Voici donc notre prédicateur
installé avec son quartier
général dans Whitechapel road. Il
peut se donner corps et âme à son
oeuvre de sauvetage. Tout autour de lui se pressent
les miséreux et les vicieux, les païens
de Londres, pour lesquels son coeur s'émeut
et bat plus rapidement.
Le Commissaire Railton décrit le
milieu où la « Mission
Chrétienne » du Surintendant
général William Booth
s'épanouit :
En regardant les figures pâles
et livides de ces ouvriers de l'Est londonien, et
leurs habits qui montraient la trame ; en les
voyant chaussés de souliers
éculés et troués, debout dans
la boue ou tout près de flaques d'eau, je
suis surtout frappé par leur misère.
Nul doute que la vie ne fût pour eux une
lutte perpétuelle contre la famine qui les
serrait à la gorge, et cependant ces
miséreux oubliaient leur pauvreté,
leurs multiples besoins, et s'arrangeaient pour
donner à la Mission quelques heures de leur
temps, si précieux pour la conquête de
leur pain quotidien, et cela par amour et par
pitié pour les malheureux plus
misérables
qu'eux-mêmes.
Ils affirmaient à leurs
auditeurs qu'ils étaient des
pécheurs, des perdus, voués à
l'enfer, tout cela sans mâcher leurs paroles
ni employer de ces circonlocutions
ménagères de toutes les
susceptibilités ; ils appelaient un
chat, un chat : mais leur ton ne manifestait
si sévérité, ni dureté.
On y entendait vibrer la pitié la plus
tendre pour ceux qui périssaient, et le
désir ardent de les conduire au Sauveur qui
les avait arrachés eux-mêmes à
leur misérable existence, et leur avait
donné la paix et la joie, malgré
leurs péchés, leurs rébellions
et les tristes circonstances de leur vie
passée.
Cette réunion en plein
air
me révéla l'esprit de la Mission
Chrétienne.
Oui, c'était bien une
mission chrétienne. Une expédition
des pauvres parmi les pauvres, sous la contrainte
de l'amour du Christ. Ils étaient venus, non
avec de chaudes couvertures, de pains à
croûte dorée, de l'argent ou de
l'or ; ces pauvres gens n'en
possédaient pas, ils n'auraient pu en
offrir ; mais ils venaient avec cette infinie
compassion pour les brebis perdues qui
débordait, jadis, du coeur du
Nazaréen et de ses apôtres, et qui
métamorphosait pour eux la pauvreté
et la fatigue, la honte et les souffrances, ne leur
laissant que la joie de sauver les
perdus.
Un dimanche soir, le
Général, se promenant dans les rues
de Whitechapel avec son fils Bramwell, alors
âgé de treize ans, lui montrait la
foule qui se pressait dans les
cabarets :
Regarde, lui dit-il, voilà les
gens pour lesquels je désire que tu vives et
que tu travailles.
Lui, William Booth, vivait et
travaillait pour eux. Il les aimait de toute
l'ardeur de son âme. Ces tristes faubouriens
pouvaient le huer lorsqu'il les invitait à
ses réunions, ils pouvaient se moquer de
lui, l'insulter, le lapider avec les immondes
déchets de leurs demeures immondes, le
frapper, le blesser, mais ils ne pouvaient se
débarrasser de lui, ni de sa
prédication. Ce pasteur prenait au
sérieux les paroles de son
Maître : « Aimez vos ennemis,
bénissez ceux qui vous maudissent, faites du
bien à ceux qui vous haïssent, et priez
pour ceux qui vous persécutent. »
Son amour et sa persévérance
triomphèrent des résistances des
pires voyous. Il devint l'ami éprouvé
de l'ivrogne, du voleur, du paresseux, du criminel,
de l'homme qui a sombré au fond des gouffres
de la société ; parmi ces
déchets et ces parias de la civilisation, il
recruta ses aides les plus précieux.
Deux ans après l'ouverture du
Quartier Général, à
Whitechapel, douze cents personnes s'entassaient,
le dimanche, dans la salle de réunions. Ces
auditeurs, glanés à la sortie des
cabarets, puaient le gin, le whisky et la
bière, respiraient la haine de toute
religion ; cependant, ils écoutaient
les cantiques et les allocutions de William Booth
et de ses aides. Le dimanche soir, dix groupes
différents tenaient des réunions en
plein air dans Whitechapel road et dans les ruelles
environnantes ; puis, en chantant des
cantiques, ils entraînaient les auditeurs
vers la salle où le verbe enflammé du
Général, et l'amour ardent qui se
lisait sur son visage et dans ses gestes,
achevaient l'oeuvre de conquête. Ces
disciples en guenilles et sans instruction
obéissaient littéralement à
l'ordre de Jésus : « Allez
sur les places publiques et aux carrefours, pour
inviter tous ceux qui s'y tiennent :
mendiants, chômeurs, oisifs, contraignez-les
d'entrer. »
Le démon ne se laissait pas
arracher ses esclaves sans riposter aux attaques de
ces évangélistes. Il leur suscitait
maintes difficultés : les
réunions en plein air ne se passaient
guère sans qu'une pluie de cailloux ou
d'ordures ne s'abattît sur les chanteurs et
les orateurs ; la police, loin de venir au
secours des victimes, les chassait, sous
prétexte qu'ils interrompaient la
circulation ou fomentaient des troubles.
Temps rudes qui exigeaient de
l'évangéliste, et du nouveau converti
qui rendait son témoignage en public, une
forte dose d'héroïsme. Il fallait
réellement se charger de sa croix, pour
suivre le divin Maître sur la voie
douloureuse qui mène de
Gethsémané en Golgotha, pour devenir
son disciple selon les principes du
Général, ou plutôt, selon les
éternels principes de
l'Évangile.
Elles n'étaient pas nombreuses,
en ces jours-là, les âmes bien
trempées, capables d'affronter les sarcasmes
et les persécutions. Peu importait au jeune
prédicateur, s'il n'avait qu'une ou deux
personnes pour l'aider dans ses réunions en
plein air, il savait que, même seul, avec
Dieu à ses côtés, il
constituait une force invincible.
- Approchez, Oram, et vous m'aiderez
à chanter, criait-il d'une voix joyeuse
à l'un de ses nouveaux convertis.
Les deux hommes entonnaient un cantique
sur un air populaire, les enfants joignaient leurs
voix à celles des chanteurs, bientôt
se formait un cercle d'hommes et de femmes plus ou
moins attentifs ; quelques phrases
frappées au coin du bon sens, une invitation
pressante à venir à la réunion
dans la salle, et le prédicateur, Oram et sa
femme, partaient en chantant. Étrange
procession de trois personnes s'efforçant
d'entraîner, à travers une rue
bourdonnante d'activité, la foule
indifférente aux choses religieuses et si
facilement blasée.
À Whitechapel, vivait en ce
temps-là un vieil ivrogne qui jouait
à l'esprit fort. Ses camarades de beuverie
l'avaient surnommé « le vieil
Écossais » ; le surnom avait
fini par effacer de toutes les mémoires le
souvenir du véritable nom. Lorsqu'il
était ivre, le vieil Écossais se
transformait en conférencier
antireligieux ; il déversait alors sur
la Bible, sur les chrétiens et sur leur
Dieu, une tonne d'injures et de propos si grossiers
qu'ils froissaient même les oreilles peu
délicates des gens de Whitechapel. Ce vieil
ivrogne considérait la Mission
Chrétienne et ses réunions en plein
air comme une attaque personnelle ; aussi,
chaque fois qu'il apercevait un groupe à un
carrefour, il accourait, vomissant des injures et
des imprécations. Il se glissait aussi
près que possible du prédicateur, et
il se mettait à hurler :
- Des blagueurs, des hypocrites. Vous ne
voyez donc pas qu'ils cherchent à s'emparer
de votre argent ? Ce Booth et sa famille, des
paresseux, des parasites qui vivent à vos
dépens. Tandis que vous vous privez pour
fournir aux besoins de Monsieur, lui, il entasse
les billets de banque et, un jour, il
disparaîtra avec la caisse.
Tout cela, entrecoupé de
jurons.
Plus d'une fois, les membres de la
Mission avaient aidé le malheureux. II
acceptait leur secours et, pendant quelques jours,
il se tenait plus calme ; mais bientôt
le démon de l'alcool s'emparait à
nouveau de lui, et il recommençait à
vociférer des injures contre ses
bienfaiteurs.
Le malheureux jugeait le Général
selon ses propres sentiments. Il prêtait
à ce jeune prédicateur les
pensées et les motifs qui le faisaient agir,
lui le vieux buveur sans vergogne. Mais que
dirons-nous des journalistes et des membres de la
haute société qui, plus tard,
reprendront à leur compte les insultes et
les accusations d'un misérable
ivrogne ?
Lentement la Mission Chrétienne
prenait forme.
À côté des
réunions en plein air et des réunions
d'évangélisation dans la grande
salle, des réunions d'études
bibliques, de tempérance, des
réunions spéciales pour mères
de famille, des groupes de l'Espoir pour enfants,
des distributeurs de traités religieux,
s'organisaient. Aucune de ces activités
n'était négligée, mais toutes
étaient préparées avec soin
par le Général ou par ses aides. Quel
que soit le genre de réunions :
réunions de mères de famille ou
réunion de l'Espoir, distribution de soupe
gratuite ou réunion d'études
bibliques, un but unique était toujours
visé : le salut des âmes.
Tandis que les aiguilles couraient
à travers l'étoffe, ou que sonnait le
joyeux cliquetis des tricots, la voix de Mme Booth,
ou celle de son assistante, Mme Collingridge,
passait comme une douce brise spirituelle venue des
hauteurs célestes. Elle disait l'amour de
Dieu manifesté en la personne de
Jésus-Christ, la compassion de Celui qui
avait connu la pauvreté, de Celui qui avait
vu sa mère veiller tard dans la nuit pour
ravauder les habits de sa nombreuse famille, et
avait cueilli maintes fois sur les lèvres de
ses parents la question révélatrice
des angoisses des miséreux :
« Que mangerons-nous, de quoi serons-nous
vêtus cet hiver ? » Puis elle
détournait l'attention de ces pauvres femmes
de ces sujets, pour reporter leurs pensées
vers le Père Céleste, qui
connaît tous nos besoins et, si nous
cherchons le Royaume de Dieu et sa justice, nous
donnera, par-dessus le marché, notre pain
quotidien.
Dans son livre, Vingt et un ans
d'Armée du Salut, le Commissaire Railton
parle de ces réunions de mères
à la Mission
Chrétienne :
Pour ce qui est des réunions
de mères, je n'aimerais pas enquêter
pour fixer exactement le nombre de points cousus en
une heure, dans ces réunions. Il est certain
que plus d'une pauvre femme, grâce à
quelques sous habilement employés, put se
procurer, à elle et aux siens, des habits
qui, autrement, lui auraient coûté de
trop nombreux francs pour sa maigre bourse. Mais
dans toutes mes conversations avec les personnes
qui prirent une part active à cette oeuvre,
je n'ai jamais entendu un mot au sujet de la
couture. Tous leurs souvenirs et leurs
conversations roulent sur la mère une telle,
et la soeur X qui, après de nombreuses
visites et de longues discussions, se
laissèrent enfin persuader de venir à
une des réunions et, une fois là, ne
quittèrent la salle qu'après
s'être agenouillées et avoir
été transformées en tendres
servantes du Seigneur.
Pendant les premières
années, la Mission Chrétienne
n'offrit pas toujours le spectacle d'une
organisation parfaite. Des méthodes
différentes et des activités diverses
y comptaient de chauds partisans. Un ouvrier de la
première heure nous décrit, avec une
pointe d'humour, les prédicateurs en plein
air qui « ne voyaient pas
l'utilité des services à
l'intérieur d'une salle ; et, tant que
les gens voulaient bien les écouter,
restaient joyeusement les pieds dans la boue,
parlant, parlant toujours ; et, même si
leurs auditeurs se dispersaient, les forçant
à reconnaître qu'ils avaient
été un peu longs, et verbeux, sans se
déconcerter, ils se transportaient à
un autre carrefour et, comme un charlatan ou un
jongleur de rues, ils
recommençaient » ; puis, les
piliers de chapelle « qui seraient
restés joyeusement toute la nuit à
écouter des discours, et même avec
quatre auditeurs présents à
l'intérieur d'une salle, jouissaient
d'heures magnifiques ; sans doute, les
pécheurs n'étaient pas là,
fait regrettable pour ces pauvres âmes, mais
on n'y pouvait rien ».
Voici encore les abstinents,
« qui ne voient plus que la misère
des foyers de buveurs » ; les
chanteurs « qui placent le chant bien
au-dessus de tout pour attirer les gens et les
amener au Christ, braves gens qui
préfèrent leur jolie voix à
celle de n'importe quel
prédicateur » ; les
prédicateurs qui « estiment
surtout un homme qui peut garder pendant trois
quarts d'heure, même pendant plus d'une
heure, ses auditeurs assis, écoutant
calmement ses
élucubrations » ; les
moniteurs d'école du dimanche, qui
« n'écourteraient pas leur
leçon pour le bénéfice des
adultes qui attendent pour se réunir dans la
salle » ; les partisans de l'ordre
et du décorum, qui « ne peuvent
supporter que l'on rie dans la Maison de
Dieu » ; et combien d'autres encore
qui trouvaient, dans cette « Mission
Chrétienne » en enfance, un
magnifique champ d'expériences pour leurs
idées et leurs méthodes.
À ses débuts, la Mission
présentait un peu l'aspect chaotique de
notre planète aux premiers jours de la
Genèse, mais l'Esprit du Seigneur planait
sur elle, et, de cette oeuvre encore informe. Il
allait faire sortir un ensemble harmonieux et bien
organisé : l'Armée du Salut.
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