Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Chapitre premier

LAOS ET LAOTIENS

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ATMOSPHÈRE

Là-bas, au coeur de la lointaine Indochine, dans un isolement géographique impressionnant, vit le peuple le plus doux de la terre. Un peuple sans problèmes dont la vie facile s'écoule, sans heurts, à l'ombre des forêts illimitées qui couvrent le pays. À l'est, l'oeil S'Y perd jusqu'à la barrière annamitique étirée à l'horizon bleu ; à l'ouest le cordeau argenté du Mékong y découpe la frontière siamoise. Elles se percent ici et là de clairières et de plaines pour laisser les rizières étendre au soleil tropical leur mosaïque humide et verdoyante. C'est là, tout près, qu'il faut chercher les villages aux demeures branlantes sur leurs pilotis rongés de termites. Suivons un instant la piste usée par les pluies diluviennes d'été, là-bas, les touffes frissonnantes de bambous gigantesques annoncent le village ; autour d'une gracieuse pagode, ses maisons se sont « plantées » au hasard sous la frondaison rafraîchissante du verger tropical ; des cocotiers majestueux, de plantureux bananiers, des manguiers, des papayers ombragent et nourrissent les hommes.

Voici passer un buffle, l'inséparable compagnon de travail du Laotien ; il passe monté d'un cavalier rêveur et souriant, les jambes pendantes ; il passe traînant une charrette minuscule dont l'essieu décentré rouge encore ses deux roues pleines ; elles chevauchent, ces roues, de-ci, de-là, titubant et grinçant au pas lent et mesuré de l'animal... et devant vous, c'est tout le Laos qui passe, son atmosphère insouciante, sa paisible existence, son rythme «su-su» - cette expression bien laotienne exprime tout un style de vie.

Les ombres de la nuit envahissent maintenant la forêt redoutable peuplée d'esprits et de tigres ; le rapide crépuscule allume déjà les étoiles à l'éclat si pur et si proche ; la lune commence son jeu lumineux et doux dans les palmes finement découpées des grands cocotiers ; les torches résineuses aux ombres fantastiques vacillent dans les demeures. La nuit est là dans l'impressionnant silence des immensités endormies, dans l'atmosphère lourde et immobile de la saison chaude... Soudain, l'obscurité tremble et s'anime aux notes mélodieuses du khène laotien ; un chant improvisé se précise et s'amplifie ; il passe maintenant tout près, sur le chemin des rizières, pour mourir doucement dans la nuit.
Ce peuple laotien est certes arriéré encore, mais non point sauvage. Son riche passé plonge des racines dans des civilisations plusieurs fois millénaires.

Si les documents historiques ne remontent guère au delà du 14e siècle, plus loin, des annales obscures et pittoresques nous renseignent. Ces annales compilées sur des feuilles de lataniers, sorte de palmiers-papyrus, furent longtemps et jalousement gardées sous le toit des mystérieuses pagodes ; elles relèvent à la fois de l'histoire et du mythe.
Elles relatent la fondation de la capitale, Luang-Prabang, par deux ermites bouddhistes, vers le début de notre ère semble-t-il. Suivent une succession de noms, noyés dans des récits, les noms de chefs ou de princes de la ville. Tributaires des Chinois, ils le seront plus tard du puissant Empire Khmer dont les ruines d'Angkor, au Cambodge, témoignent d'une gloire et d'une civilisation étonnantes.

C'est alors qu'apparaît la grande figure de l'impétueux Fa Ngoun, le véritable fondateur du grand Laos, le Lan-Xan. Nous sommes au 14e siècle. Fa Ngoun appartenait à cette immense famille ethnique thaïe alors récemment descendue du Yunnan (1).
« On parle déjà des Thaïs, assure l'historien Th. Guignard, comme occupant le Yunnan et la région des deux Khouang, plus de deux mille ans avant Jésus-Christ... Le rôle de cette race dans ces âges reculés ne fut pas sans splendeur et sans gloire et peut-être fut-elle une des premières races policées du monde. En tout cas, elle avait déjà organisé et fondé des royaumes quand plusieurs des peuples occidentaux étaient encore en pleine barbarie... De ces royaumes, l'un était formé par les Thaïs orientaux... qui se mélangeront aux Chinois des deux Khouang et aux Annamites du Tonkin... les autres étaient habités par les Thaïs occidentaux dont les migrations formèrent toutes les principautés laotiennes des rives du Mékong, les États Shans, plus tard le royaume du Siam, et peuplèrent aussi une partie de la Birmanie. Les Thaïs orientaux subirent l'influence chinoise et annamite, et les Thaïs occidentaux acceptèrent surtout, et en grande partie, l'influence civilisatrice de l'Inde. » 
Écoutons le « Vieux Laos » nous conter son origine légendaire:
« Le roi du ciel, Phya-Theng, envoya le sage Khouii-Borom régner sur la terre, avec deux épouses divines, Nang-Et-Keng et Nang-Yomakara ; monté sur un éléphant blanc, aux oreilles noires, aux défenses recourbées, transparentes et croisées, Khoun-Borom, descendit sur le vaste plateau de Muong-Theng (pays des anges) (2), au lieu-dit Na-Noï ; là, un plant de courges de prodigieuses dimensions, poussé au centre de l'étang Kouva, avait été s'accrocher sur la rive à un figuier lui-même de taille sans pareille qui l'aidait à soutenir deux fruits énormes.


Au village - Ban-Lao

L'envoyé céleste fit percer les courges dont il sortit aussitôt, en quantités incalculables, de l'or, de l'argent, des étoffes, des parfums, des graines de plantes, des hommes, des femmes, des boeufs, des buffles, pores, chiens, poules, canards, etc. qui se répandirent sur le monde. Et comme ses deux femmes lui avaient donné sept fils, Khoun-Borom sépara les peuples et les leur partagea :

Le premier, Khoun-Lo (3) eut Muong-Swa (Luang-Prabang), le pays des millions d'éléphants et des parasols blancs (Lan-XangHom-Khao) ;

le second, Chet-Chuong, eut Muong-Phoueun (plateau du Tra-Ninh et vallée du Nam-Nhiep jusqu'aux environs de Borikane) ;

le troisième, Nhi-Fa-Lane, eut Muong-Ho (Sip-Song-Panas, le pays des Douze mille rizières) ;

le quatrième, Chu-Song, eut Prakan (pays thaïs du Haut Tonkin et de la Rivière Noire) ;

le cinquième, Saya-Phong, eut Muong-Nioun (Xieng-Maï ou Lan-Na, le pays des millions de rizières, dans le Haut-Siam) ;

le sixième, Kham-In, eut Muong-Louvo (Siam ou Lan-Piyea, le pays des millions de greniers) ;

le septième, Louk-Poun, eut enfin Hongsavadi (Pegou et Pagan, en Birmanie).


--- Le riz

 

 

Le labour

 

 

 

Les plantons---

 

 

--- La cuisson à la vapeur

 


Avant de les mettre en route, Khoun-Borom dit aux sept rois, ses enfants : Vous vivrez paisiblement en bons voisins, les aînés ne querellant pas leurs cadets... Partez et souvenez-vous que vous êtes nés du même sein ». (4)

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UN PEUPLE EN MARCHE

Le Laos devait rester longtemps fermé à l'influence sans cesse croissante de l'Europe moderne en Extrême-Orient.

Isolé derrière la chaîne annamitique, au coeur de l'immense forêt indochinoise, il demeura en marge des grands courants économiques et culturels ; même le Mékong, seule voie naturelle d'accès, opposait ses rapides successifs à une intrusion étrangère. Il fallut le camion, puis l'avion pour violer cette citadelle médiévale et la contraindre à l'échange. Par cette double voie le progrès pénétra au Laos ; l'ère de la technique et de la culture occidentales s'y installe actuellement. Le Laos se réveille brusquement d'une torpeur séculaire où il végétait, pour reprendre sa marche en avant. Le souffle fier du nationalisme le pousse irrésistiblement dans la grande aventure. La présence d'un grand passé l'anime à nouveau et il se relève des ruines et des blessures profondes reçues de son frère siamois, ces guerres et ces déportations massives du 19e siècle.
Ainsi, pour bien comprendre le Laos et le Laotien d'aujourd'hui, il faut le suivre dans cette marche progressive de la société traditionnelle vers une société moderne.

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LE LAOS TRADITIONNEL ET RELIGIEUX

Cette âme laotienne, dans son intimité, nous la découvrons dans ce milieu traditionnel qui l'a enfantée, et où elle grandit.

Ce monde païen semble former un grand tout homogène où s'entre-répondent et s'interpénètrent toutes les manifestations de la vie humaine : religion, coutumes, instruction, travail, fêtes, politique, etc. Une notion de l'existence essentiellement communautaire cimente les parties de cet édifice païen en une entité indissociable. Le Laos vit, pense, agit conformément au groupement humain auquel il appartient : la famille, le village, la nation, la race...

Dans un village de brousse, la population s'est groupée pour entendre l'Évangile. Elle est intéressée, saisie même, le missionnaire pose alors la question décisive de la conversion et de la foi en Jésus-Christ. « Missionnaire, impossible de répondre maintenant pour tous, laisse-nous réfléchir et décider en conseil de village. » La perspective était communautaire, pour une décision in corpore, et non personnelle. Un Laotien invité à la foi vous répondra : « Notre roi et nos chefs sont bouddhistes, pourquoi changerais-je moi seul ? »

Malgré les ferments qui travaillent aujourd'hui le peuple, soyez confiants ; le Laotien reste pacifique et hospitalier. Le soir venu, ne craignez pas de vous aventurer dans l'enceinte du village. La couche de l'étranger vous attend à l'extrémité de la pièce commune éclairée et parfumée d'un « cabon » résineux. Ayez seulement soin de ne pas franchir la limite conventionnelle, violant ainsi la partie familiale de l'habitation. Là sont édifiées les parois sacrées des deux uniques chambres du logis, celle des époux et celle des jeunes filles. Après le repas, le Laotien vous offre la sécurité et le repos sous son toit de chaume... Et vous vous endormez dans ce grand silence des nuits laotiennes hantées de présences invisibles et malfaisantes, de temps à autre déchirées par le martèlement métallique des bonzes sonneurs en veille rituelle pour saluer la pleine lune.

Comme tout homme, le Laotien est un être religieux. Chez lui le sentiment religieux s'affranchit avec peine des réalités et des intérêts matériels. Il n'y a pas de penseurs laotiens, encore moins d'ascètes comme les fakirs hindous. Non, il préfère les rites faciles à d'austères disciplines, les formules superficielles aux expériences spirituelles profondes. Il se sent à son aise dans les fêtes bruyantes et tapageuses où il peut donner libre cours à sa gaîté naturelle. Mais ce masque souriant cache l'inquiétude et l'asservissement intérieurs.

L'animisme
L'animisme constitue en effet le fond de sa conscience religieuse. Le Laotien vit enveloppé de présences spirituelles protectrices ou malfaisantes ; et c'est souvent la crainte, la terreur même. Ne sont-elles pas les véritables responsables des malheurs survenus dans sa vie, sa famille, son village, sa rizière ? Il les voit partout et pour tout. « La nuit.. affirme-t-il, les chiens voient les esprits, et ils aboient et pleurent. » À Mahaxay, un jeune éléphant trompa la vigilance de son cornac pour se précipiter dans la Sé-Bang-Faï, profonde en cet endroit. Il refusait obstinément d'en sortir, et se laissait submerger pour réapparaître à nouveau ; son corps énorme faisait écumer l'eau tandis que le jeune cornac, agrippé à son cuir épais, le harcelait ; un indigène, accouru comme nous sur le pont de bambous, nous explique enfin, convaincu : « Inutile, c'est l'esprit de la rivière qui le retient pour le noyer ! » Mais finalement l'animal furibond sortait, brisant sur son passage les fragiles barrières des jardins étagés sur la berge. Dans un village, un nouveau-né vient d'être cause de la mort de la mère : « Sans nul doute, il est possédé d'un mauvais esprit ! Il faut laisser mourir ce petit être malfaisant », réclame, impitoyable, la coutume. Ailleurs, une femme se meurt, étendue sur la natte tressée ; l'échelle craque, un visage inquiet interroge : « Ta femme est très malade, mon pauvre ami ! Mais, tu sais, je connais le responsable, Boun Mi, le vieux chasseur ; il lui a jeté un sort ; je l'ai vu l'autre soir revenir des rizières et faire le tour de ta maison ; il parlait aux esprits à voix basse sans voir personne... Le soir même ta femme tombait malade ». On appelle le sorcier, qui naturellement confirme ce verdict ; la rumeur court le village, on s'indigne, on s'alarme, on chasse impitoyablement l'accusé ; il fuira avec ou sans famille pour venir grossir les rangs de cette classe honnie et redoutée des parias laotiens ; il est « phipop », possédé d'un mauvais esprit ; ou soi-disant possédé, car beaucoup de vengeances et de jalousies empruntent cet artifice : une rizière convoitée, une place briguée... et le voisin gênant est ainsi écarté.

Cette crainte des esprits exerce ainsi sur le peuple, même sur les évolués et les membres des autorités, une véritable tyrannie spirituelle et sociale. Ne parlons toutefois pas trop facilement de stupides superstitions : l'apôtre Paul ne signale-t-il pas une lutte victorieuse du chrétien contre « les esprits méchants dans les lieux célestes » ? (Eph. 6.12).

Il n'est pas rare au Laos d'assister à des scènes d'exorcisme ou de danses aux démons. Beaucoup s'initient aux disciplines occultes et se proposent comme intermédiaires entre l'homme et ces puissances invisibles. Ces prêtres de Satan, outre leur livre d'initiation rudimentaire, s'entourent de tout un appareil d'objets rituels, de fétiches, d'amulettes, propre au service démoniaque. À Thakhek, face à la station missionnaire, sous un arbre bouddhique sacré, se trouve la maisonnette dédiée aux « esprits protecteurs » de la ville. Je vois toujours ce Laotien préposé à leur service venir régulièrement les « nourrir »... Et l'arbre sacré de Bouddha cachait sous sa frondaison mystérieuse et accueillante cette idolâtrie superstitieuse. Tout le drame religieux du Laos tient dans cette scène.

Le bouddhisme
En effet, si l'animisme constitue le fond de la conscience religieuse laotienne, le bouddhisme en est le bienveillant modérateur et le vernis superficiel.

Siddarta Gautama, appelé plus tard Bouddha, c'est-à-dire l'illuminé, vécut aux Indes au 6e siècle avant notre ère. Il se trouva ainsi contemporain des derniers prophètes de l'Ancien Testament lors du retour de la captivité babylonienne, Aggée et Zacharie. L'illumination spirituelle tant recherchée, il la reçut enfin lors d'une méditation solitaire sous un arbre. Sa doctrine est plus philosophique que religieuse ; elle est en fait foncièrement humaine et athée : « Soyez à vous-mêmes votre propre flambeau et votre propre secours » demande-t-il à ses disciples ! Elle prétend résoudre par la négative le problème de la vie et de la souffrance. Sa ligne essentielle semble se dégager de cette seule proposition : Le désir de vivre engendre la vie en une succession ininterrompue d'existences, de réincarnations ; or à la vie est liée la souffrance : affranchis-toi donc du désir de vivre et, libre de cette nécessité, tu le seras aussi de la souffrance, et tu te perdras enfin dans l'infinie béatitude du « Nirvana ».

Mais très vite, les disciples firent du maître un dieu, avec son cérémonial et ses prêtres, et l'enseignement philosophique abstrait et desséchant s'enrichit de belles maximes morales. Le bouddhisme reçu par le peuple semble se limiter à ces deux éléments subséquents : le dieu Bouddha et sa morale. C'est ainsi, vraisemblablement, qu'il fit la conquête de tout l'Extrême-Orient ; il y compte actuellement quelque 500 millions d'adhérents.

Depuis de longs siècles, le bouddhisme participe à la vie laotienne : ne trouvons-nous pas deux bonzes à l'origine légendaire du Vieux-Laos ? Et depuis lors, leur nombre s'est multiplié. Sur les chemins du pays, vous les rencontrez constamment, ces prêtres drapés « d'or ». Leur visage uniforme et impénétrable ne laisse pas de vous troubler ; sur ces masques jaunes et figés, aucune lumière, pâle reflet de quelque flamme intérieure ; il semble que l'âme s'est définitivement éteinte. « C'est là le drame du bouddhisme laotien, affirmait récemment un missionnaire vétéran, il a éteint pour jamais tout besoin spirituel dans l'âme de ce peuple. »

Le bouddhisme laotien est un bouddhisme facile et populaire, très souvent corrompu par les superstitions animistes. Amputé de sa haute discipline philosophique, il se confine dans les rites et la morale. « Tu ne tueras point, tu ne commettras point d'adultère, tu ne voleras point, tu ne mentiras point, tu ne t'enivreras point », en sont les cinq préceptes fondamentaux, régulièrement et allégrement enfreints du reste !

Les bonzes vivent en confréries sous la direction du chef, l'agna khou ou thiaou vat. Ils passent leur temps en occupations rituelles, lectures, prières, récitations, sonneries, ils reçoivent, et donnent aussi à leur tour un enseignement scolaire sommaire ; ils veillent à l'entretien de la pagode, ou s'en vont, en file indienne, quêter leur pitance ; à moins que le zèle des fidèles ne la leur apporte à la bonzerie même afin de gagner quelque mérite ou « boun ».

Ce mot significatif devint aussi par extension l'appellation laotienne donnée aux fêtes, organisées souvent par les soins de la pagode pour y drainer encore la générosité religieuse. Il n'est pas rare de voir, outre les présents de tous genres, arriver en grande pompe des châsses toutes garnies de guirlandes en billets de banque ; au son du khène, entourées de « danseurs aux démons » ivres et bruyants, elles sont transportées en cortèges dans les rues avant de gagner le temple.

Les fêtes
Elles sont nombreuses les fêtes au Laos, elles correspondent si parfaitement à la mentalité de ce peuple. N'invitent-elles pas à la joie, aux plaisirs, aux rires, au délassement, à la musique enivrante et à la gaie boisson ? Toutes les circonstances de la vie peuvent être occasions de fêtes : récoltes, mariages, enterrements, rites occultes, cérémonies bouddhiques, phases lunaires, manifestations sportives, événements à la Cour. Elles se déroulent presque invariablement sous le signe doré d'un bouddhisme paternel et accommodant. Ainsi, cette présence religieuse a consacré aux fêtes laotiennes leur nom de « boun », ou, littéralement traduit, de « mérite ». Au Laos faire la fête est méritoire ! Le paradis est décidément d'un accès facile et agréable pour ce peuple ! Et le Bouddha accroupi, au sourire éternel, ferme silencieusement les yeux sur les transgressions tapageuses de ses austères préceptes...

La cour du temple est bientôt aménagée en un lieu de réjouissances et de « mérites ». Au centre, les bonzes ont édifié un vaste toit de chaume pour abriter l'idole du Sage ; trois ou quatre sièges dorés reçoivent les chefs religieux qui s'entre-répondent les préceptes du maître-dieu. Devant eux, les fidèles se pressent, les bras chargés de leurs « bouns », présents en nature ou en espèces, puis, les mains distraitement jointes, ils approuvent sans entendre... entrent et sortent à leur aise. Dehors s'allument les lampions multicolores et la place de jeux et de danse, serrée dans l'enceinte sacrée, ne tarde pas à regorger d'une foule masquée ou parée de ses plus beaux atours. La pleine lune regarde silencieusement à travers les arbres immobiles et la nuit suffocante résonne bientôt du brouhaha de la fête. Ici on prie, on s'enivre, on danse, on joue à l'argent, et très vite les « bonnes oeuvres » s'enlisent dans l'orgie et les pratiques superstitieuses. Car les esprits aussi sont de la fête : regardez-les passer dans la joute bouddhique des pirogues sacrées ; à se mesurent les riverains de plusieurs villages ; et ce sont des cris, des huées alors que les bras se tendent sur la rame ; chaque équipe a eu soin de prendre à bord la huchette aux esprits protecteurs du village car, n'est-ce pas de leur présence toute-puissante que dépendra la victoire ?

C'est sur ce bouddhisme intégré à toutes les manifestations de la vie laotienne que le gouvernement appuie son autorité. Il en a fait sa religion, la religion nationale ; mais ceci doucement, car nous sommes au Laos ! Partout des pagodes sortent de terre ; même dans les régions montagnardes essentiellement animistes, hostiles à la religion du Gautama, les bonzes détestés sont imposés aux populations (en maints endroits, nous arrivons trop tard !). Les écoles monastiques des grands centres, Paksé, Savannakhet, etc., s'agrandissent et se peuplent.

« Le Bouddhisme est la religion de l'État, et le roi en est le Haut Protecteur », stipule la Constitution laotienne moderne du 11 mai 1947.

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LE LAOS MODERNE

Ce réveil « politico-religieux » participe donc à un vaste mouvement nationaliste. Entrer au Laos actuellement, c'est entrer dans une société en pleine transformation. Une révolution pacifique s'opère irrésistiblement et gagne les villages les plus reculés. Le Laos se détache peu à peu de longs siècles de stagnation politique et économique pour inscrire son nom parmi les nations modernes.

Ce Laos en marche du lointain passé vers l'avenir inconnu s'éveille aux strophes simples et décidées de son chant national :

Notre race Lao a jadis connu en Asie une grande renommée.
Alors les Lao étaient unis et s'aimaient.
Aujourd'hui encore ils savent aimer leur race et leur pays et se groupent autour de leurs chefs.
Ils ont conservé la religion de leurs pères et savent garder le sol des aïeux
Ils ne permettront pas que quelque nation vienne les troubler ou s'emparer de leur terre.
Quiconque voudrait envahir leur pays les trouverait résolus à combattre jusqu'à la mort.
Tous ensemble ils sauront restaurer l'antique gloire du sang Lao et s'entr'aider aux jours d'épreuve.

Une telle crise de croissance tend à scinder la société en deux classes : les primitifs et les évolués. Toutefois, il ne semble pas qu'il y ait rupture ; non, le Laos traditionnel et le Laos moderne font bon ménage autour de la personne de leur souverain S. M. Sisavang-Vong.

Réorganisation du Royaume
Formé dans les écoles européennes, ce roi a eu cependant la sagesse de respecter la structure politique et sociale de son pays avec sa pyramide hiérarchique des pouvoirs ; il y substitua simplement à son sommet une formule politique moderne. Ainsi, à la base, restent le « probanc », chef de village, le « tassing », chef de cercle, le « chao muong », chef de district, le « chao khoueng », chef de province, tandis qu'au sommet s'est organisée une royauté constitutionnelle : son roi entouré de neuf conseillers (Conseil du Roi), son Conseil de Ministres, et son Assemblée Nationale composée de députés élus au suffrage universel. En outre, trois représentants laotiens rattachent le Laos à l'Assemblée de l'Union Française à Paris en qualité d'État libre et associé. Réciproquement des conseillers, mandatés par la France, assistent encore le Souverain, les ministres et les chefs de provinces laotiens (Constitution du 11 mai 1947).

Un mouvement d'une pareille envergure représente une réalisation d'autant plus surprenante que le degré d'instruction de la population est généralement très bas. L'entreprise est prodigieuse, peut-être trop considérable. Il s'agit en effet de créer en quelques années la structure d'un État moderne : son gouvernement politique, ses chambres et ses trois pouvoirs ; son administration et ses multiples services, finances et contributions, contrôle de l'habitant, postes et télégraphe, douanes, travaux publics ; son économie, agriculture, commerce, industrie ; son organisation scolaire, sociale et médicale ; sa police, son armée, etc.

Il faut des hommes et des hommes préparés pour répondre à des besoins aussi vastes et multiples. Une élite intellectuelle se lève, mais ses rangs sont encore clairsemés. C'est pourquoi une véritable offensive scolaire s'organise et s'intensifie ; elle gagne maintenant la plupart des centres de brousse. Il faut une nouvelle génération préparée aux nouvelles destinées du pays. Sera-t-elle à la hauteur d'une tâche aussi considérable ?

Quoi qu'il en soit, il reste absolument remarquable qu'un pays aussi arriéré, primitif même, cherche et réussisse en si peu de temps à trouver des chefs, à constituer des cadres, à former le personnel nécessaire au fonctionnement de cette énorme machine politique, économique et sociale que représente un pays civilisé.

Soyons justes, la France semble bien le principal artisan de ce magnifique essor ; son aide concrète et fidèle est tout à son honneur. Inutile par ailleurs de se dissimuler qu'un mouvement de cette envergure ne s'opère pas sans heurts, sans accès de vanité ridicule, sans concussions aussi ; mais il reste avant tout la surprenante révélation de la vitalité et des possibilités de ce peuple méconnu.

La guerre
Cette remarquable émancipation se développe en pleine période de conflit ; c'est à peine croyable. En effet, depuis le 9 mars 1945, le drame de la guerre se prolonge, interminable et démoralisant. Les Japonais attaquèrent alors subitement les garnisons franco-laotiennes repoussées en brousse jusqu'à l'armistice avec le Japon survenu quelques mois plus tard. Pendant ce temps des unités Vietminh s'organisèrent dans le Nord pour poursuivre la lutte à leur compte. Les villes furent néanmoins rapidement reconquises l'année suivante par les forces franco-laotiennes et le pays se couvrit de postes fortifiés pour parer à l'infiltration sporadique d'irréguliers Vietminh. Ils furent parfois soumis à l'épreuve de sévères coups de mains. Jusqu'au printemps 1953, les zones les plus productives et les plus populeuses restèrent aux mains du gouvernement royal alors que la plus grande étendue forestière du territoire échappait à son contrôle effectif. Mais, le 10 avril 1953, une formidable attaque Vietminh menée par plusieurs divisions de classe était déclenchée contre le nord du pays. Il est difficile d'en prévoir actuellement l'intention et l'issue. La guerre au Laos est entrée dans une nouvelle et cruelle phase.

La conscription ne cesse d'atteindre un nombre croissant de jeunes des villes et des villages. Ce recrutement massif entraîne avec lui des perturbations profondes. En effet, s'il est possible que ces contacts humains et cette discipline militaire constituent un enrichissement, il est en tout cas certain que cette existence de soldat est responsable d'un sérieux fléchissement moral de la population ; elle fausse la formation et l'éducation de toute une génération ; elle précipite la fin de traditions fortes et ancestrales, gardiennes morales d'un peuple.

 

Le Laos traditionnel

 

 

Les petits bonzes annoncent la fête

 

 

 

 

« Au pays des millions d'éléphants et des parasols blancs. »

 

 

 

Le Laos moderne

 

 

Défilé des employés de l'administration

 

 

 

 

 

Le véhicule indispensable

 

 



Influence de l'Occident
À cela s'ajoute l'invasion de la technique et de la culture occidentales, particulièrement dangereuse pour un peuple non préparé à l'assimiler ; elle apporte en effet des facilités qu'il n'a pas conquises et payées du prix de son travail, des courants de pensées qui ne sont pas issus des entrailles de son génie propre, bref, tout un style de vie importé qui ne saurait correspondre à son épanouissement naturel et spécifique. Elle laisse derrière elle une classe intellectuelle vaniteuse et parvenue, athée et amorale ; une classe sans fondements solides.

Toutefois, comparé au Noir, le Laotien semble devoir infiniment moins pâtir de ce choc avec l'Occident ; n'a-t-il pas vécu plusieurs fois de semblables bouleversements au cours des siècles ? Aussi, le visage de ce peuple reste-t-il, au fond, immuable, et sa personnalité, inchangée.

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SILHOUETTES LAOTIENNES

On ne saurait comprendre la mentalité laotienne sans dépeindre encore certains traits de son caractère. Indéfinissable, le Laotien est à la fois très décevant et très attachant. Son sens moral et sa notion de l'existence nous déroutent, nous autres Occidentaux ; et cependant, vivre avec lui, ne fussent que quelques mois, c'est ne plus l'oublier. Une corde a vibré que lui seul pouvait toucher ; parler du Laotien, c'est revivre une atmosphère, un charme particuliers à ce peuple.

Mais s'il nous attire par sa douceur, sa cordialité, son hospitalité, son imperturbable sourire en toute occasion, son comportement plein d'humour en face d'une vie douce et amie, il nous réserve par contre la pénible découverte de traits de caractères communs, du reste, au monde oriental. Cette absence chez lui des vertus fondamentales qui sont la richesse morale d'un homme ne laisse pas de vous troubler : le sens de la responsabilité, du désintéressement, du dévouement, de la parole donnée, de la pitié, de l'affection naturelle, lui semble étranger. Il vit sans « prochain » auquel le lient des devoirs précis et enrichissants. Même dans l'Eglise, ces vertus spécifiquement chrétiennes ne se manifestent que très lentement. Ne nous scandalisons pas d'emblée, mais sachons plutôt reconnaître à quel point notre Occident fut au bénéfice de l'influence de l'Evangile... jusque sur nos bancs d'école ; nos livres de lecture en sont imprégnés... j'en ouvre un au hasard à l'instant pour tomber sur une page de Pascal ! Seulement, nous avons souvent déjà renié ce qu'ils n'ont pas encore cru ! Ne méprisons donc pas ces Orientaux pareillement dépourvus ; moulés par une éducation païenne, ils en portent les marques tragiques et indélébiles jusque dans l'Eglise.

C'est ce brave évangéliste qui, désireux de réaliser quelque argent, envisage de vendre sa bicyclette, don de son église pour l'évangélisation.
C'est tel autre professant qui se voit attribuer une part à la répartition de la viande pour recevoir un nombre correspondant d'invités lors du cours biblique tout proche ; le jour venu, notre ami avait tout simplement vendu cette viande au marché !
C'est une femme chrétienne qui tombe malade à la mort ; par une grâce manifeste, elle est épargnée. « Missionnaire, j'ai compris que si Dieu m'a aussi miraculeusement guérie, c'est pour me pousser à nouveau à visiter les familles de l'église. » Quelle joie, une consécration renouvelée ! Deux jours après : « Missionnaire, j'ai visité plusieurs familles, hier, aujourd'hui... le missionnaire ne pourrait-il pas m'indemniser par quelques kilos de laine de kapok ? »

Gardons néanmoins confiance, car, dans l'Eglise, de magnifiques caractères infirment ces cas décevants ; dans l'Eglise, dis-je, mais pas dans la société païenne, semble-t-il.

Ainsi, pas de véritable préoccupation du prochain, pas de miséricorde. Non loin de Paksé, le gouvernement a repris des mains françaises la responsabilité médicale des lépreux. Ils vivent là une quarantaine, relégués dans un lieu malsain, en pleine brousse, quasi abandonnés, sans soins ; c'est à peine si du riz leur est apporté pour ne pas mourir ; l'infirmier laotien chargé d'une visite médicale hebdomadaire n'arrive que très rarement auprès de ses frères désespérés, car il a impunément vendu pour lui les médicaments en chemin.

La reconnaissance n'a pas cours au Laos, c'est un contre-sens ! « Missionnaire, il est vrai, vous m'avez rendu ce grand service, mais c'est à vous de m'en savoir gré, car je vous ai ainsi donné l'occasion de faire un Boun méritoire pour le paradis de Bouddha ! »

Une veuve rentre au foyer après une absence de dix jours... Elle arrive auprès de ses nombreux enfants... mais, voici... rien ne se passe, pas l'ombre d'une démonstration affective, comme si l'absence avait distendu la corde sensible de l'affection ; et cependant, ils les aiment leurs enfants. Entre conjoints, cette carence affective est plus manifeste encore.

L'imprévoyance et l'insouciance laotiennes restent proverbiales ; elles vous désarment et vous ne pouvez que rire de bon coeur. Nous arrivons dans un village par une lumineuse journée de juillet ; une galerie toute remplie retient amis et voisins de tous âges dans de tranquilles discussions. « Eh ! amis, personne ne travaille aujourd'hui ? Et le labour des rizières ? Le temps presse, qu'attendez-vous donc ? » « Missionnaire, nous attendons... la pluie, pour détremper le sol ! » Un jour, deux jours, qu'importe, le temps est pour nous, il n'en faut jamais forcer le cours, mais bien plutôt se laisser doucement pousser par lui.

Pour indiscipliné qu'il soit à l'ouvrage, le Laotien n'est pas paresseux. Avant l'aube, le village s'éveille au battement sourd et cadencé du pilon à riz ; il faut décortiquer la provision nécessaire... pour la journée seulement ! Puis, c'est la cuisson sur l'âtre, des heures durant ; la famille attend là, devant la braise fumante ; l'occupation est suffisante, nous cuisons le riz ! Une fois le repas. achevé, alors seulement la femme fera courir la navette sur son métier rudimentaire, et avec quel art, pour y disposer les multiples couleurs de son tissage ; alors seulement l'homme saisira son arbalète pour s'enfoncer dans la grande forêt, tandis qu'un groupe d'enfants pousseront devant eux un troupeau de boeufs dans quelque clairière herbeuse.




Découvrir ces horizons nouveaux chargés d'ombres et de lumières ; rencontrer sur sa route un peuple presque légendaire à la mentalité si riche et déconcertante ; éprouver, au sein d'un paganisme foncièrement indifférent, et privé d'aspirations profondes, la solitude spirituelle ; sentir autour de soi une indéfinissable atmosphère de xénophobie et d'insécurité ; tout cela vous enthousiasme et vous trouble à la fois dès votre arrivée en Indochine, au Laos. Et vous vous sentez étranger, indésiré même... et pourtant non, une famille vous attend, vous reçoit, la famille de Dieu.

Quelle émouvante rencontre que de pouvoir retrouver dans ces contrées perdues l'accueil de l'Eglise. La communion spirituelle en Christ avec des hommes si différents reste une expérience incomparablement belle ; les découvrir et les aimer comme de véritables frères dans la foi, rachetés eux aussi par le sang de Jésus-Christ.

Oui, le miracle s'est produit au Laos. Là-bas aussi le Saint-Esprit a bouleversé des consciences, régénéré des vies ; là-bas aussi le Seigneur édifie son Église. Elle est là, vivant témoignage de la puissance de l'Évangile de Dieu en faveur de tous les peuples.

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1 « Histoire du Laos » de P. Le Boulanger, p. 27 et 28, 4e éd. Librairie Plon, Paris.  
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2 Aux confins de la frontière montagneuse Laos-Tonkin, connu aujourd'hui sous le nom annamite de Dien-Bien-Phu. 
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3 Premier prince de race thaïe, souverain de Luang-Prabang ; fondateur de la dynastie thaïe encore au pouvoir aujourd'hui. 
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4 « Histoire du Laos », p. 31 et 32. Le Boulanger. Librairie Plon, Paris. 4e édition. 
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