Arnasouk
Carlos
LE DERNIER jour des vacances ! Hubert
Sullivan était très occupé
à trier ses livres, qu'il fallait mettre en
ordre ce soir-là, car le lendemain les
malles devaient partir. Ses deux soeurs,
Agnès et Jeanne, lui tenaient compagnie,
chacune un ouvrage à la main.
- Dis donc, Hubert, es-tu content de
rentrer au collège demain ?
- Que veux-tu dire ? J'ai toujours
aimé aller à l'école. Pourquoi
cela devrait-il m'ennuyer maintenant ?
Les soeurs se regardèrent et se
mirent à rire.
- Eh bien, dit Agnès, Jeanne veut
dire que tu ne vas pas seul maintenant. Tu vas en
voyage avec un monsieur, Carlos Fernandes ! Quel
beau nom ! C'est vrai que le monsieur est
encore bien petit, mais il est pédant pour
deux. N'es-tu pas content que le petit Espagnol
aille avec toi ?
Agnès avait dit cela à
voix basse, car dans l'embrasure de la
fenêtre un garçon de treize ans
lisait ; c'était un garçonnet
maigre et délicat, aux yeux foncés,
aux cheveux noirs comme du jais. Il n'était
pas assez pris par sa lecture pour ne pas saisir ce
que disait sa cousine. Une lueur méchante
passa dans ses yeux et il parut sur le point de
répliquer vivement. Mais il baissa la
tête et ses lèvres minces se
serrèrent encore davantage.
- Chut, pense à lui, dit Jeanne
en regardant le jeune garçon.
- Mais, Hubert, dis donc, cela ne
t'ennuie-t-il pas qu'il vienne avec
toi ?
- Si, je préférerais mille
fois faire le voyage seul dans la plus
détestable. que d'avoir tout le temps cette
figure devant moi. Mais quand je me
représente comment les garçons du
collège le guériront de sa
pédanterie, je me réjouis d'avance.
- C'est que tu penses sûrement
à ta défaite, quand il t'a vaincu
l'autre jour ; ce n'était pas
très agréable, ou bien ?
Hubert devint rouge de colère et
de honte, quand sa soeur lui rappela sa
défaite ; lui, Hubert, avait
été vaincu par ce « petit
Espagnol » méprisé.
Ah ! mais il prendra une fois sa
revanche !
- Voyons, nous n'allons pas nous
quereller le dernier soir, dit Jeanne qui sentait
que Hubert se fâchait. Allons un peu dans la
forêt.
Et les trois enfants quittèrent
la chambre, sans plus s'occuper de leur cousin.
Carlos resta tout triste. Pourquoi ? parce
qu'il n'avait pas été invité
à se joindre à la joyeuse
bande ? Non, mais il avait honte de
lui-même. Agnès avait rappelé
une querelle entre lui et Hubert, une querelle qui
avait fini par un combat, duquel il était
sorti vainqueur. Au premier moment il
s'était réjoui de sa victoire, mais
plus tard il en avait eu du regret, et chaque fois
qu'il y pensait, il rougissait de honte. Triste de
sa conduite, il ferma son livre et monta dans sa
petite chambre, où il resta longtemps
à réfléchir devant sa
fenêtre. Il se sentait si seul, si
misérablement seul.
Le pauvre garçon avait perdu ses
parents de très bonne heure. Sa mère,
une soeur de Madame Sullivan, avait
épousé un Espagnol ;
lui-même était né en Espagne et
il y avait vécu de bien heureuses
années, jusqu'à la mort de son
père. Mais sa mère, sa chère
mère, lui était restée encore
et elle était son grand trésor. Il se
rappelait si bien qu'elle lui parlait toujours de
ce grand Ami, le plus grand de tous, qui avait
donné sa vie pour rendre vraiment heureux
tous les hommes, les petits et les grands. Il
savait que sa mère avait aimé le
Seigneur Jésus, qu'Il avait
été non seulement son Sauveur, mais
son Ami, qu'Il l'avait fortifiée et secourue
dans les jours de tristesse et de souffrance.
Carlos n'avait pas oublié les enseignements
de sa mère et il désirait aussi
ardemment appartenir à Jésus. La
semence répandue par elle était
tombée dans un bon terrain et promettait de
porter beaucoup de fruit.
Puis était survenu le plus triste
événement de sa vie. Sa mère
s'en était allée auprès du
Seigneur et l'avait laissé seul ; il se
sentait tout à fait abandonné. En
mourant elle lui avait encore dit :
« Tu ne restes pas seul, mon enfant.
Jésus reste avec toi et ne t'abandonnera
jamais. Aime-le et n'oublie jamais qu'Il t'aime
plus que ta propre mère. Oh ! je le
verrai bientôt, Jésus, mon
Sauveur ! »
Ce furent les dernières paroles
qu'il entendit d'elle, mais Carlos n'en comprit pas
tout le sens. Il ne savait qu'une chose,
c'était que sa mère était
partie pour toujours. Jour après jour il
errait dans la campagne, solitaire et inconsolable,
jusqu'au moment où, en feuilletant sa Bible,
ses yeux furent arrêtés par les
paroles suivantes, soigneusement
soulignées : « Quand mon
père et ma mère m'auraient
abandonné, l'Éternel me
recueillera » (Ps. 27, 10), ce fut comme
si ce verset lui disait : Ta mère a
souligné cela pour toi, Carlos. Il se jeta
en sanglotant sur le livre et s'écria :
« Oh, maman, je l'avais oublié,
j'avais tout oublié ! » Il se
souvint alors aussi de ses dernières paroles
et il commença à comprendre quelque
chose de la consolation qu'elles
renfermaient.
Depuis ce moment il eut encore bien des
instants de tristesse, mais il ne se sentait plus
abandonné. Son âme s'était
tournée vers la lumière.
Son oncle et sa tante l'avaient ensuite
reçu à bras ouverts en Angleterre,
son cousin et ses cousines s'étaient
également montrés très
aimables envers lui ; tous avaient
profondément pitié de l'orphelin.
Mais Carlos ne se donnait pas facilement ; il
se tenait à l'écart, se montrait
très réservé, ce qui fit que
ses cousins le trouvaient fier. Leur pitié
diminua et, quand ils étaient entre eux, ils
tourmentaient le « petit
Espagnol », comme ils l'appelaient par
dérision. Ce n'était pas facile
à supporter et, comme Carlos était
colérique de nature, et avait la
répartie prompte, il éprouvait
beaucoup de peine à rester calme et doux.
Quelquefois il se laissait aller à rendre
injure pour injure, moquerie pour moquerie. Une
fois même, la querelle finit par une bataille
et il avait terrassé
Hubert, qui l'avait tourmenté plus que de
coutume. Mais il regrettait toujours son
comportement, car il désirait en toute
sincérité faire la volonté du
Seigneur. C'était pour lui un grand chagrin
de réussir si mal à se
maîtriser. Et maintenant de nouveau, dans sa
chambre, ses larmes coulaient en appelant sa
mère. « Maman, maman, comment
pourrais-je y tenir sans toi ? Si maman
était ici, elle me dirait que le Seigneur
veut m'aider, puisque je suis son enfant. Mais je
suis si méchant ! » Il resta
longtemps à réfléchir ;
pauvre petit ! Où trouver du
secours ?
Plus tard, son oncle le fit appeler au
jardin. Lui et sa femme étaient bons et
aimables envers Carlos et le traitaient comme un de
leurs enfants, aussi personne ne se hasardait de le
tourmenter en leur présence. Cette fois
aussi l'oncle se montra très affectueux avec
le jeune garçon ; il lui parla de
l'école où il irait, de la nouvelle
vie qui l'attendait et de son instituteur, M.
Irvin.
- Ce n'est pas une grande école,
il n'y a que dix-huit garçons et tu y seras
très bien. Sois obéissant et
appliqué et tu verras que M. Irvin t'aimera
beaucoup. Si tu as besoin de quelque chose, tu nous
le diras ; tu auras de l'argent de poche,
comme Hubert, et n'oublie pas, mon garçon,
de nous écrire de temps en temps.
- Certes non, mon oncle, répondit
Carlos, je n'oublierai jamais combien vous avez
toujours été bons avec moi.
Et d'un coeur heureux, il serra dans sa
bourse l'argent que son oncle venait de lui
remettre.
Le lendemain toute la famille accompagna
les deux cousins à la gare et Carlos se
trouva bientôt dans un tout autre
monde.
Par un beau jour de septembre, Jeanne et
Agnès se promenaient dans le jardin. Jeanne
avait à la main une lettre d'Hubert qu'elle
venait de recevoir.
- Eh bien, que dit-il ? demanda
Agnès.
- Il parle surtout de Carlos.
- Du petit Espagnol ? Que c'est
ridicule !
- Tu sais que M. Irvin a deux filles.
L'aînée a quinze ans et
elle est toujours
souffrante ; la cadette n'a que quatre ans. Il
paraît que Carlos passe tout son temps libre
avec elles et qu'elles ont beaucoup de plaisir
à le voir.
- Est-ce possible ? qui aurait
pensé que le petit Espagnol si fier puisse
jamais se faire aimer de quelqu'un ?
Agnès trouvait cette idée
tellement ridicule qu'elle en rit aux
éclats.
- Non, Agnès, reprit Jeanne, ne
ris donc pas ainsi. Je crois que nous avons
été très peu aimables pour
Carlos. Si nous avions eu plus de patience, il se
serait peut-être attaché à
nous.
- Es-tu sotte, Jeanne ?
N'avons-nous pas fait de notre mieux pour
commencer ? Plus tard, oui, cela a
changé, c'est vrai. Mais à qui la
faute ? N'était-il pas froid et dur
comme un morceau de glace ? Et fier comme un
paon !
- Oui, il paraissait l'être, mais
peut-être nous sommes-nous trompées.
Si nous avions eu plus de patience, nous aurions
découvert ses qualités. Je l'ai
regretté plus d'une fois.
- Eh bien, pas moi !
Et Agnès s'en alla en riant
rejoindre sa mère qui entrait dans le
jardin.
La vie d'écolier était
toute nouvelle pour Carlos. D'abord il
s'était senti très solitaire au
milieu de ces garçons étrangers. Cela
allait très bien pendant les leçons,
car ses pensées étaient suffisamment
occupées. Mais pendant les
récréations, au milieu de ses
camarades qui jouaient dans la grande cour, il se
sentait délaissé. Tranquille et
triste, il ne prenait aucune part aux joyeuses
parties des écoliers.
Quelques jours après son
arrivée, M. Irvin et sa fille malade
suivaient de la fenêtre avec
intérêt les jeux des
élèves.
- Est-ce là le nouveau
garçon, papa ? Il est tout seul, il ne
doit pas encore se sentir bien à l'aise
ici.
- Pauvre garçon, répondit
M. Irvin ; il est très seul, en effet
je crois que Carlos a besoin d'amitié et de
sympathie.
Et il raconta à sa fille quelque
chose de la vie de leur nouvel
élève.
- Sais-tu, papa ? Envoie-le ce soir
chez moi ; j'aimerais faire sa
connaissance.
- Très bien, mon enfant.
Parle-lui, tâche de gagner sa confiance. Ce
ne serait pas la première fois que ma petite
malade réussirait à consoler un autre
petit malade.
Carlos reçut l'invitation et, ce
même soir, monta chez la jeune fille. Il
frappa doucement à la porte et entendit
aussitôt un cordial
« Entrez ».
- M. Irvin m'a dit de venir ici
jusqu'à l'heure du coucher.
- Très bien, je suis heureuse de
te voir. Donne-moi la main et assieds-toi, nous
causerons. Je suis souvent seule et je trouve
très agréable d'avoir quelqu'un pour
me tenir compagnie.
- Es-tu malade ? Es-tu
couchée depuis longtemps ?
- Oui, je suis souvent malade, et
quelquefois je souffre beaucoup. Mais le Seigneur
m'aide, dit Marie en montrant au mur
vis-à-vis d'elle une gravure
représentant le Bon Berger avec un agneau
dans ses bras. Veux-tu un peu arranger mes
coussins ? Je puis bien sonner pour faire
venir la bonne, mais alors elle doit quitter son
ouvrage, ce qui ne lui arrive que trop souvent.
Essaye donc.
Et elle l'encourageait avec un aimable
sourire.
Carlos obéit
aussitôt ; il s'acquitta si bien de sa
tâche que Marie lui dit :
- Je pense que tu as déjà
souvent fait cela.
- Oui, répondit Carlos. Je le
faisais toujours pour... pour...
Il ne put continuer.
Marie mit sa main sur celle de Carlos et
lui dit:
- Je comprends tout cela ; j'ai
aussi perdu ma chère mère, il y a
quatre ans, après la naissance de la petite
Eva. Ce coup fut trop grand pour moi, je ne m'en
suis jamais remise et depuis lors je ne peux plus
quitter cette chambre. Mes jambes sont
paralysées et le docteur prétend que
je ne pourrai jamais marcher à
moins que je n'aie de nouveau un
grand choc. Cela n'arrivera probablement
jamais ; on me soigne si bien et on
écarte si bien tout ce qui peut me nuire,
que toute guérison paraît
impossible.
Après un moment de silence, Marie
ajouta :
- Demain tu verras ma petite soeur, elle
est un amour.
Le temps s'envola trop rapidement ;
de longtemps Carlos n'avait passé de si
agréables moments, et l'heure du coucher
arriva sans qu'il s'en doutât.
- Si je puis faire quelque chose pour
toi, Carlos, tu me le diras, n'est-ce pas ?
Nous deviendrons de bons amis, je le crois.
Quelle heureuse soirée pour
Carlos ! Il avait trouvé quelqu'un qui
le comprenait ; il avait pu s'entretenir de sa
mère avec Marie. À partir de ce
moment, il lui confia tout ce que sa mère
lui avait dit, ainsi que ses propres combats, ses
tentations. Marie priait pour lui, lui parlait du
Sauveur et de l'oeuvre de la croix.
Un soir Carlos vint vers elle, tout
heureux et rayonnant, et lui dit :
- Tout va bien, le Bon Berger m'a
trouvé, moi aussi !
Quelle joie pour lui, pour Marie ;
de jour en jour l'amour de Carlos pour son Sauveur,
pour le meilleur des amis, grandissait.
Dans la salle d'école aussi, il
était bien changé. Ses yeux
brillaient de vie, de courage et son visage,
éclairé par la joie de son coeur,
était le plus souvent souriant.
Hubert écrivait à
Agnès.
« Je ne sais pas que dire du
petit Espagnol, il est complètement
changé. Il est de plus en plus lié
avec les filles de M. Irvin. Je crois qu'il
dépense la moitié de son argent de
poche en joujoux et en bonbons pour la petite Eva.
Et le reste, il le donne à Marie pour un
pauvre boiteux auquel elle s'intéresse
particulièrement. Je trouve cela assez
ridicule. Mais ce qu'il y a de plus curieux, c'est
que tous les garçons l'aiment,
excepté un seul naturellement. Et tu ne
t'imagines pas combien il travaille ! Si je
n'y prends pas garde, il me dépassera. Mais
cela n'arrivera pas, crois-moi. »
Hubert disait cela très
sérieusement ; mais hélas, il
devait bien vite regretter ses méchantes
paroles.
C'était un beau soir de dimanche.
Tous les élèves étaient
allés assister au service du soir avec M.
Irvin, excepté Carlos qui tenait compagnie
à Marie, et son cousin Hubert qui
était resté à la maison,
étant enrhumé.
- Quelle magnifique soirée, dit
Carlos en levant les yeux de dessus sa Bible.
Regarde, quel beau ciel ! Cela me fait penser
à la ville aux rues d'or et aux portes de
perles, à la maison du Père avec
toutes ses demeures. Parfois je pense que je ne
resterai plus longtemps ici et que je serai
bientôt là-haut. Je n'ai jamais
été très fort, et je suis
parfois si fatigué ! Quand j'ai
porté Eva un moment, j'ai si mal au
côté que je n'en puis plus. Mais peu
importe ce qui m'arrivera ; je sais que je
puis me confier en Jésus, Il est toujours
près de moi.
Marie s'étonna de ces paroles et
le regarda attentivement. Ses yeux brillaient comme
s'il voyait quelque chose de splendide et un doux
sourire illuminait son visage. À ce moment
une domestique entra et posa une lampe sur la
table. Carlos se leva en disant :
- J'ai oublié que Hubert est seul
en bas. Puis-je lui demander de venir
ici ?
Et comme Marie approuvait, il descendit.
Le corridor était sombre et la porte de la
salle d'étude ouverte. Carlos se dirigea de
ce côté et vit son cousin qui quittait
précipitamment la cheminée où
brûlait un bon feu en disant à
mi-voix :
- Voyons, petit monsieur, ce qui en
adviendra. Petit hypocrite, tu crois être
pour toujours le favori. Eh bien, on
verra !
Carlos fut blessé par ces
paroles, mais aussitôt il pria d'être
gardé de la tentation. Il entra et demanda
à son cousin de vouloir bien monter chez
Marie. Effrayé, Hubert hésita une
seconde, mais il ne pût qu'obéir sans
dire un mot. Carlos resta un moment appuyé
contre la cheminée. Il avait bien besoin du
secours de son Seigneur, maintenant, plus que
jamais. En se baissant, il vit à terre un
morceau de papier à moitié
brûlé ; il le saisit et
s'approcha de la fenêtre pour l'examiner.
Hélas ! c'était bien son
écriture ;
c'était le devoir qu'il devait
présenter le lundi matin ; ouvrant son
pupitre, il constata que cette feuille manquait
dans son cahier. Carlos comprit tout et un grand
combat se livra dans ce jeune coeur. Une voix lui
disait : « Quelle vilenie de Hubert,
quelle bassesse ! mais tu peux te venger. Tu
n'as qu'à montrer cette page à demi
brûlée à M. Irvin et lui
raconter ce que tu as vu et entendu. Hubert recevra
une punition bien méritée ; ce
n'est que juste. »
Le pauvre garçon tremblait
d'émotion ; il savait très bien
qu'il allait être grondé, s'il ne
pouvait montrer son travail et ce serait difficile
à supporter, puisqu'il ne le
mériterait pas. Mais une autre voix lui
dit : « Pardonne-leur, car ils ne
savent pas ce qu'ils font ». Carlos se
mit à genoux et dit à Dieu tout ce
qui le tourmentait. Après un long moment il
se releva et l'on aurait pu voir la victoire
écrite sur son visage, quoique ses joues
fussent mouillées de
larmes. Le combat avait été dur, mais
celui qui s'appuie sur Christ est plus que
vainqueur en Celui qui l'a aimé.
Le lundi matin Carlos ne put pas donner
son devoir, et, pire que cela, il ne put
répondre à aucune question de M.
Irvin, ce qui lui donna l'air têtu et
revêche.
Le maître n'y comprenait
rien ; la conduite de Carlos
l'attristait ; il en était
mécontent. Pendant la semaine, le pauvre
garçon eut mille ennuis, ses livres et
cahiers se trouvaient déchirés et
pleins de taches d'encre, ses plumes
disparaissaient ou étaient cassées.
Chaque matin survenait un nouvel accroc. Quelles
affreuses journées ! Le silence continu
du jeune garçon confirmait l'impression du
premier jour. Et pourtant combien il
souffrait ! M. Irvin ne cachait pas son
mécontentement et son approbation manquait
douloureusement à Carlos.
La petite Eva devait se passer de son
camarade de jeux ; Marie ne savait pas ce
qu'elle devait en penser ; pourtant elle ne
perdait pas confiance en son petit ami et priait
son père de l'excuser. C'est à son
intercession qu'il dût de n'être pas
puni plus sévèrement.
Et Carlos ? Tout triste qu'il fut,
il resta aimable et serviable envers tous ses
camarades. Il allait tranquillement son chemin au
milieu des difficultés, heureux s'il pouvait
rendre un service à quelqu'un. Il resta le
même vis-à-vis de Hubert, qui en fut
si touché qu'il commença à
avoir honte de sa vilaine conduite et
résolut de cesser de tourmenter son
cousin.
Sais-tu, cher lecteur, ce que c'est que
d'avoir confiance en Jésus ? Non
seulement quand tout va bien, mais aussi dans les
jours d'épreuves, de combats, de
tentations ? Partout et toujours ? Il est
un puissant secours et toujours Celui qui sauve et
qui délivre.
Les élèves avaient une
demi-journée de congé ;
après le goûter Carlos prit ses livres
et sortit. Tout près de l'école il y
avait un petit bois, où l'on trouvait des
myrtilles. Il savait que Marie les aimait et il se
mit à en chercher. Marie était
couchée devant la
fenêtre ouverte et
jouissait de la belle soirée d'automne. Elle
s'était endormie et ne se réveilla
que quand les garçons rentrèrent de
leurs jeux. Carlos était parmi eux avec
quelques branches chargées de myrtilles dans
la main.
La bonne d'enfants entra chez Marie et
demanda si Eva était là. Eva ?
non, elle n'était pas venue de toute
l'après-midi.
- J'étais avec elle au jardin,
mademoiselle, à deux heures environ. Elle a
vu Carlos de loin et a dit qu'elle allait se
promener avec lui. Plus tard j'allai à la
salle d'étude et comme Eva n'y était
pas, je pensai qu'elle était peut-être
chez vous.
Marie pâlit.
- Non, répondit-elle, j'ai vu les
garçons rentrer ; Carlos était
avec eux, mais pas Eva.
En ce moment M. Irvin entra et Marie lui
raconta ce qu'elle avait entendu. Le père,
consterné, dit à la bonne de rester
auprès de Marie. Lui-même se rendit
à la salle d'étude où tous les
garçons étaient occupés
à lire ou à jouer. Il les appela et
leur dit ce qui était arrivé ;
puis il se tourna vers Carlos et demanda si
c'était vrai qu'il s'était
promené avec Eva.
Carlos se trouvait justement près
d'Hubert et il remarqua que celui-ci changeait de
couleur et se cramponnait à son pupitre. Les
deux garçons se regardèrent et Carlos
comprit tout de suite ce qui s'était
passé. La bonne avait pris Hubert pour
Carlos et Eva était allée avec son
cousin. Les garçons avaient joué dans
la prairie près de la ligne du chemin de fer
et Hubert avait oublié Eva. Carlos
s'était promené plus d'une fois avec
la petite fille dans ce pré et ils
s'étaient amusés à regarder
les trains passer.
Quelle horrible pensée ! Eva
aurait-elle traversé la barrière et
serait-elle peut-être sur les rails ?
L'enfant était trop petite pour
réaliser le danger qui la menaçait.
Carlos s'imaginait déjà la voir
jouant sur la voie pendant que le train arrivait
à grande vitesse.
Il jeta un cri de détresse et
s'élança hors de la chambre, sans
répondre à la question de M. Irvin.
Tous pensaient qu'il était en faute, ce qui
était naturel.
Carlos courut aussi vite qu'il put. Il
savait qu'un train passait à peu près
à ce moment de la journée et qu'il
n'y avait pas une seconde à perdre. Son
coeur battait si fort, à lui couper la
respiration ; la douleur dans son
côté se faisait sentir aiguë,
presque insupportable, mais il courait toujours. La
nuit tombait ; il pouvait tout juste encore
discerner la barrière qui fermait la ligne.
Il entendait déjà le bruit du train
dans le tunnel. Heureusement Carlos arrivait
près de la barrière, mais le train se
rapprochait aussi. Avec un dernier effort
désespéré il franchit
l'obstacle et sauta sur la voie. L'enfant, comme il
l'avait pensé, jouait entre les rails.
Carlos la saisit et la mit hors de danger. Ce
n'était pas un instant trop tôt ;
une seconde encore et la fillette aurait
été écrasée.
Elle était sauvée ! mais à
quel prix ! Carlos était couché
par terre, la petite dans ses bras. Pourquoi le
garçon était-il si pâle ?
Pourquoi ce filet de sang qui coulait de
ses lèvres et tachait la robe blanche
d'Eva ? pourquoi fermait-il ses yeux ?
Eva, très effrayée d'avoir
été si rudement prise et
emportée, le fut encore davantage lorsque le
train fila à toute vapeur à
côté d'elle. Elle poussa un cri
d'angoisse qui réveilla Carlos de son
évanouissement. Doucement il lui dit de ne
pas avoir peur, qu'il serait bientôt mieux et
la petite se tranquillisa et appuya sa petite
tête sur l'épaule de son ami.
Pendant ce temps, M. Irvin, les
garçons et les domestiques cherchaient
l'enfant de tous les côtés. Tous
s'agitaient excepté Hubert, qui resta en
arrière. Quand ils furent partis, il se mit
à courir vers la ligne du chemin de fer. Ils
avaient joué là, lui et les autres
garçons, là où lui, Hubert
avait emmené Eva et l'avait oubliée.
La petite s'était amusée à
chercher des fleurs et était venue ainsi
jusqu'à la barrière. Elle avait
regardé un moment, puis avait trouvé
le chemin à travers la palissade et
s'était mise à jouer avec les pierres
entre les rails, jusqu'à ce que la nuit
tombât ; ensuite elle était
restée tranquillement assise où elle
se trouvait.
Hubert pensa d'abord qu'elle
était restée dans la prairie, mais ne
la voyant pas, il lui vint à l'idée
qu'elle avait pu traverser la barrière et
une peur effroyable le saisit. Il courut dans cette
direction et trouva son cousin couché dans
l'herbe humide, l'enfant dans ses bras. Ils
étaient si absolument immobiles que Hubert
ne pouvait voir s'ils étaient morts ou
vivants ; puis il aperçut le sang et
s'en retourna en toute hâte dans une transe
mortelle chercher M. Irvin qu'il conduisit vers les
enfants. En chemin il confessa ses fautes en
sanglotant, ainsi que sa méchante conduite
envers Carlos pendant les dernières
semaines.
Deux heures s'étaient
passées et Marie attendait encore, toujours
à la fenêtre. La soirée
était belle et la lune éclairait le
jardin, comme si c'était le jour, . Enfin
elle entendit des voix et des pas et elle reconnut
distinctement deux figures - l'une était
celle du sous-maître portant Carlos, l'autre
celle de son père avec Eva dans ses bras.
Mais qu'était cette tache sur la robe
d'Eva ? Sa petite soeur
serait-elle morte ? Un cri de détresse
s'échappa de ses lèvres et sans
qu'elle sût ce qu'elle faisait, Marie sauta
de sa chaise-longue. Ses genoux tremblaient, mais
elle était debout et toute chancelante, elle
se mit à marcher. Sans savoir comment elle y
arriva, elle se trouva au milieu de la salle
d'étude et un grand calme s'empara d'elle.
Elle réalisait qu'ils étaient tous
dans la main de Dieu et que personne ne pouvait
mieux les garder que Lui. C'est ainsi que son
père la trouva.
Marie fut vite rassurée quant
à Eva ; elle s'était endormie
dans les bras de son père. Le cas de Carlos
était plus grave. Le grand effort qu'il
avait fait avait causé une hémorragie
qui n'était pas arrêtée. Le
médecin fut appelé en toute
hâte ; malgré tous ses soins il
dut constater que le cher garçon ne vivrait
plus vingt-quatre heures. Carlos avait repris
connaissance et, souriant faiblement, il regarda
Marie et demanda M. Irvin.
Marie comprit très bien pourquoi
Carlos désirait voir son
maître.
- Il a été toujours
auprès de toi ; il vient de sortir, je
vais l'appeler.
Carlos ferma les yeux et attendit
apparemment avec inquiétude l'arrivée
de son maître. À peine la porte
s'ouvrit-elle que Carlos fixa celui qui entrait. Il
ne vit plus de sévérité sur ce
visage, mais de la pitié et de la
tristesse.
- Cher monsieur, voulez-vous me
pardonner tout le chagrin que je vous ai
causé ces derniers temps ? Je n'y
pouvais vraiment rien !
- Mon cher garçon, dit M. Irvin
en s'agenouillant près du lit et mettant son
bras autour de Carlos, ce n'est pas à toi de
demander pardon ; c'est bien moi qui dois le
faire. Je croyais bien agir et je t'ai beaucoup
fait souffrir. Hubert m'a tout raconté et
maintenant je regrette de ne pas avoir eu plus de
confiance en toi. Ah ! Carlos, pardonne
à ton maître. Et maintenant, tu as
sauvé notre chère petite ; tu
t'es sacrifié pour elle ! Comment
puis-je te remercier ?
Un sourire de joie passa sur le visage
du garçon. Il ferma les yeux comme s'il
voulait jouir de cette belle pensée. Mais il
regarda bien vite son maître.
- Non, non, dit-il, ce n'est pas bien.
Vous ne devez pas me demander pardon. Vous avez
toujours été si bon pour moi. Mais,
monsieur, voulez-vous aussi pardonner à
Hubert ?
Le visage du maître prit une
expression douloureuse, mais les larmes aux yeux il
répondit :
- Oui, mon garçon, ce n'est pas
à moi d'être dur envers Hubert, quand
toi, tu lui pardonnes. Mais j'aimerais tant faire
quelque chose pour toi, et je ne le puis pas. Tu es
très malade, Carlos, très
sérieusement, dit le docteur.
- Oui, monsieur, je le sais ; je ne
serai plus longtemps ici. Jadis je pensais
quelquefois que je ne vivrai pas longtemps, et
j'avais peur. Mais maintenant je sais que je vais
mourir et je n'ai aucune crainte. Je sais que
Jésus m'aime et qu'Il est avec moi.
Oh ! je serai bientôt avec Lui, dans la
maison du Père, où il y a beaucoup de
demeures.
Marie entra en ce moment et Carlos la
pria d'appeler Hubert. Marie le trouva dans sa
chambre, la tête enfouie dans les coussins.
Elle posa sa main doucement sur son épaule
en lui disant:
- Va vers Carlos, il désire te
voir.
Hubert la regarda avec de grands yeux
éperdus.
- Est-il très malade ?
Va-t-il mourir ?
Marie lui dit aussi doucement que
possible que l'état de son cousin
était très grave. Hubert
éclata en sanglots
désespérés et Marie put voir
comment le remords déchirait son
coeur.
- Oh ! Carlos, Carlos !
qu'ai-je fait ? qu'ai-je fait ?
- Mes enfants, n'agissez pas à la
légère. Croyez-vous avoir raison de
vous fâcher contre quelqu'un ? Une voix
dans votre coeur vous excite-t-elle à vous
venger ? pensez à ce que vous faites,
à ce que vous dites. Une parole
amère, un mot méchant est si vite
prononcé, mais quelle blessure il peut
causer ! Un jour viendra
peut-être, où vous
désirerez pouvoir redresser le mal que vous
avez commis ainsi, et ce ne sera plus possible. Une
méchante action est si vite faite, mais
savez-vous ce qu'elle vous coûtera en
remords, en reproches, parce que vous n'êtes
plus en état de réparer le mal
causé ? Tournez-vous vers Jésus
dans l'heure de la tentation et recherchez en Lui
votre force, car Il nous a appris à nous
aimer l'un l'autre ; Il veut que nous
pardonnions, si nous espérons être
pardonnés. Jésus a aimé ses
ennemis, et Il a prié pour eux. Il veut
aussi vous pardonner et vous purifier de tout
péché. Mais allez maintenant à
Lui, Il vous attend maintenant, Il est prêt
à vous recevoir en ce moment
même.
Le pauvre Hubert se repentit franchement
et sérieusement. Carlos lui pardonna de tout
coeur, mais son cousin n'eut plus l'occasion de
montrer sa repentance dans sa conduite.
Personne ne sut de quoi ces deux amis
s'entretinrent, mais ce fut un autre Hubert qui
quitta Carlos, que celui que Marie avait
appelé. Il retourna dans sa petite chambre
profondément triste, mais plus
désespéré. Une nouvelle et
précieuse espérance avait
pénétré dans son coeur
brisé.
Et maintenant, les écoliers
vinrent deux à deux prendre congé de
leur compagnon d'études ; les larmes
aux yeux, très émus, ils dirent au
revoir à leur camarade mourant.
Marie ne le quitta pas. Son père
craignait qu'elle ne se fatiguât trop, mais
il ne pouvait pas se résoudre à la
renvoyer. Les enfants ne parlaient pas beaucoup.
Marie, assise à côté de Carlos,
sa main dans la sienne, répétait de
temps en temps un texte, un verset de cantique.
Carlos s'assoupit un peu, mais il se
réveillait aussitôt et ses yeux
cherchaient Marie, puis, l'ayant aperçue, il
était tranquille. Une fois pourtant, il
parla :
- Oh ! Marie, dit-il, que je suis
content que tu puisses de nouveau marcher. N'est-ce
pas un miracle ? Dieu n'est-il pas bon pour
nous ? Et veux-tu être aussi bonne pour
Hubert que tu l'as été pour
moi ?
- Oui, Carlos, je te le promets.
Au milieu de la nuit, M. et Mme Sullivan
arrivèrent. M. Irvin les avait avertis par
télégramme. Agnès et Jeanne
les accompagnaient. Elles désiraient
beaucoup revoir leur cousin et lui demander pardon
de leur manque de coeur et de leur méchante
conduite.
Toutes ces émotions fatiguaient
beaucoup Carlos, mais c'était si bon de voir
que tous l'aimaient.
Quand se leva le matin, le ciel
était tout illuminé d'or et de
pourpre.
« Que c'est beau,
murmura-t-il, mais je verrai bientôt ce qui
est encore plus beau ; un jour sans soir, sans
nuit. »
Et Marie
continua :
Lieu de repos, sainte patrie,
Séjour heureux des
rachetés,
0 ville d'or, cité
chérie,
J'aspire à tes
félicités.
Repos, repos ! près de
Jésus,
Peines, douleurs, ne seront
plus.
Eva se réveilla comme de coutume et
demanda à voir Carlos. - Bonjour, bonjour,
dit-elle en apercevant son ami ; tu vas
mieux ?
- Oui, Eva, je suis presque
guéri. Si tu deviens un agneau du Bon
Berger, nous nous reverrons au ciel, dans la maison
du Père, où il y a plusieurs
demeures.
Tout le monde était calme,
excepté Hubert qui sanglotait. Carlos lui
tendit la main et lui dit :
- Ne sois pas triste, Hubert, ne
m'oublie pas.
Puis il resta immobile pendant quelques
instants, les yeux fermés. Soudain il se
redressa, les yeux grands ouverts, un beau sourire
sur son visage, et d'une voix faible, mais
distincte, le garçon mourant
répéta ces paroles:
« Dans la maison de mon
Père, il y a plusieurs demeures... je
reviendrai et je vous prendrai auprès de
moi. »
Puis il tendit les bras, sa tête
tomba de côté et Carlos était
entré dans le repos éternel.
- Il est mort, s'écria Hubert
dans un sanglot.
- Non, dit Marie, il vit pour
toujours.
« Je suis la
résurrection et la vie, dit
Jésus ; celui qui croit en Moi, encore
qu'il soit mort, vivra. »
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