Par la parabole de l'économe infidèle, Jésus exhorte ses disciples à
faire un bon usage des biens temporels ; par celle du mauvais riche et
du pauvre Lazare, il montre l'abus de ces biens par suite du manque
d'amour de Dieu et du prochain. Il a voulu nous signaler le danger
auquel nous nous exposons, lorsque nous employons l'injuste Mammon,
non à nous faire des amis, mais à satisfaire notre égoïsme et notre
orgueil.
Il y avait un homme riche, qui
se vêtait de pourpre et de fin lin, et qui se traitait bien et
magnifiquement 101,18 les jours. Il y avait aussi un pauvre nommé
Lazare, qui était couché à la porte dit riche, et qui était
couvert d'ulcères. Il désirait se rassasier des miettes qui
tombaient de la table dit riche, et même lés chiens venaient
lécher ses ulcères. « Le riche et le pauvre se
rencontrent, et celui qui les a faits l'un et l'autre, c'est l'Eternel
(Prov.
XXII, 2). L'égalité des biens, qui préoccupe tant de têtes
aujourd'hui, ne subsisterait pas un seul jour, en supposant
qu'elle pût être établie. Il faut que le riche et le pauvre se rendent
des services mutuels. En dehors de la foi et de l'amour du prochain,
les richesses sont une source de grandes tentations. C'est pourquoi
les riches doivent veiller et prier, afin que leurs richesses ne
s'emparent pas de leurs coeurs, et ne fassent pas d'eux des esclaves
de Mammon.
Mais la pauvreté aussi est une tentation pour ceux qui
n'ont ni la foi ni l'amour du prochain. Les riches
incrédules méprisent les pauvres parce qu'ils apprécient la valeur des
hommes, non d'après ce qu'ils sont, mais d'après ce qu'ils ont.
Les incrédules pauvres sont aigris et dévorés par l'envie. Ils
voudraient être riches et tous leurs désirs se résument dans ce
voeu : Si seulement j'avais autant d'argent que tel ou tel !
Le chrétien accepte avec humilité ce que lui donne la main paternelle
de son Dieu ; et pour le reste, il répète avec Salomon :
« Ne me donne ni pauvreté ni richesse ; nourris-moi du pain
de mon ordinaire, de peur qu'étant rassasié, je ne te renie et ne
dise : Qui est l'Éternel ? de peur aussi qu'étant appauvri,
je ne dérobe et ne prenne en vain le nom de l'Éternel mon Dieu »
(Prov.
XXX, 8. 9).
Or il arriva que le pauvre
mourut et fut porté par les anges dans le sein d'Abraham. Le riche
mourut aussi et fut enseveli. Et étant en enfer et dans les
tourments, il leva les yeux et vit de loin Abraham et Lazare dans
son sein ; et s'écriant, il dit : Père Abraham, aie
pitié de moi et envoie Lazare, afin qu'il trempe dans l'eau le
bout de son doigt pour me rafraîchir la langue, car je suis
extrêmement tourmenté dans celle flamme. Le riche en
est arrivé à vivre sur la terre comme un aveugle, et à n'avoir d'yeux
que pour la gloire et les puissances d'ici-bas. Il n'a pas même
véritablement vu Lazare devant la porte de sa maison. Maintenant qu'il
est dans l'enfer, ses yeux s'ouvrent. L'illusion et les chimères ne
sont plus possibles ; il voit les choses dans leur épouvantable
réalité. Il est dans les tourments, tandis que Lazare, pour lequel il
n'avait que du mépris, est dans le ciel. Quel profit a-t-il qu'on ait
porté son corps en grande pompe à sa dernière demeure, qu'on se soit
encore servi de ses richesses pour faire un splendide festin à
l'occasion de ses funérailles, qu'un nombreux et noble cortège ait
suivi son cercueil ? Tout cela n'adoucit pas ses tourments.
En revanche, quel préjudice peut causer au pieux Lazare,
la circonstance qu'il a été enterré aux frais de la communauté, aussi
simplement que possible ? Cela ne diminue en rien sa félicité. Sa
soif du Dieu vivant est étanchée par cette eau jaillissante en vie
éternelle. Le riche n'a voulu renoncer à aucun de ses appétits, aucun
de ses désirs charnels. Il les a tous emportés au delà du tombeau ;
mais les objets au moyen desquels il satisfaisait ses désirs, il a dû
les abandonner. Et maintenant il est dans le dénûment. Il est dévoré
par la soif de ses convoitises qui ne pourra jamais être étanchée.
Voilà son tourment. Maintenant c'est lui qui demande à Lazare une
goutte de consolation pour soulager ses souffrances.
Mais Abraham lui répondit : Mon
fils, souviens-toi que tu as eu tes biens pendant ta vie, tandis
que Lazare y a eu des maux ; maintenant il est consolé et tu
es dans les tourments. On a voulu conclure de ces
paroles d'Abraham que les pauvres et les malheureux sont dédommagés
dans l'éternité par les joies du ciel, tandis que les riches et les
heureux sont précipités dans l'enfer parce qu'ils ont été
riches et heureux. Mais, outre qu'Abraham était très riche des biens
de ce monde, et que par conséquent, d'après cette doctrine, il aurait
dû être dans les tourments avec le mauvais riche, outre que dans la
gloire et dans la lumière, il a dû être assez éclairé sur la cause de
sa félicité pour ne pas avoir une pareille pensée, le Sauveur n'aurait
pas pu mettre des paroles aussi insensées dans la bouche du père des
croyants, sans être aussitôt convaincu d'erreur.
Non, ce n'est pas ainsi qu'il faut comprendre les paroles
du Sauveur. Il ne veut pas indiquer le motif de cet acte de la justice
de Dieu ; il veut seulement expliquer au riche, pourquoi Lazare
ne saurait accéder à son désir, ce que le riche peut très bien
comprendre. Ton bien, ce qui à tes yeux était un bien,
tu l'as eu sur la terre, il ne peut pas t'être donné ici. Plaisirs
charnels, jouissances sensuelles, il n'y a rien de pareil dans le
ciel. Il n'y a pas d'eau pour étancher ta soif. Tu regardes
Lazare ; tu voudrais qu'il vint à ton secours. Sa félicité ne
consiste pas dans des jouissances extérieures, mais dans sa communion
avec Dieu qui était sa consolation sur la terre, dans toutes ses
souffrances. Elles ont accompli en lui l'oeuvre en vue de laquelle
elles lui ont été envoyées ; il pouvait donc en être délivré.
Outre. cela, il y a un grand
abîme entre vous et nous, de sorte que ceux qui voudraient passer
d'ici vers vous ne le pourraient, non plus que ceux qui voudraient
passer de là ici. Les murs escarpés de cet
infranchissable abîme s'appellent sens terrestre et sainteté de Dieu.
Quiconque est entré dans les joies du ciel, est préservé des tourments
de l'enfer pour l'éternité, et quiconque a été précipité dans l'enfer,
doit renoncer à tout espoir, étant lié des chaînes d'une éternelle
obscurité.
Et le riche dit : Je te
prie donc, père Abraham, d'envoyer Lazare dans la maison de mon
père, car j'ai cinq frères, afin qu'il les convertisse, de peur
qu'ils ne viennent eux-mêmes dans ce lieu de tourment.
Comme les yeux de cet homme se sont ouverts ! Il voit maintenant
qu'il moissonne ce qu'il a semé. On peut remarquer en outre comment
les damnés, aussi bien que les bienheureux, se souviennent exactement
de leur condition terrestre, de leur situation parmi les hommes, de
l'oeuvre de Moïse et des prophètes. Et si Abraham reconnaît le mauvais
riche et est reconnu de lui, s'ils peuvent avoir des relations
spirituelles par-dessus l'abîme qui les sépare, nous pouvons croire et
espérer avec joie que les bienheureux se reconnaissent aussi, et que,
jetant un radieux regard en arrière, sur les voies par lesquelles la
main paternelle de Dieu les a conduits, ils sont ensemble dans une
vivante communauté d'amour.
Ce n'est pas par amour pour ses frères que le mauvais
riche veut leur envoyer Lazare, mais pour se justifier. Si on l'avait
averti, si on lui avait envoyé un pareil messager, il ne serait pas
perdu. Abraham le devine et lui dit : Ils
ont Moïse et les prophètes, qu'ils les écoutent. Les
témoins capables de l'exhorter ne lui ont pas manqué, non plus qu'à
ses frères. Mais il a méprisé leur témoignage, comme il méprise
maintenant celui d'Abraham. Non, père
Abraham, mais si quelqu'un des morts va vers eux, ils s'amenderont.
L'esprit de contradiction qui a repoussé la Parole de Dieu sur la
terre, oppose dans l'éternité un arrogant « non » à la
déclaration d'Abraham. Mais il lui répondit : S'ils
n'écoutent pas Moïse et les prophètes, ils ne seraient pas non
plus persuadés, quand même quelqu'un des morts ressusciterait.
Ce que la Parole de Dieu n'a pas pu opérer dans un coeur, les miracles
ne l'opéreront pas davantage. Un autre Lazare est ressuscité des morts
(Jean
XI, 44), et ils ne se sont pas repentis, et ils n'ont pas cru. Les
pharisiens étaient bien plutôt disposés à tenir conseil pour savoir
comment ils feraient mourir Jésus.
C'était à la fin de l'automne, après la fête des tabernacles, que
Jésus s'était rendu en Samarie pour y annoncer l'Évangile. À la fin de
décembre, époque à laquelle on célébrait la fête de la dédicace, il
revint pour peu de temps à Jérusalem, en vue de faire une nouvelle
tentative pour se donner à connaître à la foule réunie dans la
capitale, à cette occasion. Cette fête était célébrée en souvenir de
la nouvelle consécration du temple et de l'autel, après la victoire
remportée par Judas Macchabée sur Antiochus Épiphane, roi de Syrie,
qui avait profané le sanctuaire par ses abominations païennes.
Saint Jean fait remarquer que c'était en hiver. Oui
vraiment, c'était l'hiver dans les coeurs comme dans la nature. Jésus
se promenait dans le temple, sous le portique de Salomon. Le
peuple célèbre la fête du temple, et repousse le Seigneur du temple.
Le portique est encore mentionné plus tard dans les Actes des apôtres
(III, 11 ;
V, 12).
Grâce à sa solidité extraordinaire, il avait résisté à la destruction
de l'édifice par les Caldéens, et restait debout comme la seule ruine
du sanctuaire élevé par Salomon. C'est là que Jésus se promenait sans
enseigner. Ce silence fut considéré par les Juifs comme une
accusation. Ils s'assemblèrent autour de lui et lui dirent : Jusques
à quand nous tiendras-tu l'esprit en suspens ? Si tu es le
Christ, dis-le nous franchement.
Les Juifs se trouvaient dans une fausse position
vis-à-vis de Jésus. Ils sont tiraillés en sens divers. Tantôt ils sont
portés à croire, tantôt ils ne veulent plus. Christ, le Messie promis
est l'objet de leurs ardentes aspirations. Ils trouvaient presque
complètement réalisées en Jésus leurs plus chères espérances, l'âme de
la vie de leur peuple. Il avait accompli de si grandes choses au
milieu d'eux, qu'ils comprenaient fort bien que s'ils le rejetaient,
leur domination universelle, qui était l'objet de tous leurs rêves,
était reculée dans un lointain immense. C'est pourquoi ils ne peuvent
pas complètement se détacher de lui, bien que plusieurs choses soient
fort loin de leur plaire ; ils étaient toujours de nouveau
attirés.
D'un autre côté, ils se sentent invinciblement éloignés
de lui lorsqu'il leur parle de conversion, de nouvelle naissance, de
renoncement à tout ce qu'ils possèdent. S'ils voulaient se donner
sérieusement à Christ, il fallait qu'ils rejetassent loin d'eux tout
ce en quoi ils mettaient leur orgueil. Toutes leurs hautes pensées,
toutes les espérances qu'ils avaient conçues pour leur nation, ils
devaient les abandonner comme de vaines chimères. Et c'est ce qu'ils
ne veulent pas. C'est pourquoi ils sont dans une mortelle inquiétude.
Un tison enflammé a été jeté dans leurs âmes, et ce tison, c'est la
vérité. Mais, ne voulant pas agir selon la vérité, ils cherchent à la
supprimer. Ils n'y réussissent pas ; et cette situation produit
en eux une inquiétude intérieure dont ils ne peuvent s'affranchir, et
dont ils attribuent la cause à Christ, auquel ils reprochent de leur
tenir l'esprit en suspens.
Lorsqu'ils lui demandent de leur dire franchement s'il
est le Christ, ils ne veulent certainement pas l'accuser de le leur
avoir caché jusqu'ici, ni de ne le leur avoir déclaré qu'à mots
couverts. Mais cette franchise doit équivaloir pour eux à une
déclaration de guerre aux Romains. Jésus
leur répondit : Je vous l'ai dit et vous ne le croyez point.
Les oeuvres que je fais de la part de mon Père, rendent témoignage
de moi. Il le leur a déclaré par ses paroles et par ses
actes. S'ils ne le croient pas, ce n'est pas sa faute, c'est celle de
leur incrédulité.
Mais vous ne croyez pas, parce
que vous n'êtes pas de mes brebis, comme je vous l'ai dit. Mes
brebis entendent ma voix et je les connais et elles me suivent. Je
leur donne la vie éternelle ; elles ne périront jamais, et
personne ne les ravira de ma main. Comme le Seigneur
sait unir la vérité avec la charité ! Il repousse le reproche
d'avoir manqué de clarté dans le témoignage qu'il s'est rendu à
lui-même. Leur incertitude relativement à sa personne, vient de ce
qu'ils ne sont pas ses brebis, et ils ne sont pas ses brebis, parce
qu'ils n'écoutent pas sa voix. Mais il ne veut pas les juger ; il
cherche à les sauver. C'est pourquoi il les invite encore une fois,
d'une voix pleine de tendresse, comme il l'a fait
à la fête des tabernacles, à devenir ses brebis, en leur représentant
les avantages dont ils jouiront, s'ils se donnent décidément à lui de
tout leur coeur. Il ne s'agit de rien de moins, dans toute cette
affaire, que de leur éternelle félicité.
Jésus ne laisse pas périr ses brebis et il ne permet à
personne de les ravir de sa main. Quelle précieuse consolation !
Nulle haine, nulle puissance de Satan ni du monde, ne peut nous priver
de la communion du bon Berger. C'est ce qu'ont expérimenté ces
nombreux martyrs que la haine meurtrière d'un monde ennemi de Christ a
essayé, par les tourments les plus raffinés, d'arracher de ses mains,
sans pouvoir y réussir. Jésus était avec eux et les fortifiait par une
telle abondance de joie céleste, qu'ils n'avaient aucune crainte des
souffrances, et allaient au-devant d'une mort cruelle comme on assiste
à un festin de noces.
Nul ne les ravira de ma main.
Cette parole nous offre aussi la protection dont nous avons besoin
contre nous-mêmes. Aussi bien dans les temps de souffrances, que sous
les rayons du brillant soleil de la prospérité, nous n'avons pas de
plus grands ennemis de notre félicité que notre propre personne. Car
la nature trouve singulièrement amer de mourir chaque jour avec
Christ. Et cependant, ce n'est que par cette mort de chaque jour, que
la vie éternelle et notre communion avec Christ nous sont assurées.
Quel chrétien ne voit pas avec une profonde douleur la faiblesse de sa
chair et l'inconstance de son coeur ? Toutefois, ne désespérons
pas. Le bon Berger n'abandonne pas sa pauvre brebis. La main de Jésus
est l'ancre ferme de notre foi.
Sous ce rapport, le sentiment de notre faiblesse ne nous
nuit pas ; il nous pousse au contraire à nous appuyer sur cette
puissante main. Par suite d'une trop grande confiance dans notre
propre force, notre foi diminue et finit par s'éteindre peu à peu.
Mais ceux qui travaillent à leur salut avec crainte et tremblement,
sont les brebis de Jésus, et elles sont en sûreté dans sa main. Mon
Père qui me les a données est plus grand que tous, plus
grand même que les loups les plus féroces. Et
personne ne peut les ravir de la main de mon Père. Moi et mon Père
nous sommes un. Que celui qui tenterait
de ravir les brebis de Jésus de sa main, sache qu'il s'engage dans une
lutte contre le Tout-Puissant. Par cette union essentielle entre le
Père et le Fils, la main du Père et la main du Fils sont une seule
main. La brebis demeure dans la main du bon Berger. Aucun loup,
quelque féroce qu'il soit, ne peut la dérober, puisque celui en qui
elle se confie est le Tout-Puissant.
Les Juifs comprennent fort bien que Jésus, en se rendant
ainsi témoignage à lui-même, se fait égal à Dieu en puissance et en
honneur Mais comme ils ne sont pas de ses brebis, ils n'écoutent pas
sa voix et ils ne peuvent faire autrement que taxer cette prétention
de blasphème. Alors les Juifs prirent encore
des pierres pour le lapider. Ils ont demandé à Jésus de
leur dire franchement s'il est le Christ, et quand il le leur déclare
franchement, ils veulent le lapider ! Mais il les renvoie encore
une fois à la loi et aux psaumes, pour leur prouver que l'incarnation
de Dieu était préfigurée dans les Écritures, lorsque Dieu appelle dieux
les rois et les juges, à cause d'un rayon de la majesté divine, qui
brille en eux. Et il en conclut que lui, en qui toute la plénitude de
la Divinité habite corporellement, a bien le droit de s'appeler le
Fils de Dieu.
Ils cherchaient donc encore à se saisir de lui, mais il
échappa de leurs mains. Le moment, où, par un libre amour, il voulait
donner sa vie, n'était pas encore venu. C'est pourquoi les Juifs ne
purent pas le saisir. Mais comme ils ne voulaient pas se ranger au
nombre de ses brebis, Jésus quitte Jérusalem, pour n'y revenir que
lors de son dernier voyage dans cette ville, à la prochaine fête de
Pâque. En attendant il va répandre la Bonne nouvelle en Pérée.
Il s'en alla de nouveau au delà du Jourdain, où Jean baptisait, et
il demeura là.
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