Dès le commencement de son ministère, Jésus avait trouvé plusieurs
âmes croyantes en Samarie (Jean
IV, 42). Depuis lors, il n'avait pas fait de séjour prolongé
dans cette contrée. Il l'avait touchée en se rendant à Jérusalem pour
la fête des tabernacles, mais il avait été mal accueilli. À partir de
ce moment, il s'était voué exclusivement à l'évangélisation de son
peuple ; et même en envoyant les douze apôtres, il leur avait
dit : N'allez dans aucune ville des Samaritains. Maintenant,
après avoir si richement favorisé la Galilée par ses enseignements et
ses miracles, après s'être fait connaître à Jérusalem, il veut visiter
encore une fois la Samarie. C'est, ou bien à la fin de son séjour à
Jérusalem, ou bien en se rendant en Samarie, qu'il
choisit encore soixante-dix autres disciples et il les envoya deux
à deux devant lui, dans toutes les villes et dans tous les lieux
où il devait aller lui-même.
Depuis longtemps déjà, Jésus avait réuni autour de lui un
certain nombre de disciples, outre les douze. C'est parmi eux qu'il en
choisit soixante-dix, pour les envoyer devant lui, dans les localités
de la Samarie qu'il devait visiter. Leur mission n'avait pas un
caractère permanent comme celle dont les douze étaient chargés.
Lorsqu'ils eurent traversé la Samarie et rejoint les autres disciples,
il n'est plus fait aucune mention d'eux. En envoyant les soixante-dix,
Jésus n'avait pas seulement l'intention de faire annoncer l'Évangile
dans un plus grand nombre de lieux, pendant le laps de temps fort
limité dont il disposait, puisqu'il voulait se trouver à Jérusalem
pour la fête de la dédicace ; mais il tenait aussi à exercer leur
foi et à leur fournir l'occasion de la confesser. De plus, par cet
envoi des soixante-dix en Samarie, le Sauveur avait aussi en vue
d'incliner les coeurs de tous ses disciples vers ces autres brebis
« qui n'étaient pas de la bergerie »
afin de les mettre en mesure de combattre plus tard l'étroitesse
judaïque, qui s'opposait à l'entrée des païens dans l'Église
chrétienne. Les instructions qu'il donna aux soixante-dix sont
essentiellement les mêmes que celles des douze, ce qui était naturel,
puisque les deux missions étaient identiques.
Lorsque les soixante-dix furent de retour, ils dirent
avec joie à leur Maître : Seigneur, les
démons mêmes nous sont assujettis par ton nom ! En
les envoyant, le Sauveur leur avait bien donné le pouvoir de guérir
les malades (9).
Mais il n'avait pas fait une mention expresse des expulsions de
démons. C'est pourquoi les disciples se réjouissaient d'autant plus
que leur Maître leur eût permis de faire ces miracles en son nom. Leur
joie était d'autant plus vive, qu'ils avaient vu les douze eux-mêmes
incapables de guérir le jeune lunatique. Jésus leur confirme, ainsi
qu'à tous les croyants, leur pouvoir sur les démons, dont la puissance
est désormais brisée par son oeuvre expiatoire. Toutefois, la joie que
leur causaient leurs succès n'était pas complètement pure. Ils
oubliaient qu'ils n'avaient été que les instruments du nom de Jésus,
et commençaient à s'enorgueillir. Jésus pourvoit à ce que le démon
qu'ils ont chassé des autres, ne pénètre pas dans leurs coeurs par la
porte de cette joie. Ne vous réjouissez pas
seulement de ce que les démons vous sont assujettis, mais
réjouissez-vous encore plus de ce que vos noms sont écrits dans le
livre de vie. Si le Seigneur ne nous reconnaît pas pour
siens, il ne nous sert de rien d'avoir chassé les démons. À la joie
que nous causent nos dons et nos oeuvres, il se mêle trop facilement
de l'impureté et de l'ambition. C'est pourquoi, ce qui doit nous
réjouir, c'est que nous sommes de pauvres pécheurs qui avons un
Sauveur. Ce qui nous rend heureux, ce ne sont pas nos dons, ce ne sont
pas nos oeuvres, c'est uniquement notre foi.
Le Sauveur n'était pas encore fort éloigné de Jérusalem, lorsqu'un
docteur lui demanda, pour l'éprouver : Maître,
que faut-il que je fasse pour hériter de la
vie éternelle ? Une pareille question, eût été
réjouissante, si celui qui l'adressait à Jésus n'avait pas en pour but
de l'éprouver. Le Seigneur le renvoie à la loi. Le scribe en donne
parfaitement le résumé. Tu aimeras le
Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ta
force, de toute la pensée, et ton prochain comme toi-même.
Les paroles de Jésus durent singulièrement sonner à ses oreilles
lorsqu'il lui dit : Fais cela et tu
vivras. Il s'effraye et se sent repris. Comme docteur,
il savait fort bien que ce commandement avait été donné pour être
observé, mais il ne s'était jamais demandé sérieusement s'il l'avait
observé. C'est pourquoi, voulant paraître juste, il demanda à
Jésus : Qui est mon prochain ?
Il était persuadé de n'avoir jamais manqué d'amour pour Dieu ;
quant à l'amour du prochain, il ne savait pas à quoi s'en tenir,
attendu que la loi ne dit pas qui est le prochain. La parabole du
Samaritain compatissant sera une réponse suffisante à sa
question : Qui est mon prochain ?
Un homme descendait de Jérusalem
à Jéricho, et tomba entre les mains des voleurs qui le
dépouillèrent, et après l'avoir blessé de plusieurs coups, ils
s'en allèrent, en le laissant à demi-mort. Or, il se rencontra
qu'un sacrificateur passa par ce chemin-là, et ayant vu cet homme,
il passa outre. Un lévite étant venu, dans le même endroit, et
l'ayant vît, passa outre. Il est possible que ces deux
hommes vinssent directement de Jérusalem, après avoir rempli leurs
fonctions dans le temple. Là, ils avaient assurément jeté un regard
dans le coeur de la miséricorde éternelle et avaient appris à exercer
la miséricorde. Mais non, leurs coeurs demeurent froids. Ils ne
connaissent pas ce malheureux. Il est d'ailleurs couvert de sang. Qui
voudrait risquer de se souiller en le touchant ? Et puis les
brigands peuvent encore se trouver dans le voisinage, il faut donc se
hâter de se mettre soi-même en sûreté. Quiconque se détourne
froidement de son prochain dans la peine, a abdiqué les sentiments
humains et n'est plus qu'un monstre. Il y en a beaucoup qui prennent
plus de soins de leur bête souffrante que de leur voisin malade. Ils
se disent pour s'excuser : « Cela ne me regarde pas, qu'il
pourvoie à ce qui le concerne ! » Sacrificateurs et lévites
et tous ceux qui ont les mêmes sentiments se tiennent pour innocents,
du moment où ils n'ont pas levé eux-mêmes une main meurtrière. Ils
oublient qu'ils violent le sixième commandement, dès qu'ils négligent
de secourir leur prochain et de lui être utile dans tous ses besoins.
Un Samaritain, passant par ce
chemin, vint vers cet homme et fut touché de compassion.
Les Samaritains et les Juifs se haïssaient mutuellement. Les Juifs
regardaient les Samaritains presque comme des païens. Un Samaritain,
en passant par ce chemin, voit cet homme demi-mort et baigné dans son
sang. Dès lors il oublie toute haine ; il n'a plus qu'une
pensée : secourir ce malheureux. Il a certainement des affaires
pressantes, et s'il veut prendre soin de cet homme, il sera obligé de
s'arrêter longtemps. N'importe, il a devant lui une affaire plus
pressante que toutes les autres. Personne ne peut l'aider dans ce lieu
désert ; il se met lui-même courageusement à l'oeuvre. D'abord il
s'approche du moribond. De même, si tu veux remplir les devoirs de la
charité envers ton prochain, n'envoie pas tes enfants ou tes
domestiques. Va toi-même auprès de lui. Et
puis il banda ses plaies et y versa de l'huile et du vin.
Il n'avait à sa disposition ni médecin ni pharmacien. Il se sert de ce
qu'il a sous la main. Il s'était muni d'huile et de vin pour son
propre usage, mais la charité sait se priver de quelque chose en
faveur de ceux qui souffrent. Ne crois pas que tu sois tenu de donner
seulement de ton superflu : le don est beaucoup plus doux
lorsque, pour le faire, il a fallu se restreindre un peu soi-même.
Il le mit sur sa monture, le
mena dans une hôtellerie et prit soin de lui. Il
fallait conduire ce malheureux dans une maison et le coucher dans un
lit. Le Samaritain le plaça donc sur sa monture, et marcha à côté
d'elle, en soutenant celui qu'il avait mis à sa place. On donne assez
volontiers pour les pauvres ; mais celui qui aime véritablement
met personnellement la main à l'oeuvre. Il pose des compresses froides
sur les plaies ; il donne au malade brûlé par la fièvre un
breuvage rafraîchissant. Le lendemain, en
partant, il tira deux deniers d'argent et les donna à l'hôtelier
et lui dit : Aie soin de lui, et tout ce que tu dépenseras de
plus, je te le rendrai à mon retour. Ses affaires
l'appelaient plus loin, mais il n'oublia pas son malade.
Il enjoignit à l'hôtelier de ne le laisser manquer de rien. Voilà un
précieux exemple d'amour du prochain. Et le plus beau, c'est que le
Samaritain n'a pas même fait connaître son nom. Mais il est écrit au
ciel ; car cet homme charitable était bien connu du Seigneur
Jésus. On ignore généralement aujourd'hui cette manière de donner, où
la main gauche ne sait pas ce que fait la droite. Lorsqu'on fait
quelque chose pour les pauvres ou pour le règne de Dieu, on a bien
soin de faire figurer son nom dans un journal.
Alors Jésus demande au docteur de la loi : Lequel
donc de ces trois hommes te semble avoir été le prochain de celui
qui était tombé entre les mains des voleurs ? Le docteur
dit : C'est celui qui a exercé la miséricorde envers lui.
Le Seigneur tourne sa question en prévision de la réponse. Il montre
que l'amour ne commence pas par peser exactement les droits du
prochain, mais qu'il remplit avec un réel plaisir ses devoirs envers
lui, et qu'il ne faut pas demander qui est digne d'amour, mais
qui a besoin d'amour. Ton prochain, c'est tout homme qui a
besoin de toi. Et Jésus lui dit : Va et fais la même chose. Il
veut dire : Tu as demandé qui est ton prochain. Tu as toi-même
parfaitement répondu à ta question. Ton prochain est celui dont tu es
toi-même le prochain, c'est-à-dire quiconque a besoin de ton secours.
Celui dans le coeur duquel cette parole de Jésus : Va
et fais de même serait gravée en lettres d'or,
ressemblerait de jour en jour davantage au Samaritain compatissant.
Mais cela ne se fait pas si facilement, et chez les hommes remplis de
leur propre justice, cela ne se fait pas du tout.
Il faut avoir des yeux qui voient pour se reconnaître
soi-même dans cet homme à demi-mort, et dans le bon Samaritain, le
Seigneur Jésus lui-même, l'éternelle miséricorde. Le chemin de
Jérusalem à Jéricho représente la vie de l'homme et de
l'humanité. De la ville où il vivait dans une intime communion d'amour
avec son Dieu, il est descendu dans les profondeurs du péché et dans
toutes les misères qu'il engendre. Celui qui est meurtrier dès le
commencement, est venu et l'a frappé. Il l'a dépouillé de son vêtement
d'innocence et de sainteté, et l'a abandonné saignant de mille
blessures. Quiconque veut marcher selon la vérité et soutenir les accusations
de la loi et de sa conscience, se sent bientôt brisé, délaissé, et ses
blessures brûlantes lui font souffrir d'insupportables élancements.
Celui qui, dans une telle extrémité, a vainement cherché du secours
auprès des hommes, auprès des sacrificateurs et des lévites, élève les
yeux vers Jésus, le véritable Samaritain compatissant.
Son coeur a été ému de compassion. C'est pourquoi il est
descendu du ciel et est tombé lui-même entre les mains des brigands,
« afin que nous ayons la guérison par ses meurtrissures ».
Pour de telles blessures, il n'y a ni plantes ni baume ; elles ne
peuvent être guéries que par sa Parole, par son vin et son huile, par
la loi et l'Évangile. Pour prendre soin de nous, il nous porte dans
l'hôtellerie de sa sainte Église. Mais les plaies ne se cicatrisent
pas si vite. L'ancien mal se fait sentir plus d'une fois de nouveau.
Mais le bon Samaritain le soigne d'une main douce et légère et ne
s'impatiente jamais. Il nous prie sans cesse, avec le plus ardent
amour, de nous laisser traiter par lui. Nous nous demandons alors
naturellement d'où lui vient cet amour pour nous. Qu'est-ce qui l'a
décidé à quitter sa gloire pour s'approcher de nous ? En quoi
pouvons-nous l'avoir intéressé ? Qu'a-t-il revu de nous ?
Pourquoi se fatigue-t-il et se travaille-t-il à cause de nos
péchés ? Et il ne se laisse pas rebuter, même lorsque nos
blessures semblent ne pas devoir guérir. En effet, nous nous fatiguons
de ses soins et nous l'empêchons de nous les prodiguer, et d'un autre
côté nous nous plaignons et nous lamentons de ce qu'il ne nous guérit
pas assez promptement. Mais son amour ne s'aigrit point ; il ne
cesse de nous soigner. Coeur chrétien, connais-tu cet amour du
Jésus ? Tes yeux se sont-ils arrêtés sur cette main ?
Heureux les yeux qui voient ces choses ! Heureux les coeurs qui,
guéris par les soins du Seigneur, apprennent à bander les plaies des
autres ! On use de miséricorde quand on a obtenu miséricorde. Alors,
va et fais la même chose.
En se rendant en Samarie, Jésus passa par Béthanie, bourgade entourée
de montagnes et de collines, et située à trois quarts de lieue de
Jérusalem. C'est de là qu'il montait ordinairement dans cette ville,
chaque fois qu'il voulait y faire un séjour un peu prolongé. Pendant
la journée, il enseignait dans la capitale, et, le soir, il se
retirait à Gethsémané ou à Béthanie, pour se reposer et se restaurer
dans un entretien intime avec les trois membres dont se composait
cette famille qu'il aimait à visiter : Lazare et ses deux soeurs,
Marthe et Marie. On croit que Marthe était veuve et avait recueilli
chez elle son frère et sa soeur. Une femme
nommée Marthe le reçut dans sa maison.
Oh ! heureuse maison où l'on te reçoit, Seigneur, et
où, de tous les hôtes qui y entrent, tu es le plus fêté et le mieux
reçu ! Il en était ainsi dans la paisible maison de Béthanie.
Marie n'était certainement pas une personne paresseuse et rêveuse. En
temps ordinaire, elle se mettait promptement et courageusement au
travail ; mais dès que le Seigneur est là et ouvre la bouche pour
enseigner, alors elle abandonne tout pour l'écouter. Elle
se tenait assise aux pieds de Jésus et écoutait sa parole.
Une seule chose enflammait son coeur : c'était d'entendre ce que
son Maître avait à lui dire. Comme cet amour la rendait
heureuse ! Marthe aussi aimait le Seigneur, mais son amour
n'avait pas la profondeur de celui de Marie. Elle voulait montrer cet
amour à Jésus par son activité. C'est pourquoi elle se donne tant de
peine pour bien le recevoir.
L'amour de Marie, qui est complètement concentré sur la
personne du Seigneur, Marthe ne le comprend pas. Elle s'étonne de ce
que Jésus ne parait nullement remarquer le zèle avec lequel elle
s'efforce de tout faire, pour lui préparer un bon repas. Il semble
presque qu'elle veuille lui en faire un reproche. Seigneur,
ne considères-tu point que ma soeur me laisse servir toute
seule ? dis-lui donc qu'elle m'aide aussi. Aux
yeux de Marthe, Marie manque d'égards envers le Sauveur, parce qu'elle
ne se donne aucune peine pour bien le recevoir. Il
lui semble que sa soeur veuille plutôt se faire servir par lui. Et de
fait, il en était réellement ainsi. Jésus est venir pour servir. Il a
dressé une table devant Marie et a rempli sa coupe.
Quel ne doit pas être l'étonnement de Marthe, lorsque le
Sauveur lui dit : Marthe, Marthe, tu te
mets en peine et t'embarrasses de plusieurs choses ; mais une
seule chose est nécessaire ; or, Marie a choisi la bonne
part, qui ne lui sera point ôtée.
Jésus comprend que c'est pour lui que Marthe déploie
toute cette activité. Mais cette agitation recèle un danger. C'est
pourquoi il l'avertit, et prend Marie sous sa protection.
« Marthe, coeur inquiet, ce qui peut te calmer, ce n'est pas ton
amour pour moi, mais bien mon amour pour toi. Marthe, ce qui te rendra
heureuse, ce n'est pas l'oeuvre que tu fais pour moi, c'est l'oeuvre
que je fais pour toi. » Marie a choisi la bonne part ; elle
a reçu Jésus dans son coeur, et ce trésor lui restera.
Une seule chose est nécessaire.
Ah ! Seigneur, apprends-moi à la connaître ! telle doit être
aujourd'hui notre fervente prière. Les nécessités de la vie
spirituelle et corporelle nous sollicitent de toutes parts. Partout
les besoins sont pressants. L'amour a une vaste carrière de travaux
pour le Seigneur : soins à donner aux pauvres et aux
malades ; éducation des enfants abandonnés ; sollicitude
pour les prisonniers ; compassion pour ceux qui sont
tombés ; mission intérieure et mission extérieure ; que
d'oeuvres de charité ne s'offrent pas à nous ? On voudrait
doubler, décupler le nombre des mains qui s'en occupent - et ne serait
pas encore assez. Mais que tous ceux qui s'occupent de bonnes oeuvres
fassent sans cesse attention à cet avertissement du Seigneur :
Marthe, Marthe ! rassemble les pensées distraites, résume toute
ton activité dans la recherche de la seule chose nécessaire. Dans tous
les travaux de notre vocation ici-bas, dans l'Église comme dans nos
maisons, au jardin comme dans les champs, au bureau comme à l'atelier,
le danger des distractions est très grand, précisément pour le
travailleur zélé. Et quiconque veut conserver la paix de son coeur, ne
doit pas négliger de faire sérieusement cette prière Prends-moi dans
tes bras ; les distractions me sont funestes maintiens moi
dans un profond recueillement : Une
seule chose est nécessaire ! Le recueillement
continuel auprès de Jésus, telle est la source cachée de tout travail
béni dans le royaume de Dieu. C'est pourquoi, après le travail de la
journée, assieds-toi à ses pieds, fixe tes yeux sur lui, écoute-le,
laisse aller tout le reste, et saisis toujours la seule part bonne et
nécessaire. Qu'on rende grâces à Dieu lorsqu'on s'oublie soi-même pour
ne plus penser qu'à une seule chose, c'est qu'on a un Sauveur. Quelle
délicieuse clôture de la journée !
Alors, quelqu'un de la troupe lui dit :
Maître, dis à mon frère qu'il partage avec moi notre héritage.
Ce frère semble être un disciple de Jésus et un auditeur attentif de
sa parole ; mais il veut se servir de l'un et de l'autre pour
obtenir l'argent qu'il prétend lui appartenir. Le Seigneur lui
répond : 0 homme, qui est-ce qui m'a
établi pour être votre juge et faire vos partages ?
Cet homme ne cherchait pas Jésus comme Sauveur ; il voulait
seulement qu'il l'aidât dans un désagréable procès. Le Seigneur refuse
de se mêler des affaires terrestres, qui sont du ressort des rois ou
des juges, et, par ce refus, il avertit son Église de tous les temps,
de ne jamais mêler le spirituel avec le temporel. Cependant il rend à
cet homme un service de charité, lorsqu'il lui montre au fond de son
coeur la cause de la contestation dans laquelle il est engagé avec son
frère. Gardez-vous avec soin de l'avarice,
car, quoique les biens abondent à un homme, il n'a pas la vie pas
ces biens.
On ne comprendrait pas cet avertissement du Seigneur si,
en l'entendant parler d'avarice, ou pensait aussitôt à l'avare qui se
tient constamment devant la porte de son coffre-fort, qui garde son
argent avec des griffes de vautour, qui repousse froidement de sa
porte les pauvres et les malheureux, qui laisse dans le besoin ses
plus proches parents et se refuse à lui-même le nécessaire, parce
qu'il ne veut pas se séparer de son cher trésor. Lorsque l'avarice
atteint un tel degré, elle devient visible pour l'oeil le moins
perspicace, et tombe sous le mépris public. Mais
on n'y arrive que peu à peu, semblable à l'arbre puissant qui est
sorti d'un grain de semence. Cette semence est dans l'inclination
terrestre du coeur, qui, dans ses craintes, dans ses joies, dans ses
espérances, compte, non sur le Dieu vivant, mais sur sa fortune. Celui
qui garde son argent quand Dieu le lui demande, est déjà un avare.
Celui qui s'estime lui-même et qui estime les autres, non d'après ce
qu'ils sont, mais d'après ce qu'ils ont, est aussi un avare. En un
mot, celui-là est avare, qui croit que ses biens lui assurent la vie
corporelle, peut-être même la vie éternelle. Gardez-vous avec soin
d'attacher votre coeur aux biens de la terre !
Là-dessus, le Seigneur proposa,
une parabole. Les terres d'un homme riche avaient rapporté avec
abondance. Ainsi cet homme était devenu riche par la
bénédiction de Dieu, et il était honoré de tout le monde. Mais, dans
sa richesse, il oublia qu'il était l'économe de Dieu, et que par ses
richesses mêmes Dieu lui avait confié une mission.
Et il se disait en, lui-même : Que ferai-je ? Car je
n'ai pas assez de place pour serrer toute ma récolte. Voici,
dit-il, ce que je ferai : J'abolirai mes greniers et j'en
bâtirai de plus grands, et j'y amasserai toute ma récolte et tous
mes biens puis je dirai à mon âme : Mon âme, tu as beaucoup
de biens en réserve pour plusieurs années, repose-toi, mange, bois
et te réjouis. La Parole de Dieu lui répondait :
« Romps ton pain avec celui qui a faim, conduis dans ta maison
ceux qui sont errants » (Ésaïe
LVIII, 7). Mais cette réponse ne lui plut pas ; il avait de
meilleurs projets. Pauvre âme trompée, qui se nourrit de ce qui va
dans les entrailles ! Comme elle doit être cuirassée contre toute
impression du monde invisible ! Les richesses de cet homme
doivent lui assurer la vie, le repos, la jouissance pour de longues
années ; mais il a compté sans son hôte, car Dieu lui dit :
Insensé, cette nuit même ton âme te sera redemandée, et ce que tu
as amassé, pour qui sera-t-il ? Il en est ainsi de celui qui
amasse des biens pour lui-même, et qui n'est point riche en Dieu.
C'est donc une insigne folie, lorsqu'un homme met son espoir dans ces
richesses trompeuses et non dans le Dieu vivant (1
Tim. VI, 17), et fonde le bonheur de sa vie sur les biens
terrestres.
Mais que celui qui a mis son coeur là où est son trésor,
qui a trouvé les richesses par excellence, se garde d'oublier cette
exhortation : Veillez ! Que vos
reins soient ceints et vos lampes allumées ! Soyez comme ceux
qui attendent que leur maître revienne des noces, afin que quand
il reviendra et heurtera à la porte, ils lui ouvrent incontinent.
De même que les enfants d'Israël devaient avoir leurs reins ceints,
leurs souliers aux pieds et leur bâton à la main lorsqu'ils quittèrent
à la hâte l'Égypte pour se diriger vers le pays de Canaan, de même il
faut que les chrétiens, ayant ceint les reins de leur esprit et
recueilli toutes les forces de leur volonté, toute leur énergie
morale, poursuivent, comme des étrangers et des voyageurs, leur course
vers le ciel, et tiennent leurs lampes allumées pour aller au-devant
du Seigneur. Veillez ! Cela signifie : maintenez
allumée la lampe de la foi ; et le meilleur moyen d'éviter le
sommeil, c'est la prière.
Je suis venu mettre le feu sur
la terre ; et combien je voudrais qu'il fût déjà
allumé ? Je dois être baptisé d'un baptême, et combien ne
suis-je pas pressé jusqu'à ce qu'il s'accomplisse !
Jésus parle du feu qu'il alluma le soir de Pâques, dans le coeur des
deux disciples allant à Emmaüs. « Notre coeur ne brûlait-il pas
au-dedans de nous, pendant qu'il nous parlait en chemin ? »
C'est ce même feu qu'il répandit du ciel le jour de la Pentecôte sur
la communauté réunie dans la chambre haute, afin d'enflammer leurs
coeurs et de les rendre capables d'aimer leur Sauveur, de le confesser
et de souffrir pour lui. Mais, avant de pouvoir envoyer le feu du
Saint-Esprit, il faut que lui-même, pénétré d'un ardent amour pour les
pécheurs, se laisse consumer en Golgotha par le feu de la colère de
Dieu. Les coeurs vigilants attendent le Seigneur chaque jour et à
chaque heure, et ne seront jamais surpris lorsqu'il les appellera. Et
si leur lampe reste allumée jusqu'à la fin, ils seront heureux et
pourront entrer dans la salle du festin. Je
vous dis en vérité que leur maître se ceindra, qu'il les fera
mettre à table et qu'il viendra les servir. Heureux ces
serviteurs-là !
Les coeurs qui ont conservé leurs lampes allumées feront
l'expérience que, même dans la gloire, Jésus est encore l'amour qui
sert, et que là-haut comme aux noces de Cana, ce qui est servi en dernier
lieu est ce qu'il y a de meilleur. Une vieille négresse avait appelé
la petite maison qui lui avait été donnée après sa libération :
« Je n'y aurais pas pensé. » C'est un beau nom à donner aux
tabernacles éternels lorsque, délivrés de tout lien, nous serons comme
des gens qui rêvent.
Vous savez que si un père de
famille était averti à quelle heure de la nuit un larron doit
venir, il veillerait et ne laisserait pas percer sa maison. Vous
donc aussi, soyez prêts, car le Fils de l'homme, viendra à l'heure
que vous ne penserez point. Si un homme. s'efforce de
conserver ses biens terrestres, le disciple de Jésus doit encore
davantage être prêt et veiller ! Une seule heure de sommeil
peut nous faire perdre la félicité céleste !
Le gouverneur romain Pilate avait fait égorger un certain nombre de
Galiléens qui étaient venus offrir leurs sacrifices, en sorte que leur
sang avait été mêlé à celui de leurs victimes. Ce meurtre fut rapporté
au Sauveur. On croyait généralement qu'un malheur exceptionnel était
un jugement de Dieu pour des péchés exceptionnellement graves, commis
par ceux qui avaient été frappés. Jésus enseigne le contraire. Pensez-vous,
dit-il, que ces Galiléens fussent plus coupables que les autres,
parce qu'ils ont souffert ces choses ? Non, vous dis-je, mais
si vous ne vous amendez, vous périrez tous aussi bien qu'eux. Ou
pensez-vous que ces dix-huit personnes sur lesquelles la tour de
Siloé est tombée et qu'elle a écrasées, fussent plus coupables que
tous les autres habitants de Jérusalem ? Non, vous dis-je,
mais si vous ne vous amendez, vous périrez tous aussi bien qu'eux.
Le Sauveur ne nie pas que la souffrance ne soit un châtiment que
l'homme s'est attiré par ses péchés. Au contraire, il remet
expressément cette vérité devant les yeux de ceux qui refusent de se
repentir. Quiconque souffre, doit donc se frapper la poitrine et
confesser qu'il est l'artisan de ses propres maux. Lorsqu'un homme
fait cette confession, le Sauveur s'approche de lui avec ses
promesses. Mais gardons-nous de porter un jugement sur les
épreuves des autres ! Dieu ne mesure pas la grandeur du châtiment
sur la gravité du péché : autrement il faudrait admettre que les
impies que Dieu a exclus de sa discipline et qu'il abandonne, sont les
plus grands saints.
Lorsque nous sommes témoins des souffrances des autres,
rentrons en nous-mêmes, pensons à nos propres péchés, et prions pour
que la bonté de Dieu qui nous épargne, nous conduise à la repentance.
C'est là que Jésus voulait amener ses auditeurs. Malheureusement, la
grande majorité ne se convertit pas, et il arriva, lors de la ruine de
Jérusalem, ce dont le Seigneur avait menacé les habitants : c'est
que leur sang serait répandu par l'épée des Romains, et que leurs
cadavres seraient ensevelis sous les ruines de leur ville.
Le Sauveur est obligé de menacer la foule, des jugements de Dieu,
pour l'amener à la repentance. La sévérité de ces jugements sera
d'autant plus grande, que le temps de la patience aura été plus
prolongé. Il leur proposa donc cette similitude : Un
homme avait planté un figuier dans sa vigne ; il y vint
chercher des fruits, et n'y en trouva point. Ce figuier
est le peuple d'Israël, que Dieu avait choisi d'entre tous les
peuples, et dont il avait fait l'éducation avec un amour tout
paternel. Il avait déjà eu l'occasion de se plaindre de lui par la
bouche du prophète Ésaïe. « J'ai nourri des enfants et je les ai
élevés, mais ils se sont rebellés contre moi. » En dernier lieu,
il avait envoyé le vigneron, son propre Fils, auquel le figuier
appartenait. Et il lui dit : Voici déjà
trois ans que je viens chercher des fruits à ce figuier et je n'y
en trouve point. Coupe-le ; pourquoi occupe-t-il la terre
inutilement ? Jésus, le vigneron, s'occupe de ce
figuier depuis trois ans ; il a appelé ces enfants
rebelles ; il a averti et menacé ; il leur a montré son
amour par toutes sortes d'oeuvres de bienfaisance, afin de les ramener
à la maison et au coeur du Père, mais ils n'ont pas voulu.
Le figuier n'a pas porté les fruits qu'on était en droit
d'attendre de lui. Cependant le vigneron
répondit : Seigneur, laisse-le encore
cette année, jusqu'à ce que je l'aie déchaussé et que j'y aie mis
du fumier ; s'il porte du fruit, à la bonne heure, sinon tu
le couperas. La hache, déjà levée pour abattre le
figuier, n'a été retirée que sur l'intercession du vigneron. Les
jugements de Dieu sont prêts à fondre sur le peuple qui a refusé de
revenir au coeur paternel de son Créateur. Ce n'est que la prière du
souverain sacrificateur Jésus qui lui procure encore un temps de
grâce. S'il néglige de profiter de ce répit, le jugement le frappera.
Toi aussi, coeur chrétien, tu es ce figuier. Pendant plus
de trois ans, pendant ta vie entière, Jésus t'a aimé ; il a pris
soin de toi et t'a attiré à lui. A-t-il déjà vu du fruit de ce
travail, de la repentance, de la foi, le don de toi-même ? Qui
sait si la cognée n'est pas déjà mise à la racine de l'arbre ?
L'intercession de Jésus la retient. Mais ce temps de grâce durera-t-il
encore longtemps ?
Jésus enseignait dans une synagogue un jour de sabbat, selon son
habitude. Il se trouva là une femme possédée
d'un esprit qui la rendait malade depuis dix-huit ans, et qui
était courbée, en sorte qu'elle ne pouvait du tout point se
redresser. Jésus la voyant, l'appela et lui dit : Femme, tu
es délivrée de ta maladie. Il faut qu'il y ait eu des
motifs particuliers pour que Jésus vint au secours de cette femme sans
en être prié. Ordinairement il ne s'offre pas ; il attend qu'on
s'adresse à lui. Cette pauvre femme, atteinte d'une difformité
corporelle, avait peut-être déjà souvent été en butte à des railleries
à cause de son infirmité. Elle était devenue craintive et timide et de
plus ne pouvait pas se redresser. Elle ne voit pas Jésus, mais Jésus
la voit. Il connaît le pesant fardeau sous lequel elle soupire et il
l'appelle. Comme nous sommes heureux, et comme il est consolant pour
nous d'avoir un tel Sauveur ! Avant que nous le priions, il nous
entend ; sans que nous le voyions, il nous regarde, et il nous
tend sa main puissante toujours prête à nous secourir.
Et il lui imposa les
mains ; à l'instant elle fut délivrée, et elle donna gloire à
Dieu. Ce coeur abattu est affermi, et cette femme loue
à haute voix la puissance de Dieu qui s'est manifestée en elle. Sans
doute la communauté réunie pour la prière, s'associe à cette action de
grâces et se réjouit de cette miséricordieuse intervention de Dieu. Un
seul homme demeure froid et jette sur cette femme un regard courroucé.
Cette nouvelle glorification de Jésus lui est désagréable, et la
louange donnée à son action l'irrite. C'est le chef de la synagogue,
qui dit : Il y a six jours pour travailler, venez donc ces
jours-là pour être guéris, et non pas le jour du sabbat. Il prétexte
la gloire de Dieu pour couvrir ses sentiments hostiles.
Mais le Seigneur ne se laisse pas tromper. Hypocrite,
lui dit-il, chacun de vous ne détache-t-il
pas son boeuf ou son âne de la crèche le jour du sabbat et ne le
mène-t-il pas à l'abreuvoir ? Et ne fallait-il pas, quoique
en un jour de sabbat, délier cette fille d'Abraham que Satan
tenait liée depuis dix-huit ans ? Ces paroles
simples et claires, accompagnées de ce glorieux acte de puissance,
produisirent une profonde impression. Tous
ses adversaires furent confus, et tout le peuple se réjouissait de
toutes les choses glorieuses qu'il faisait.
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