Durant cinq longues années, la
province de Shensi avait souffert des
intolérables malversations de son gouverneur
militaire, Ch'en Shu-fan, qui s'enrichissait en
faisant de la province un désert. Mais la
coupe de son iniquité finit par
déborder, son mauvais renom ayant
pénétré partout, si bien qu'un
décret de Pékin vint le
congédier et le remplacer par Yen
Hsiang-wen. Mais encore fallait-il donner à
ce décret force de loi. Cinq années
de tyrannie avaient enhardi le gouverneur
Ch'en ; il osa défier le gouvernement
de Pékin, de sorte que le
général Feng fut chargé
d'expulser le récalcitrant pour installer
à sa place le gouverneur Yen.
Au commencement de l'été
de 1921 l'armée de Feng quitta Sinyangchow
et partit dans la direction du nord-ouest. La plus
grande partie du trajet put se faire par chemin de
fer ; mais pour la dernière partie,
l'armée eut à marcher pendant huit
à dix jours, d'abord dans une contrée
montagneuse, puis dans la plaine de la province de
Shensi.
Elle eut de rudes combats à
soutenir pendant plusieurs jours à l'est de
Sian, l'ancienne capitale de la province, et plus
anciennement encore ville impériale,
où l'Évangile avait
pénétré dès les premiers siècles de
l'Eglise, comme l'atteste une inscription
nestorienne. Le gouverneur Ch'en refusant de
capituler, il n'y eut rien d'autre à faire
qu'à bombarder la ville, qui ne tarda pas
à se rendre. Tandis que le gouverneur Ch'en
s'enfuyait du côté de l'ouest, le
général Feng entrait à l'est
avec ses troupes.
Après cinq années
d'oppression, c'était chose nouvelle pour
les gens de Sian que d'accueillir une armée
pareille. Sa valeur, son équipement, ses
canons modernes, son artillerie de montagne,
chargée sur des mulets, et ses
détachements de la Croix-Rouge, tout leur
semblait étonnant ; mais ce qui leur
parut le plus extraordinaire, ce fut de constater
que ces soldats-là payaient tout ce qu'ils
réquisitionnaient et qu'ils ne commettaient
point d'excès. Et les missionnaires
eux-mêmes, qui avaient entendu vanter ces
modernes "Flancs de fer", étaient d'avis
qu'on ne leur en avait pas dit la
moitié.
Voici ce qu'en écrivait l'un
d'eux, M. 0. Bengtsson, Suédois au service
de la Mission dans l'intérieur de la
Chine :
"Comme nous venions de nous retirer pour
la nuit, nous perçûmes les sons
harmonieux d'un magnifique cantique. Nous nous
précipitâmes hors de nos chambres pour
mieux entendre, et nous fûmes touchés
jusqu'aux larmes en découvrant que ce beau
chant venait du camp du général Feng,
installé hors de ville. Nous
bénîmes Dieu à genoux de nous
avoir envoyé de tels
hommes. Pensez-donc !
Environ cinq mille soldats chrétiens dans la
ville ! Et tous des "gentlemen", dont la
conduite fait l'admiration du monde !"
Cette armée n'était pas
autre chose qu'une puissante troupe
d'évangélistes parcourant la Chine,
de province en province ; elle rendait partout
par ses bonnes oeuvres un témoignage qui
atteignait des milliers de coeurs qu'aucune autre
oeuvre missionnaire ne pouvait atteindre. Dieu a sa
méthode à lui pour accomplir son
oeuvre.
À propos du bombardement de Sian
et de l'entrée dans cette ville du
général Feng et du nouveau
gouverneur, nous ne saurions mieux faire que de
reproduire ici un fragment de lettre de Mme B. C.
Broomhall, missionnaire baptiste à
Sian :
"Le 5 juillet on nous dit que les
troupes du Honan approchaient, et, bien qu'ayant
bon espoir, sachant que c'étaient les 10,000
hommes du général Feng, dont 5000
étaient chrétiens, nous redoutions un
bombardement et un siège. Vers dix heures,
le lendemain matin, nous entendîmes dans le
lointain le bruit des gros canons. Bientôt
même, de la véranda du premier
étage, nous aperçûmes la
fumée, et un peu plus tard nous
entendîmes le crépitement sec des
coups de fusils dans la banlieue. Durant toute la
matinée, on vit affluer dans la ville
d'émouvantes bandes de
réfugiés : femmes, petits
enfants, chevaux, vaches, mulets, ânes,
chargés de toutes sortes de fardeaux. Vers
midi le feu se ralentit.
"Il reprit vers deux heures. Les enfants
étaient au lit ; je descendis, et je
venais de me mettre à lire lorsque
j'entendis une violente détonation qui
semblait toute proche. Supposant que
c'étaient les défenseurs de la ville
qui tiraient, je remontai sur la véranda du
premier pour voir ce qui se passait, et j'arrivai
juste à temps pour entendre une nouvelle
détonation et pour voir s'élever dans
les airs une grande colonne de poussière
près de la porte de la ville, tandis que les
gens s'enfuyaient pêle-mêle. L'instant
d'après, j'entends droit au-dessus de ma
tête comme un violent bruissement d'ailes, je
lève les yeux, cherchant du regard un vol
d'oiseaux ; je n'aperçois rien, mais
j'entends le fracas assourdissant d'une explosion
derrière la chapelle de l'hôpital.
Alors, enfin, je me rendis compte que nous
étions bombardés, et que les obus
passaient par dessus notre
habitation !
"Je cours vers les enfants pour les
tirer du lit, les domestiques arrivent en
hâte, puis mon mari vient de l'hôpital
pour s'assurer que nous nous mettons à
l'abri, et nous nous précipitons à la
cave pendant que les obus sifflent de toutes parts
au dessus et autour de nous. Nous apprîmes
plus tard que nos établissements avaient
été pris pour les bureaux
d'administration du gouverneur, ce qui nous valut
deux heures bien pénibles.
"Les maisons missionnaires du faubourg
avaient aussi été prises pour des
bureaux officiels, de sorte qu'il y avait fait
chaud dans la matinée : des obus
étaient tombés près de la
demeure des Shorrock, huit même dans leur
jardin.
Mon mari, pendant ce temps, parcourait
les diverses salles de malades pour encourager ceux
qui avaient peur. Il était lui-même
imperturbablement calme ; quand je voulus lui
recommander la prudence, il me
répondit : "Il en tombera mille
à ton côté, et dix mille
à ta droite, tu ne seras pas atteint", et il
repartit tout joyeux.... L'instant d'après,
un obus passait en sifflant au-dessus de sa
tête et éclatait droit devant lui,
près de la porte de l'hôpital !
Il est tombé des obus de trois
côtés de l'hôpital, mais pas un
à l'intérieur.
"Vers cinq heures, tout fut fini, et
nous sortîmes de notre cachette. Nos nobles
défenseurs avaient lâché pied
et s'étaient enfuis en masse du
côté de l'ouest ; à son
tour, le gouverneur avait pris la fuite à
cheval, à la onzième heure.
Bientôt, l'avant-garde de "l'ennemi" et les
représentants officiels du nouveau
gouverneur entrèrent à cheval dans la
ville et se rendirent à la résidence
du gouverneur civil, qui avait fait dire, le matin
même, que lui-même et ses troupes
étaient prêts à accueillir les
nouveaux venus.
"Le lendemain, par une pluie battante,
notre nouveau gouverneur militaire, le
général Yen, fit son entrée
solennelle dans la place. Ses soldats, par
milliers, avec tous les bagages d'une armée
en campagne, avaient afflué dans la ville
pendant la matinée ; maintenant ils
gardaient les rues et personne n'avait le droit de
s'approcher du cortège à moins de
vingt ou trente mètres de distance. Nous
autres, en tant qu'étrangers, nous
étions au premier rang, et nous nous
inclinâmes respectueusement
devant le nouveau représentant de
l'autorité, lorsqu'il passa à cheval,
avec une cavalcade de généraux et
d'officiers qui trottaient dans une boue horrible.
Le général Yen n'avait d'ailleurs
rien de particulièrement imposant ;
encapuchonné dans son manteau, il ne
ressemblait guère à un vainqueur
célébrant son triomphe.
"Au cours de vingt-quatre heures de
bombardement, nous n'eûmes dans notre
hôpital que trente-cinq soldats
blessés (il y eut fort peu de blessés
parmi les civils, nous n'en eûmes que trois
à soigner) et le premier convoi nous arriva
sous la conduite d'un officier, chargé par
le général Feng de dire qu'il
espérait que ses hommes pourraient
être reçus à l'hôpital
missionnaire jusqu'à ce que son
hôpital militaire fût installé.
Mettant la main sur l'épaule du major, mon
mari le salua comme un "frère en Christ",
et, merveille des merveilles ! nos salles ont
été désormais pleines de
patients qui étaient des chrétiens ou
des hommes qui connaissaient
l'Évangile ; ils suivirent les cultes
avec un vif intérêt, chantant avec
entrain et faisant écho aux prières
par de fervents "amen".
"À notre intime satisfaction, le
général Feng nous fit dire, le
quatrième jour après son
entrée dans la ville, qu'il désirait
voir ses blessés et l'hôpital. Peu
d'heures après, il arrivait à cheval
devant la porte, accompagné de son escorte.
Mon mari se présenta et le fit entrer. C'est
une personnalité imposante ; il est
grand et bien bâti ; il a une
physionomie bienveillante et intelligente. À
son entrée dans les salles, ses hommes
firent effort pour le saluer ; mais il ne
leur
permit pas même de l'essayer, et, passant
gracieusement d'un lit à l'autre, il leur
donna gentiment de petites tapes familières
ou leur caressa paternellement les mains de la
façon la plus touchante. Il semblait
déborder d'affection pour eux, et ressentir
un vrai chagrin de leurs blessures.
"Lorsqu'il eut achevé sa
tournée, mon mari l'amena au salon pour le
thé. Il me salua avec une parfaite
politesse, puis, en entendant les voix des enfants
au premier étage, il demanda à les
voir.
Je les fis donc descendre ; ils
lui
adressèrent leurs plus belles
révérences chinoises avant de lui
serrer la main. Jessica gagna aussitôt sa
faveur, et il la garda près de lui, lui
caressant doucement la main jusqu'au moment
où je dis aux enfants de s'incliner et de
sortir. Le général fut à la
fois amusé et peiné à la vue
des deux gros obus vides qui décoraient
notre cheminée, et qu'on avait
ramassés dehors le jour du combat ; il
s'excusa de l'anxiété qu'il avait
dû nous causer et des maux nécessaires
qui accompagnent la guerre. Son humilité
charmante nous fit une profonde impression, et nous
sentîmes que c'était bien "dans le
calme et la confiance" que réside sa force.
Il nous parut réellement "chrétien",
et un spécimen parfait de la "douceur de
Christ".
"À peine étions-nous remis
de ces événements que Son Excellence
le général Yen nous faisait savoir,
deux jours plus tard, qu'il désirait visiter
l'hôpital et ses blessés.
Naturellement nous en fûmes ravis, et, nous
eûmes l'occasion de nous amuser fort de la
déception du personnel, lorsqu'il comprit
qu'il fallait cette fois que chacun secouât
son inimitable lenteur et qu'à une heure
fût achevée toute la besogne qu'ils se
vantaient si souvent d'esquiver. Mon mari insista
pour que chaque porte, dans l'hôpital,
fût tenue grande ouverte, et pour que chacun
fût à son poste. Il fit à
grands pas tournée sur tournée de
salle en salle, semant la terreur dans les coeurs
des polisseurs qui n'avaient pas poli, des laveurs
qui n'avaient pas lavé, des sarcleurs qui
n'avaient pas sarclé, des balayeurs qui
n'avaient pas balayé ! "Ai ya!" ils
s'aperçurent que la parole de mon mari
faisait loi, et les fronts de nos aides furent, ce
matin-là, couverts d'abondantes sueurs. De
même que le tremblement de terre de
décembre 1920 avait fourni des
matériaux pour maint sermon sur "le dernier
jour", cette visite inattendue du gouverneur servit
à illustrer plus d'une allocution sur "les
dix vierges" et sur "Il viendra à l'heure
que vous ne penserez pas"...
"Le gouverneur vint donc, et parcourut
tout l'hôpital, examinant chaque recoin,
inspectant le personnel, témoignant un
intérêt réel à chaque
patient. Il vint ensuite chez nous, mon mari
l'accompagna jusqu'à la grande porte,
où son escorte l'attendait, et il fut
bientôt hors de vue. Tout l'hôpital fut
ravi de l'honneur qui nous avait été
fait.
"Nous eûmes bientôt une
nouvelle fête, la réception offerte au
général Feng par l'Eglise de Sian,
c'est-à-dire par les
délégués suédois de la
Mission dans l'intérieur de la Chine, des
représentants des
Baptistes anglais, de l'Eglise chinoise
indépendante et de l'Eglise
méthodiste épiscopale. Comme le
quartier-général et le camp du
général Feng se trouvent dans le
faubourg de l'ouest, la réception se fit
dans l'église surpleine de la Mission dans
l'intérieur de la Chine, non loin de la
porte de l'ouest. M. Shorrock présidait, et
des représentants des quatre missions, tant
chinois qu'anglais, se firent aussi entendre. Pour
une réunion chinoise, on n'aurait pu
imaginer quelque chose de mieux. Le gouverneur n'y
vint pas, bien que le général
eût désiré qu'on
l'invitât, n'aimant pas à recevoir
seul tous les honneurs. Il s'était fait
représenter par son chef
d'état-major, un jeune chrétien
enthousiaste, donné à son
armée par le général Feng pour
qu'il "la convertît".
"Un respectueux silence s'établit
dans la foule à la nouvelle de
l'arrivée des personnages. Après
avoir été accueilli dehors par un bon
nombre de missionnaires et de Chinois, le
général Feng fit son entrée,
magnifique et calme, dépassant ses gens de
la tête et suivi de son état-major,
cinq officiers en superbe uniforme, avec de bonnes
figures de chrétiens, et plusieurs la Bible
sous le bras !
"On avait laissé quelques
sièges vacants sur le devant pour l'escorte
du général ; mais figurez-vous
notre surprise et notre ravissement quand nous
découvrîmes qu'il avait amené
avec lui son choeur militaire. Sur un mot de M.
Shorrock, un jeune homme alerte s'incline vers
l'estrade, se tourne vers son choeur, donne
rapidement le ton et bat la mesure avec son poing
fermé. Sur quoi, comme un
seul homme, le choeur à son tour se
lève et se met à chanter les
cantiques de Sion, à trois voix bien
harmonisées et gardant parfaitement la
mesure et le ton ! Parmi ces trente jeunes
chanteurs, pas une physionomie qui ne soit vivante,
intelligente et pénétrée du
sentiment de ce qu'ils chantent ; on se serait
cru à Keswick, n'eût été
la précision toute militaire avec laquelle
ils se levaient, s'asseyaient, obéissaient
à tous les ordres de leur directeur.
C'était pour nous autres missionnaires un
spectacle touchant et profondément
émouvant. Personnellement je sentais je ne
sais quoi au fond de la gorge, et je fus
obligée d'essuyer quelques larmes qui
s'obstinaient à sortir de mes
paupières, tandis que je voyais d'autres
yeux humides autour de moi. Il nous semblait
incroyable que ces jeunes hommes à l'aspect
si soigné et si distingué fussent des
soldats chinois. Nos pensées retournaient
sans cesse à ces êtres
dégradés, sales, aux pas
traînants, aux épées de bois,
aux chapeaux en haillons attachés avec des
ficelles qui, aux premiers temps de notre
séjour ici, couraient avec peine dans les
rues derrière le palanquin de quelque
officier supérieur.
"Par bonheur, les allocutions des
représentants des Églises furent
brèves et précises, les cantiques
furent entraînants, et quand le
général se leva pour parler, sa haute
taille nous dominant tous, il fut
écouté avec un silence
impressionnant, et se rassit au milieu de bruyants
applaudissements. Son petit discours fut excellent,
exposant surtout les motifs qui avaient fait de lui
un chrétien, et montrant
comment la misérable situation de la Chine
provenait de ce qu'elle était "sans Dieu".
Après que le choeur eut
exécuté encore un beau cantique,
l'assemblée chanta la
bénédiction, puis le
général Feng et son état-major
quittèrent l'estrade et furent conduits au
jardin de la Mission dans l'intérieur de la
Chine, chez M. et Mme Anderson ...
Cette belle soirée nous parut
à tous avoir pleinement réussi, et
nous avons eu le sentiment que la présence
du général avait été un
précieux moyen de nous rapprocher les uns
des autres et de nous rappeler que nous sommes tous
"un en Christ".
La tâche du nouveau gouverneur civil
n'était pas une sinécure. En prenant
la fuite, l'ancien gouverneur laissait
derrière lui un fâcheux
héritage. - Il avait engagé à
l'avance les impôts de la province pour
plusieurs années, chargeant ainsi son
successeur d'un fardeau de dettes à peu
près insolvables. Et malheureusement le
nouveau gouverneur Yen n'était pas à
la hauteur d'une situation pareille, de sorte
qu'une lamentable tragédie mit bientôt
fin à ses efforts.
Il commença par s'emparer et se
défaire d'un bandit fameux nommé Kwo
Chien, le chef intrépide d'une bande de
plusieurs milliers de brigands. Selon une coutume
répandue en Chine, il le fit inviter
à un festin, à la fin duquel il le
fit tuer d'un coup de fusil. Mais, après
avoir exercé le pouvoir pendant sept
semaines seulement, découragé en
présence d'une caisse vide et d'autres
problèmes qui lui paraissaient insolubles,
il avala une dose mortelle d'opium. On appela
à son secours le Dr. B. C. Broomhall ;
mais c'était trop tard ...
Deux jours après, le
général Feng donna l'ordre aux
principaux chrétiens de la ville de faire de décentes
funérailles
à l'infortuné
gouverneur. Il exposa que feu le gouverneur Yen
avait témoigné de
l'intérêt pour le christianisme et
qu'il avait cherché à bien faire,
mais, qu'épouvanté par la grandeur de
sa tâche, et se sentant incapable de la
remplir, il avait résolu de faire place
à quelqu'un d'autre. Le service
funèbre se déroula ensuite, dans une
association insolite de formes chrétiennes
et de coutumes païennes ; ce fut sans
doute la première fois qu'on vit des
funérailles de ce genre dans le palais d'un
gouverneur chinois.
À la suite de cette fin soudaine
et inattendue, le général Feng se
trouva obligé d'intervenir. Sans argent pour
payer la solde de ses troupes, ayant à faire
face à une coalition formée contre
lui au nord du fleuve, il était vraiment
dans une situation peu enviable ; mais il
croyait en Dieu, et était un homme
résolu, De leur côté, les
missionnaires redoublèrent de
prières, demandant à Dieu de le faire
nommer à ce poste, et d'accorder ainsi
à la malheureuse province la paix dont elle
était privée depuis si
longtemps.
En septembre 1921 arriva de Pékin
le télégramme ardemment
désiré qui faisait de lui le premier
gouverneur chrétien de la Chine. Sa
première démarche fut
caractéristique : en dépit de la
pluie, au lieu de s'installer dans le palais du
gouvernement, il se retira avec son personnel sous
les tentes, en expliquant que les autres
gouverneurs avaient été si souvent
démoralisés par le luxe qu'il
était bien décidé à ne
pas jouir des charmes du palais.
Il voulait que ses employés comprissent
qu'ils étaient en service actif.
Il fit donc bâtir dans la ville
mandchoue, qui n'était alors qu'une ruine,
quelques humbles demeures, en guise de bureaux
officiels. Ensuite, il ferma toutes les maisons de
désordre de la ville, bien qu'elles eussent
été jusqu'alors une abondante source
de revenus pour la police. Il organisa aussi, avec
l'aide des missionnaires et des pasteurs chinois,
une "mission" ou série de réunions
d'une quinzaine de jours, afin que tout son
personnel entendît l'Évangile. Au
cours de cette "mission", il convoqua le gouverneur
civil, les fonctionnaires et la noblesse de la
ville à l'une des réunions,
après quoi il les invita à prendre un
repas avec lui. Mais, au lieu du festin qu'ils
attendaient, il ne leur offrit que des mets tout
ordinaires, en disant : "Messieurs, c'est
là tout ce que nous avons" ...
À l'exemple des Spartiates, il a
sa façon de donner des leçons
à ceux qui ne le sont pas. On raconte
comment il traite ceux qui tiennent trop à
leurs aises ; sans rien leur dire, il leur
fait sentir ce qu'il pense. Un de ses colonels eut
une fois ; la témérité de
lui reprocher de l'avoir salué le premier.
"Ce n'est pas vous que j'ai salué",
répondit le général, ""c'est
... vos souliers!" ...
Une autre fois, comme les fonctionnaires
civils étaient venus chez lui dans leurs
plus beauté costumes de soie, il s'excusa de
l'extrême simplicité de ses
quartiers : ses chaises faisaient si petite
figure qu'il n'osait vraiment pas les y faire asseoir !
Il va
sans dire
qu'elles étaient parfaitement
convenables ; mais les visiteurs comprirent la
leçon, et, la fois suivante,
s'habillèrent plus simplement.
Un officier d'état-major le
surprit un jour occupé à balayer le
plancher et lui fit remarquer que cette occupation
était au dessous de sa dignité, ce
qu'il prouva en citant Confucius. "Mais qu'est-ce
que Christ a dit?" demanda le
général. "Trouvez-moi dans le Nouveau
Testament un texte sur ce sujet." Le seul qu'il put
trouver fut : "Quiconque veut être grand
parmi vous, qu'il soit votre serviteur ; et
quiconque veut être le premier parmi vous,
qu'il soit votre esclave." Ce qui mit fin à
la discussion.
Même lorsqu'il a affaire à
ses supérieurs, il ne craint pas de donner
essor à son humour. Comme on fêtait
l'anniversaire de la naissance du
général Wu Pei-fu, Feng lui envoya
une grosse bonbonne pleine d'eau distillée,
accompagnée d'un petit sermon pressant le
général Wu d'entreprendre une
campagne de tempérance parmi ses soldats. Le
North China Herald, commentant l'incident,
ajoute : "Nous sommes certains que ce cadeau
honore également le donateur et le
destinataire. Le général Feng est un
homme peu ordinaire, mais s'il n'avait pas
été sûr que son ami accepterait
son cadeau dans le même esprit, il aurait
envoyé un cadeau plus conforme aux
convenances. On ne plaisante pas mal à
propos avec un général qui a
derrière lui cinquante mille hommes."
On comprend aisément qu'avec un
caractère pareil il ait eu des ennemis
nombreux et puissants. Il y en eut même qui,
à l'instar de ceux de Daniel,
cherchèrent à le trouver en faute
à cause de son zèle pour son Dieu.
Ils avancèrent donc que le
général Feng voulait contraindre par
la force tout le monde à devenir
chrétien, et persécutait les
fidèles des autres religions. Afin de leur
fermer la bouche, il publia la proclamation que
voici :
"La constitution provisoire de la
République chinoise déclare que le
peuple chinois est libre de suivre sa conscience en
matière religieuse, et par conséquent
d'observer les préceptes de
Jésus-Christ ou de Confucius, comme les
croyances du bouddhisme ou du taoïsme ;
il ne doit rien y avoir qui contraigne quelqu'un
à appartenir à une religion
particulière. Le bruit court que je me
proposerais d'exclure de la province de Shensi
toutes les religions autres que le christianisme.
Quoique je sois moi-même
chrétien, ce bruit n'a absolument aucun
fondement. J'ai suivi depuis plus de dix ans notre
Seigneur Jésus-Christ, et ce n'est pas sans
regrets que je reconnais ne pas pouvoir
réaliser bien des progrès qui
seraient conformes à la vérité
apportée par le christianisme. Comment donc
pourrais-je exclure d'autres religions ? Bien
qu'une grande partie des officiers et des soldats
de ma division aient reçu le baptême,
après avoir compris la vérité
annoncée par notre Seigneur
Jésus-Christ, il y en a pourtant un grand
nombre qui n'ont pas encore été
baptisés. Mais ces officiers et ces soldats
chrétiens n'en sont pas
moins remplis de patriotisme, et moi-même,
d'accord avec eux, je traiterai toujours de la
même manière chrétiens et
non-chrétiens, sans aucune différence
ni distinction. je suis persuadé que le
public n'ajoutera pas foi à ce faux bruit,
mais qu'il se joindra à moi pour m'aider
à ramener le bien-être dans la
province du Shensi."
Le général parle de
patriotisme dans cette proclamation, et il
conviendrait peut-être de dire que son
patriotisme risque parfois de tourner à
l'hostilité à l'égard des
étrangers. Bien qu'il accueille avec joie
l'aide des missionnaires pour répandre
l'Évangile, il n'ignore pas combien les
étrangers ont fait souffrir son pays. Il
ressent probablement plus vivement les humiliations
que le Japon a fait subir à la Chine que
celles dont les autres nations sont responsables,
et ce sentiment anti-japonais lui a rendu les
Anglais un peu suspects, en tant qu'alliés
des japonais.
Il avait ouvert - ou laissé
ouvrir - à Sian une place de sports
appelée "Aime ton pays", avec
balançoires, engins de gymnastique, etc. Sur
deux des côtés de cet emplacement se
voyaient de grands tableaux représentant des
Chinois attaqués à la baïonnette
par des soldats étrangers,
étiquetés Japon, Angleterre et
France. Ce ne fut qu'après le départ
du général que ces tableaux furent
remarqués par les étrangers habitant
Sian, et qu'ils furent enlevés, sur leur
requête. Ce petit incident ne semble pas
s'accorder avec l'attitude du général
à l'égard des missionnaires. Nous ne
le rapportons que par souci d'impartialité.
Si l'on pense à tout ce
que la Chine a eu, à souffrir de la part des
étrangers, qui l'ont indignement
exploitée et dépouillée de
mainte portion de son territoire, on ne peut en
vouloir au général Feng si son
patriotisme est teinté d'antipathie pour les
étrangers.
Cependant, après avoir
été envoyé au Shensi, il en
fut subitement rappelé. On se rendra compte
des sentiments de la population de la province
à l'occasion de ce départ en lisant
cette lettre :
"De toutes les calamités que
cette ville de Sian eut à subir la pire est
celle qui l'a atteinte le mois dernier, quand le
général Feng, passant par la porte de
l'Est, s'en est allé sur le front oriental.
La plus noble des oeuvres de Dieu, c'est un
honnête homme ; mais c'est aussi la plus
rare en Chine .... Aussi notre province a-t-elle
subi une perte irréparable le jour où
ce grand patriote nous a quittés.
"Sans doute il se trouvera des gens et
même en trop grand nombre - gens tarés
et corrompus, pour se réjouir du
départ de notre excellent gouverneur, le
meilleur que nous ayons jamais eu, mais je n'ai pas
entendu sortir des lèvres d'aucun enfant du
peuple - et pourtant je suis en contact
perpétuel avec eux - une seule parole
malveillante à l'endroit du
général Feng.
"J'aimerais proposer au président
de la Fédération antireligieuse de
venir faire une visite dans le Shensi, pour qu'il
ait l'occasion d'entendre ce qu'on pense de
l'armée chrétienne de Feng. On a
appris à l'aimer au cours des quelques mois qu'elle
a passés dans la
province, tandis qu'on déteste les
armées qui l'ont
précédée et celle qui a pris
sa place ....
"Aujourd'hui le grand besoin du Shensi,
besoin plus urgent que la pluie, pour laquelle des
gens de toutes classes prient, c'est un patriote
courageux et honnête qui se dévouerait
pour le bien de la population."
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