La Mission Chrétienne
s'était développée d'une
façon merveilleuse ; comme l'humble
semence de la parabole, elle avait enfoncé
ses racines profondément dans le sol et
dardé vers le ciel un tronc vigoureux. Elle
étalait ses branches sur Londres,
l'Angleterre, l'Écosse, en attendant le jour
où elle couvrirait le monde entier de son
ombre. Des faubourgs de l'Est, elle avait
gagné les différents quartiers de la
ville, puis elle avait envahi Portsmouth, Chatham,
les villes industrielles du nord de l'Angleterre,
l'Écosse où elle prenait possession
de la ville universitaire d'Édimbourg. C'est
M. et Mme Booth qui inaugurèrent l'oeuvre
à Edimbourg. Ils s'y rendaient avec un peu
de crainte ; on leur avait
représenté les Écossais comme
des gens froids, peu démonstratifs,
têtes de granit, difficiles à
émouvoir, et qui ne s'accoutumeraient que
lentement à des méthodes et à
des enseignements opposés à leurs
coutumes. La première réunion se tint
dans une grande salle d'un des faubourgs de la
ville. Mme Booth se trouva devant un auditoire de
plus de cinq cents personnes, adversaires
déterminés du ministère
féminin. Elle fut surprise de rencontrer
là, non la froideur et l'opposition, qu'on
lui faisait craindre, mais l'enthousiasme et la
bienveillance. Les Écossais
appréciaient le courage de ce couple de
prédicateurs qui allaient attaquer le
péché dans ses repaires.
Mais, pour diriger les postes
d'évangélisation, il fallait des
hommes ; et, pour maintenir une certaine
unité dans cette oeuvre qui essaimait par le
pays, tout au moins un embryon d'organisation.
William Booth avait trouvé des aides dans
les cabarets et les taudis ; ces preuves
vivantes de la grâce de Dieu, salutaire aux
pécheurs, constituaient des
évangélistes par excellence. Mais
pour instruire les convertis, organiser les
groupes, il sentait le besoin de s'assurer les
services de prédicateurs ayant fait des
études régulières. Aussi
fit-il paraître des annonces dans les
journaux méthodistes et dans les autres
publications religieuses. Il obtint de cette
manière la collaboration d'hommes instruits,
braves gens désireux de bien faire, mais que
leur éducation condamnait à marcher
à l'arrière-garde des troupes qu'ils
auraient dû entraîner. Leurs habitudes
ecclésiastiques leur composaient une
épaisse et lourde armure, semblable à
la cuirasse de Saül immobilisant le jeune
David, armure qui les rendait inaptes à
combattre le paganisme européen.
Il fallait trouver, parmi les membres de
la Mission, parmi ces néophytes si peu
instruits, les conducteurs réclamés
par les nouveaux postes. À l'école de
l'Esprit-Saint se formèrent de puissants
prédicateurs, bien plus riches de leurs
expériences spirituelles que de science
humaine. Ils évoquaient ces
expériences, rappelaient ce qu'ils
étaient auparavant et le changement survenu
dans leur vie ; leur témoignage
agissait avec une force surhumaine, des âmes
étaient conquises pour Dieu et pour la
bienheureuse éternité. Écoutez
la merveilleuse histoire de la vocation de ces
apôtres modernes :
Il y a cinquante-trois ans, lorsque la
Mission Chrétienne débuta à
Wellingborough, vivait dans cette ville un jeune
homme buveur et blasphémateur, nommé
Tom Coombes. Il apparaissait parfois aux
réunions en plein air, pour se moquer du
prédicateur et faire du bruit. Il n'avait
que seize ans, mais c'était
déjà une franche canaille :
effronté, tricheur au jeu, infatigable
hâbleur, subsistant de fraudes et de paris.
Comment fut-il conduit à une des
réunions dans la salle ? Nul ne
pourrait le dire. Une chose est certaine, l'Esprit
divin se saisit de lui et le jeta, tremblant et
pantelant, au banc des pénitents : le
moqueur priait et implorait le pardon de ses
péchés.
Le lendemain, il se rendit à la
réunion en plein air pour partager le sort
du prédicateur. Depuis ce jour, il devint un
vaillant soldat de la guerre sainte contre le mal.
Bientôt il se consacra entièrement au
service du Seigneur. Après une courte
période d'instruction, il fut nommé
capitaine à North Shields où,
malgré une violente opposition, il parvint
à former une troupe valeureuse. Deux mille
personnes l'accompagnèrent à la gare
lorsqu'il partit pour Newport. Là aussi, le
joyeux Tom devint vite célèbre, ne
reculant devant aucune excentricité pour
recruter un auditoire. On raconte que, dans
l'impossibilité de remplir sa salle, il noua
une corde au cou de son lieutenant qu'il promena
par la ville, comme un montreur d'ours ses animaux,
promettant de le présenter le soir dans ses
travaux à la salle de réunions. Les
gens rirent de cette exhibition, vinrent ce
soir-là par curiosité, et revinrent
ensuite par besoin. De nombreux pécheurs se
convertirent dans cette salle jadis
déserte.
Tom Coombes fut placé ensuite
à la tête d'une division au Pays de
Galles, puis au Canada. où il dirigeait cent
soixante-neuf postes et quatre cent
quatre-vingt-sept officiers.
Un soir, à Liverpool, le fils
d'un riche marchand, qui avait perdu par la boisson
fortune, position, amis et honneur, sous l'action
de l'alcool, allait se jeter dans le Mersey. Il
était dégoûté de la vie,
de lui-même et de la société
des autres hommes. En route, il rencontra un pauvre
nègre, charpentier, connu parmi les
salutistes, sous le nom de
« l'évêque noir ».
Il l'entraîna dans son atelier, et là,
avec le secours du capitaine Smith, plus tard
Commissaire aux États-Unis, notre
nègre lui persuada qu'une vie nouvelle
était encore possible au pauvre ivrogne
aveuli. Les trois hommes s'agenouillèrent et
prièrent ensemble jusqu'à ce que la
paix s'établit dans cette âme
tourmentée. Cet ivrogne, arraché au
suicide, devint un des meilleurs officiers de
l'Armée du Salut, à Londres, puis en
Nouvelle-Zélande.
Que d'histoires semblables on pourrait
conter. C'est Bob, de Portsmouth : buveur,
joueur, pilier de prison, abandonné de sa
femme qu'il maltraitait, qui devint le capitaine
Robert Harnes, un vaillant soldat du Christ,
capable d'endurer, par amour du Sauveur et des
pauvres âmes, les moqueries, les coups, la
prison, mille persécutions
Jack Stocker vous raconterait la
même aventure : l'Armée du Salut
le prit devant le zinc du
« mastroquet », et en fit un de
ses puissants ouvriers, qui groupa deux mille
personnes sous les couleurs salutistes.
Que vous dirai-je de plus ? La
place me manquerait pour rapporter les
transformations miraculeuses du « Petit
Bill l'ivrogne », du cabaretier de
Bridgeport, de la pauvre Mme Shepherd, ivrognesse
et batailleuse, toujours prête à
crêper le chignon de ses voisines, devenus de
fidèles serviteurs de Dieu et des
hommes.
Ce sont les pierres vivantes qui
servirent à la construction de
l'Armée du Salut ; mais pour
édifier avec elles un monument de l'amour
pratique, il fallait un architecte. William Booth
fut cet architecte, qui dressa le plan et mit en
oeuvre ces matériaux.
Il n'eut pas d'un seul coup la vision de
cette vaste organisation, mais il se laissa
instruire par les événements et
conduire par Dieu, organisant aujourd'hui les
postes d'évangélisation, pourvoyant
demain à l'instruction des membres et
à la préparation des
prédicateurs, s'attaquant ensuite à
la solution du problème de la misère
humaine.
On peut critiquer le principe
hiérarchique et autocratique de
l'Armée du Salut, on peut lui
préférer les institutions
démocratiques des Églises
protestantes Calvinistes et des Églises
Baptistes, mais il faut avouer que l'organisation
créée par William Booth convient le
mieux aux éléments constitutifs de
son oeuvre, et tire, des soldats et des officiers,
le plus de services possibles.
Quiconque étudie l'organisation
salutiste, avec un esprit libéré de
tout préjugé, acquiesce au jugement
de M. Wilfred Monod :
« Sut-il peser,
théoriquement, le pour et le contre d'un
système que le Général des
Jésuites, Ignace de Loyola, avait reconnu si
propice à ses desseins autocratiques, et que
la conscience protestante, forgée à
l'école du libre Évangile,
n'acceptera jamais qu'à titre provisoire et
sous bénéfice d'inventaire ?
William Booth n'était pas un
spéculatif, et la transformation de sa
Mission en Armée lui apparut comme un moyen
pratique de réaliser ce principe : il
faut gagner du temps. Or, on en gagne à
supprimer le mécanisme aux lents rouages
d'un Comité directeur. On en gagne à
pouvoir déplacer un officier par
télégramme, d'Europe en
Amérique, d'Amérique en Asie. Or, on
en gagne à exiger la stricte
obéissance à un règlement
militaire qui descend dans le détail,
prévoit les tentations, les prévient,
qui impose, par exemple, l'abstinence d'alcool et
de tabac, et cela, non point derrière les
murs d'un couvent, mais au sein d'une mouvante
association de missionnaires, mêlés au
monde et dispersés à la surface du
globe. Bref, William Booth, en organisant une
armée, non une Église, a jeté
ce mot d'ordre : « Assez
parlé, agissons ! »
Trève aux discussions ecclésiastiques
ou doctrinales. Arrière, ces brandons de
discorde qu'on nomme les sacrements. De même
que les socialistes qui affirment que la religion
est affaire privée, de même les
Salutistes seront libres, individuellement, de
chercher le baptême ou la Sainte Cène
dans les sanctuaires. Mais, l'Armée du
Salut, en tant que telle, et pour conserver la
cohésion de toutes ses forces vivantes,
coupera la racine de ces trois plantes
vénéneuses qui ont paralysé de
leurs tentacules, et empoisonné la
chrétienté traditionnelle : le
parlementarisme ecclésiastique, le
byzantinisme dogmatique et le ritualisme
sacramentaire. »
Donnons la parole au
Général pour nous expliquer la
transformation de la « Mission
Chrétienne », avec ses
comités et ses assemblées
générales, en Armée, avec son
commandement unique :
Peu de temps après, comme
l'oeuvre s'étendait et offrait de
magnifiques perspectives d'avenir béni, et
que tout promettait de beaux progrès, une
nouvelle difficulté surgit. Quelques-uns des
évangélistes que j'employais se
concertèrent pour transformer notre Mission
Chrétienne en Église, avec son
Conseil d'administration et ses autres
comités. Ils voulaient s'établir dans
le calme, à l'abri de tous les
ouragans ; moi, je désirais aller de
l'avant, coûte que coûte. Je
n'acceptais pas d'être battu ou
détourné de mon but de cette
manière-là. Je les réunis tous
et je leur adressai ce discours :
« Mes chers camarades, je ne me suis
jamais proposé de fonder une autre
Église. Il y en a bien assez sous la calotte
des cieux. Je veux lever une Armée. Ceux qui
veulent collaborer à la réalisation
de mon projet peuvent rester avec moi, mais je dois
me séparer des autres. Je les aiderai
à se trouver une
situation. »
Personne n'abandonna le Surintendant
général. En février et en
juillet 1877, s'assemblèrent les derniers
congrès de la Mission Chrétienne,
pour entériner la transformation de cette
oeuvre. Le Général se trouvait ainsi
placé à la tête d'une
armée sur le pied de guerre.
Une délégation
d'évangélistes de la Mission,
conduite par Bramwell Booth et George Scott
Railton, avait insisté auprès du
Général pour hâter cette
révolution. À partir de ce jour,
William Booth assuma les pouvoirs qui, dans les
autres sociétés religieuses, sont
réparties entre divers comités. Une
vie nouvelle galvanisa l'organisme de la Mission
rénovée. Hommes et femmes
abandonnèrent la direction de leur vie au
Général, comme ses intimes
commençaient à l'appeler. Une
discipline, qui ne permettait ni hésitation,
ni murmure, courbait toutes les volontés
devant l'intérêt supérieur de
l'évangélisation.
Pour préparer ses
prédicateurs, la Mission avait ouvert deux
écoles : l'une pour les femmes, sous la
direction d'Emma Booth, une des filles de William
Booth ; l'autre pour les hommes, sous la
direction de M. Howard, plus tard Commissaire et
Chef d'État-Major.
Dans un discours prononcé devant
l'Assemblée générale des
Wesleyens, en 1880, le Général
William Booth nous fournit une description de
l'Armée du Salut, de son but et de ses
méthodes. Citons-en les principaux
passages :
On m'a dit que
quatre-vingt-quinze
pour cent de la population de nos villes et de nos
bourgs ne franchissait jamais le seuil d'un lieu de
culte. Et j'ai pensé : « Ne
peut-on rien tenter pour porter l'Évangile
à ces gens-là ? » Il y
a quinze ans, je me suis épris de ces
multitudes qui sont en dehors de l'influence des
Églises chrétiennes. Il me semblait
que, si nous pouvions les faire songer à
l'enfer vers lequel ils glissaient, ils ne
manqueraient pas de désirer s'en
détourner ; si nous pouvions tourner
leurs pensées vers le ciel, ils
souhaiteraient y entrer un jour et, surtout, si
nous leur dépeignions le Christ et la
grandeur de son amour, ils courraient se
réfugier dans ses bras grands ouverts pour
accueillir toutes les repentances.
Je résolus d'essayer,
et
l'Armée du Salut est la conséquence
de cette décision ...
Nous enrôlons nos
officiers
sans leur promettre ou garantir leur salaire, et
sans leur assurer qu'ils trouveront, là
où nous les envoyons, quelques personnes
pour sympathiser avec eux. La grande
majorité accepte joyeusement n'importe
quelle destination.
Nous dépassons les exigences de John
Wesley réclamant de ses convertis deux sous
par semaine et un shilling par trimestre. Nous
disons à nos convertis :
« Vous dépensiez trois ou quatre
shillings (de trois francs soixante-quinze à
cinq francs or, soit dix-huit francs soixante
à vingt-cinq francs papiers) (1)
par - semaine
pour votre bière et votre tabac, avant votre
conversion ; nous ne saurions nous contenter
de deux sous (cinquante centimes de notre monnaie
actuelle) (1)
par
semaine ou d'un shilling par trimestre. Donnez en
proportion des bénédictions divines
que vous avez reçues et ne lésinez
pas... »
Si on me demandait
d'exposer
notre méthode, je dirais :
1° Nous ne voulons pas
pêcher là où les autres ont
amorcé, ou dresser en face des
Églises une secte rivale. Nous tirons nos
membres du ruisseau, et si nous arrachons à
la fange un être plus déchu que tous
ses compagnons, nos officiers s'en
réjouissent davantage.
... Nous sommes les
balayeurs du
monde moral, voués au nettoyage des
égouts de la civilisation. Nous
désirons relever tous les hommes, mais nous
avons une affection particulière pour les
plus dégradés qui croupissent au fond
des taudis et des antres du vice.
2°Nous atteignons ces
gens-là par une habile adaptation de nos
méthodes. Il existe, parmi les classes
populaires, un violent préjugé contre
les rases et les chapelles. J'en suis
attristé et je n'ai rien fait pour le
créer, mais je constate son existence. Le
peuple ne veut pas entrer dans un temple ou dans un
autre lieu de culte ; par contre, il va
très facilement au théâtre ou
dans un magasin ; nous employons ces salles
qui jouissent de la faveur populaire. Dans un
certain village, nous avons loué la salle du
Mont-de-piété, et la population l'a
surnommée « le
Mont-de-piété
salutiste » ; de nombreuses
âmes y furent sauvées.
Permettez-moi de vous
affirmer
que je ne suis pas l'inventeur des expressions
singulières, un tantinet baroques,
employées dans l'Armée. Je n'ai pas
forgé le nom : « les filles
alléluia » (Halleluya Lassies). La
première fois que je l'entendis, j'en fus
scandalisé ; mais les
télégrammes affluaient
annonçant que les salles étaient trop
petites pour contenir les foules qui
désiraient voir et entendre les
« filles alléluia ». Le
peuple rude et sans éducation aimait ce
terme ; l'un avait une fille à la
maison qu'il appelait de ce nom populaire ;
l'autre, jadis, au temps de ses fiançailles,
l'employait comme un terme d'amitié pour
désigner celle qui devint sa femme. Du
moment que j'atteignais mon but, j'étais
satisfait.
3° Nous mettons nos
convertis à l'oeuvre. À peine un
homme est-il converti, nous lui fournissons
l'occasion de le proclamer, et la force de notre
oeuvre réside dans ces témoignages.
Une de nos jeunes femmes présidait une
réunion dans une grande ville. Elle fut tout
à coup interrompue par un de ces types
gonflés d'orgueil qui se jugent des
phénix de science et
d'esprit :
- Que peut enseigner
une pauvre
ignorante comme vous ? Que sait-elle de la
religion ? J'en connais plus long que vous,
car je puis dire le « Notre Père
"en latin.
- Oh !
répliqua-t-elle, j'en sais bien plus long
que cela. Je puis dire en anglais :
« Le Seigneur m'a
sauvée. »
4° Enfin nous
réussissons en donnant de rudes coups de
colliers. J'enseigne à mes gens que le
labeur continu et la sainteté sont
assurés du succès en tout
lieu.
Comment le nom de Mission
Chrétienne céda-t-il la place
à celui d'Armée du Salut ? D'une
manière tout à fait imprévue.
L'incident mérite d'être
conté :
Un matin, M. Railton, le
secrétaire de William Booth, et Bramwell
Booth étaient réunis dans la chambre
du Général, pour recevoir les
directions pour le travail quotidien. Railton
écrivait sous la dictée du
Général. Il s'agissait d'une
proclamation, comme William Booth en adressait de
temps à autre aux membres de la Mission,
véritable ordre du jour, au style
napoléonien, d'un général
à ses troupes.
À ce moment-là, l'opinion
publique se préoccupait de la
réorganisation de l'armée anglaise,
et de l'organisation de la défense
territoriale ; il venait de se créer
une armée de volontaires, espèce de
garde nationale, où des jeunes gens jouaient
au soldat. Le général dictait :
« Nous sommes une armée de
volontaires.... » Bramwell Booth,
à ces mots, se récria :
- Volontaires ? Ah !
non, je
suis un vrai soldat de l'active et rien
autre.
Le général, qui se
promenait de long en large dans la chambre,
s'arrêta, regarda un moment son fils, comme
pour bien fixer le sens de cette exclamation. Puis
il s'approcha de la table, et, prenant la plume des
mains de son secrétaire, il biffa d'un trait
énergique le mot
« volontaire » et le
remplaça par cet autre
« salut ».
L'effet de cette expression, sur les
deux jeunes gens, fut indescriptible. Ils bondirent
comme des poulains au claquement du fouet.
- Dieu soit loué pour cette
expression ! s'exclama Bramwell.
À partir de ce jour, la Mission
devint l'Armée du Salut. Changement qui
amena l'adoption des grades, de l'uniforme et du
drapeau. Le Surintendant général
devint officiellement le Général,
titre que ses intimes lui donnaient depuis
longtemps déjà.
Petit à petit l'organisation se
perfectionnait. Le Général la dotait
de règlements pour tous les grades et toutes
les fonctions : Les Ordres et
Règlements pour les Soldats, un petit
livre de cent cinquante pages, qui renferme, entre
ses deux couvertures, un véritable
trésor de conseils et de règles pour
toutes les situations de la vie publique et de la
vie privée du salutiste. Il condense, sous
son petit format, un manuel d'instruction
religieuse, un traité de bonne vie morale,
intellectuelle et sociale, et un livret
d'hygiène, parlant, dans un langage simple,
de la nourriture, du vêtement, de la
propreté, de l'exercice physique, de
l'aération, du sommeil, de l'abstinence des
boissons alcooliques et du tabac.
Les Ordres et Règlements pour
Officiers de Postes, offrant les directions les
plus minutieuses sur toutes les activités de
l'officier à la tête d'un poste
d'évangélisation.
Les Ordres et Règlements pour
les Officiers d'État-Major,
véritable manuel du missionnaire,
révélant, à celui qui veut
étudier ses trois cent cinquante pages, des
méthodes éprouvées de diriger
l'oeuvre d'évangélisation et
spirituellement et matériellement. Il faut y
joindre Les Ordres et Règlements pour les
Commissaires et les Secrétaires en
Chef.
Tandis que les deux volumes d'Ordres
et Règlements pour les Officiers des Oeuvres
Sociales, l'un pour les officières en
charge des oeuvres féminines, l'autre pour
les officiers des oeuvres masculines, constituent
des bréviaires du christianisme social. Nous
y reviendrons dans un des chapitres suivants.
Citons encore Les Ordres et Règlements
pour les officiers locaux, pour les choristes, pour
les musiciens des fanfares salutistes. Une
véritable bibliothèque, traitant
d'une manière précise et pratique de
toutes les activités salutistes, fut
rédigée et édictée par
le Général. Rien ne fut
abandonné aux caprices ou aux improvisations
des individus. Une salutiste nourrie de ces ordres
et règlements a pu
écrire :
Un officier pourrait se trouver
séparé du reste de l'Armée sur
une île isolée au large, loin de toute
surveillance, s'il consulte ses Ordres et
Règlements et commande son poste selon les
directions de ce manuel, il créera
certainement, sur son île solitaire, une
véritable Armée du Salut en
miniature.
Ce qu'est l'Armée du Salut et
l'oeuvre des humbles officiers de postes qui, sur
le champ de bataille contre les puissances
ténébreuses, ne ménagent ni
leurs peines, ni leurs sacrifices, une personne qui
connaît l'une et l'autre nous le
dira :
L'Armée n'est nullement
l'heureux terrain de chasse des agités et
des sentimentalistes, qui croient que la religion
consiste à chanter des cantiques, à
soupirer de délicieuses et insignifiantes
phrases, ou à hurler des déclarations
enflammées. L'Armée est
mobilisée pour combattre une autre
armée, pour lutter, conquérir, faire
des prisonniers, annexer les royaumes de la terre
au Royaume des Cieux, et administrer, pour le
Seigneur, les territoires conquis. L'Armée
du Salut fait appel à ce qu'il y a de
meilleur dans l'homme et dans la femme, à
l'instinct d'héroïsme. Elle exige de
ses enrôlés du coeur et de
l'intelligence, elle leur demande de
perpétuels sacrifices et un service
continuel. Mais, comme le disait un salutiste
débordant d'humour : « Il y a
des tas de plaisirs dans
l'Armée ! » On y trouve, bien
plus que dans n'importe quelle autre vocation, une
activité intense, des aventures
intéressantes, un mélange de
tragédies et de comédies, de joies et
de tristesses ...
Une vue superficielle
du travail
de l'officier du champ de bataille pourrait nous
porter à croire que l'enthousiasme et une
certaine facilité de parole suffisent
à celui qui ambitionne cette position. Cette
idée ne concorde guère avec la
réalité.
L'officier du champ de
bataille a
l'honneur d'être appelé au service que
notre Fondateur entreprit, lorsqu'il se tourna pour
la première fois vers les masses
irréligieuses de l'East-End à
Londres. La responsabilité spirituelle de la
ville ou du quartier où il est placé
lui incombe. Il est là pour prêcher
dans les rues aux passants qui n'entrent jamais
dans un lieu de culte, et les conduire à sa
salle par tous les moyens licites et honorables,
afin de pouvoir leur être d'un plus grand
secours. Il est là pour visiter les malades,
chercher les buveurs, et attendre les prisonniers
à la sortie de la prison ; pour
encourager, aider et relever les faibles et les
trébuchants. Il doit répondre aux
lettres des parents angoissés, courir
à la recherche des enfants prodigues,
censurer et combattre le péché ;
en temps de catastrophe et
d'épidémie, apporter le secours et le
réconfort de sa sympathie active aux
affligés et aux victimes. Il lui faut
instruire les enfants, garder et entraîner la
petite troupe attachée à son poste,
collecter l'argent nécessaire à
l'extension de l'oeuvre de l'Armée. Tout ce
qui touche au bien-être et aux
intérêts de la population appartient
à la sphère d'activité de
l'officier du champ de bataille.
Lorsque l'on examine cette
création de William Booth et l'oeuvre
immense accomplie par cette Armée du Salut,
on se surprend à répéter les
paroles que M. Begbie écrivait à la
mort de l'Adjudante Kate Lee,
l'Ange-Adjudante :
Je ne suis pas de ceux qui
regardent
William Booth comme un saint. Pour moi, la grandeur
de William Booth, ce qui m'émerveille en
lui, c'est sa faculté de créer des
saints, son pouvoir formidable, enivrant,
miraculeux, son inlassable énergie qui
engendre ce qu'il y a de plus aimable et de plus
beau dans notre humanité : l'esprit qui
aime les plus déchus, qui descend avec joie
dans l'abîme des souillures, qui se trouve
aussi heureux dans cet abîme que dans le
ciel, content de rester inconnu du monde, tant
qu'il peut travailler au salut des pires
pécheurs, à la transformation des
plus vicieux des hommes, et qui, dans cette
ambiance, se garde cependant pur, sans tache,
absolument immaculé.
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