Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VII.

Arrivée à Sian.

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Durant cinq longues années, la province de Shensi avait souffert des intolérables malversations de son gouverneur militaire, Ch'en Shu-fan, qui s'enrichissait en faisant de la province un désert. Mais la coupe de son iniquité finit par déborder, son mauvais renom ayant pénétré partout, si bien qu'un décret de Pékin vint le congédier et le remplacer par Yen Hsiang-wen. Mais encore fallait-il donner à ce décret force de loi. Cinq années de tyrannie avaient enhardi le gouverneur Ch'en ; il osa défier le gouvernement de Pékin, de sorte que le général Feng fut chargé d'expulser le récalcitrant pour installer à sa place le gouverneur Yen.

Au commencement de l'été de 1921 l'armée de Feng quitta Sinyangchow et partit dans la direction du nord-ouest. La plus grande partie du trajet put se faire par chemin de fer ; mais pour la dernière partie, l'armée eut à marcher pendant huit à dix jours, d'abord dans une contrée montagneuse, puis dans la plaine de la province de Shensi.

Elle eut de rudes combats à soutenir pendant plusieurs jours à l'est de Sian, l'ancienne capitale de la province, et plus anciennement encore ville impériale, où l'Évangile avait pénétré dès les premiers siècles de l'Eglise, comme l'atteste une inscription nestorienne. Le gouverneur Ch'en refusant de capituler, il n'y eut rien d'autre à faire qu'à bombarder la ville, qui ne tarda pas à se rendre. Tandis que le gouverneur Ch'en s'enfuyait du côté de l'ouest, le général Feng entrait à l'est avec ses troupes.

Après cinq années d'oppression, c'était chose nouvelle pour les gens de Sian que d'accueillir une armée pareille. Sa valeur, son équipement, ses canons modernes, son artillerie de montagne, chargée sur des mulets, et ses détachements de la Croix-Rouge, tout leur semblait étonnant ; mais ce qui leur parut le plus extraordinaire, ce fut de constater que ces soldats-là payaient tout ce qu'ils réquisitionnaient et qu'ils ne commettaient point d'excès. Et les missionnaires eux-mêmes, qui avaient entendu vanter ces modernes "Flancs de fer", étaient d'avis qu'on ne leur en avait pas dit la moitié.

Voici ce qu'en écrivait l'un d'eux, M. 0. Bengtsson, Suédois au service de la Mission dans l'intérieur de la Chine :
"Comme nous venions de nous retirer pour la nuit, nous perçûmes les sons harmonieux d'un magnifique cantique. Nous nous précipitâmes hors de nos chambres pour mieux entendre, et nous fûmes touchés jusqu'aux larmes en découvrant que ce beau chant venait du camp du général Feng, installé hors de ville. Nous bénîmes Dieu à genoux de nous avoir envoyé de tels hommes. Pensez-donc ! Environ cinq mille soldats chrétiens dans la ville ! Et tous des "gentlemen", dont la conduite fait l'admiration du monde !"

Cette armée n'était pas autre chose qu'une puissante troupe d'évangélistes parcourant la Chine, de province en province ; elle rendait partout par ses bonnes oeuvres un témoignage qui atteignait des milliers de coeurs qu'aucune autre oeuvre missionnaire ne pouvait atteindre. Dieu a sa méthode à lui pour accomplir son oeuvre.

À propos du bombardement de Sian et de l'entrée dans cette ville du général Feng et du nouveau gouverneur, nous ne saurions mieux faire que de reproduire ici un fragment de lettre de Mme B. C. Broomhall, missionnaire baptiste à Sian :
"Le 5 juillet on nous dit que les troupes du Honan approchaient, et, bien qu'ayant bon espoir, sachant que c'étaient les 10,000 hommes du général Feng, dont 5000 étaient chrétiens, nous redoutions un bombardement et un siège. Vers dix heures, le lendemain matin, nous entendîmes dans le lointain le bruit des gros canons. Bientôt même, de la véranda du premier étage, nous aperçûmes la fumée, et un peu plus tard nous entendîmes le crépitement sec des coups de fusils dans la banlieue. Durant toute la matinée, on vit affluer dans la ville d'émouvantes bandes de réfugiés : femmes, petits enfants, chevaux, vaches, mulets, ânes, chargés de toutes sortes de fardeaux. Vers midi le feu se ralentit.

"Il reprit vers deux heures. Les enfants étaient au lit ; je descendis, et je venais de me mettre à lire lorsque j'entendis une violente détonation qui semblait toute proche. Supposant que c'étaient les défenseurs de la ville qui tiraient, je remontai sur la véranda du premier pour voir ce qui se passait, et j'arrivai juste à temps pour entendre une nouvelle détonation et pour voir s'élever dans les airs une grande colonne de poussière près de la porte de la ville, tandis que les gens s'enfuyaient pêle-mêle. L'instant d'après, j'entends droit au-dessus de ma tête comme un violent bruissement d'ailes, je lève les yeux, cherchant du regard un vol d'oiseaux ; je n'aperçois rien, mais j'entends le fracas assourdissant d'une explosion derrière la chapelle de l'hôpital. Alors, enfin, je me rendis compte que nous étions bombardés, et que les obus passaient par dessus notre habitation !

"Je cours vers les enfants pour les tirer du lit, les domestiques arrivent en hâte, puis mon mari vient de l'hôpital pour s'assurer que nous nous mettons à l'abri, et nous nous précipitons à la cave pendant que les obus sifflent de toutes parts au dessus et autour de nous. Nous apprîmes plus tard que nos établissements avaient été pris pour les bureaux d'administration du gouverneur, ce qui nous valut deux heures bien pénibles.

"Les maisons missionnaires du faubourg avaient aussi été prises pour des bureaux officiels, de sorte qu'il y avait fait chaud dans la matinée : des obus étaient tombés près de la demeure des Shorrock, huit même dans leur jardin.

Mon mari, pendant ce temps, parcourait les diverses salles de malades pour encourager ceux qui avaient peur. Il était lui-même imperturbablement calme ; quand je voulus lui recommander la prudence, il me répondit : "Il en tombera mille à ton côté, et dix mille à ta droite, tu ne seras pas atteint", et il repartit tout joyeux.... L'instant d'après, un obus passait en sifflant au-dessus de sa tête et éclatait droit devant lui, près de la porte de l'hôpital ! Il est tombé des obus de trois côtés de l'hôpital, mais pas un à l'intérieur.

"Vers cinq heures, tout fut fini, et nous sortîmes de notre cachette. Nos nobles défenseurs avaient lâché pied et s'étaient enfuis en masse du côté de l'ouest ; à son tour, le gouverneur avait pris la fuite à cheval, à la onzième heure. Bientôt, l'avant-garde de "l'ennemi" et les représentants officiels du nouveau gouverneur entrèrent à cheval dans la ville et se rendirent à la résidence du gouverneur civil, qui avait fait dire, le matin même, que lui-même et ses troupes étaient prêts à accueillir les nouveaux venus.

"Le lendemain, par une pluie battante, notre nouveau gouverneur militaire, le général Yen, fit son entrée solennelle dans la place. Ses soldats, par milliers, avec tous les bagages d'une armée en campagne, avaient afflué dans la ville pendant la matinée ; maintenant ils gardaient les rues et personne n'avait le droit de s'approcher du cortège à moins de vingt ou trente mètres de distance. Nous autres, en tant qu'étrangers, nous étions au premier rang, et nous nous inclinâmes respectueusement devant le nouveau représentant de l'autorité, lorsqu'il passa à cheval, avec une cavalcade de généraux et d'officiers qui trottaient dans une boue horrible. Le général Yen n'avait d'ailleurs rien de particulièrement imposant ; encapuchonné dans son manteau, il ne ressemblait guère à un vainqueur célébrant son triomphe.

"Au cours de vingt-quatre heures de bombardement, nous n'eûmes dans notre hôpital que trente-cinq soldats blessés (il y eut fort peu de blessés parmi les civils, nous n'en eûmes que trois à soigner) et le premier convoi nous arriva sous la conduite d'un officier, chargé par le général Feng de dire qu'il espérait que ses hommes pourraient être reçus à l'hôpital missionnaire jusqu'à ce que son hôpital militaire fût installé. Mettant la main sur l'épaule du major, mon mari le salua comme un "frère en Christ", et, merveille des merveilles ! nos salles ont été désormais pleines de patients qui étaient des chrétiens ou des hommes qui connaissaient l'Évangile ; ils suivirent les cultes avec un vif intérêt, chantant avec entrain et faisant écho aux prières par de fervents "amen".

"À notre intime satisfaction, le général Feng nous fit dire, le quatrième jour après son entrée dans la ville, qu'il désirait voir ses blessés et l'hôpital. Peu d'heures après, il arrivait à cheval devant la porte, accompagné de son escorte. Mon mari se présenta et le fit entrer. C'est une personnalité imposante ; il est grand et bien bâti ; il a une physionomie bienveillante et intelligente. À son entrée dans les salles, ses hommes firent effort pour le saluer ; mais il ne leur permit pas même de l'essayer, et, passant gracieusement d'un lit à l'autre, il leur donna gentiment de petites tapes familières ou leur caressa paternellement les mains de la façon la plus touchante. Il semblait déborder d'affection pour eux, et ressentir un vrai chagrin de leurs blessures.

"Lorsqu'il eut achevé sa tournée, mon mari l'amena au salon pour le thé. Il me salua avec une parfaite politesse, puis, en entendant les voix des enfants au premier étage, il demanda à les voir.
Je les fis donc descendre ; ils lui adressèrent leurs plus belles révérences chinoises avant de lui serrer la main. Jessica gagna aussitôt sa faveur, et il la garda près de lui, lui caressant doucement la main jusqu'au moment où je dis aux enfants de s'incliner et de sortir. Le général fut à la fois amusé et peiné à la vue des deux gros obus vides qui décoraient notre cheminée, et qu'on avait ramassés dehors le jour du combat ; il s'excusa de l'anxiété qu'il avait dû nous causer et des maux nécessaires qui accompagnent la guerre. Son humilité charmante nous fit une profonde impression, et nous sentîmes que c'était bien "dans le calme et la confiance" que réside sa force. Il nous parut réellement "chrétien", et un spécimen parfait de la "douceur de Christ".

"À peine étions-nous remis de ces événements que Son Excellence le général Yen nous faisait savoir, deux jours plus tard, qu'il désirait visiter l'hôpital et ses blessés. Naturellement nous en fûmes ravis, et, nous eûmes l'occasion de nous amuser fort de la déception du personnel, lorsqu'il comprit qu'il fallait cette fois que chacun secouât son inimitable lenteur et qu'à une heure fût achevée toute la besogne qu'ils se vantaient si souvent d'esquiver. Mon mari insista pour que chaque porte, dans l'hôpital, fût tenue grande ouverte, et pour que chacun fût à son poste. Il fit à grands pas tournée sur tournée de salle en salle, semant la terreur dans les coeurs des polisseurs qui n'avaient pas poli, des laveurs qui n'avaient pas lavé, des sarcleurs qui n'avaient pas sarclé, des balayeurs qui n'avaient pas balayé ! "Ai ya!" ils s'aperçurent que la parole de mon mari faisait loi, et les fronts de nos aides furent, ce matin-là, couverts d'abondantes sueurs. De même que le tremblement de terre de décembre 1920 avait fourni des matériaux pour maint sermon sur "le dernier jour", cette visite inattendue du gouverneur servit à illustrer plus d'une allocution sur "les dix vierges" et sur "Il viendra à l'heure que vous ne penserez pas"...

"Le gouverneur vint donc, et parcourut tout l'hôpital, examinant chaque recoin, inspectant le personnel, témoignant un intérêt réel à chaque patient. Il vint ensuite chez nous, mon mari l'accompagna jusqu'à la grande porte, où son escorte l'attendait, et il fut bientôt hors de vue. Tout l'hôpital fut ravi de l'honneur qui nous avait été fait.

"Nous eûmes bientôt une nouvelle fête, la réception offerte au général Feng par l'Eglise de Sian, c'est-à-dire par les délégués suédois de la Mission dans l'intérieur de la Chine, des représentants des Baptistes anglais, de l'Eglise chinoise indépendante et de l'Eglise méthodiste épiscopale. Comme le quartier-général et le camp du général Feng se trouvent dans le faubourg de l'ouest, la réception se fit dans l'église surpleine de la Mission dans l'intérieur de la Chine, non loin de la porte de l'ouest. M. Shorrock présidait, et des représentants des quatre missions, tant chinois qu'anglais, se firent aussi entendre. Pour une réunion chinoise, on n'aurait pu imaginer quelque chose de mieux. Le gouverneur n'y vint pas, bien que le général eût désiré qu'on l'invitât, n'aimant pas à recevoir seul tous les honneurs. Il s'était fait représenter par son chef d'état-major, un jeune chrétien enthousiaste, donné à son armée par le général Feng pour qu'il "la convertît".

"Un respectueux silence s'établit dans la foule à la nouvelle de l'arrivée des personnages. Après avoir été accueilli dehors par un bon nombre de missionnaires et de Chinois, le général Feng fit son entrée, magnifique et calme, dépassant ses gens de la tête et suivi de son état-major, cinq officiers en superbe uniforme, avec de bonnes figures de chrétiens, et plusieurs la Bible sous le bras !

"On avait laissé quelques sièges vacants sur le devant pour l'escorte du général ; mais figurez-vous notre surprise et notre ravissement quand nous découvrîmes qu'il avait amené avec lui son choeur militaire. Sur un mot de M. Shorrock, un jeune homme alerte s'incline vers l'estrade, se tourne vers son choeur, donne rapidement le ton et bat la mesure avec son poing fermé. Sur quoi, comme un seul homme, le choeur à son tour se lève et se met à chanter les cantiques de Sion, à trois voix bien harmonisées et gardant parfaitement la mesure et le ton ! Parmi ces trente jeunes chanteurs, pas une physionomie qui ne soit vivante, intelligente et pénétrée du sentiment de ce qu'ils chantent ; on se serait cru à Keswick, n'eût été la précision toute militaire avec laquelle ils se levaient, s'asseyaient, obéissaient à tous les ordres de leur directeur. C'était pour nous autres missionnaires un spectacle touchant et profondément émouvant. Personnellement je sentais je ne sais quoi au fond de la gorge, et je fus obligée d'essuyer quelques larmes qui s'obstinaient à sortir de mes paupières, tandis que je voyais d'autres yeux humides autour de moi. Il nous semblait incroyable que ces jeunes hommes à l'aspect si soigné et si distingué fussent des soldats chinois. Nos pensées retournaient sans cesse à ces êtres dégradés, sales, aux pas traînants, aux épées de bois, aux chapeaux en haillons attachés avec des ficelles qui, aux premiers temps de notre séjour ici, couraient avec peine dans les rues derrière le palanquin de quelque officier supérieur.

"Par bonheur, les allocutions des représentants des Églises furent brèves et précises, les cantiques furent entraînants, et quand le général se leva pour parler, sa haute taille nous dominant tous, il fut écouté avec un silence impressionnant, et se rassit au milieu de bruyants applaudissements. Son petit discours fut excellent, exposant surtout les motifs qui avaient fait de lui un chrétien, et montrant comment la misérable situation de la Chine provenait de ce qu'elle était "sans Dieu". Après que le choeur eut exécuté encore un beau cantique, l'assemblée chanta la bénédiction, puis le général Feng et son état-major quittèrent l'estrade et furent conduits au jardin de la Mission dans l'intérieur de la Chine, chez M. et Mme Anderson ...

Cette belle soirée nous parut à tous avoir pleinement réussi, et nous avons eu le sentiment que la présence du général avait été un précieux moyen de nous rapprocher les uns des autres et de nous rappeler que nous sommes tous "un en Christ".




CHAPITRE VIII.

Un gouverneur chrétien.


La tâche du nouveau gouverneur civil n'était pas une sinécure. En prenant la fuite, l'ancien gouverneur laissait derrière lui un fâcheux héritage. - Il avait engagé à l'avance les impôts de la province pour plusieurs années, chargeant ainsi son successeur d'un fardeau de dettes à peu près insolvables. Et malheureusement le nouveau gouverneur Yen n'était pas à la hauteur d'une situation pareille, de sorte qu'une lamentable tragédie mit bientôt fin à ses efforts.

Il commença par s'emparer et se défaire d'un bandit fameux nommé Kwo Chien, le chef intrépide d'une bande de plusieurs milliers de brigands. Selon une coutume répandue en Chine, il le fit inviter à un festin, à la fin duquel il le fit tuer d'un coup de fusil. Mais, après avoir exercé le pouvoir pendant sept semaines seulement, découragé en présence d'une caisse vide et d'autres problèmes qui lui paraissaient insolubles, il avala une dose mortelle d'opium. On appela à son secours le Dr. B. C. Broomhall ; mais c'était trop tard ...




Les soldats du maréchal Feng occupés à des travaux manuels.

Deux jours après, le général Feng donna l'ordre aux principaux chrétiens de la ville de faire de décentes funérailles à l'infortuné gouverneur. Il exposa que feu le gouverneur Yen avait témoigné de l'intérêt pour le christianisme et qu'il avait cherché à bien faire, mais, qu'épouvanté par la grandeur de sa tâche, et se sentant incapable de la remplir, il avait résolu de faire place à quelqu'un d'autre. Le service funèbre se déroula ensuite, dans une association insolite de formes chrétiennes et de coutumes païennes ; ce fut sans doute la première fois qu'on vit des funérailles de ce genre dans le palais d'un gouverneur chinois.

À la suite de cette fin soudaine et inattendue, le général Feng se trouva obligé d'intervenir. Sans argent pour payer la solde de ses troupes, ayant à faire face à une coalition formée contre lui au nord du fleuve, il était vraiment dans une situation peu enviable ; mais il croyait en Dieu, et était un homme résolu, De leur côté, les missionnaires redoublèrent de prières, demandant à Dieu de le faire nommer à ce poste, et d'accorder ainsi à la malheureuse province la paix dont elle était privée depuis si longtemps.

En septembre 1921 arriva de Pékin le télégramme ardemment désiré qui faisait de lui le premier gouverneur chrétien de la Chine. Sa première démarche fut caractéristique : en dépit de la pluie, au lieu de s'installer dans le palais du gouvernement, il se retira avec son personnel sous les tentes, en expliquant que les autres gouverneurs avaient été si souvent démoralisés par le luxe qu'il était bien décidé à ne pas jouir des charmes du palais. Il voulait que ses employés comprissent qu'ils étaient en service actif.
Il fit donc bâtir dans la ville mandchoue, qui n'était alors qu'une ruine, quelques humbles demeures, en guise de bureaux officiels. Ensuite, il ferma toutes les maisons de désordre de la ville, bien qu'elles eussent été jusqu'alors une abondante source de revenus pour la police. Il organisa aussi, avec l'aide des missionnaires et des pasteurs chinois, une "mission" ou série de réunions d'une quinzaine de jours, afin que tout son personnel entendît l'Évangile. Au cours de cette "mission", il convoqua le gouverneur civil, les fonctionnaires et la noblesse de la ville à l'une des réunions, après quoi il les invita à prendre un repas avec lui. Mais, au lieu du festin qu'ils attendaient, il ne leur offrit que des mets tout ordinaires, en disant : "Messieurs, c'est là tout ce que nous avons" ...

À l'exemple des Spartiates, il a sa façon de donner des leçons à ceux qui ne le sont pas. On raconte comment il traite ceux qui tiennent trop à leurs aises ; sans rien leur dire, il leur fait sentir ce qu'il pense. Un de ses colonels eut une fois ; la témérité de lui reprocher de l'avoir salué le premier. "Ce n'est pas vous que j'ai salué", répondit le général, ""c'est ... vos souliers!" ...

Une autre fois, comme les fonctionnaires civils étaient venus chez lui dans leurs plus beauté costumes de soie, il s'excusa de l'extrême simplicité de ses quartiers : ses chaises faisaient si petite figure qu'il n'osait vraiment pas les y faire asseoir ! Il va sans dire qu'elles étaient parfaitement convenables ; mais les visiteurs comprirent la leçon, et, la fois suivante, s'habillèrent plus simplement.

Un officier d'état-major le surprit un jour occupé à balayer le plancher et lui fit remarquer que cette occupation était au dessous de sa dignité, ce qu'il prouva en citant Confucius. "Mais qu'est-ce que Christ a dit?" demanda le général. "Trouvez-moi dans le Nouveau Testament un texte sur ce sujet." Le seul qu'il put trouver fut : "Quiconque veut être grand parmi vous, qu'il soit votre serviteur ; et quiconque veut être le premier parmi vous, qu'il soit votre esclave." Ce qui mit fin à la discussion.

Même lorsqu'il a affaire à ses supérieurs, il ne craint pas de donner essor à son humour. Comme on fêtait l'anniversaire de la naissance du général Wu Pei-fu, Feng lui envoya une grosse bonbonne pleine d'eau distillée, accompagnée d'un petit sermon pressant le général Wu d'entreprendre une campagne de tempérance parmi ses soldats. Le North China Herald, commentant l'incident, ajoute : "Nous sommes certains que ce cadeau honore également le donateur et le destinataire. Le général Feng est un homme peu ordinaire, mais s'il n'avait pas été sûr que son ami accepterait son cadeau dans le même esprit, il aurait envoyé un cadeau plus conforme aux convenances. On ne plaisante pas mal à propos avec un général qui a derrière lui cinquante mille hommes."

On comprend aisément qu'avec un caractère pareil il ait eu des ennemis nombreux et puissants. Il y en eut même qui, à l'instar de ceux de Daniel, cherchèrent à le trouver en faute à cause de son zèle pour son Dieu. Ils avancèrent donc que le général Feng voulait contraindre par la force tout le monde à devenir chrétien, et persécutait les fidèles des autres religions. Afin de leur fermer la bouche, il publia la proclamation que voici :
"La constitution provisoire de la République chinoise déclare que le peuple chinois est libre de suivre sa conscience en matière religieuse, et par conséquent d'observer les préceptes de Jésus-Christ ou de Confucius, comme les croyances du bouddhisme ou du taoïsme ; il ne doit rien y avoir qui contraigne quelqu'un à appartenir à une religion particulière. Le bruit court que je me proposerais d'exclure de la province de Shensi toutes les religions autres que le christianisme.
Quoique je sois moi-même chrétien, ce bruit n'a absolument aucun fondement. J'ai suivi depuis plus de dix ans notre Seigneur Jésus-Christ, et ce n'est pas sans regrets que je reconnais ne pas pouvoir réaliser bien des progrès qui seraient conformes à la vérité apportée par le christianisme. Comment donc pourrais-je exclure d'autres religions ? Bien qu'une grande partie des officiers et des soldats de ma division aient reçu le baptême, après avoir compris la vérité annoncée par notre Seigneur Jésus-Christ, il y en a pourtant un grand nombre qui n'ont pas encore été baptisés. Mais ces officiers et ces soldats chrétiens n'en sont pas moins remplis de patriotisme, et moi-même, d'accord avec eux, je traiterai toujours de la même manière chrétiens et non-chrétiens, sans aucune différence ni distinction. je suis persuadé que le public n'ajoutera pas foi à ce faux bruit, mais qu'il se joindra à moi pour m'aider à ramener le bien-être dans la province du Shensi."

Le général parle de patriotisme dans cette proclamation, et il conviendrait peut-être de dire que son patriotisme risque parfois de tourner à l'hostilité à l'égard des étrangers. Bien qu'il accueille avec joie l'aide des missionnaires pour répandre l'Évangile, il n'ignore pas combien les étrangers ont fait souffrir son pays. Il ressent probablement plus vivement les humiliations que le Japon a fait subir à la Chine que celles dont les autres nations sont responsables, et ce sentiment anti-japonais lui a rendu les Anglais un peu suspects, en tant qu'alliés des japonais.

Il avait ouvert - ou laissé ouvrir - à Sian une place de sports appelée "Aime ton pays", avec balançoires, engins de gymnastique, etc. Sur deux des côtés de cet emplacement se voyaient de grands tableaux représentant des Chinois attaqués à la baïonnette par des soldats étrangers, étiquetés Japon, Angleterre et France. Ce ne fut qu'après le départ du général que ces tableaux furent remarqués par les étrangers habitant Sian, et qu'ils furent enlevés, sur leur requête. Ce petit incident ne semble pas s'accorder avec l'attitude du général à l'égard des missionnaires. Nous ne le rapportons que par souci d'impartialité. Si l'on pense à tout ce que la Chine a eu, à souffrir de la part des étrangers, qui l'ont indignement exploitée et dépouillée de mainte portion de son territoire, on ne peut en vouloir au général Feng si son patriotisme est teinté d'antipathie pour les étrangers.

Cependant, après avoir été envoyé au Shensi, il en fut subitement rappelé. On se rendra compte des sentiments de la population de la province à l'occasion de ce départ en lisant cette lettre :
"De toutes les calamités que cette ville de Sian eut à subir la pire est celle qui l'a atteinte le mois dernier, quand le général Feng, passant par la porte de l'Est, s'en est allé sur le front oriental. La plus noble des oeuvres de Dieu, c'est un honnête homme ; mais c'est aussi la plus rare en Chine .... Aussi notre province a-t-elle subi une perte irréparable le jour où ce grand patriote nous a quittés.

"Sans doute il se trouvera des gens et même en trop grand nombre - gens tarés et corrompus, pour se réjouir du départ de notre excellent gouverneur, le meilleur que nous ayons jamais eu, mais je n'ai pas entendu sortir des lèvres d'aucun enfant du peuple - et pourtant je suis en contact perpétuel avec eux - une seule parole malveillante à l'endroit du général Feng.

"J'aimerais proposer au président de la Fédération antireligieuse de venir faire une visite dans le Shensi, pour qu'il ait l'occasion d'entendre ce qu'on pense de l'armée chrétienne de Feng. On a appris à l'aimer au cours des quelques mois qu'elle a passés dans la province, tandis qu'on déteste les armées qui l'ont précédée et celle qui a pris sa place ....

"Aujourd'hui le grand besoin du Shensi, besoin plus urgent que la pluie, pour laquelle des gens de toutes classes prient, c'est un patriote courageux et honnête qui se dévouerait pour le bien de la population."

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