Ces pages sont nées d'un rapport
présenté par le pasteur Arnold Bovet,
à la conférence de Baden en 1890.
Publiée en 1892 la première
édition fut rapidement
épuisée. Le vaillant champion de
l'antialcoolisme eût désiré
revoir et compléter son travail pour une
seconde édition. Dieu ne le lui a pas
permis. Il a été enlevé aux
siens, à son Église, à la
Croix-Bleue et à tous ceux qui l'aimaient le
11 mai 1903.
L'Agence de la Croix-Bleue de la Suisse
allemande a fait réimprimer cette brochure
en 1905.
Les pays de langue française ont,
eux aussi, besoin d'entendre une parole claire, un
cri d'appel. L'alcoolisme, l'ivrognerie
étendent leurs ravages. Dieu cherche des
mains qui prennent l'épée pour
frapper l'ennemi.
Cette traduction doit faire entendre
cette demande divine à tous ceux qui ne
peuvent lire la brochure allemande. Elle ne veut
pas satisfaire la curiosité de lecteurs
insatiables, mais pousser à l'action, au
dévouement, au sacrifice, des serviteurs
inoccupés de Jésus-Christ.
LE TRADUCTEUR.
L'Isle, Juin 1906.
Il y a trois ans, comme on cherchait un sujet
pour la prochaine conférence (de Baden), je
pris la liberté de proposer :
« la lutte contre la vie
d'auberge. » Cet objet me semblait
actuel. Il fut décidé de le renvoyer
à une autre année. Il y a quelques
mois, le Dr Christ proposait à notre
vénéré président :
« la Croix-Bleue envisagée comme
moyen d'évangélisation. » -
En fin de compte on s'arrêta à la
question que j'étudie aujourd'hui ;
vous ne vous étonnerez donc pas si ce
travail traite longuement de la
société qui a pour tâche
spéciale - au terme de ses statuts - de
travailler « avec l'aide de Dieu et de sa
parole au relèvement des victimes de
l'intempérance et de la vie
« d'auberge. »
Nous ne pouvons abandonner
l'étude de cette question
aux sociétés philanthropiques ;
vous comprenez pourquoi. Tout d'abord notre
jugement sur la vie d'auberge diffère
essentiellement de celui des hommes
dévoués qui jugent des maux de
l'époque actuelle non d'après des
principes bibliques, mais à un point de vue
philanthropique tout général, et
enfin ces mêmes hommes doutent de
l'efficacité des remèdes que nous
préconisons.
Je suis donc reconnaissant au Seigneur
de l'occasion qui nous est offerte de discuter ce
problème et j'attends de Dieu une
bénédiction spéciale faite de
clarté et de force, pour bien traiter mon
sujet.
Ma première pensée avait
été de vous prouver que le
développement considérable de la vie
d'auberge et de société depuis 60
ans, en Suisse, était devenu un facteur de
la vie populaire, non seulement important et
influent, mais jusqu'à un certain point
nouveau (1)
et
qui s'imposait à tout homme
sérieux.
Ces considérations m'eussent
mené trop loin ; je me borne donc
à vous exposer les conséquences
essentielles de l'état de choses actuel,
quant à la formation des caractères
et à la vie religieuse de notre monde
masculin.
L'auberge, dans un sens tout
général, est un local aménagé avec un soin
souvent minutieux, dans le but d'offrir aux hommes
une compagnie agréable, du réconfort,
des amusements, une certaine culture, et avec tout
cela des occasions de boire et de jouer.
Dans notre pays environ 22.000 auberges
ouvrent largement leurs portes aux hommes, aux
jeunes gens à peine sortis de
l'école. La façon parfaite avec
laquelle elles répondent aux besoins les
plus divers, unie à la liberté
illimitée dont on y jouit, exercent une
attraction extraordinaire sur notre population
masculine.
Cette attraction - nous en avons la
certitude - a une influence malfaisante sur notre
peuple, et parmi les centaines de milliers de nos
concitoyens qui ont l'habitude de fréquenter
régulièrement l'auberge, beaucoup, si
ce n'est la plupart, s'y font un mal
considérable.
Avant de décrire les suites
funestes de cette vie, une remarque
préalable s'impose :
Il y a auberge et auberge. Il est des
aubergistes consciencieux qui ont à coeur de
voir régner dans leurs locaux de l'ordre et
de la tenue. Ils combattent tous les abus. Mais ce
commerce offre de telles difficultés
morales, que, surtout dans les villes et les
centres industriels, la plupart des tenanciers ne
peuvent résister à la tentation de
battre monnaie avec la soif et la faiblesse de
leurs clients (2). Si donc il
existe des
auberges
inoffensives, elles sont une exception.
Cette réserve faite, voici quatre
dangers de la vie d'auberge en
général.
La plupart des hommes sont, par nature, enclins
au plaisir ; si ce penchant
dégénère, peu à peu, en
passion, ses victimes deviennent de plus en plus
incapables de prendre une décision
énergique ou noble ; la joie du travail
et la capacité du sacrifice meurent dans ces
coeurs, car la jouissance attaque l'homme dans sa
moelle. Or l'auberge est pour beaucoup la serre
chaude où prospèrent tous les
plaisirs des sens.
Au nombre des sources de cette puissance
de ténèbres, il faut mentionner avant
tout l'absorption de boissons enivrantes dont la
vente fait le gain du cafetier. Il connaît
l'action exercée par elles sur son
hôte régulier et, bien vite, il s'en
sert pour attirer, sans grande peine et avec force,
ses clients. L'idée ne lui viendra pas de
tenir prêtes des boissons
désaltérantes, comme le thé ou
le café ; celles qui enivrent, au
contraire, sont toujours là. Tout, dans
l'auberge, est organisé pour qu'il y soit
rarement bu modérément ; le
tenancier les sommelières usent
d'importunités habilement
déguisées - les acolytes et les
habitués qui donnent le ton et qui sont la
plupart, des fainéants, ne sont pas à
court d'artifices ; la camaraderie prend des
airs d'intimité - tout cela favorise l'abus
des boissons.
Tout en buvant on joue. Le jeu,
grâce à l'excitation que provoque la
chance toujours possible, exerce sur la plupart un
attrait irrésistible. Puis le jeu pousse
à boire - les cafetiers le savent ; les
habitudes le veulent. On joue la
consommation. Une nouvelle source de jouissance
s'ajoute à la première.
Une troisième force attire
sûrement les jeunes et les vieux
habitués de l'auberge, c'est la
sensualité. Triste puissance ! on l'y
cultive après l'avoir
éveillée. On flirte avec les
sommelières dont la tenue, à mesure
que l'heure s'avance et que les consommateurs
rangés partent, devient de plus en plus
légère ; puis on danse ;
tout cela, additionné de copieuses
libations, favorise les regards impurs,
éveille les désirs charnels, profane
le sanctuaire, flétrissant la
chasteté et la pudeur. Les paroles et les
gestes le prouvent.
Mais cela ne suffit pas au cafetier qui
désire augmenter son gain. Chacun sait qu'en
Suisse, on compte un café pour 130
habitants. Ainsi - femmes et enfants mis à
part - 30 pères de famille ou fils doivent
par leurs dépenses faire vivre le cafetier
et sa famille, à moins que celui-ci n'ait un
gagne-pain à côté de son
métier d'aubergiste, ce qui est rare. En
plusieurs endroits, cette surabondance de
cafés crée, entre les tenanciers, une
concurrence acharnée ; voilà
longtemps qu'ils mettent tout en oeuvre pour se
surpasser les uns les autres, en offrant à
leurs hôtes tous les agréments
imaginables et toutes les attractions. Les feuilles
régionales font connaître ces
programmes dans tous les ménages, dans tous
les recoins, afin d'attirer jeunes et vieux, sans
oublier la jeunesse féminine. Qu'on pense
aux parties de quilles avec des prix de toutes
espèces, aux divertissements, aux concerts,
aux spectacles les plus divers donnés par
des artistes ambulants. La facilité des
déplacements favorise ces tournées.
Souvent, surtout dans les villes, des chansons
scabreuses ou de la
dernière vulgarité sont
accompagnées de productions de gymnastique
données par des femmes indécemment
habillées qui égayent de la
façon la plus funeste les
spectateurs.
Qu'en cas d'abus, un homme de coeur
demande à la police s'il est permis à
une femme en tricot, aux cheveux défaits, de
descendre de la scène pour faire la
collecte, de circuler entre les tables, de
s'asseoir au milieu des auditeurs et de boire avec
eux... on vous répond : nous n'avons
aucun article de loi contre cette manière de
faire ; la police ne peut que rechercher si on
a dépassé les bornes... Mais le
cafetier sait rendre lâche la surveillance de
la police, et, comme d'ordinaire, celle-ci a
à sa tête les hommes les plus
légers et les plus impudents, on n'arrive
que trop souvent à une vraie
dissipation.
Dernièrement encore le tenancier
d'un café de banlieue, de bonne
réputation, m'avouait que lui-même
devait toujours rester très tard dans la
salle, car la légèreté des
propos l'empêchait de laisser ses filles
déjà grandes passer la soirée
dans cette atmosphère.
Qui pourrait après cela taxer
d'exagérée l'affirmation que, d'une
façon générale, l'auberge est
le lieu où la soif du plaisir est
inoculée au monde masculin ?
Cette sociabilité favorise
étrangement la prodigalité. En somme,
dans l'auberge, malgré les apparences
désintéressées, tout est
calculé pour faire débourser de
l'argent ; la domesticité est
dressée à cela, et un tenancier doit avoir un
caractère solidement trempé pour ne
pas en arriver, au mépris de sa conscience,
à chercher un plus gros gain par une
pression quelconque.
Mais cette action directe n'est pas
nécessaire pour encourager la
prodigalité. La tendance
générale de la vie de
société moderne est de donner au mari
je ne sais quel droit, de lui imposer même
presque comme un devoir, de dépenser pour
lui et avec ses camarades, sans aucun souci de sa
femme et de ses enfants une bonne partie de
l'argent gagné avec tant de peine.
Le sens de l'économie devrait
être cultivé par la jeunesse depuis le
jour du premier gain, parce qu'il ne se retrouve
qu'avec peine une fois perdu. Or cette vertu, est
formellement combattue par la vie de
société ; on appelle avare
l'homme consciencieux qui se refuse à la
dépense. Et c'est pourquoi on voit un grand
nombre de jeunes gens qui, au lieu d'aider à
leurs parents et de penser à l'avenir, font
des dettes. Dans les populations ouvrières
la plupart des ménages commencent ainsi.
C'est une vraie calamité. Car quiconque
approche le monde ouvrier sait jusqu'à quel
point les dettes. enlèvent à des
époux la joie de vivre, le plaisir du
travail, paralyse enfin la force morale et le
talent. Les dettes sont une source
perpétuelle de découragement et
d'amertume. Quand un travailleur sait d'avance
qu'une grande partie de son gain, au lieu de servir
à sa famille, va s'engloutir dans
l'abîme du service des intérêts,
du même coup il voit s'effondrer l'espoir
d'une récompense qui le soutiendrait dans
son travail..
La plupart des séances de
sociétés ont lieu dans les cafés. En somme les
membres quelque peu zélés devraient
gagner au moins 6 à 7 fr. par jour pour
pouvoir faire face aux dépenses
nécessaires.
Il y a peu de temps que deux ouvriers
vinrent me supplier de les tirer d'une toute
mauvaise affaire. Tous deux caissiers de leur
société, ils s'étaient
laissé aller, sans être des buveurs,
et uniquement pour faire face aux exigences de leur
vie de sociétaires, à puiser dans les
caisses qui leur avaient été
confiées.
Mentionnons encore parmi les
méfaits de la vie d'auberge la mauvaise
habitude qu'ont les cafetiers de faire
crédit. Après entente avec les
contre-maîtres ils inscrivent les
consommations sur des livrets dits
« livrets de bière ou livrets de
schnaps. » Ainsi disparaît une
forte partie du gain hebdomadaire. Les dettes
d'auberges sont devenues pour beaucoup un
piège qui les a retenus captifs pendant des
dizaines d'années jusqu'à ce que vint
la ruine, ou la mort.
Voici encore deux exploits de la vie
d'auberge. Et on en raconte des centaines de
semblables dans nos villes :
Un ouvrier apportait à la maison
une somme de 100 fr. environ ; bien
qu'endetté, il n'eut pas de repos que
l'argent ne fût bu avec des camarades. Au
bout de quatre jours il mettait en gage des habits
pour pouvoir continuer la fête. Puis il but
aux frais d'un ami. Enfin il vendit ses
meubles ; après quoi il disparut avec
sa femme. Nul ne sait ce qu'est devenu son
camarade ; on parle de suicide. Tout cela en
15 jours. Voilà ce qu'on appelle un
prodigue ! Eh bien ; l'école de la
prodigalité, c'est l'auberge !
Encore un fait qui m'a été
raconté par un témoin oculaire : un
mercredi, me
disait quelqu'un, j'entrai pendant quelques
instants, le matin et le soir, dans une bonne
auberge de la ville de F... Le matin comme le soir
je vis là un homme pour lequel la
sommelière avait toutes sortes d'aimables
attentions. Il me raconta tout de suite qu'il
faisait le lundi bleu, qu'il avait mis ses
vêtements en gage, etc., etc. Le soir,
complètement ivre, il affirmait avoir
engagé son linge, se déclarait perdu,
pleurait, riait. La sommelière lui versait
toujours à boire et se moquait de lui. Peu
après la police le menait au
poste !
Ainsi pas de protection pour les hommes
sans force, pour les femmes
angoissées ! partout la tentation et
quand la ruine est là vient - un peu tard -
la police !
Comment voulez-vous que le
caractère se développe au sein de
cette prodigalité que beaucoup d'hommes
décorent encore du nom de vertu ? Une
des plus grandes puissances morales de l'homme est
atrophiée à sa racine !
3. - La dissolution des liens de la
famille.
Une des conséquences les plus
fréquentes de cette soif de plaisirs et de
la prodigalité est la dissolution de la
famille. Plus le café est beau, plus la
sommelière est agréable, plus la
société, le journal, le jeu, le
spectacle sont amusants, plus la conversation est
vive et les bons mots pétillent - plus aussi
la chambre de la maison paraît sombre, plus
intenable est le bruit des enfants, plus
insuffisants
sont
l'éclairage, les meubles, les repas ;
plus enfin on sent peser sur soi comme un fardeau
trop lourd, les soucis et les devoirs de la
famille. La joie du foyer, qui est une force, s'en
va. Le père jouisseur est distrait, dur,
parfois cruel et plus sa conscience l'accuse, moins
il tient à rester à la maison avec sa
femme abattue, devenue négligente à
force de chagrins, souvent aussi de mauvaise
humeur. Cet homme est découragé,
frivole, tourmenté. Adieu les attentions
délicates, les sacrifices patients que la
vie de famille exigerait pourtant.
Un ancien buveur me racontait
dernièrement que pendant de longs mois il
avait caché à sa femme son vrai
salaire, afin d'en pouvoir dépenser la
moitié pour lui tout seul. Un samedi soir,
désespérée, elle. tomba
à ses genoux, le suppliant de lui donner de
l'argent. Elle et les enfants avaient faim.
« Bien, dit-il ; je connais un riche
Monsieur qui nous aidera. Je vais frapper à
sa porte », et il sortit. Or il avait 35
marks en poche. Il s'amusa avec des camarades et
quand il revint le dimanche soir il avait 60
pfennigs dans son gousset. Voilà où
mène la soif des plaisirs ! Et des
faits pareils, peut-être un peu moins odieux,
se passent chaque jour partout où la vie
d'auberge a, par sa puissance fatale,
détruit le caractère et
engendré des habitudes mauvaises,
éveillé des passions !
Une femme me racontait
dernièrement que ce fut dans une auberge, un
dimanche, en buvant un verre de bière,
qu'elle jeta pour la première fois un regard
adultère ; jamais auparavant elle
n'avait eu de telles pensées. Sa vie
entière en fut empoisonnée.
Les statistiques des maisons
d'aliénés, des colonies pénitentiaires, des
hospices pour pauvres, n'énumèrent
pas toutes ces conséquences de la
sociabilité moderne ; or à elles
seules elles représentent une lourde somme
de découragements, de chagrins, de
malédictions d'injustices et de souffrances
d'autant plus grandes qu'elles sont plus
cachées dans le silencieux sanctuaire de la
famille. La famille bien unie est la garantie de
l'avenir d'un peuple. Sa dissolution fait courir
à l'humanité un danger
considérable ; eh bien, la vie
d'auberge travaille à cette oeuvre de
mort !...
4. - Action sur le sens religieux.
Si même la vie d'auberge n'avait pas ces
fâcheux résultats : soif de
plaisirs, prodigalité, dissolution de la
famille, elle n'en serait pas moins redoutable par
son influence sur la vie religieuse. Cette action
est très généralement
constatée. Des buveurs corrigés nous
l'ont souvent avoué : l'esprit qui
souffle à l'auberge est frivole et
irréligieux. Un certain dévergondage
s'empare de ces hommes assemblés. La
compagnie crée le danger. Ce qu'on y lit,
entend, boit et joue, tout cela éloigne
l'homme de Dieu. Une société
composée d'hommes sans Dieu est une force,
mais une force fatale. On est réuni, mais
pas au nom du Seigneur ; on boit, mais sans
actions de grâces. En revanche le
séducteur est puissant; il use d'artifices.
Beaucoup des impressions les plus sérieuses
reçues dans un culte public ou dans des
heures d'angoisses, s'effacent à l'auberge.
Voici un homme empoigné par une
prédication ; il sent son insouciance,
ses fautes, l'oubli de ses devoirs ; l'heure
est venue, il le sait, de se convertir, de changer
de vie. L'impulsion sainte va le maîtriser,
mais soudain il pense à l'auberge, à
ses amis qui l'attendent ou l'attendront
demain ; l'auberge et la conversion ne vont
pas ensemble, il le comprend bien ; il
faudrait rompre, mais cela est impossible ;
que dirait-on de lui ? au reste tout le monde
y va, à l'auberge, même les
meilleurs ! ce n'est pourtant pas un
péché ! de temps en temps
seulement un prédicateur en touche un mot,
dans un sermon. Le cafetier est un brave homme,
l'auberge a une bonne réputation. Tout y est
très décent. Pourquoi faudrait-il
faire une démarche retentissante ?
où donc voir dorénavant les amis, les
camarades ? - non ; une telle
décision est impossible... et - rien ne
change, tout demeure comme par le passé. La
conversion n'est plus une joie, les amitiés
d'auberge l'ont emporté sur les appels de la
conscience, de la parole de Dieu... un homme
vaincu !
Contre l'habitude de la vie d'auberge on
voit venir se briser mainte résolution,
maint élan joyeux. L'homme retombe dans son
indifférence, dans son indécision.
Oui, la vie d'auberge a une influence
déprimante, dangereuse ; elle tue le
sens religieux, contredit la prédication et
paralyse la cure d'âme.
Pour toutes ces raisons : parce
que
l'homme prend à l'auberge des habitudes de
plaisir, de prodigalité, parce que la
famille s'y détruit et que la
piété y est menacée, nous les
croyants, nous ne pouvons demeurer
indifférents et cela d'autant moins que:
Tous les chemins mènent à
l'auberge et augmentent son action
délétère.
Avant tout il faut mentionner
l'école. Souvent l'instituteur est un
fervent de l'auberge et l'organisation des
promotions est telle que la jeunesse doit
considérer la pinte et le plancher de danse
comme les lieux classiques de la joie. On voit
fréquemment des cafetiers siéger dans
les commissions d'école. Ils vous avouent
franchement que les jours, de fête scolaire
sont pour eux d'excellentes journées, et ils
font en sorte que les réjouissances
commencent de bonne heure et finissent très
tard. La plupart du temps les parents sont
d'accord. On les voit ce jour-là donner
à leurs fils âgés de treize ou
quatorze ans, cinq francs à
gaspiller.
Puis il y a l'influence des
précepteurs égoïstes et viveurs
qui envoyent chaque jour leur élève
chercher de la bière à la pinte et
qui, au lieu de l'introduire dans le cercle d'une
famille, comme on le faisait jadis, en l'absence de
surveillance paternelle, le poussent à une
indépendance prématurée,
heureux quand précepteur et
élève ne vont pas le dimanche
s'asseoir dans une auberge.
Plus tard vient la caserne. La
discipline y est devenue plus sévère
ces dernières années ; on n'y
plaisante plus avec les excès de boisson.
Cependant le genre est relâché ;
on s'y permet des propos inconnus ailleurs.
Là des hommes corrompus ont l'occasion
funeste d'inoculer à des jeunes gens encore
purs, dont l'éducation a été
soignée, le venin de leur immoralité
et de leur impudeur, et de les instruire dans
toutes sortes de vices. Tel qui
ignorait à peu près l'auberge, y est
initié dans cette compagnie.
Puis il faut mentionner les diverses
sociétés qui groupent les hommes de
toutes les vocations. Soutenues par les
instituteurs et les autorités elles offrent
au jeune citoyen des occasions de se cultiver et de
se développer ; leur action est
considérable, mais à peu d'exceptions
près, toutes leurs séances se
tiennent à l'auberge.
(3)
L'identification néfaste de la
vie de société et de la vie d'auberge
est devenue pour des milliers qui seraient
restés fidèles à la famille,
une cause de ruine. La société vit,
prospère, mais les pauvres victimes en sont
expulsées. Bientôt oubliées,
elles tombent dans la misère avec leurs
familles.
Le secret de l'action qu'exerce sur les
jeunes hommes et sur les pères de famille
une vie de société bien
organisée, ne doit pas être
cherché seulement dans l'art, l'industrie,
les jeux, les occupations de toute
espèce : gymnastique, tir, chant,
musique, entretiens sociaux ou politiques, mais
surtout dans la camaraderie qui y bat son plein.
Cette influence l'emporte si fort sur toutes les
autres que la sociabilité devient le vrai
but de l'association, au détriment des
principes exprimés dans les statuts.
Cette camaraderie pousse à la
profanation du dimanche. C'est pourquoi notre monde
masculin se soustrait de plus en plus aux
influences religieuses de l'Eglise et de la
prédication ; le jour du Seigneur est devenu à
la honte de notre
peuple, le jour de l'auberge.
Non seulement les portes de l'auberge
sont largement ouvertes, mais encore la presse, les
autorités supérieures du pays aussi
bien que les autorités locales, les
affaires, la puissance de l'opinion publique et les
habitudes, tout cela contribue à pousser
dans les cafés, à y attirer, et font
de ces locaux si dangereux pour tant d'hommes, le
lieu prisé, à nul autre pareil pour
les rendez-vous d'amis.
On est tellement d'accord que c'est
à peine si, ici ou là, on entend une
voix d'avertissement ; tout est si
admirablement organisé que les scrupules
sont bientôt réduits au silence, par
les avantages et les nécessités de
ces habitudes. On attendrait des pasteurs et des
hommes de coeur qu'ils examinassent la question
avec soin, mais non : il est aisé d'en
entendre qui traitent d'innocente la vie d'auberge
et de société, et de
négligeable l'influence qu'elles exercent.
« Après un travail
« pénible, chacun, disent-ils, a
droit à un délassement,
« à un brin de divertissement. La
vie d'auberge offre « plus d'avantages
que de dangers. »
Et nous, nous disons qu'un jugement
pareil est non seulement léger, mais cruel,
car, pour parler ainsi il faut ignorer le troupeau
des faibles ; or ignorer la faiblesse c'est de
la cruauté. Ce sont ces faibles dont nous
sommes précisément appelés
à nous occuper.
Là où un homme moderne
cultivé, passe léger, imperturbable,
vaniteux, en affirmant que chacun doit balayer
devant sa propre porte, le disciple de Jésus
s'arrête, se penche et regarde.
Découvre-t-il une faiblesse, il se sent alors
dans
son élément ; le courage d'agir
naît. Le sentiment de la justice et
l'impulsion de l'amour lui font un devoir
d'intervenir.
Comme plusieurs ne savent pas qui sont
ces faibles dont je parle, je voudrais dire
ceci :
Si nous nous représentons d'un
côté l'armée séductrice
de l'ennemi forte des 22.000 auberges de la Suisse,
avec les moyens dont elle dispose pour attirer ses
victimes, et de l'autre l'impuissance de
l'éducation, des avertissements paternels et
de l'Eglise sur la volonté et le coeur des
hommes, il est facile de comprendre combien l'homme
soumis à ces deux pressions inégales
se trouve désarmé et
désemparé en face du danger.
Pour nous faire une idée des
luttes où succombent nos concitoyens, il
suffit d'énumérer les causes que
voici de faiblesse et
d'indécision :
Plusieurs d'entre eux n'ont reçu
- dans leur vie de famille - aucun principe de vie
morale, aucun germe de foi ; ils ont
quitté la maison sans fil directeur, sans un
avertissement ; les voilà livrés
à tous les vents qui passent.
D'autres ont joui d'une éducation
chrétienne, mais ils partent trop jeunes,
exposés, sans appuis, aux influences
mauvaises des étrangers.
Ajoutez à tout cela un penchant
naturel à la vie de société,
et un manque de discernement... tous les courants
les emportent, ils sont bientôt à vau
l'eau.
Si une force innée les pousse
vers le plaisir - le cas est fréquent -
l'auberge en a bientôt fait des
captifs ; l'oubli du devoir a bientôt
sur eux la haute main.
Plusieurs ont mauvaise
conscience ;
le souvenird'une mauvaise action,
de mauvaises habitudes, un penchant à la
volupté, c'en est assez pour les rendre
inquiets ; ils cherchent des distractions, des
excitations ; la curiosité les rend
bientôt esclaves d'hommes sans conscience et
pervers.
Une certaine bonhomie, la vanité
qui rend plusieurs hommes sensibles aux flatteries,
les font aussi plus faibles. Dans l'auberge, les
habiles, les hommes de talent arrivent à se
faire valoir ; ils tiennent le haut bout de la
conversation. Sans grande peine ils exercent un tel
prestige que plus d'un se soumet à eux,
pieds et poings liés. Le caractère se
perd. Il est difficile de se faire une idée
de la misère et des ruines navrantes qui
sont le fruit de cette vie d'auberge si
innocente !
Pour peu que quelqu'un ait un peu
d'argent, des camarades rusés ont vite fait
de lui un homme qu'ils mènent comme bon leur
semble. L'inertie et la
légèreté l'auront
bientôt mis dans l'impossibilité de
réagir.
Et on pourrait augmenter la liste des
causes de ce manque de caractère. Ce pli de
faiblesse morale est vite pris, Chacun avouera que
la conversation plate et fade de l'auberge
ébranle les principes et fait vaciller les
hommes forts.
Si au moins la famille, par
l'éducation et l'instruction ou l'Eglise,
par une vie collective intense, par des
prédications de réveil ou par une
action spirituelle pouvait contrebalancer de telles
forces qui poussent à la
déchéance ; hélas !
la plupart du temps les parents de ces pauvres
naufragés, supportent les
conséquences de leur
légèreté, mais assistent
impuissants, effrayés, muets, aux
progrès de la ruine.
D'où viendra le secours ? où trouver un
contrepoids à la violence de ces
habitudes dangereuses et troublantes ? Comment
résister aux séductions
alléchantes et fortes ? N'est-il pas
possible de donner à nos fils, à nos
jeunes mariés les joies de la vie de
société sans les dangers de cette vie
même ?
Voilà les questions que la vie de
société moderne nous
pose :
Ne voulons-nous pas venir au
secours ? N'entendons-nous pas l'appel de ceux
qui nous crient leur malheur, la faiblesse sans
limites de leurs proches. Ils n'ont pas besoin de
paroles stériles, mais il leur faut du
sérieux, de l'amour, une étude des
causes de leur misère. Depuis longtemps nous
avons de la sollicitude pour les orphelins, les
malades, les aliénés, les
épileptiques, les isolés, les
pauvres, les païens ignorants. Ne voulons-nous
pas jeter un long regard de pitié sur ces
frères en danger et chercher pour eux la
délivrance ?
À ceci il y a, je le sais, une
réponse toute prête :
« Ces hommes, dont vous nous
parlez, dit-on, ne sont pas les faibles mais les
forts ; à eux de s'aider, à eux
d'user des moyens dont ils disposent pour se
protéger et s'améliorer. Ils n'ont
pas besoin de vos conseils ; aussi bien n'en
demandent-ils point ! »
L'homme qui parle ainsi - nous en avons
la conviction - saura tout mettre en oeuvre pour
procurer à son fils ou à un
protégé, le milieu le plus favorable,
une société agréable et
sûre. Il saura utiliser, dans ce but, sa
position, ses connaissances, ses relations ;
jamais il ne dira : « Mon fils est
assez fort, je vais le « livrer sans
autre à toutes les influences, à
toutes les tentations. » Mais combien de
nos concitoyens manquent de
relations utiles et sont dépourvus de
l'énergie et du discernement
nécessaires. Ils ne peuvent dès lors
protéger les leurs contre le courant du
monde qui va les entraîner.
Soyons aussi soucieux des autres que de
ceux de notre sang ! considérons
l'influence extraordinaire de la vie de
société moderne comme un des facteurs
importants de notre civilisation ; ne reculons
pas devant les difficultés ; ayons
confiance dans le Seigneur qui nous donnera, avec
la connaissance des dangers, la sagesse et la
persévérance nécessaires
à résoudre les problèmes que
notre époque nous impose ; soyons des
protecteurs, des sauveteurs, en son nom, et,
à la misère redoutable qui est
à nos portes, opposons un grand amour, une
foi ferme, une espérance
vivante ?
Notre question était
celle-ci : le disciple de Jésus a-t-il
à intervenir dans le mouvement de
sociabilité du monde masculin moderne ?
À cette demande nous répondons :
Oui, c'est son devoir.
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