Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

AU LECTEUR

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Ces pages sont nées d'un rapport présenté par le pasteur Arnold Bovet, à la conférence de Baden en 1890. Publiée en 1892 la première édition fut rapidement épuisée. Le vaillant champion de l'antialcoolisme eût désiré revoir et compléter son travail pour une seconde édition. Dieu ne le lui a pas permis. Il a été enlevé aux siens, à son Église, à la Croix-Bleue et à tous ceux qui l'aimaient le 11 mai 1903.

L'Agence de la Croix-Bleue de la Suisse allemande a fait réimprimer cette brochure en 1905.

Les pays de langue française ont, eux aussi, besoin d'entendre une parole claire, un cri d'appel. L'alcoolisme, l'ivrognerie étendent leurs ravages. Dieu cherche des mains qui prennent l'épée pour frapper l'ennemi.

Cette traduction doit faire entendre cette demande divine à tous ceux qui ne peuvent lire la brochure allemande. Elle ne veut pas satisfaire la curiosité de lecteurs insatiables, mais pousser à l'action, au dévouement, au sacrifice, des serviteurs inoccupés de Jésus-Christ.

LE TRADUCTEUR.

L'Isle, Juin 1906.

 



I

Les disciples de Jésus sont-ils appelés à intervenir dans le mouvement de sociabilité masculine qui s'épanouit dans la vie d'auberge et la vie de société modernes ?

Il y a trois ans, comme on cherchait un sujet pour la prochaine conférence (de Baden), je pris la liberté de proposer : « la lutte contre la vie d'auberge. » Cet objet me semblait actuel. Il fut décidé de le renvoyer à une autre année. Il y a quelques mois, le Dr Christ proposait à notre vénéré président : « la Croix-Bleue envisagée comme moyen d'évangélisation. » - En fin de compte on s'arrêta à la question que j'étudie aujourd'hui ; vous ne vous étonnerez donc pas si ce travail traite longuement de la société qui a pour tâche spéciale - au terme de ses statuts - de travailler « avec l'aide de Dieu et de sa parole au relèvement des victimes de l'intempérance et de la vie « d'auberge. »

Nous ne pouvons abandonner l'étude de cette question aux sociétés philanthropiques ; vous comprenez pourquoi. Tout d'abord notre jugement sur la vie d'auberge diffère essentiellement de celui des hommes dévoués qui jugent des maux de l'époque actuelle non d'après des principes bibliques, mais à un point de vue philanthropique tout général, et enfin ces mêmes hommes doutent de l'efficacité des remèdes que nous préconisons.

Je suis donc reconnaissant au Seigneur de l'occasion qui nous est offerte de discuter ce problème et j'attends de Dieu une bénédiction spéciale faite de clarté et de force, pour bien traiter mon sujet.



La vie d'auberge et la vie de société

Ma première pensée avait été de vous prouver que le développement considérable de la vie d'auberge et de société depuis 60 ans, en Suisse, était devenu un facteur de la vie populaire, non seulement important et influent, mais jusqu'à un certain point nouveau (1) et qui s'imposait à tout homme sérieux.

Ces considérations m'eussent mené trop loin ; je me borne donc à vous exposer les conséquences essentielles de l'état de choses actuel, quant à la formation des caractères et à la vie religieuse de notre monde masculin.

L'auberge, dans un sens tout général, est un local aménagé avec un soin souvent minutieux, dans le but d'offrir aux hommes une compagnie agréable, du réconfort, des amusements, une certaine culture, et avec tout cela des occasions de boire et de jouer.

Dans notre pays environ 22.000 auberges ouvrent largement leurs portes aux hommes, aux jeunes gens à peine sortis de l'école. La façon parfaite avec laquelle elles répondent aux besoins les plus divers, unie à la liberté illimitée dont on y jouit, exercent une attraction extraordinaire sur notre population masculine.
Cette attraction - nous en avons la certitude - a une influence malfaisante sur notre peuple, et parmi les centaines de milliers de nos concitoyens qui ont l'habitude de fréquenter régulièrement l'auberge, beaucoup, si ce n'est la plupart, s'y font un mal considérable.

Avant de décrire les suites funestes de cette vie, une remarque préalable s'impose :
Il y a auberge et auberge. Il est des aubergistes consciencieux qui ont à coeur de voir régner dans leurs locaux de l'ordre et de la tenue. Ils combattent tous les abus. Mais ce commerce offre de telles difficultés morales, que, surtout dans les villes et les centres industriels, la plupart des tenanciers ne peuvent résister à la tentation de battre monnaie avec la soif et la faiblesse de leurs clients (2). Si donc il existe des auberges inoffensives, elles sont une exception.

Cette réserve faite, voici quatre dangers de la vie d'auberge en général.



1. - L'habitude du plaisir.

La plupart des hommes sont, par nature, enclins au plaisir ; si ce penchant dégénère, peu à peu, en passion, ses victimes deviennent de plus en plus incapables de prendre une décision énergique ou noble ; la joie du travail et la capacité du sacrifice meurent dans ces coeurs, car la jouissance attaque l'homme dans sa moelle. Or l'auberge est pour beaucoup la serre chaude où prospèrent tous les plaisirs des sens.

Au nombre des sources de cette puissance de ténèbres, il faut mentionner avant tout l'absorption de boissons enivrantes dont la vente fait le gain du cafetier. Il connaît l'action exercée par elles sur son hôte régulier et, bien vite, il s'en sert pour attirer, sans grande peine et avec force, ses clients. L'idée ne lui viendra pas de tenir prêtes des boissons désaltérantes, comme le thé ou le café ; celles qui enivrent, au contraire, sont toujours là. Tout, dans l'auberge, est organisé pour qu'il y soit rarement bu modérément ; le tenancier les sommelières usent d'importunités habilement déguisées - les acolytes et les habitués qui donnent le ton et qui sont la plupart, des fainéants, ne sont pas à court d'artifices ; la camaraderie prend des airs d'intimité - tout cela favorise l'abus des boissons.

Tout en buvant on joue. Le jeu, grâce à l'excitation que provoque la chance toujours possible, exerce sur la plupart un attrait irrésistible. Puis le jeu pousse à boire - les cafetiers le savent ; les habitudes le veulent. On joue la consommation. Une nouvelle source de jouissance s'ajoute à la première.

Une troisième force attire sûrement les jeunes et les vieux habitués de l'auberge, c'est la sensualité. Triste puissance ! on l'y cultive après l'avoir éveillée. On flirte avec les sommelières dont la tenue, à mesure que l'heure s'avance et que les consommateurs rangés partent, devient de plus en plus légère ; puis on danse ; tout cela, additionné de copieuses libations, favorise les regards impurs, éveille les désirs charnels, profane le sanctuaire, flétrissant la chasteté et la pudeur. Les paroles et les gestes le prouvent.

Mais cela ne suffit pas au cafetier qui désire augmenter son gain. Chacun sait qu'en Suisse, on compte un café pour 130 habitants. Ainsi - femmes et enfants mis à part - 30 pères de famille ou fils doivent par leurs dépenses faire vivre le cafetier et sa famille, à moins que celui-ci n'ait un gagne-pain à côté de son métier d'aubergiste, ce qui est rare. En plusieurs endroits, cette surabondance de cafés crée, entre les tenanciers, une concurrence acharnée ; voilà longtemps qu'ils mettent tout en oeuvre pour se surpasser les uns les autres, en offrant à leurs hôtes tous les agréments imaginables et toutes les attractions. Les feuilles régionales font connaître ces programmes dans tous les ménages, dans tous les recoins, afin d'attirer jeunes et vieux, sans oublier la jeunesse féminine. Qu'on pense aux parties de quilles avec des prix de toutes espèces, aux divertissements, aux concerts, aux spectacles les plus divers donnés par des artistes ambulants. La facilité des déplacements favorise ces tournées. Souvent, surtout dans les villes, des chansons scabreuses ou de la dernière vulgarité sont accompagnées de productions de gymnastique données par des femmes indécemment habillées qui égayent de la façon la plus funeste les spectateurs.

Qu'en cas d'abus, un homme de coeur demande à la police s'il est permis à une femme en tricot, aux cheveux défaits, de descendre de la scène pour faire la collecte, de circuler entre les tables, de s'asseoir au milieu des auditeurs et de boire avec eux... on vous répond : nous n'avons aucun article de loi contre cette manière de faire ; la police ne peut que rechercher si on a dépassé les bornes... Mais le cafetier sait rendre lâche la surveillance de la police, et, comme d'ordinaire, celle-ci a à sa tête les hommes les plus légers et les plus impudents, on n'arrive que trop souvent à une vraie dissipation.

Dernièrement encore le tenancier d'un café de banlieue, de bonne réputation, m'avouait que lui-même devait toujours rester très tard dans la salle, car la légèreté des propos l'empêchait de laisser ses filles déjà grandes passer la soirée dans cette atmosphère.

Qui pourrait après cela taxer d'exagérée l'affirmation que, d'une façon générale, l'auberge est le lieu où la soif du plaisir est inoculée au monde masculin ?



2. - La prodigalité.

Cette sociabilité favorise étrangement la prodigalité. En somme, dans l'auberge, malgré les apparences désintéressées, tout est calculé pour faire débourser de l'argent ; la domesticité est dressée à cela, et un tenancier doit avoir un caractère solidement trempé pour ne pas en arriver, au mépris de sa conscience, à chercher un plus gros gain par une pression quelconque.
Mais cette action directe n'est pas nécessaire pour encourager la prodigalité. La tendance générale de la vie de société moderne est de donner au mari je ne sais quel droit, de lui imposer même presque comme un devoir, de dépenser pour lui et avec ses camarades, sans aucun souci de sa femme et de ses enfants une bonne partie de l'argent gagné avec tant de peine.

Le sens de l'économie devrait être cultivé par la jeunesse depuis le jour du premier gain, parce qu'il ne se retrouve qu'avec peine une fois perdu. Or cette vertu, est formellement combattue par la vie de société ; on appelle avare l'homme consciencieux qui se refuse à la dépense. Et c'est pourquoi on voit un grand nombre de jeunes gens qui, au lieu d'aider à leurs parents et de penser à l'avenir, font des dettes. Dans les populations ouvrières la plupart des ménages commencent ainsi. C'est une vraie calamité. Car quiconque approche le monde ouvrier sait jusqu'à quel point les dettes. enlèvent à des époux la joie de vivre, le plaisir du travail, paralyse enfin la force morale et le talent. Les dettes sont une source perpétuelle de découragement et d'amertume. Quand un travailleur sait d'avance qu'une grande partie de son gain, au lieu de servir à sa famille, va s'engloutir dans l'abîme du service des intérêts, du même coup il voit s'effondrer l'espoir d'une récompense qui le soutiendrait dans son travail..

La plupart des séances de sociétés ont lieu dans les cafés. En somme les membres quelque peu zélés devraient gagner au moins 6 à 7 fr. par jour pour pouvoir faire face aux dépenses nécessaires.
Il y a peu de temps que deux ouvriers vinrent me supplier de les tirer d'une toute mauvaise affaire. Tous deux caissiers de leur société, ils s'étaient laissé aller, sans être des buveurs, et uniquement pour faire face aux exigences de leur vie de sociétaires, à puiser dans les caisses qui leur avaient été confiées.

Mentionnons encore parmi les méfaits de la vie d'auberge la mauvaise habitude qu'ont les cafetiers de faire crédit. Après entente avec les contre-maîtres ils inscrivent les consommations sur des livrets dits « livrets de bière ou livrets de schnaps. » Ainsi disparaît une forte partie du gain hebdomadaire. Les dettes d'auberges sont devenues pour beaucoup un piège qui les a retenus captifs pendant des dizaines d'années jusqu'à ce que vint la ruine, ou la mort.

Voici encore deux exploits de la vie d'auberge. Et on en raconte des centaines de semblables dans nos villes :
Un ouvrier apportait à la maison une somme de 100 fr. environ ; bien qu'endetté, il n'eut pas de repos que l'argent ne fût bu avec des camarades. Au bout de quatre jours il mettait en gage des habits pour pouvoir continuer la fête. Puis il but aux frais d'un ami. Enfin il vendit ses meubles ; après quoi il disparut avec sa femme. Nul ne sait ce qu'est devenu son camarade ; on parle de suicide. Tout cela en 15 jours. Voilà ce qu'on appelle un prodigue ! Eh bien ; l'école de la prodigalité, c'est l'auberge !

Encore un fait qui m'a été raconté par un témoin oculaire : un mercredi, me disait quelqu'un, j'entrai pendant quelques instants, le matin et le soir, dans une bonne auberge de la ville de F... Le matin comme le soir je vis là un homme pour lequel la sommelière avait toutes sortes d'aimables attentions. Il me raconta tout de suite qu'il faisait le lundi bleu, qu'il avait mis ses vêtements en gage, etc., etc. Le soir, complètement ivre, il affirmait avoir engagé son linge, se déclarait perdu, pleurait, riait. La sommelière lui versait toujours à boire et se moquait de lui. Peu après la police le menait au poste !

Ainsi pas de protection pour les hommes sans force, pour les femmes angoissées ! partout la tentation et quand la ruine est là vient - un peu tard - la police !

Comment voulez-vous que le caractère se développe au sein de cette prodigalité que beaucoup d'hommes décorent encore du nom de vertu ? Une des plus grandes puissances morales de l'homme est atrophiée à sa racine !



3. - La dissolution des liens de la famille.

Une des conséquences les plus fréquentes de cette soif de plaisirs et de la prodigalité est la dissolution de la famille. Plus le café est beau, plus la sommelière est agréable, plus la société, le journal, le jeu, le spectacle sont amusants, plus la conversation est vive et les bons mots pétillent - plus aussi la chambre de la maison paraît sombre, plus intenable est le bruit des enfants, plus insuffisants sont l'éclairage, les meubles, les repas ; plus enfin on sent peser sur soi comme un fardeau trop lourd, les soucis et les devoirs de la famille. La joie du foyer, qui est une force, s'en va. Le père jouisseur est distrait, dur, parfois cruel et plus sa conscience l'accuse, moins il tient à rester à la maison avec sa femme abattue, devenue négligente à force de chagrins, souvent aussi de mauvaise humeur. Cet homme est découragé, frivole, tourmenté. Adieu les attentions délicates, les sacrifices patients que la vie de famille exigerait pourtant.

Un ancien buveur me racontait dernièrement que pendant de longs mois il avait caché à sa femme son vrai salaire, afin d'en pouvoir dépenser la moitié pour lui tout seul. Un samedi soir, désespérée, elle. tomba à ses genoux, le suppliant de lui donner de l'argent. Elle et les enfants avaient faim. « Bien, dit-il ; je connais un riche Monsieur qui nous aidera. Je vais frapper à sa porte », et il sortit. Or il avait 35 marks en poche. Il s'amusa avec des camarades et quand il revint le dimanche soir il avait 60 pfennigs dans son gousset. Voilà où mène la soif des plaisirs ! Et des faits pareils, peut-être un peu moins odieux, se passent chaque jour partout où la vie d'auberge a, par sa puissance fatale, détruit le caractère et engendré des habitudes mauvaises, éveillé des passions !

Une femme me racontait dernièrement que ce fut dans une auberge, un dimanche, en buvant un verre de bière, qu'elle jeta pour la première fois un regard adultère ; jamais auparavant elle n'avait eu de telles pensées. Sa vie entière en fut empoisonnée.

Les statistiques des maisons d'aliénés, des colonies pénitentiaires, des hospices pour pauvres, n'énumèrent pas toutes ces conséquences de la sociabilité moderne ; or à elles seules elles représentent une lourde somme de découragements, de chagrins, de malédictions d'injustices et de souffrances d'autant plus grandes qu'elles sont plus cachées dans le silencieux sanctuaire de la famille. La famille bien unie est la garantie de l'avenir d'un peuple. Sa dissolution fait courir à l'humanité un danger considérable ; eh bien, la vie d'auberge travaille à cette oeuvre de mort !...



4. - Action sur le sens religieux.

Si même la vie d'auberge n'avait pas ces fâcheux résultats : soif de plaisirs, prodigalité, dissolution de la famille, elle n'en serait pas moins redoutable par son influence sur la vie religieuse. Cette action est très généralement constatée. Des buveurs corrigés nous l'ont souvent avoué : l'esprit qui souffle à l'auberge est frivole et irréligieux. Un certain dévergondage s'empare de ces hommes assemblés. La compagnie crée le danger. Ce qu'on y lit, entend, boit et joue, tout cela éloigne l'homme de Dieu. Une société composée d'hommes sans Dieu est une force, mais une force fatale. On est réuni, mais pas au nom du Seigneur ; on boit, mais sans actions de grâces. En revanche le séducteur est puissant; il use d'artifices. Beaucoup des impressions les plus sérieuses reçues dans un culte public ou dans des heures d'angoisses, s'effacent à l'auberge.

Voici un homme empoigné par une prédication ; il sent son insouciance, ses fautes, l'oubli de ses devoirs ; l'heure est venue, il le sait, de se convertir, de changer de vie. L'impulsion sainte va le maîtriser, mais soudain il pense à l'auberge, à ses amis qui l'attendent ou l'attendront demain ; l'auberge et la conversion ne vont pas ensemble, il le comprend bien ; il faudrait rompre, mais cela est impossible ; que dirait-on de lui ? au reste tout le monde y va, à l'auberge, même les meilleurs ! ce n'est pourtant pas un péché ! de temps en temps seulement un prédicateur en touche un mot, dans un sermon. Le cafetier est un brave homme, l'auberge a une bonne réputation. Tout y est très décent. Pourquoi faudrait-il faire une démarche retentissante ? où donc voir dorénavant les amis, les camarades ? - non ; une telle décision est impossible... et - rien ne change, tout demeure comme par le passé. La conversion n'est plus une joie, les amitiés d'auberge l'ont emporté sur les appels de la conscience, de la parole de Dieu... un homme vaincu !

Contre l'habitude de la vie d'auberge on voit venir se briser mainte résolution, maint élan joyeux. L'homme retombe dans son indifférence, dans son indécision. Oui, la vie d'auberge a une influence déprimante, dangereuse ; elle tue le sens religieux, contredit la prédication et paralyse la cure d'âme.

Pour toutes ces raisons : parce que l'homme prend à l'auberge des habitudes de plaisir, de prodigalité, parce que la famille s'y détruit et que la piété y est menacée, nous les croyants, nous ne pouvons demeurer indifférents et cela d'autant moins que:



Tous les chemins mènent à l'auberge et augmentent son action délétère.
Avant tout il faut mentionner l'école. Souvent l'instituteur est un fervent de l'auberge et l'organisation des promotions est telle que la jeunesse doit considérer la pinte et le plancher de danse comme les lieux classiques de la joie. On voit fréquemment des cafetiers siéger dans les commissions d'école. Ils vous avouent franchement que les jours, de fête scolaire sont pour eux d'excellentes journées, et ils font en sorte que les réjouissances commencent de bonne heure et finissent très tard. La plupart du temps les parents sont d'accord. On les voit ce jour-là donner à leurs fils âgés de treize ou quatorze ans, cinq francs à gaspiller.

Puis il y a l'influence des précepteurs égoïstes et viveurs qui envoyent chaque jour leur élève chercher de la bière à la pinte et qui, au lieu de l'introduire dans le cercle d'une famille, comme on le faisait jadis, en l'absence de surveillance paternelle, le poussent à une indépendance prématurée, heureux quand précepteur et élève ne vont pas le dimanche s'asseoir dans une auberge.

Plus tard vient la caserne. La discipline y est devenue plus sévère ces dernières années ; on n'y plaisante plus avec les excès de boisson. Cependant le genre est relâché ; on s'y permet des propos inconnus ailleurs. Là des hommes corrompus ont l'occasion funeste d'inoculer à des jeunes gens encore purs, dont l'éducation a été soignée, le venin de leur immoralité et de leur impudeur, et de les instruire dans toutes sortes de vices. Tel qui ignorait à peu près l'auberge, y est initié dans cette compagnie.

Puis il faut mentionner les diverses sociétés qui groupent les hommes de toutes les vocations. Soutenues par les instituteurs et les autorités elles offrent au jeune citoyen des occasions de se cultiver et de se développer ; leur action est considérable, mais à peu d'exceptions près, toutes leurs séances se tiennent à l'auberge. (3)
L'identification néfaste de la vie de société et de la vie d'auberge est devenue pour des milliers qui seraient restés fidèles à la famille, une cause de ruine. La société vit, prospère, mais les pauvres victimes en sont expulsées. Bientôt oubliées, elles tombent dans la misère avec leurs familles.

Le secret de l'action qu'exerce sur les jeunes hommes et sur les pères de famille une vie de société bien organisée, ne doit pas être cherché seulement dans l'art, l'industrie, les jeux, les occupations de toute espèce : gymnastique, tir, chant, musique, entretiens sociaux ou politiques, mais surtout dans la camaraderie qui y bat son plein. Cette influence l'emporte si fort sur toutes les autres que la sociabilité devient le vrai but de l'association, au détriment des principes exprimés dans les statuts.
Cette camaraderie pousse à la profanation du dimanche. C'est pourquoi notre monde masculin se soustrait de plus en plus aux influences religieuses de l'Eglise et de la prédication ; le jour du Seigneur est devenu à la honte de notre peuple, le jour de l'auberge.

Non seulement les portes de l'auberge sont largement ouvertes, mais encore la presse, les autorités supérieures du pays aussi bien que les autorités locales, les affaires, la puissance de l'opinion publique et les habitudes, tout cela contribue à pousser dans les cafés, à y attirer, et font de ces locaux si dangereux pour tant d'hommes, le lieu prisé, à nul autre pareil pour les rendez-vous d'amis.
On est tellement d'accord que c'est à peine si, ici ou là, on entend une voix d'avertissement ; tout est si admirablement organisé que les scrupules sont bientôt réduits au silence, par les avantages et les nécessités de ces habitudes. On attendrait des pasteurs et des hommes de coeur qu'ils examinassent la question avec soin, mais non : il est aisé d'en entendre qui traitent d'innocente la vie d'auberge et de société, et de négligeable l'influence qu'elles exercent. « Après un travail « pénible, chacun, disent-ils, a droit à un délassement, « à un brin de divertissement. La vie d'auberge offre « plus d'avantages que de dangers. »

Et nous, nous disons qu'un jugement pareil est non seulement léger, mais cruel, car, pour parler ainsi il faut ignorer le troupeau des faibles ; or ignorer la faiblesse c'est de la cruauté. Ce sont ces faibles dont nous sommes précisément appelés à nous occuper.
Là où un homme moderne cultivé, passe léger, imperturbable, vaniteux, en affirmant que chacun doit balayer devant sa propre porte, le disciple de Jésus s'arrête, se penche et regarde. Découvre-t-il une faiblesse, il se sent alors dans son élément ; le courage d'agir naît. Le sentiment de la justice et l'impulsion de l'amour lui font un devoir d'intervenir.

Comme plusieurs ne savent pas qui sont ces faibles dont je parle, je voudrais dire ceci :
Si nous nous représentons d'un côté l'armée séductrice de l'ennemi forte des 22.000 auberges de la Suisse, avec les moyens dont elle dispose pour attirer ses victimes, et de l'autre l'impuissance de l'éducation, des avertissements paternels et de l'Eglise sur la volonté et le coeur des hommes, il est facile de comprendre combien l'homme soumis à ces deux pressions inégales se trouve désarmé et désemparé en face du danger.

Pour nous faire une idée des luttes où succombent nos concitoyens, il suffit d'énumérer les causes que voici de faiblesse et d'indécision :
Plusieurs d'entre eux n'ont reçu - dans leur vie de famille - aucun principe de vie morale, aucun germe de foi ; ils ont quitté la maison sans fil directeur, sans un avertissement ; les voilà livrés à tous les vents qui passent.
D'autres ont joui d'une éducation chrétienne, mais ils partent trop jeunes, exposés, sans appuis, aux influences mauvaises des étrangers.
Ajoutez à tout cela un penchant naturel à la vie de société, et un manque de discernement... tous les courants les emportent, ils sont bientôt à vau l'eau.

Si une force innée les pousse vers le plaisir - le cas est fréquent - l'auberge en a bientôt fait des captifs ; l'oubli du devoir a bientôt sur eux la haute main.

Plusieurs ont mauvaise conscience ; le souvenird'une mauvaise action, de mauvaises habitudes, un penchant à la volupté, c'en est assez pour les rendre inquiets ; ils cherchent des distractions, des excitations ; la curiosité les rend bientôt esclaves d'hommes sans conscience et pervers.

Une certaine bonhomie, la vanité qui rend plusieurs hommes sensibles aux flatteries, les font aussi plus faibles. Dans l'auberge, les habiles, les hommes de talent arrivent à se faire valoir ; ils tiennent le haut bout de la conversation. Sans grande peine ils exercent un tel prestige que plus d'un se soumet à eux, pieds et poings liés. Le caractère se perd. Il est difficile de se faire une idée de la misère et des ruines navrantes qui sont le fruit de cette vie d'auberge si innocente !
Pour peu que quelqu'un ait un peu d'argent, des camarades rusés ont vite fait de lui un homme qu'ils mènent comme bon leur semble. L'inertie et la légèreté l'auront bientôt mis dans l'impossibilité de réagir.

Et on pourrait augmenter la liste des causes de ce manque de caractère. Ce pli de faiblesse morale est vite pris, Chacun avouera que la conversation plate et fade de l'auberge ébranle les principes et fait vaciller les hommes forts.
Si au moins la famille, par l'éducation et l'instruction ou l'Eglise, par une vie collective intense, par des prédications de réveil ou par une action spirituelle pouvait contrebalancer de telles forces qui poussent à la déchéance ; hélas ! la plupart du temps les parents de ces pauvres naufragés, supportent les conséquences de leur légèreté, mais assistent impuissants, effrayés, muets, aux progrès de la ruine.

D'où viendra le secours ?
où trouver un contrepoids à la violence de ces habitudes dangereuses et troublantes ? Comment résister aux séductions alléchantes et fortes ? N'est-il pas possible de donner à nos fils, à nos jeunes mariés les joies de la vie de société sans les dangers de cette vie même ?

Voilà les questions que la vie de société moderne nous pose :
Ne voulons-nous pas venir au secours ? N'entendons-nous pas l'appel de ceux qui nous crient leur malheur, la faiblesse sans limites de leurs proches. Ils n'ont pas besoin de paroles stériles, mais il leur faut du sérieux, de l'amour, une étude des causes de leur misère. Depuis longtemps nous avons de la sollicitude pour les orphelins, les malades, les aliénés, les épileptiques, les isolés, les pauvres, les païens ignorants. Ne voulons-nous pas jeter un long regard de pitié sur ces frères en danger et chercher pour eux la délivrance ?

À ceci il y a, je le sais, une réponse toute prête :
« Ces hommes, dont vous nous parlez, dit-on, ne sont pas les faibles mais les forts ; à eux de s'aider, à eux d'user des moyens dont ils disposent pour se protéger et s'améliorer. Ils n'ont pas besoin de vos conseils ; aussi bien n'en demandent-ils point ! »

L'homme qui parle ainsi - nous en avons la conviction - saura tout mettre en oeuvre pour procurer à son fils ou à un protégé, le milieu le plus favorable, une société agréable et sûre. Il saura utiliser, dans ce but, sa position, ses connaissances, ses relations ; jamais il ne dira : « Mon fils est assez fort, je vais le « livrer sans autre à toutes les influences, à toutes les tentations. » Mais combien de nos concitoyens manquent de relations utiles et sont dépourvus de l'énergie et du discernement nécessaires. Ils ne peuvent dès lors protéger les leurs contre le courant du monde qui va les entraîner.

Soyons aussi soucieux des autres que de ceux de notre sang ! considérons l'influence extraordinaire de la vie de société moderne comme un des facteurs importants de notre civilisation ; ne reculons pas devant les difficultés ; ayons confiance dans le Seigneur qui nous donnera, avec la connaissance des dangers, la sagesse et la persévérance nécessaires à résoudre les problèmes que notre époque nous impose ; soyons des protecteurs, des sauveteurs, en son nom, et, à la misère redoutable qui est à nos portes, opposons un grand amour, une foi ferme, une espérance vivante ?

Notre question était celle-ci : le disciple de Jésus a-t-il à intervenir dans le mouvement de sociabilité du monde masculin moderne ? À cette demande nous répondons : Oui, c'est son devoir.

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