes publics fut d'aller le dimanche
à la cathédrale de l'Eglise
canadienne épiscopale, au centre de la ville, où
les
diverses missions avaient organisé une
réunion commune de bienvenue et d'actions de
grâces. Prenant lui-même pour texte la
déclaration de S. Jacques : "Celui qui
sait faire ce qui est bien et qui ne le fait pas
commet un péché", il commença
par raconter sa conversion, puis il parla de ce que
Dieu attend de ceux qui le connaissent. De
même que c'est le devoir d'un médecin
de soulager son patient, c'est aussi le devoir du
soldat de servir le peuple. Il y a bien des gens
qui méprisent le nom de "chrétien" et
qui pourtant admirent la vie des vrais
chrétiens, et beaucoup qui ne savent pas
lire les livres, surtout pas la Bible, mais qui
sont instruits par la vie des disciples de Christ.
Il exhortait donc tous les chrétiens
à vivre de telle façon que leur vie
pût contribuer à sauver la
Chine.
Il y eut encore une séance de
bienvenue ouverte au public dans les salles de
l'Union chrétienne de jeunes gens de la
ville. On y voyait des représentants des
autorités civiles et de la petite colonie
étrangère. Bien que le
général Feng eût à sa
disposition une automobile officielle, il s'en
servait rarement, préférant aller
à pied ou à bicyclette. En cette
occasion, contrairement à tous les
précédents officiels, il vint
à bicyclette, escorté d'une
demi-douzaine d'autres fonctionnaires, cyclistes
comme lui. Pour ceux qui étaient
habitués à toute la pompe et à
tout le faste des fonctionnaires
précédents, le contraste devait
être frappant : point de gardes du
corps, point de rues bordées de soldats,
point de police munie de sifflets
et faisant circuler la foule, point de cavalerie,
rien qu'un entourage tranquille et simple.
Les discours de bienvenue qui furent lus
au nouveau gouverneur lui promettaient un appui
sincère et sans réserve.
À quoi le général
répondit qu'il ne pouvait rien faire de
mieux que d'exposer pourquoi il était venu
de la province de Shensi : ce n'était
pas pour dominer sur ceux du Honan, mais uniquement
pour s'opposer, comme représentant du
peuple, à la tentative des
généraux Chang Tsolin et Chang
Hsün, qui voulaient renverser la
république et ressusciter les jours de la
servitude. En parlant de ces "dignitaires" si peu
dignes, il ne ménagea pas les termes de
mépris : "clique corrompue", "chefs des
voleurs de chevaux" ; ils ressemblaient
à des chats domestiques qui, au lieu de
détruire les rats, pilleraient le
garde-manger, ou à des chiens de garde qui
mordraient les talons de leur maître. Il
stigmatisa la trahison de son
prédécesseur, qui, tout en lui
envoyant un message bienveillant et en demandant un
armistice, promettait des sommes énormes
à ses hommes, pourvu qu'ils le missent
à mort, lui, le général Feng.
Il était donc venu débarrasser le
pays des traîtres ; il n'était
pas venu pour rudoyer ou épouvanter, mais
pour servir. Ses soldats n'étaient pas des
voleurs et des brigands, ils protégeraient
la population en échange de la nourriture et
des vêtements qu'on leur fournirait.
Il était heureux de
déclarer devant cet auditoire en partie
païen qu'il était chrétien, et
comme la plupart des assistants savaient quels sont
les devoirs d'un chrétien, il se borna
à leur donner l'assurance que son ambition
constante serait de se conduire en chrétien.
Il serait heureux de compter sur leur appui pour
profiter de l'occasion qui s'offrait à lui
de travailler au bonheur du peuple.
Il tint promesse et se mit
aussitôt à la tâche. Bien
qu'activement engagé dans la poursuite de
l'ennemi qui se dérobait, il donna les
ordres nécessaires pour avoir une ville
propre, et il alloua une somme considérable
afin de venir en aide aux mendiants et aux
indigents. N'ayant aucun faible pour les
charités mal entendues, il transforma un
temple païen en un asile pour indigents, et
tous ceux qui étaient en état de
travailler y furent astreints à une
occupation utile, tandis que les vieillards et les
infirmes y furent entretenus gratuitement.
Une des réformes les plus
urgentes concernait le cours monétaire,
qu'il fallait stabiliser ; en effet, la
mauvaise administration de son
prédécesseur avait eu pour
résultat de faire perdre aux billets de
banque le soixante pour cent de leur valeur. Il
s'attaqua énergiquement à ce
problème financier, menaçant de
sévères punitions les
spéculateurs. Une telle action lui valut
naturellement la reconnaissance et l'admiration du
monde des affaires.
La sécheresse avait
été telle pendant tout le printemps
que les récoltes étaient compromises.
En conséquence, il fixa trois
jours de jeûne et de prière pour
obtenir de la pluie. Toutes les Missions de la
ville furent invitées à demander la
pluie dans leurs prières le dimanche 25 et
le lundi 26 juin, tandis qu'une grande
réunion commune s'organisait le mardi sur la
place d'armes, à partir de six heures du
matin. Il s'y trouva environ dix mille soldats,
avec le corps missionnaire et les chrétiens
indigènes.
La réunion fut
présidée par un officier, tandis que
le général fit la prière de
clôture. On dit que sa voix, douce dans la
conversation, peut, quand il le faut, "ressembler
au mugissement de la tempête." En des accents
à la fois mélodieux et puissants, il
demanda à Dieu de vouloir bien, si
c'était à cause du
péché qu'il refusait ses compassions,
faire tomber le châtiment sur lui, et non pas
sur le pauvre peuple ignorant. Les larmes
inondaient ses joues pendant qu'il implorait le
Tout-Puissant, et sa prière fut
exaucée. Deux heures après
exactement, il tomba une averse
rafraîchissante, simple promesse de la pluie
plus abondante qui devait venir deux jours plus
tard.
Le général Feng croit
à la prière. Il écrivit de
Kaifeng au Rév. T. G. Willett et aux membres
de l'Union de prière de la Mission dans
l'intérieur de la Chine :
"J'ai eu grand plaisir à
apprendre que vous priez constamment pour nous.
Nous vous sommes toujours extrêmement
reconnaissants de votre grande bonté. Je
crois que ce n'est pas seulement nous, les
officiers et soldats chrétiens de notre division,
qui vous
devons
de la reconnaissance, mais c'est toute la
Chine."
Et plus loin, après avoir
rappelé ce que les Missions font en Chine et
ce qu'il leur doit personnellement, il
continue :
"L'oeuvre merveilleuse accomplie par les
missionnaires est le fruit des ferventes
prières des chrétiens d'Europe ;
et ce que nous autres, les troupes
chrétiennes, nous avons pu faire, est aussi
dû en partie à vos prières et
à celles d'autres croyants. Merci encore de
votre précieux appui. Que Dieu soit toujours
avec vous."
Le samedi 1er octobre, à la
demande du général, le Dr. Goforth
commença avec d'autres missionnaires une
série de réunions pour soldats,
série qui devait, pensait-on, durer deux
mois. Ce n'est pas toujours une tâche
aisée que d'être au service du
général. Il se lève tous les
matins à quatre heures, et l'un des
missionnaires devait être là à
cinq heures pour diriger une réunion. Il y
avait chaque dimanche quatorze cultes
différents pour les soldats. Il y avait
aussi des réunions du soir pour
officiers ; à l'une d'entre elles se
trouvèrent trois généraux
(sans compter Feng) et treize colonels. Des soldats
et des agents de police furent
baptisés ; il fallut plusieurs jours
pour les examiner tous.
Les circonstances étaient si
défavorables dans la province que le
général fit appel à des
volontaires disposés à venir grossir
les rangs de sa division, et il forma ainsi une
armée bien disciplinée de vingt mille
hommes. Les nouvelles recrues
furent invitées aux classes bibliques et
apprirent à chanter des cantiques. Sans
qu'aucune pression eût été
exercée sur eux, nombreux furent ceux qui
cédèrent à l'influence de ce
milieu, et qui parvinrent à une foi
personnelle.
Le 10 octobre 1922, anniversaire de la
fondation de la république, le gouverneur
invita les missionnaires, les nombreux
étudiants de la ville, les hommes
d'affaires, avec toutes les écoles, à
une revue des troupes qui devait avoir lieu
à six heures et demie du matin. Quelque
vingt mille hommes se rangèrent sur trois
côtés de la vaste place d'armes.
Après une parade, le général
Chang expliqua le but de la solennité, le
général Lu prononça une
prière au nom de tous, puis le
général Feng monta sur l'estrade, et,
dans un discours approprié, rendit gloire et
louange au Dieu qui pouvait seul bénir la
patrie. Tandis que ses larmes coulaient et que
l'émotion faisait par moments trembler sa
voix, il conjurait ses hommes et ses concitoyens
d'abandonner le péché et d'accepter
Christ pour leur Sauveur.
Ses paroles furent facilement entendues
de tous et durent produire une impression profonde
sur les milliers d'étudiants qui
étaient là. Cette
cérémonie commémorative se
clôtura par le chant du cantique "En
avant ! soldats chrétiens !"
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