Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Chapitre quatrième

COMMUNAUTÉ MISSIONNAIRE

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 Les missionnaires, ces envoyés du Saint-Esprit par nous, sont des hommes comme nous, dans ce grand combat de la foi et du service. Ils ont leurs victoires, leurs tentations aussi.
Mêlons-nous un instant à leur existence pour la mieux comprendre et la mieux partager ; simple geste de communion de notre part pour eux.


VOCATION ET JOIE DU SERVICE

Ce qui fait l'inébranlable fondement de la vie missionnaire, c'est la vocation. Que les circonstances dépouillent ce mot de romantisme sentimental ou d'un « humanisme » héroïque, il n'en sera que plus vrai et plus solide ; car c'est de la volonté même de Dieu qu'il tire sa substance, une volonté reconnue et accomplie. Vocation n'est en effet rien d'autre qu'une direction formulée, contrôlée et renouvelée par le Saint-Esprit ; et, à cet appel de Dieu, le disciple dit : oui, et c'est tout. Cette tranquille approbation de l'Esprit et ce don d'une réponse constamment vécue du serviteur, tel est le fondement de la vie missionnaire. Contre ce roc, toutes les tempêtes se brisent.

Si la vocation fonde la vie missionnaire, la joie l'illumine et la fortifie. Cette « joie parfaite » de Jésus, la joie du serviteur : faire la volonté de Dieu ; être ici au service du Seigneur et des hommes ; travailler à leur salut et à l'édification de Son Église, l'Épouse de Christ, Christ le Seigneur du Royaume qui vient ! Saisir la signification d'un tel service, c'est connaître la joie, une joie incomparable et forte, capable de transfigurer les circonstances les plus dures, d'illuminer les pages les plus sombres de la vie missionnaire.

Dans ces premiers contacts avec les missionnaires au Laos, le sentiment qui vous gagne et vous attache, c'est une affection fraternelle profonde. C'est aussi ce respect fait de reconnaissance et d'admiration pour ces hommes et ces femmes qui en notre nom combattent dans des conditions extrêmement difficiles.
La profondeur et la sévérité de leur solitude ne laissent pas de vous impressionner. Ils vivent, eux et leurs enfants, un perpétuel renoncement, dépouillés qu'ils sont de tout ce qui fait le charme et le bienfait de notre existence d'homme, dans le cadre magnifique et riche de nos paysages et de notre société occidentale. Qu'il me soit permis de le dire : je reste saisi par le dépouillement de la vie missionnaire. D'aucuns diront avec raison : Sur les fronts de guerre, combien souffrent et meurent pour une cause infiniment décevante et terrestre ! Pourquoi s'apitoyer sur le sort des envoyés du Roi des rois ? Il n'est pas question de « s'apitoyer » sur eux, leur vocation est trop noble et généreuse pour cela, et avec le Christ, nul ne l'ignore, le service implique la croix. Non, il est simplement question ici de les comprendre et de les honorer.

Nous traduirons concrètement ce geste en leur réservant cette affection forte et cette compréhension attentive, signes de notre présence avec eux dans la lutte et les problèmes qui les tenaillent.

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COMMUNION

Parier des missionnaires, c'est parler d'une communion, d'une communauté. Ce don d'une heureuse communion spirituelle entre les missionnaires au Laos nous remplit de reconnaissance. Mais vivons dans la vigilance, car c'est pour rompre cette unité féconde que le diable (en grec : diviseur) déploie son activité essentielle. Ne soyons nullement surpris de cette constatation, confirmée par ces lignes récentes d'un missionnaire d'expérience : « Cette communion fraternelle est la chose la plus difficile à réaliser sur le champ missionnaire, m'a-t-on dit il y a près de cinquante ans ; je ne l'ai pas oublié, et pour cause... » Ce peut être humiliant, troublant même, de penser que le plus difficile problème missionnaire réside souvent dans les relations mutuelles des missionnaires, de sorte que, s'il est nécessaire de prier pour la mission, il convient de prier premièrement pour une véritable entente entre missionnaires. Essayons de comprendre. On pourrait comparer tout ce qu'implique pour eux la mise en commun du travail, des activités diverses, du foyer familial même, à la situation de dix familles d'agriculteurs appelées à grouper volontairement leurs terres et leur chédail en vue d'une commune exploitation ; il y a en effet un seul « champ » au Laos, et plusieurs familles de « moissonneurs ».
De plus, il y a le climat, un climat énervant, capable d'exaspérer les meilleurs caractères... et le diable le sait bien ! Il y a aussi l'isolement, cette solitude imposée au missionnaire, avec sa subtile tentation ; en effet, il n'est plus comme au pays au bénéfice du contrôle et de l'enrichissement de l'assemblée locale. Il est seul, seul en face de lui-même, constamment sollicité par une Église mineure souvent à la remorque de son opinion, et même de ses décisions ; inconsciemment il en acquiert une personnalité forte ; il cherchera instinctivement en lui-même le critère définitif de son jugement : il court ainsi le risque de devenir absolu.

Pour que de telles personnalités puissent cheminer et travailler ensemble il ne faut rien de moins qu'un « brisement » intérieur constamment renouvelé par le Saint-Esprit.

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UNITÉ DANS LA DIVERSITÉ

La retraite de juillet 1952 nous ouvrit aussi à une redécouverte de la « communauté missionnaire ». Les chapitres 4 aux Éphésiens et 12 de 1 Corinthiens nous sont apparus dans une irrésistible clarté : nous y avons reconnu les intentions de Dieu pour toute communauté missionnaire régie elle aussi par le « même Esprit ». Si Dieu par son Esprit unit les croyants d'un même lieu en une communauté qui le sert, ne veut-Il pas de même unir ses serviteurs appelés en une même région en vue d'un même service ? Et c'est alors non plus la dispersion d'unités individualistes, mais le visage, d'une communauté missionnaire constituée. L'équipe missionnaire du Livre des Actes nous confirme dans cette conclusion. Dieu les veut donc unis ensemble, Ses envoyés, travaillant la main dans la main. Impossible, dès lors, de céder à la tentation de l'individualisme pour « faire son oeuvre à soi », en marge ou en dépit de ses collègues ; non, il n'est désormais possible de n'agir que dans l'interdépendance, « soumis les uns aux autres dans la crainte de Christ » (Eph. 4. 17). Christ me parle donc aussi par mes collègues, c'est pourquoi leur présence, leur richesse spirituelle, leurs conseils, leur aide, me seront toujours importants, et même ma sauvegarde.
Cette unité vécue est déjà une prédication indispensable, capable de confirmer toutes les autres : « qu'ils soient parfaitement un, demande Jésus, afin que le monde croie. »

Comme dans l'Eglise, Dieu veut voir cette unité s'épanouir dans une diversité féconde et nécessaire. Il qualifie chaque missionnaire pour des tâches différentes, complémentaires de celles de ses collègues. Là aussi le Saint-Esprit préside, confère, et établit. Ainsi, ces tâches multiples, inhérentes au témoignage missionnaire, semblent correspondre à des dons et des aptitudes infiniment diverses aussi. Inutile, pour un seul missionnaire, de prétendre les accomplir toutes dans sa sphère géographique ou personnelle ; rien ne serait alors vraiment fait, et son énergie s'userait dans une dispersion impossible de forces. Mais plutôt que chacun accepte ses limitations et recherche seul, et avec ses collègues, à quelles tâches le Seigneur le destine, pour s'y donner alors tout entier : l'évangélisation, l'éducation, l'enseignement scolaire ou biblique, l'administration, l'artisanat et les constructions, la littérature, la médecine, etc...

Ce témoignage infiniment riche et varié du seul Évangile, demande le ministère d'un corps de missionnaires solidaires, où chaque membre remplira harmonieusement sa mission particulière. « Unité dans la diversité » : N'est-ce pas l'expression même de la volonté de Dieu pour ses serviteurs comme pour Son Église ?

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ENFANTS

Dans cette « famille missionnaire » s'inscrivent également les enfants. Dieu les a accordés et c'est à dessein que nous leur réservons une place primordiale dans l'ordre des préoccupations missionnaires.

Leur arrivée et leur présence au foyer est une source rafraîchissante de joies et de bénédictions. Ce don met en évidence pour le missionnaire, au même titre que pour tout homme, l'institution de la famille ; pour lui aussi, cette vocation magnifique est totalitaire dans ses exigences, au point que, « si quelqu'un n'a pas soin des siens, et en particulier de sa famille, il a renié la foi, il est pire qu'un infidèle », insiste le grand missionnaire dans 1 Tim. 5. 8. Ainsi, en mission comme au pays, le disciple de Christ est placé devant les exigences et les beautés d'une double vocation : le service de l'Évangile et la vie de famille. Le sage équilibre que Dieu donne sera sa sauvegarde.

Il ne nous est donc pas permis, même inconsciemment, de considérer la présence de ces enfants comme une sorte de « fâcheuse nécessité » comme une entrave regrettable à l'oeuvre de Dieu. Ne serait-ce pas mettre en cause « Dieu qui fait naître» (Es. 66. 9) et faire preuve d'une spiritualité malsaine, voire égarée ? Non, nous saluons au contraire leur présence comme un don de Dieu, et nous nous réjouissons pleinement avec ces missionnaires auxquels ils apportent tant de joie. C'est pourquoi nous les aiderons, ces parents, à accomplir leur mission éducatrice menée dans des conditions exceptionnellement difficiles.

En vérité l'éducation complète des enfants en terre de mission est un problème de taille.
Ils réclament dès le premier âge une surveillance et des soins multipliés, infiniment plus soutenus qu'en conditions normales :

L'influence d'un climat malsain expose constamment l'enfant aux maladies traîtres et redoutables des tropiques. Les parasites, les insectes, les reptiles etc. sont une perpétuelle menace. Aucune négligence n'est permise, le jour, et même la nuit, lorsque l'enfant couvert de sueur demande à être changé pour éviter les fameux coups de froid de la saison chaude et pluvieuse.

Très tôt, le problème de l'éducation se pose avec toutes ses exigences. Il ne saurait être question ici de laisser l'enfant s'intégrer insensiblement à la société indigène ; c'est pour une existence occidentale qu'il faut le préparer. Sans une surveillance patiente et souple, l'enfant s'évade pour rejoindre ses petits camarades laotiens, dans leurs jeux, leurs repas malsains, dans leurs vices aussi. Que faire alors ? Comment les éduquer sans les isoler pourtant ? Question souvent irrésolue et douloureuse.

Au problème de l'éducation s'ajoute bientôt aussi celui de l'instruction. Cet enfant, de 8, 10, 12 ans, qui va donc le préparer intellectuellement à la vie occidentale qui l'attend ? Qui va l'instruire ? Où ira-t-il à l'école ? Certains couples missionnaires ont entrepris un enseignement primaire dans le cadre familial., mais que d'énergie et de temps consacrés à cette indispensable tâche. D'aucuns préconisent la dislocation de la famille pour laisser les enfants seuls en Europe pendant leur scolarité ; mais trop de drames affectifs irréparables s'inscrivent en faux contre une telle solution ; pourquoi « sauver les indigènes et perdre ses propres enfants » ? Comment alors donner une instruction scolaire convenable aux enfants, sans les arracher à leurs parents et sans surcharger ceux-ci d'une tâche scolaire à laquelle ils ne sont souvent pas préparés ?

Sans être parfaite, la solution collective semble la meilleure. Découvrir le meilleur site climatique du pays, si possible au centre du champ, y grouper les enfants missionnaires en âge de scolarité, les confier à une institutrice missionnaire, tels semblent être les éléments d'une heureuse solution.

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SOLITUDE

Hors de sa famille, le missionnaire vit souvent dans une profonde solitude intérieure. L'un peut l'éprouver plus que l'autre ; elle peut, au gré des circonstances, se dissiper ou au contraire dégénérer en une véritable obsession.

Solitude sociale tout d'abord. Transplanté dans un milieu foncièrement différent du sien, le missionnaire ne trouve quasi personne pour vraiment partager ses impressions, ses pensées, sa vie. Lorsque vous rencontrez un ami, un voisin, un inconnu même, une conversation s'engage bientôt, et un lien se crée autour de sujets variés, appréciés et goûtés par l'un et l'autre ; et ainsi l'on fait connaissance. Or, si attachant que soit le Laotien, il demeure difficilement saisissable et « connaissable ». Impossible de communier avec lui devant les richesses de la nature par exemple, il n'a pas distingué entre l'herbe et la fleur, il n'éprouve pas que la fleur est parfumée et pleine de beauté. Inutile d'essayer de lui transmettre une émotion musicale, vous restez seul, sans écho. Conversons alors sur la famille, l'éducation et les soins aux enfants, la cuisine ; là encore il chemine sur d'autres voies et la rencontre reste irréalisable. Parlons de questions sociales, économiques ou politiques ; peine perdue ! Au moins, de la culture du riz ou de l'élevage du bétail ; même là, il faut le chercher sur son propre terrain de pensée et de conception. Toutes ces tentatives restent à peu près vaines, il faut rester seul en face de soi-même, se résigner à ne pouvoir partager. Là encore, le missionnaire est appelé à se donner, à sortir de lui-même et de sa mentalité occidentale pour s'identifier à celle du Laotien en vue de contacts réels et féconds.

À cette solitude sociale s'ajoute l'isolement spirituel. Le milieu païen vous pèse ; le climat spirituel est tellement corrompu par les superstitions et faussé par un bouddhisme dégénéré. Vous vous découvrez seul, désespérément seul, enveloppé par cette ambiance lourde du paganisme, prisonnier dans une forteresse sans échos : l'indifférence et l'insouciance laotiennes.

Tournons-nous alors vers les croyants pour étancher cette soif de communion et de renouvellement spirituels. Dans la Personne de Dieu, il est vrai, c'est enfin une véritable rencontre avec eux, une réelle et riche communion ; c'est la Sainte Cène, c'est la prière, c'est l'Écriture, c'est l'amour fraternel : autant de liens authentiques entre nous et d'occasions d'enrichissements réciproques. Oui, en Jésus-Christ, nous pouvons avec le Laotien faire mutuellement connaissance.

Toutefois, cette communion ne semble pas nous ouvrir à un partage intégral des expériences spirituelles. Ou bien le converti a si scrupuleusement imité le missionnaire que celui-ci se retrouve en face de lui-même, ou bien il s'affirme dans sa personnalité orientale et nous devient très différent. Il saisit et vit sa foi dans ce cheminement propre à sa mentalité ; de plus il ne semble pas avoir atteint sa pleine maturité spirituelle. Ainsi, par exemple, le Laotien demeure apparemment inaccessible à la réalité contraignante de l'amour de Dieu. « En multiplier les appels, pour vous saisissants, le laissera, lui, parfaitement insensible », expliquait l'évangéliste au jeune missionnaire quelque peu bouleversé. Voici donc tout un thème, le thème par excellence, l'amour de Dieu, dans lequel le missionnaire ne peut pleinement communier avec son frère laotien, soit que celui-ci ne l'ait pas encore compris, soit qu'il le comprenne différemment. Là encore, pour le rencontrer, le missionnaire doit « mourir à lui-même » pour faire tout le chemin jusqu'à lui. Ainsi, pour ses problèmes intimes et ses besoins spirituels personnels, il restera seul en face de lui-même. Comment le sortir d'un tel isolement ?

C'est à nous qu'il appartient de rompre cette solitude sociale et spirituelle. Aux prières de nos lèvres, joignons le ministère de nos plumes. Il faut leur écrire, leur écrire souvent ; leur écrire un message d'encouragement, leur donner quelques échos du dernier culte, d'un camp, d'une convention ; leur parler aussi de tout ce qui intéresse notre vie d'homme, au pays, dans la profession, dans la famille ; quelques mots, même de la floraison des lilas, d'une délicieuse répartie du petit Jean, ou de la réussite des confitures, apportent un parfum bienfaisant dans la vie missionnaire.

La correspondance est un acte de communion, une présence nécessaire auprès de ces témoins isolés. Nous supplions ceux qui aiment la mission et les missionnaires de leur écrire souvent, sans attendre d'eux l'impossible, une réponse.

Dans son lointain isolement, le missionnaire souffre de l'absence de son église. Il en est privé comme d'une source renouvelée de communion, d'enrichissement et d'équilibre. Privé de cette sève vivifiante, il se voit, de plus, constamment appelé à donner aux païens et aux croyants indigènes. Au Laos, le missionnaire reste encore, devant son Dieu, le premier responsable de l'Eglise encore mineure, comme aussi de l'évangélisation du pays. Il sera souvent seul pour « porter les soucis épuisants que donnent les églises », seul pour lutter contre les puissances occultes, seul pour vaincre l'invincible indifférence d'un peuple satisfait et insouciant, seul pour résister aux vagues de découragement. Aussi, quel inestimable secours que la présence et l'appui d'un évangéliste indigène ; et combien indispensables sont ces rencontres entre missionnaires, ces occasions uniques de retraite, de contact et de renouvellement.

Mais par-dessus tout, et si grande qu'elle puisse être, cette humaine solitude connaît toujours une présence d'autant plus réelle et permanente : le Seigneur. Avant tout, la promesse concerne ceux qui sont allés « faire de toutes les nations des disciples » : « Je suis avec vous tous les jours », moi Jésus, le Seigneur du ciel et de la terre (cf. Matth. 28). Il y a de ces moments où les yeux s'ouvrent, étonnés et joyeux, et Le reconnaissent réellement avec nous et pour nous (cf. Luc 24).

Cette condition particulière de l'envoyé, ainsi séparé de son église, demeure une réelle épreuve. Appelé à donner toujours sans pouvoir se renouveler suffisamment, il en éprouve un lent appauvrissement de sa vie spirituelle et de ses connaissances. Il s'aperçoit, à la fin de son séjour, que la fatigue physique s'accompagne d'un épuisement intérieur : il a vraiment tout donné.
Lors du retour d'un missionnaire d'élite, fatigué par un long séjour, certains s'étonnèrent de la pauvreté de ses messages !
Il est cruel et injuste d'attendre d'un homme ou d'une femme physiquement et spirituellement épuisés des réunions retentissantes (sont-elles, du reste, les plus substantielles ?). Comprenons qu'ils viennent avant tout, non pour donner encore, mais pour recevoir, pour être de toutes manières renouvelés parmi nous et aussi par nous. Laissons-les revenir dans cette heureuse perspective.

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CLIMAT

L'influence du climat est pour beaucoup responsable de cette longue fatigue. Certes, il ne faudrait rien exagérer, mais dire pourtant quelques mots de ce redoutable ennemi de l'Européen, surtout en saison chaude. Dès votre arrivée, il vous enveloppe de son action sournoise, débilitante et déprimante aussi. « Pas d'illusion, mon cher, sous ce climat, nous sommes diminués de moitié », m'annonce un collègue avec une pointe d'humour. Il ne devait dire que trop vrai ! « Être diminués de moitié », cela signifie quelque chose de très dur à accepter.

Physiquement, alors que le travail se multiplie, car les aides manquent et les moyens sont rudimentaires, quoi de plus démoralisant que ce sentiment prématuré d'une impitoyable fatigue. Il faut lâcher prise, bien sûr, mais qui fera le travail, ce travail impérieux ? Il y a le dispensaire, les visites, les cours, le jardin, le bois, la corvée d'eau, la lessive, le raccommodage, les réparations, les constructions, etc... Intellectuellement aussi, vous êtes diminué, fatigable à l'excès, et cependant le cours biblique n'attend pas, cette traduction presse, cette correspondance arriérée s'impatiente, et puis l'étude de la langue vous réclame, et l'étude personnelle, tant il est vrai qu'il faut apprendre avant d'enseigner. Le moral est lui aussi soumis à rude épreuve ; les nerfs et le caractère, même le meilleur, s'en ressentent ; vous supportez mal le bruit et les pleurs de vos enfants énervés ; même entre conjoints, la communion n'échappe pas à l'épreuve d'une pénible tension parfois ; entre collègues également, cette même tension risque de troubler les relations. les indigènes vous énervent par leur lenteur à dire, à comprendre ou à faire, par leurs inconséquences aussi, et vous cédez facilement à l'impatience. Tout cela vous pèse et vous êtes effrayé de vous surprendre dans de tels manquements.

Pour sa vie intérieure, spirituelle, le missionnaire doit aussi compter avec l'influence du climat. Alors qu'il la faudrait intense et solide, cette vie intérieure, sa souffrance est précisément de la voir affaiblie par les exigences du travail, et du climat aussi. Souffrance, certes, mais grand apaisement aussi : Oui, « en Christ, nous avons tout pleinement, en Lui nous sommes accomplis », et ceci justement lorsque nos ressources s'épuisent et qu'apparaît notre misère intérieure ; grande consolation, car c'est précisément dans « notre faiblesse que l'Esprit nous vient en aide », qu'Il « intercède pour nous. » Et là, j'ai compris quelque chose de la valeur de la prière des « autres » : Ils prient pour nous, voire à notre place lorsque nous ne pouvons plus suffire, accablés, découragés peut-être. Nous vivons nous, en Europe, dans des conditions infiniment plus favorables qu'eux. Nous pouvons prier vraiment ; prions pour ainsi dire à « leur place ».

Vous êtes en effet quelquefois poursuivi jusque tard dans la nuit par de multiples tâches, des soucis, des tentations ; fatigué, la dépression parfois vous guette ; vous vous laissez impressionner par des déceptions répétées, par la lenteur des progrès missionnaires, par l'ampleur de la tâche inachevée ; le sentiment de la solitude vous surprend et l'incertitude politique aussi vous pèse inconsciemment : peut-être la maladie visite-t-elle à nouveau votre petite famille ? Tout ceci appartient au combat du chrétien et du missionnaire en particulier. Mais alors qu'il faudrait tant pouvoir prier, méditer les Écritures, seul, et avec sa femme, la fatigue vous gagne, impérieuse, une chaleur moite et lourde vous enveloppe, car nous sommes en saison des pluies ; vous cherchez en vain la lucidité pour une lecture biblique approfondie, l'énergie combative de l'intercession. « La nuit nous y préparera », pensez-vous alors. Le sommeil enfin trouvé se poursuit dans cette même atmosphère oppressante. Enfermés sous la moustiquaire, vous vous réveillez fatigué comme la veille, la tête lourde... et déjà le travail aux multiples exigences vous sollicite, une journée bien remplie vous appelle, la journée rude et heureuse du missionnaire.

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JOURNÉE MISSIONNAIRE

Le moment de recueillement est trop vite interrompu ; sur la galerie, des indigènes venus chercher conseils et secours vous attendent déjà. Ce sont alors ces entretiens interminables, pour arriver finalement à l'essentiel ; il faut les aimer, les aider dans leurs impasses matérielles et spirituelles, dans leurs problèmes sociaux, dans leurs maladies, etc. Dans la chambre voisine, vos enfants à peine vêtus courent et appellent, il faut s'occuper d'eux aussi, prendre le temps de les aimer surtout. Très vite c'est l'heure de servir le déjeuner, ... encore une ultime préparation des cours et déjà les cris de joyeux écoliers envahissent la station ; c'est l'heure pour l'institutrice missionnaire de laisser sa petite famille pour une autre, aux enfants bronzés et souriants. Lui, sera appelé en visites ou en longue tournée, à moins que la préparation de sujets ou de cours bibliques ne l'appelle après ce long entretien ou ses soins aux malades. Et puis, il y a toute la tâche matérielle qui vous sollicite, ces humbles services sans noms et sans nombre : ce sont des courses administratives en ville, les commissions pour la station ou les stations de brousse, la quête d'un camionneur complaisant ; il faudra prendre le marteau pour réparer un meuble, la truelle pour construire, le pinceau pour entretenir, scier, fendre le bois de cuisine, creuser un puits, bêcher et fumer le jardin potager, l'ombrager et l'arroser journellement, soigner la volaille, tirer l'eau du puits, faire la lessive, une lessive quasi quotidienne car les vêtements trempés de sueur ne se portent qu'une seule fois au risque de se voir le corps couvert d'une irruption de « bourbouille », une lessive dans des seaux ou des écuelles, avec une eau péniblement tirée, une lessive à « l'huile de coude », une lessive qui, sous ce climat « tue » la femme missionnaire.

Très vite, trop vite, le rapide crépuscule tropical vous contraint à la retraite. C'est le repas du soir, en famille, enfin l'heureuse détente, les conversations, la joie des enfants ; C'est avec eux un moment de jeux et de rires où, dans nos bras, ils iront voir les poules somnoler au perchoir, où, debout sur les épaules de leur papa, ils tendront leurs petits bras pour détacher quelque mangue ou quelque banane mûre. Ou bien ce sera la bienfaisante évasion au bord du fleuve, dans le grand calme des soirées laotiennes, l'oeil perdu sur le couchant flamboyant, l'âme ouverte à cette contemplation reposante, à cette prière d'adoration, à cette paix de Dieu tellement proche en cette heure de retraite. Quelquefois aussi le crépuscule allume une lampe heureuse au milieu d'amis : des missionnaires attendus depuis fort longtemps vous sont enfin donnés ; et c'est une belle soirée ensemble. Quelle joie de se retrouver ! Que d'impressions à échanger ! Et ce sont de francs éclats de rires, des conversations animées et heureuses, des cantiques... Une voix chaude lit maintenant quelques extraits de Semailles et Moisson ou quelque lettre récemment arrivée du pays. Quels moments bénis et toniques où se soude la communion, où se nouent de profondes amitiés, où se dissipent la tension et la fatigue du travail... Il sera très tard, ce jour-là, quand, après la prière en commun chacun, à regret, se retirera.

Plusieurs fois par semaine, après le repas du soir, la cloche de la petite chapelle aux murs blanchis vous appelle pour une heure d'étude et de prière avec nos frères laotiens. Il fait bon alors se regrouper avec eux, avec eux se retremper dans la foi, avec eux servir, avec eux adorer.

... Ce soir vous les retrouvez tous les deux, attablés près de la chandelle immobile ; souvent, ils essuient leurs mains humides de transpiration afin de ne pas tacher leur travail. Elle, elle vient de laisser couture, ou raccommodage, pour corriger les devoirs d'école ; lui, il rédige un long rapport. De temps à autre leurs ombres s'interrogent : « Que penses-tu de cette phrase » ? Dehors, c'est le profond silence, déchiré parfois par le « sermon » bizarre du kapket (son cri de lézard semble en effet parodier les trois phases d'un sermon) ; au loin, le chant d'un khène se meurt dans la nuit, puis, plus rien, sinon le murmure du papier sous leurs plumes encore alertes.

Au-dessus de leurs têtes, la vieille pendule vient de frapper onze coups. « L'heure passe vite ce soir, il faut songer au repos »... Non, on a porte encore sur la table quelque correspondance.
La valeur de leurs lettres, rares peut-être, réside dans ce qu'elles disent et... dans ce qu'elles taisent, arrachées qu'elles sont bien souvent au sommeil, à la lassitude, à la langueur de ces soirées chaudes et lourdes ; et souvent le courage vous manque : « Tant pis, laissons celles-ci, c'est moins urgent, ils comprendront bien ! » Après le recueillement, on se décide enfin à prendre le repos, un peu déçu de n'avoir pu tout faire, mais pourtant heureux et reconnaissant envers le Père de tous les détails de la journée. N'a-t-Il pas accordé les forces pour l'accomplir ? Et puis, Il dispensera bientôt ces mois de saison sèche, agréables et frais; nous pourrons alors y retremper notre énergie, y renouveler nos forces. Quelle attente, quel renouveau de vie, la belle saison au Laos

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RÉALITÉS MATÉRIELLES

Mais pourquoi donc se laissent-ils accaparer par ces multiples occupations matérielles, pensent quelques-uns ? Ce n'est pas précisément cela, la tâche missionnaire ! Est-il convenable et admissible qu'elle soit alourdie par ces innombrables occupations ? »
Il est en effet fort regrettable que ces envoyés, amenés à pied d'oeuvre au prix de très lourds sacrifices affectifs et financiers, se voient à ce point paralysés par ces multiples travaux matériels.

« Bien souvent, écrivait récemment l'un d'eux, je suis préoccupé en considérant tout le temps que je dois passer au travail matériel au préjudice de l'oeuvre missionnaire ». Cette simple phrase laisse apparaître une secrète déception, une souffrance profonde, démoralisante. Mais, bien sûr, pour être en mesure de servir, il faut d'abord vivre.

Ce que le serviteur reçoit l'aide beaucoup, mais ne semble pas lui suffire pour vivre, d'autant plus que ses ressources sont grevées inévitablement de dépenses particulières et extraordinaires :
Il faut assurer la construction ou l'entretien des stations. Les unes, importantes bâtisses en « dur », demandent un entretien suivi ; les autres, en bois, lentement minées par les termites, nécessiteront une reconstruction pure et simple.
La jeune Laotienne, venue seconder la femme missionnaire au ménage, demande un salaire important, voisinant 100 fr. suisses.

Le budget missionnaire doit également trouver la mensualité nécessaire pour la famille de l'indispensable évangéliste. Or nous savons que pour nourrir, loger, élever sa famille en ville, un Laotien demande quelque 500 fr. suisses par mois. Aujourd'hui, le missionnaire ne peut plus travailler seul, surtout dans l'évangélisation ; la vénération de l'indigène pour l'Européen appartient au passé ; elle fait place actuellement à la plus parfaite indifférence, voire à l'hostilité encore dissimulée. Jusqu'au jour encore lointain où l'Eglise du Laos sera en mesure de pourvoir aux besoins des évangélistes, le missionnaire se voit contraint de partager avec lui son salaire.

Signalons aussi les déplacements, les tournées en brousse. Il faut prendre une bonne réserve de carburant et de... médicaments pour en donner aux indigènes, toujours à court de quinine en particulier. Ces courses entraînent des frais considérables, dépassant très souvent les disponibilités du serviteur. Avec quelle reconnaissance l'aide substantielle de ces derniers mois, pour soulager ce service, fut-elle saluée par les missionnaires ! Grâce à ce subside de la « Prévoyante », (1) il leur est désormais possible de rouler avec de l'essence, non plus à fr. 1.50 le litre, mais à fr. 0.50 ! La jeep, immobilisée depuis fort longtemps à cause de ce prix inabordable, pouvait reprendre ses inestimables services.

À tout cela s'ajoutent des postes secondaires, mais redoutables dans un pays où la vie est aussi chère ; pharmacie de famille, soins médicaux, frais postaux, nécessaire de bureau, pétrole d'éclairage, bois de cuisine, bois de travail, savon, quincaillerie, chaussures, vêtements, etc...

Pour faire face à toutes ces exigences, (2) le missionnaire et sa famille vivront dans la plus stricte économie ; les achats au marché ou à l'épicerie seront limités pour tirer un profit maximum du jardin et des conserves familiales. Les enfants iront volontiers nu-pieds, comme les indigènes du reste, mais ils ne pourront pas toujours recevoir une alimentation assez substantielle, le lait en particulier ; certes, le commerce en offre en suffisance, mais il est fort coûteux ; et, sinon pour les enfants, du moins pour les adultes, on cède à l'illusion d'un lait plusieurs fois allongé d'eau !
Le missionnaire s'ingénie avec raison à tirer parti de ce qui pourrait lui apporter quelque aide économique : ventes de fruits, de légumes, et de kapok, aménagement d'appartements locatifs, revente d'objets personnels, un fusil, une machine à écrire, une montre, etc...

Heureux dans leur condition, ces envoyés ne demandent rien. Mais Dieu, ne nous demande-t-il pas pour eux ? Ne devons-nous pas connaître, et leurs combats spirituels pour prier, et leur situation matérielle pour donner ?

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1 « La Prévoyante », association missionnaire à Genève, a été fondée en 1909, à l'occasion de la mission évangélique au Laos.

Elle groupe actuellement une centaine de membres des assemblées évangéliques de Suisse romande.
Ses statuts précisent que son but est exclusivement de soutenir matériellement la diffusion de l'Évangile de Jésus-Christ, en venant en aide à l'oeuvre missionnaire en divers pays.

Elle consacre à cet effort la totalité de ses ressources constituées par les cotisations volontaires de ses membres et les divers dons et legs qu'elle peut recevoir. 
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2 Pour apprécier ces besoins financiers du missionnaire, la base la plus sûre, semble-t-il, est de confronter ses ressources avec les salaires et les prix des denrées en Indochine ; en d'autres termes, il convient simplement d'apprécier ce qu'il reçoit à la mesure du coût de la vie en Indochine.
L'importante C. M., A., responsable de quelque 600 missionnaires dispersés dans plus de 20 pays différents, considère l'Indochine avec le Pérou et les Philippines, comme les contrées où les prix et les salaires sont les plus élevés.


En effet, appréciés en monnaie suisse, le riz au Laos coûte en moyenne fr. 1.20 le kg., la farine de blé fr. 2.40, le sucre fr. 3-, le pain fr. 3. -, les pâtes fr. 6.40, les pommes de terre fr. 2. -, le beurre en boite fr. 18-, le café fr. 7. -, la viande fr. 4. -, le sel fr. 0.60, les conserves de fruits et de légumes fr. 4. -, les bananes fr. 0.40 la douzaine, l'ananas fr. 0.80 pièce, le lait (vendu en boîte) fr. 2. - le litre, l'huile à salade fr. 6-, benzine fr. 1.50, le pétrole fr. 2.50, une paire de sandales fr. 20. - à 30. -, 1 paire de short (homme) fr. 17. -, bois de travail fr. 8. - à 10- le m2, etc.


Les salaires, eux, sont très variables : un coolie peut recevoir l'équivalent de 75 à 200 fr. suisses par mois, un fonctionnaire de l'administration vietnamienne, de 500 à 2000 fr., un fonctionnaire ou militaire français de 1000 à 2500 fr., un fonctionnaire laotien aux P. T. T. de 400 à 1000 fr. plus 40 fr. d'allocations par enfant, un couple pastoral ou missionnaire au service de l'Eglise réformée, de la C. M. A. ou de l'Aumônerie militaire, de 1200 à 2200 fr., allocations familiales comprises.

Les estimations ci-dessus furent faites sur la base du cours de la piastre avant la dévaluation de mai 1953, où de fr. 17. - (français), sa valeur baissa à fr. 10- Elles conservent cependant toute leur actualité, car cette dévaluation fut suivie d'une hausse correspondante du coût de la vie.

Ces quelques considérations nous aideront à mesurer l'importance des ressources nécessaires au missionnaire pour accomplir sa tâche.
Il est très difficile et délicat de porter une appréciation sur la situation matérielle des missionnaires. Une telle démarche est-elle vraiment heureuse ? Non, si elle revêt la forme d'un plaidoyer en faveur de ces « pauvres missionnaires », car ils ne sont pas pauvres, mais riches d'une magnifique vocation. Oui, si elle exprime de notre part ce geste de communion, cette volonté de partager une vocation adressée finalement à l'Eglise tout entière. Alors cette information, cette démarche sera éclairée par le souci de partager concrètement, avec les missionnaires, non seulement le combat spirituel, mais aussi les réalités matérielles de l'existence « en suivant une règle d'égalité », précise l'apôtre Paul (II Cor. 8.13). 
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