Après la résurrection de Lazare, le Sanhédrin avait décidé de faire
mourir Jésus et donné publiquement l'ordre de le saisir partout où on
le trouverait. Toutefois rien n'avait encore été résolu quant au
moment de l'exécution de ce décret. Les puissantes paroles du
Seigneur, dans le temple, avaient attisé la haine de ses ennemis.
C'est pourquoi ils se réunirent de nouveau pour décider quand et
comment on pourrait passer de la délibération à l'action. Tous étaient
d'accord sur un point : c'est que, vu les dispositions du peuple,
il était impossible d'agir publiquement et violemment, et qu'il
fallait chercher à s'emparer du Sauveur en secret et par ruse. On
voulait seulement laisser passer la fête, puisque à cette occasion les
partisans de Jésus étaient nombreux à Jérusalem. Il
ne faut pas que ce soit pendant la fête, de peur qu'il ne se fasse
quelque tumulte parmi le peuple. Telle fut la décision
du Sanhédrin. Mais précisément pendant la fête, telle avait été la
décision prise dans le conseil de Dieu, afin que Jésus fût considéré
par tout le peuple comme le véritable Agneau pascal, qui s'est immolé
pour nous. Du reste, l'occasion la plus favorable s'offrit à eux,
lorsque Judas Iscariot leur promit de leur livrer Jésus moyennant
trente pièces d'argent.
C'est certainement une erreur de croire que Judas fût
poussé à trahir Jésus par le seul amour de l'argent. Si tel avait été
le cas, il aurait assurément demandé une plus
forte somme. Il aurait hardiment exigé trois cents deniers, et même
davantage, et ils lui eussent été accordés. Sans doute, l'avarice joua
un rôle dans cette trahison ; mais le vrai motif qui poussa Judas
à commettre son crime, c'était sa haine contre Jésus. Son
avarice y a contribué en ce sens qu'elle a obscurci ses yeux et fermé
sa conscience aux exhortations de son Maître ; mais ce furent ses
espérances trompées relativement au royaume messianique, et
l'aiguillon de sa mauvaise conscience qui le déterminèrent à commettre
cette trahison. - Depuis la dernière multiplication des pains et le
discours dont elle fut suivi à Capernaüm, Judas se convainquit qu'il
s'était fait illusion dans ses espérances ; et, à partir de ce
moment, il ne fut plus qu'à moitié, dans la communion de Jésus et de
ses disciples. Lorsqu'il eut connu l'appel que le Sanhédrin avait
adressé, afin qu'on l'aidât à arrêter Jésus, il pensa que la somme
promise pourrait aussi lui être utile. Cependant il ne donna pas
immédiatement suite à cette pensée. Mais après l'onction de Béthanie,
qui excita ses murmures contre Marie, et provoqua la sévère
répréhension que lui adressa Jésus en ces termes : Vous aurez
toujours des pauvres avec vous, et toutes les fois que vous
voudrez, vous pourrez les secourir, le caissier sentit
l'aiguillon caché dans ces paroles, et le doute, bien que voilé,
relativement à sa sincérité ; et dès lors son indifférence devint
une haine consciente. - Sa résolution est prise ; il veut se
venger ; mais sans pour cela négliger le salaire de sa trahison.
C'est là évidemment le point qui donna prise au diable sur le coeur de
Judas. D'ailleurs, que l'ennemi ait agi en lui pour le pousser à son
forfait, c'est ce que nous montrent expressément les Évangiles (Luc
XXII, 3 ; Jean
XIII, 27). Si Judas n'avait été amené à cet acte que par
l'avarice, ce serait là un péché humain ; mais comme il
voulait obéir à sa mauvaise conscience, en sacrifiant Jésus et
satisfaire sa haine contre lui, sa trahison prend un caractère
diabolique.
Naturellement l'offre de Judas fut la bienvenue auprès du
Sanhédrin. Qu'on puisse seulement arrêter Jésus en secret, à l'insu du
peuple, et on trouvera ensuite facilement un prétexte pour le
condamner. Il sera aisé, lorsque l'arrestation du Sauveur sera un fait
accompli, d'exciter le peuple contre lui comme violateur de la loi du
Sabbat et contempteur du temple. Si la chose était une fois bien en
train, on espérait une issue favorable. Judas trouva dès le lendemain
l'occasion cherchée pour consommer sa trahison.
Jésus revint du mont des Oliviers, où il avait passé la nuit
comme il l'avait déjà fait antérieurement. C'était le premier jour des
pains sans levain, où l'on devait tuer et manger l'Agneau pascal. Les
disciples vinrent à Jésus et lui dirent : Où veux-tu que nous
préparions ce qu'il faut pour manger la Pâque ? Il leur
répondit : Allez à la ville et vous rencontrerez un homme
portant une cruche d'eau ; suivez-le dans la maison ou il
entrera, et dites au maître de la maison : Mon temps est
proche, le Maître t'envoie demander : Où est le lieu où je
mangerai la Pâque avec mes disciples ? Et il vous montrera
une grande chambre haute toute meublée ; préparez-y la Pâque.
Eux donc, s'en étant allés, trouvèrent les choses comme il leur
avait dit, et ils préparèrent la Pâque. Et quand l'heure fut
venue, il se mit à table et les douze avec lui. La fête
de Pâque avait été instituée en mémoire de la sortie des enfants
d'Israël hors d'Égypte. Cet événement était une prédiction de la
délivrance opérée par Christ. Pour affranchir les Israélites de la
servitude d'Égypte, Dieu envoya l'ange exterminateur, qui frappa tous
les premiers-nés de ce pays. Afin de préserver les enfants d'Israël de
ce fléau, l'Éternel leur commanda d'immoler un agneau d'un an, sans
défaut, d'arroser de son sang les poteaux et les linteaux de leurs
portes, et d'en manger la chair en famille. Ils devaient prendre ce
repas les reins ceints, les souliers aux pieds, le bâton à la main
comme des voyageurs prêts à partir. Partout où l'ange exterminateur
verrait les poteaux et les linteaux des portes teints de sang, il
devait passer outre sans frapper. C'est pourquoi on appela l'agneau
dont le sang avait procuré cette faveur, l'agneau pascal. Notre agneau
pascal, c'est Christ. Car si Dieu n'a pas épargné
son Fils, c'est afin que tous ceux dont le coeur serait arrosé de son
sang fussent préservés de la colère éternelle.
La manière dont Jésus envoie ses disciples pour préparer
la Pâque, rappelle son entrée triomphale à Jérusalem, et l'ordre qu'il
donna à ses disciples de lui amener l'ânesse. Maintenant, comme alors,
il manifeste sa toute-science divine. Quelle immense faveur a été
accordée à ce maître de maison, auquel il a été donné d'héberger le
Sauveur pour son dernier repas ! Qui ne répéterait les paroles du
pasteur Kober lorsqu'il disait : « Il faut que mon coeur
soit un hôtel qui ne soit pas ouvert à tous. J'inscrirais sur
l'enseigne : À un seul et à nul autre. » -
« Jésus prit son repas pascal seul avec ses disciples. Il n'y
invita ni le maître de la maison ni aucun des habitants. Car chaque
famille formait une réunion pascale particulière.
Le service qui consistait dans le lavage des pieds
traditionnel, devait être rendu par l'un des disciples. Mais lequel
s'en chargerait ? Or, il s'éleva une contestation entre eux
pour savoir lequel était le plus grand. Aucun d'eux ne voulait
être le plus petit. Aucun ne voulait rendre à l'autre ce service
d'esclave. Jésus vit cette disposition et se leva pour montrer à ses
disciples que l'amour ennoblit les plus humbles fonctions. Il
leur dit : J'ai fort désiré manger cette Pâque avec vous
avant que je souffre. C'est par ces paroles que Jésus
ouvrit le repas. Quelle douleur il dut ressentir en entendant parmi
ses disciples cette contestation pour la priorité, qui l'avait déjà si
souvent affligé ! Dans une autre occasion, il avait tenté de
faire comprendre à ses disciples, en plaçant un petit enfant au milieu
d'eux, combien une telle ambition était honteuse. Maintenant il veut
essayer d'arriver au même résultat en leur donnant une preuve
personnelle de son amour. Comme il avait
aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu'à la
fin. Il les a aimés et il nous a aimés de tout temps,
et son amour se renouvelle chaque matin. C'est ce que nous voulons
graver dans nos coeurs afin de ne jamais l'oublier.
Lorsque le péché nous parait extraordinairement
grave ; lorsque nos pensées s'accusent entre elles et que notre
coeur nous condamne, alors il nous semble
impossible que Jésus puisse aimer d'aussi grands pécheurs. Eh
bien ! même alors nous pouvons cependant croire à son amour, car
cet amour est fidèle. Il nous aime malgré nos péchés et pour nous
délivrer de nos péchés. Le fondement de notre foi et de notre joie,
c'est que chacun peut se dire: Jésus m'aime.
Au moment où le Seigneur se lève et s'approche de ses
disciples, il élève ses regards vers le Père. Il assume le service de
la charité avec une pleine conscience qu'il était venu de Dieu et
s'en allait à Dieu, et que le Père lui avait remis toutes choses
entre les mains. En venant de Dieu, il n'a pas abandonné Dieu,
et en retournant à Dieu, il ne nous a pas abandonnés. Le Fils de Dieu,
qui est dans le sein du Père et qui se prépare à s'asseoir sur son
trône éternel à la droite du Père, celui-là va laver les pieds de ses
disciples. Tandis que les anges se disposent à l'accueillir avec une
sainte joie ; tandis que le coeur du Père s'élance au-devant de
son Fils venant reprendre possession de sa gloire ; tandis que le
prince de ce monde, avec une grande puissance et beaucoup de ruse,
combat contre lui afin de l'empêcher de sauver l'humanité pécheresse,
il montre à ses disciples son ancien amour et son ancienne bonté,
comme si nulle autre pensée n'occupait son esprit.
Il ôta sa robe (le
vêtement de dessus), et ayant pris
un linge, il s'en ceignit. Ensuite il mit de l'eau dans un bassin
et se mit à laver les pieds de ses disciples et à les essuyer avec
le linge dont il était ceint. Les disciples durent être
extrêmement étonnés en voyant Jésus s'agenouiller devant chacun d'eux
pour lui laver les pieds. Cependant ils le laissèrent faire sans rien
lui dire. Il vint donc à Simon Pierre qui lui dit : Toi,
Seigneur, tu me laverais les pieds ! Jésus lui
répondit : Tu ne comprends pas maintenant ce que je fais,
mais tu le comprendras dans la suite. Lorsque nous
reconnaissons dans nos souffrances une croix qui nous est imposée par
le Seigneur, nous les supportons facilement. Lorsque nous ne
discernons pas la main du Sauveur, elle nous paraît doublement lourde.
Pierre aurait bientôt compris l'acte de Jésus, s'il avait voulu
attendre quelques minutes. Il peut arriver que les dispensations de
Dieu à notre égard nous demeurent voilées pendant toute
notre vie, et que nous soyons obligés, pour les connaître, d'attendre
jusqu'à ce que nous les expérimentions devant son trône.
Pierre ne fait pas attention à ce que le Seigneur lui
dit, et s'écrie : Tu ne me laveras
jamais les pieds ! Jésus lui fait comprendre alors
que le service d'amour qu'il veut lui rendre, a une signification plus
profonde que celle qu'on attribue ordinairement à cet acte ; que
ce qu'il fait à son corps est une image de ce qu'il veut faire à son
âme. Il lui dit : Si je ne te lave, tu
n'auras point de part avec moi. C'est là le point
essentiel du Christianisme : Jésus veut laver nos âmes. Là où
cette opération n'a pas lieu, on ne saurait avoir de part avec lui.
Notre salut consiste en ceci : c'est que Jésus nous lave. Lorsque
nous nous sommes laissé laver par lui, alors nous pouvons aussi lui
offrir les sacrifices d'une reconnaissance pleine d'amour.
Pierre change subitement de sentiments. Si, pour avoir
une part avec le Seigneur, il faut se laisser laver par lui, alors, Seigneur,
s'écrie-t-il, non seulement les pieds, mais
aussi les mains et la tête. Cette fois le Seigneur est
obligé de mettre un frein à l'empressement de Pierre. Il lui
dit : Celui qui est lavé n'a pas
besoin, sinon qu'on lui lave les pieds, puis il est entièrement
net. Or, vous êtes nets. Lorsqu'un homme est devenu net
au moyen d'un bain, ce sont seulement ses pieds qui peuvent encore se
souiller. Et alors il n'a plus qu'à se les laver. Le Seigneur déclare
ses disciples nets. Ils ont été purifiés par la Parole qu'il leur a
annoncée et qu'ils ont reçue par la foi. Par leur commerce journalier
avec leur Maître, leurs coeurs ont été détachés de la vanité et se
sont complètement donnés à lui. Ils sont nets, et cependant ils ont
sans cesse besoin qu'il les purifie (Jean
XV, 2-3).
Le Seigneur nous montre ici que nous avons besoin d'une
double purification. Nous sommes complètement lavés dans le bain de la
régénération : mais, par notre conduite ultérieure de chaque jour où
nous nous trouvons en contact avec un monde pécheur, la poussière du
péché s'attache de nouveau à nos pieds, et ainsi nous avons besoin que
le Seigneur nous les lave chaque jour. Quoique nous nous rendions
journellement coupables de nombreux péchés, il est
disposé à nous les pardonner. - L'un et l'autre : le bain et le
lavage des pieds, la purification dans le bain du baptême et la
purification par le pardon quotidien de nos péchés sont l'oeuvre de
Christ, et elle s'opère par la seule puissance der son précieux sang
répandu pour nous réconcilier avec Dieu (Apoc.
I, 5). Au lavage des pieds des disciples avant l'institution, de
la sainte Cène, correspondent la confession des péchés et l'absolution
qui précèdent la participation à ce sacrement.
Or, vous êtes nets, mais non pas
tous, car il savait quel était celui qui le trahirait. C'est pour
cela qu'il dit : Vous n'êtes pas tous nets ; après donc
qu'il leur eut lavé les pieds et qu'il eut repris sa robe, s'étant
remis à table, il leur dit : Savez-vous ce que je vous ai
fait ? C'est encore la question qu'il adresse à
tous ceux qui se sont donnés à lui. Et si quelqu'un l'ignorait ou
l'avait oubliée, il lui dirait : Je t'ai appelé depuis ta
jeunesse. Lorsque la vie t'apparaissait encore comme un jeu, je t'ai
attiré à moi. Lorsque tu t'es laissé captiver par les jouissances du
monde, je t'ai barré le chemin. Lorsque tu t'es confié en moi, je t'ai
consolé. Lorsque tu t'es de nouveau tourné vers les plaisirs
terrestres, je t'ai parlé sérieusement ; je t'ai fait comprendre
qu'un coeur partagé ne me suffit pas, et je t'ai pressé de prendre une
décision. Lorsque tu as refusé de m'écouter, j'ai essayé de t'attirer
à moi par l'affliction. Chaque fois que tu t'es amendé, je me suis
hâté d'aller au-devant de toi, et je t'ai attiré sur mon coeur. Chaque
fois que tu t'es de nouveau détourné de moi, je t'ai supporté avec
patience. Coeur chrétien, réfléchis à ce que ton Sauveur a fait pour
toi.
Vous m'appelez Maître et
Seigneur, et vous dites vrai, car je le suis. Si donc je vous ai
lavé les pieds, moi qui suis le Seigneur et le Maître, vous devez
aussi vous laver les pieds les uns aux autres. Je vous ai donné un
exemple afin que vous fassiez comme je vous ai fait. En vérité, en
vérité, je vous dis que le serviteur n'est pas plus que son
Maître, ni l'envoyé plus que celui qui l'a envoyé.
Ainsi le Seigneur veut que dans son royaume, les membres se servent
les uns les autres avec une abnégation pleine d'amour. « Fais que
je traite les autres comme tu m'as traité toi-même. » Nous ne
devons pas seulement leur faire ce qu'il nous. a
fait, mais comme il nous l'a fait. Et ici, il ne s'agit pas simplement
de rendre des services dans les choses de la terre, mais surtout de
supporter avec patience les faibles, de ramener avec douceur les
égarés, d'exhorter avec amour ceux qui sont tombés, de prier
fraternellement pour les âmes angoissées et brisées et de les
consoler. Que personne ne s'estime trop haut pour rendre à son frère
le service de la charité. Servir avec amour ne déshonore personne,
quelque haut placé qu'on soit dans le monde.
Si vous savez ces choses, vous
êtes bien, heureux, pourvu que vous les pratiquiez. La
science est bonne, mais la pratique vaut mieux. La science seule
enfle. Je ne parle point de vous tous. Je
sais qui sont ceux que j'ai choisis. Mais il faut que celle parole
de l'Écriture soit accomplie. Celui qui mange le pain avec moi a
levé le pied contre moi. Je vous l'ai dit dès à présent, avant que
la chose arrive, afin que quand elle sera arrivée, vous me
reconnaissiez pour ce que je suis. Quand Jésus eut dit
cela, il fut troublé en son esprit et dit ouvertement : En
vérité, en vérité, je vous dis que l'un de vous me trahira.
Et les disciples se regardaient les uns les autres, étant en peine de
qui il parlait. Et chacun d'eux se mit à lui dire : Maître,
est-ce moi ? Mais il répondit : Celui
qui met la main au plat avec moi, c'est celui qui me trahira.
Or, il y avait un des disciples, celui que Jésus aimait, qui était
couché vers son sein. Simon Pierre lui fit signe de demander qui était
celui dont il parlait. Lui donc, s'étant penché sur le sein de Jésus,
lui dit : Seigneur, qui est-ce ?
Jésus lui répondit : C'est celui auquel
Je donnerai un morceau trempé. Et
ayant trempé un morceau, il le donna à Judas Iscariot, fils de
Simon.
Pour ce qui est du Fils de
l'homme, il s'en va selon ce qui est écrit de lui ; mais
malheur à l'homme par qui le Fils de l'homme est trahi. Il eût
mieux valu pour cet homme de n'être jamais né. Et Judas
qui le trahissait lui dit : Maître, est-ce moi ? Jésus lui
répondit : Tu l'as dit. Et
après que Judas eut pris le morceau, Satan entra en lui. Jésus donc
lui dit : Fais au plus tôt ce que tu as
à faire. Mais aucun de ceux qui étaient à table ne
comprit pourquoi il disait cela. Car quelques-uns pensaient que comme
Judas avait la bourse, Jésus avait voulu lui dire : Achète ce
qu'il faut pour la fête, ou donne quelque chose aux pauvres.
Après donc que Judas eut pris le
morceau, il sortit : Or il était nuit. Dans le
calice que Jésus devait vider, il n'a rien manqué de ce qu'un coeur
d'homme peut expérimenter en fait d'ingratitude, de perfide fausseté,
de profond mépris et de haine violente. Une cuisante douleur saisit le
coeur de Jésus à la vue du traître. Il est sur le point de livrer sa
vie à la mort pour l'humanité pécheresse, et de supporter les
tourments de la condamnation. Mais sa charité devait éprouver une
douleur particulière en voyant une âme à laquelle il avait voué tous
les soins de son amour et qui était restée fermée à toutes ses
sollicitations. Il faut même qu'il dise : L'un
de vous. La plus poignante douleur pour celui qui était
trahi, c'est que le traître fût du nombre de ses disciples.
Lorsque le monde repousse Jésus, cela ne lui est
assurément pas indifférent. Il pleure sur Jérusalem qui le rejette.
Mais quelle immense douleur pour lui, lorsque du milieu de ceux qui
mangent son pain et sont appelés à annoncer sa Parole, surgissent des
traîtres, qui cherchent à renverser de fond en comble le trône de sa
gloire, et à livrer le mystère du salut par le sang de la croix à la
haine du monde ! Celui-ci aime la trahison ; mais il hait le
traître. Pour Jésus, c'est justement le contraire. Il a en abomination
la trahison, mais il aime le traître. C'est pourquoi il continue de
frapper à la porte de son coeur, pour voir s'il ne se repentira pas et
ne confessera pas sa faute. - Mais Judas se détourne du coeur de
Jésus, et se donne, le sachant et le voulant, au prince des ténèbres.
En revanche, les dispositions des autres disciples sont extrêmement
réjouissantes. La terrible déclaration sortie de la bouche de Jésus
les a profondément troublés. Ils se regardent les uns les autres, mais
aucun d'eux n'ose croire l'autre capable d'un si horrible forfait. Ils
ont parfaitement conscience que Jésus les aime, et ils reculent
effrayés à la seule pensée d'une telle abomination. Cependant chacun
d'eux sent aussi sa faiblesse, et il tremble à l'idée qu'à l'heure de
la tentation, il pourrait faire cette terrible chute. Ils se défient
d'eux-mêmes et se tournent vers le Sauveur, afin d'entendre de sa
bouche cette consolante parole : « Sois tranquille, ce n'est
pas toi ».
Ainsi les disciples sont bien disposés à participer à la
sainte Cène qui va être instituée. Leurs coeurs sont pleins
d'humilité, de repentance et du sentiment de leurs péchés. Toutefois,
dans l'âme de l'un d'eux, il fait nuit, une nuit sombre, qui donne le
frisson. Il ne veut plus entendre parler de l'amour de Jésus. Aussi le
Sauveur le laisse-t-il suivre son propre chemin et ne cherche-t-il
plus à entraver sa marche dans la voie de la perdition. C'est un
terrible jugement, plus terrible que si la foudre avait frappé le
traître. Judas se détourne de la personne lumineuse du Seigneur, des
clartés de la communion des disciples, et s'enfonce dans les ténèbres
du dehors. Il fait nuit, autour de lui et en lui, une nuit dans
laquelle nul rayon de soleil ne luira pendant toute l'éternité.
Quand Judas fut sorti, Jésus dit : Maintenant
le Fils de l'homme est glorifié, et Dieu est glorifié par lui ;
il le glorifiera lui-même et il le glorifiera bientôt. Aussitôt que le
traître est sorti, le coeur et les pensées de Jésus se tournent vers
ses souffrances. Maintenant le Fils de l'homme est glorifié. Au lieu
de frapper Judas d'un châtiment bien mérité, il le laisse aller et
scelle ainsi lui-même son arrêt de mort. Le Souverain Sacrificateur
éternel est intérieurement préparé à se laisser immoler comme l'Agneau
de Dieu qui porte les péchés du monde. - Telle est la glorification de
Christ, à laquelle la sortie du traître appose un nouveau sceau. La
glorification du Fils de l'homme est triple. Il est glorifié en
lui-même, en Dieu et dans le monde. Dans notre passage,
Christ ne parle que de sa glorification en lui-même et en Dieu. Cette
glorification de Christ en lui-même a déjà eu lieu lors de sa
transfiguration, et plus tard lors de la visite des Grecs. Elle
consiste dans une domination complète de sa vie corporelle et humaine
par sa vie spirituelle et divine, dans le sacrifice volontaire et
plein d'amour du Fils de l'homme pour la réconciliation du monde avec
Dieu et dans la plénitude de son obéissance pour
l'accomplissement de son oeuvre de délivrance.
D'un autre côté, Dieu, dans son amour, l'ayant envoyé
dans le monde, est glorifié en lui, en ce qu'il remplit parfaitement
sa divine mission. Il a fait briller la gloire de Dieu sur la terre,
en satisfaisant en Golgotha à la justice et à la miséricorde divines.
Si Dieu est glorifié en lui, il sera bientôt lui-même glorifié en
Dieu. C'est ce qui aura lieu par sa résurrection, par son ascension et
par son retour dans la gloire du Père, où il portera son corps
glorifié. Sa glorification dans le monde aura lieu par le tremblement
de terre qui se produira lors de sa résurrection, par l'effusion du
Saint-Esprit dans les coeurs, par l'union de son corps et de son sang
au pain et au vin de la sainte Cène, par le développement de son règne
dans le monde, par la défaite de tous ses ennemis, et par sa venue sur
les nuées du ciel pour juger les vivants et les morts.
Et comme ils mangeaient, Jésus
prit du pain et ayant rendu grâces, il le rompit, le donna à ses
disciples et dit : Prenez, mangez, ceci est mon corps qui est
rompu pour vous. Faites ceci en mémoire de moi. De même après
avoir soupé, ayant rendu grâces, il prit la coupe, et la leur
donna en disant : Buvez-en tous, car ceci est mon sang, le
sang de la nouvelle alliance, lequel est répandu pour plusieurs en
rémission des péchés. Faites ceci en mémoire de moi, toutes les
fois que vous en boirez. Le Seigneur se prépare à aller
au Père et à passer du monde visible dans le monde invisible. Il ne
veut pas pour cela se séparer de ses disciples. Au contraire, c'est
seulement alors qu'il s'approchera d'eux d'une manière ineffable.
Après que Dieu aura été glorifié en lui et qu'il aura été
glorifié en Dieu, il veut aussi se glorifier dans ses
disciples. Et cela, non seulement en ce qu'ils pensent à lui avec un
amour toujours plus ardent, et pénètrent toujours plus avant, dans la
profondeur de son oeuvre de rédemption, mais avant tout, en ce qu'il
habite en eux par une communion d'amour permanente et personnelle et
s'unit à eux par toute son essence divine et humaine, spirituelle et
corporelle. Cette glorification de Christ dans les siens a lien par le
sacrement de la sainte Cène. - Toutes les fois donc, que
nous nous approchons de la Sainte-Table, soit pour entrer plus
profondément et avec adoration dans la communion de Christ, soit pour
le recevoir en nous afin de jouir de lui, nous devons nous pénétrer de
la pensée que nous sommes en présence d'un mystère que nous pouvons
bien recevoir par la foi, que nous pouvons pressentir avec notre
esprit, mais qu'il nous est impossible de jamais comprendre ni sonder,
avant d'être parvenus là où nous connaîtrons comme nous avons été
connus.
La glorification de Christ, telle qu'elle parait pendant
toute sa carrière terrestre, et particulièrement sur la sainte
montagne, et dans la circonstance rapportée par saint Jean (XII,
28), où une voix se fit entendre du ciel, et qui atteignit sa
perfection par le don qu'il fit de lui-même en s'offrant en sacrifice
sur la croix, cette glorification consiste dans la pénétration de sa
nature humaine par la gloire de sa nature divine. Par cette
pénétration, la nature humaine fut élevée au-dessus de la faiblesse
qui lui est inhérente, et rendue capable d'exercer un pouvoir
miraculeux. C'est sur ces pensées que Jésus dirige l'attention de ses
auditeurs dans la synagogue de Capernaüm lorsqu'il se nomme le
pain de vie qui donne la vie au monde (Jean
VI, 47-58) et leur dit : « Si
vous ne mangez la chair du Fils de l'homme et si vous ne buvez son
sang, vous n'aurez point la vie en vous-mêmes. » Celui qui
mange ma chair et boit mon sang, a la vie éternelle, et je le
ressusciterai au dernier jour ; car ma chair est
véritablement une nourriture et mon sang est véritablement au
breuvage. »
Lors donc que le Fils de l'homme glorifié, et
communiquant déjà sa gloire, prend dans ses mains bénies le pain placé
devant lui et rend grâces, cette action de grâces n'est pas seulement
l'expression de la reconnaissance pour le pain et le vin, mais elle
contient l'assurance de la glorification miraculeuse particulière à la
sainte Cène. Par cette action de grâces, le corps glorifié du Seigneur
s'unit dans sa main au pain ; et lorsqu'ensuite il le rompt, un
disant : Ceci est mon corps, et lorsqu'il prend la coupe
et dit : Ceci est mon sang, il est impossible d'attribuer
à ces saintes paroles un autre sens que celui-ci : c'est que le
pain et le vin sont réellement son corps et son sang, puisqu'il a
laissé découler dans le pain et le vin l'essence
de son corps et de son sang glorifiés.
Comment comprendre celle union du corps et du sang
de Christ avec les espèces du pain et du vin ? Ne nous rompons.
pas la tête à élucider cette question, et tenons-nous simplement à
cette parole du Seigneur : « Ceci est mon corps, ceci est
mon sang », dans la ferme assurance que Celui auquel a été donnée
toute-puissance dans le ciel et sur la terre, peut faire ce qu'il a
dit. Nous nous bornons à adorer l'amour incompréhensible de Dieu, qui
a bien voulu s'abaisser jusqu'à entrer avec nous, pauvres pécheurs,
dans une si intime et si heureuse union.
Par celle parole de l'institution divine, et par la
puissance invisible que l'Homme-Dieu exerce dans son Église, son corps
et son sang s'unissent aux espèces du pain et du vin indépendamment de
la disposition spirituelle, des communiants. De là la possibilité,
même pour les incrédules, de recevoir, eux aussi, le don céleste du
corps et du sang de Christ. Seulement, ils le reçoivent non pour leur
salut, mais pour leur condamnation. La foi reçoit dans le corps et le
sang de Christ, le pardon des péchés, la vie et le salut ;
l'incrédulité reçoit, par le même moyen, le jugement, l'endurcissement
et la condamnation ( I
Cor. XI, 29).
Par cette glorification de Christ dans la sainte Cène
s'opère corporellement et spirituellement, dans le coeur de ceux qui
croient en lui, l'habitation de Christ, dont saint Paul
dit : « Je ne vis plus moi-même, mais Christ vit en
moi ; et si je vis encore dans ce corps mortel, je vis dans la
foi au Fils de Dieu qui m'a aimé et qui s'est donné lui-même pour
moi. » (Gal.
II, 20.) Cette glorification de Christ représente aussi l'union
des membres de son Église entre eux. Car, de même que la réunion de
beaucoup de grains ne donne naissance qu'à un seul pain, et que la
réunion de beaucoup de grappes de raisin ne produit qu'un seul vin,
ainsi la communion de plusieurs membres forme un seul corps
dont Christ est la tête.
L'institution de la sainte Cène est une nouvelle
proclamation de ses souffrances ; surtout ces paroles :
« Ceci est mon corps, qui a été rompu pour vous ; ceci est
mon sang, qui a été répandu pour vous », et qui indiquent
nécessairement une mort violente. Ce qui n'est pas enseigné moins
clairement dans les paroles de l'institution,
c'est la signification de la mort de Christ. Il ne succombe pas sous
les coups d'une puissance terrestre ; mais, poussé par un divin
amour, il livre sa vie à la mort, comme un sacrifice expiatoire pour
nos péchés. Sa mort est un sacrifice de réconciliation, en ce que,
comme Agneau de Dieu, qui s'est chargé de nos péchés, il rend possible
l'exercice de la miséricorde divine pour pardonner aux pécheurs. Il
verse son sang pour la rémission des péchés. Quiconque boit son sang
dans la sainte Cène, avec une repentance pleine de foi, obtient le
pardon de ses fautes. Ainsi, par son union personnelle avec Christ, la
foi reçoit, dans la sainte Cène, toute la plénitude du salut que
Christ lui a acquis par ses amères souffrances et sa mort expiatoire.
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