Jésus est sur le point de quitter les localités qui ont été jusqu'ici
le théâtre de son activité. Il se dirige d'abord vers Jérusalem. Ce
voyage n'est pas encore le dernier, mais les yeux du Sauveur voient
clairement le but vers lequel il s'avance : la croix à laquelle
il doit être attaché, pour délivrer le monde du péché, de la mort et
de la puissance du diable. Il entre dès maintenant dans la voie
douloureuse. On pourrait se demander : Qui donc aurait le triste
courage de faire souffrir cet aimable et doux Sauveur, qui allait de
lieu en lieu faisant du bien, guérissant les malades, prodiguant ses
divines consolations aux âmes fatiguées et chargées ; dont les
mains bandaient les plaies et dont les pas n'étaient guidés que par un
miséricordieux amour ? Qui donc voudrait faire souffrir celui
dont les lèvres distillaient la grâce, proclamaient le pardon des
péchés. aux âmes angoissées et annonçaient la paix aux coeurs
brisés ? La multitude du peuple lui était attachée et les foules
l'acclamaient partout où il passait.
On devrait donc croire que ses compatriotes le
couvriraient de leurs corps et l'environneraient d'un mur vivant s'il
courait quelque danger ou si quelque injustice le menaçait. Eh
bien ! Il a dû souffrir, et cela non de la part des païens, car
Pilate ne l'eût jamais livré à la mort, s'il n'y eût été poussé contre
sa volonté ; mais de la part des Juifs, de la part de son
peuple ! Et cela du fait non de la populace, ni des pécheurs
grossiers ou des athées, mais du fait des hommes pieux, de
tous ceux qui étaient reconnus comme tels par le peuple, du fait des pharisiens !
Il faut que nous examinions attentivement ces faits étrangers pour
comprendre le combat que le Sauveur eut à livrer, surtout aux
pharisiens. Jetons, pour cet effet, un coup d'oeil sur la situation
des partis religieux à cette époque.
Le peuple juif avait, à la vérité, perdu sa liberté et
son indépendance politiques sous la domination romaine. La famille des
Hérodes, par exemple, ne devait le trône qu'à la faveur de l'empereur
romain. Toutefois, dans les choses religieuses, la nation jouissait
d'une pleine liberté et d'une indépendance illimitée. Bien que le pays
fût divisé en plusieurs principautés, dans les affaires religieuses,
ces différentes provinces étaient placées sous une même autorité
spirituelle à laquelle tous obéissaient avec un zèle ardent pour la
loi et la gloire de Dieu.
Le grand conseil ou sanhédrin s'appuyait sur deux
institutions qui embrassaient toute la vie religieuse de la
nation : le temple et la synagogue. Le service du
temple était fait par les prêtres ou sacrificateurs ;
celui de la synagogue par les scribes. Le personnel du temple
se recrutait seulement par droit de naissance, et appartenait
exclusivement à la famille d'Aaron. Ceux qui n'en faisaient pas
partie, comme c'était le cas pour Jésus, par exemple, ne pouvaient pas
aspirer à la sacrificature. Au fond, tous les sacrificateurs n'étaient
que des représentants et comme les employés du grand prêtre ou
souverain sacrificateur, dont la mission spéciale était de représenter
Israël devant Dieu.
Parmi les sacrificateurs, il s'était formé, au temps de
Jésus, un groupe d'hommes qui s'étaient emparés de toute l'autorité,
et s'appelaient sadducéens, c'est-à-dire fils de Zaddoc, parce
qu'ils prétendaient descendre de cette famille. C'est à eux que Dieu
rend ce témoignage, à l'époque de la corruption générale d'Israël.
« Ils ont fait ce que j'avais ordonné et ne se sont point égarés
lorsque les enfants d'Israël se sont égarés, comme se sont égarés les
autres lévites » (Ezéch.
XLVIII, 11). Les sadducéens avaient hérité de la haute position
et de l'honneur de leurs ancêtres, mais non de leur piété et de leur
fidélité au Dieu de l'alliance. Ce qui les distinguait, c'étaient
leurs sentiments païens revêtus de formes judaïques. Extérieurement,
ils admettaient le contenu des Écritures ; autrement ils
n'auraient pas pu conserver leur position ; mais en réalité, ils
n'admettaient généralement pas la révélation. Ils ne croyaient ni à la
résurrection, ni à l'existence des anges, ni à la providence. Le vrai
motif de leur incrédulité était leur matérialisme, leur attachement
aux biens de la terre, leur amour des jouissances. Le temple et le
culte leur servaient uniquement à conserver leur situation vis-à-vis
du peuple. C'est dans ce même but qu'ils entretenaient des relations
amicales avec leurs dominateurs païens, tandis qu'avec leurs
compatriotes ils étaient réservés et orgueilleux.
Leur activité se bornait généralement à l'intérieur de
Jérusalem. Ils ne portaient aucun intérêt à ce qui se faisait dans les
provinces. On ne les rencontre hors de la capitale que dans les
occasions extraordinaires. Les sadducéens étaient des moqueurs riches,
des libres-penseurs, qui avaient renoncé depuis longtemps aux
espérances d'Israël. Afin de n'être pas dérangés dans leur existence
agréable, ils souhaitaient le maintien de la paix, et faisaient leur
possible pour éviter la guerre. Leur devise était : « Vivre
et laisser vivre. » D'après eux, lorsque l'homme meurt, tout est
fini. Le ciel et l'enfer, la vie éternelle et le jugement, autant de
chimères inventées pour pouvoir mieux dominer le peuple.
Les sadducéens se regardaient comme des hommes éclairés,
de fortes têtes, à la sagesse desquels personne ne pouvait résister.
C'étaient des mondains cultivés. Ils qualifiaient de
superstitions toute croyance que les sens ne pouvaient contrôler, et
regardaient avec mépris cette plèbe, qui ajoutait encore foi à la
Parole de Dieu révélée par Moïse et les prophètes. Les libres-penseurs
de notre époque ressemblent en tout point aux anciens sadducéens. ils
ont les mêmes sentiments, parlent le même langage et tiennent la même
conduite. Ils proclament avec une incroyable hardiesse, comme
fondement de toute religion, qu'on ne saurait croire ce qu'on ne voit
pas. Et ils ne se doutent pas de la folie de semblables paroles. Car
c'est précisément le monde invisible qui est l'objet de la foi. La
foi est une vive représentation des choses qu'on espère et une
démonstration de celles qu'on ne voit point (Héb.
XI, 1).
Les gens cultivés ne croient plus à la Parole de Dieu.
C'est avec les feuilles de figuier de leur culture, qu'ils cachent la
nudité de leur incrédulité. On n'a pas encore vu d'esprits, donc il
n'en existe pas. Avec leurs lunettes, ils cherchent Dieu dans
l'univers ; ils ne le trouvent pas, donc il n'y a pas de Dieu.
Ils dissèquent le corps humain avec leurs scalpels ; ils n'y
trouvent pas d'âme ; donc il n'y a pas d'âme.
Et comme il n'y a point de Dieu, l'homme ne peut pas être créé à son
image, il n'est donc qu'un animal comme les autres, seulement un peu
plus parfait. L'homme a raison de suivre ses penchants ; dès lors
le péché n'existe pas : ce qu'on nomme ainsi n'est pas un mal,
car l'homme ne fait que suivre les impulsions de la nature qui ne
saurait l'égarer.
Leur parle-t-on de la communion avec Christ ? ils
répondent que c'est là une rêverie qui a fait tourner plus d'une tête
lucide. Les entretient-on de la repentance et de la conversion ?
selon eux, cela peut être nécessaire pour certaines personnes ;
quant à eux, qu'on les laisse tranquilles sur ce chapitre. Est-il
question du retour de Christ ? ils répondent qu'on l'attend
depuis dix-huit siècles, et que tout restera tel que cela a existé
depuis l'origine du monde. Leur met-on devant les yeux la mort et le
jugement, le ciel et l'enfer ? « Quelles singulières idées
se fait-on, disent-ils, d'un Dieu qui s'irrite et punit ? S'il
existe réellement, il ne peut être que très bon et très doux, à peu
près comme le souverain sacrificateur Héli, qui ne voyait pas de
mauvais oeil les crimes de ses fils. Le Dieu d'amour ne saurait
punir ; il est beaucoup trop bon. »
Les sadducéens de tous les temps ne voulant pas voir la
lumière de l'Évangile, montrent que leurs prétendues lumières et la
prétendue élévation de leurs esprits, s'allient très bien, dans la
pratique, avec leur sens charnel. Ils n'ont pas de hautes pensées et
ne poursuivent pas un noble but : « Mangeons et buvons,
demain nous mourrons » (l
Cor. XV, 32), telle est leur maxime. Les jouissances de ce
monde, voilà l'objet de leurs recherches.
On peut voir par tout ce qui précède, que le véritable
combat contre le Sauveur ne venait pas du camp des sadducéens. Ils se
sentaient sans doute gênés par les paroles et les oeuvres de Jésus,
mais ils ne lui permettaient pas de les déranger dans leurs
jouissances ; ils le laissaient dédaigneusement de côté. Quant à
le haïr, il leur manquait pour cela l'énergie morale. Ils pouvaient
bien être employés comme troupes auxiliaires dans la guerre contre
Jésus, mais n'étaient pas ses vrais adversaires ; ils laissaient
ce rôle aux pharisiens.
La mission que les sacrificateurs remplissaient comme administrateurs
du service divin, était dévolue aux scribes et aux docteurs
de la loi, dans les synagogues établies depuis le retour de la
captivité de Babylone. Ces maisons de prières remplaçaient jusqu'à un
certain point le temple pour les Juifs éloignés de leur patrie. C'est
là qu'était le centre de leur vie religieuse, que les fidèles se
réunissaient pour rendre à Dieu le culte public et que le Sabbat se
célébrait ; là on acquérait la connaissance de l'Écriture. Tandis
que les seuls descendants d'Aaron pouvaient fonctionner dans le
temple, il. était permis à quiconque éprouvait le besoin ou était
capable d'exercer une influence religieuse sur ses frères, de prendre
la parole dans les synagogues, sans y être appelé par une vocation
officielle. De là vient que Jésus et ses disciples annoncèrent souvent
la Parole de Dieu, dans celles qui étaient établies en Palestine.
Parmi les docteurs de la loi, les pharisiens avaient la
haute main, comme les sadducéens parmi les sacrificateurs. Seulement,
tandis que les sadducéens, grâce à leurs sympathies pour le paganisme,
frayaient volontiers avec leurs dominateurs romains, les pharisiens
étaient pleins de zèle pour l'indépendance de la nation. Tandis que
les sadducéens, dans leur incrédulité, faisaient bon marché de la
révélation, les pharisiens tenaient énergiquement à la religion de
leurs pères. Et précisément cette lutte contre l'incrédulité païenne,
qui tendait à s'infiltrer dans la vie du peuple, leur donnait une
grande influence sur leurs compatriotes. Toutefois, leur zèle pour la
foi de leurs pères ne provenait pas d'une véritable piété, ni du
besoin de la communion du Dieu vivant, mais plutôt d'un attachement
égoïste à la vie religieuse d'Israël telle qu'ils la comprenaient, de
manière à mettre en avant leurs propres personnes et à soumettre le
peuple à leur domination. Ceci explique que les pharisiens, dans tous
leurs actes de dévotion, n'avaient pas les yeux exclusivement attachés
sur Dieu, mais veillaient soigneusement à paraître saints devant les
hommes, afin de se légitimer comme les gardiens vigilants de la
nation, par une observation stricte et en même temps publique de la
loi divine. Car, sans le respect et l'appui de leurs concitoyens, ils
étaient impuissants.
Ce qu'il y a surtout de particulier dans la piété des
pharisiens, c'est qu'elle était indépendante de la régénération, du
pardon des péchés et du Saint-Esprit. Quant à la
régénération, même les plus pieux d'entre eux n'en avaient aucune
idée. C'est ce qui parait par l'entretien de Jésus avec Nicodème,
auquel il dit : « En vérité, en vérité, je te dis, que si un
homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu » (Jean
III, 5).
Mais, lorsqu'on refuse de faire cesser les accusations de
la conscience, en acceptant le pardon des péchés par la pure grâce de
Dieu, on est obligé de les calmer par d'autres moyens. C'est pourquoi,
afin d'apaiser leur conscience, les pharisiens s'adonnaient avec une
extrême ponctualité à l'observation extérieure, des prescriptions
mosaïques, surtout à celles qui ont trait à la pureté et à l'impureté
légales. Ainsi, dans toutes les ordonnances auxquelles ils pouvaient
se soumettre sans le secours de la grâce régénératrice, ils étaient
d'une exactitude rigoureuse. Il est vrai que les meilleurs d'entre eux
ne se contentaient pas de cette piété tout extérieure, et cherchaient
à accomplir parfaitement la loi de Dieu ; mais l'impossibilité
d'atteindre ce but par leurs propres forces, les jetait dans des
combats semblables à ceux que Paul, ce ci-devant pharisien, décrit au
chapitre Xlle de son Épître aux Romains. Seulement, c'étaient là de
rares exceptions. La foule des pharisiens cherchaient à émousser le
tranchant de la loi, en faisant complètement abstraction de son côté
spirituel, qui exige l'obéissance du coeur pour n'en retenir que les
obligations extérieures.
Il résulte de là que le véritable nerf et là racine de la
piété pharisaïque étaient la propre justice. Ils voulaient
être justes devant Dieu par leurs propres vertus, et atteindre à la
perfection par leurs propres efforts. La haute opinion qu'ils avaient
d'eux-mêmes, leur orgueil, le contentement qu'ils éprouvaient en
considérant leur vie, les empêchaient de remplir les conditions
indispensables de l'entrée au royaume des cieux : la pauvreté en
esprit, la miséricorde, la faim et la soif de justice. Leur hypocrisie
était le fruit naturel de cette piété extérieure, et celui-ci était la
source du respect dont ils jouissaient de la part du peuple. Dans tout
ce qu'ils faisaient, les pharisiens voulaient plaire aux hommes
beaucoup plus qu'à Dieu. Leurs observances étaient pour eux un moyen
de se concilier la considération publique et de la conserver. Leur religion,
privée de tout attrait du coeur, était un corps sans âme. Leur
hypocrisie ne consistait donc pas à vouloir paraître pieux dans leur
vie extérieure, car la vraie piété, la foi naïve en Dieu, tend aussi
tout naturellement à se traduire par des actes. Ce qui remplit le
coeur doit s'exprimer par la bouche et se manifester dans la conduite.
Mais l'hypocrisie des pharisiens consistait en
ceci : c'est que leur bouche parlait de choses qui étaient fort
éloignées de leur coeur ; c'est que leur vie était pleine des
formes de la piété, dont ils se bornaient à faire parade aux yeux des
hommes, tandis que leur coeur restait absolument étranger à Dieu.
Ainsi, aux yeux de Celui qui sonde les coeurs, les pharisiens étaient
assurément des hypocrites, et ils furent plus d'une fois sévèrement
repris de Jésus à cause de ce vice. Nous leur ferions cependant tort
en les accusant de vouloir, de propos délibéré, paraître au dehors
autres qu'ils n'étaient au-dedans. Nous nous tromperions également, si
nous croyions qu'ils étaient regardés par le peuple comme des
hypocrites. Les pharisiens se considéraient eux-mêmes comme les
meilleurs et les plus nobles des hommes, et leurs concitoyens les
tenaient pour tels.
Ils étaient d'ardents patriotes, et nourrissaient le
patriotisme de tous les Juifs en leur donnant l'espoir d'un règne
messianique brillant, mais purement terrestre et charnel. Ils
attisaient, par tous les moyens, l'irritation et la haine de la nation
contre les dominateurs romains. Grâce à leur action, elle regardait
comme le comble de l'ignominie d'être soumise, elle, le peuple de
Dieu, au joug d'une autorité païenne. Si l'on se demandait quels
furent les hommes qui avaient le plus sincèrement à coeur le
bien-être, la gloire, la prospérité du peuple, qui travaillaient avec
le plus de zèle à ennoblir leurs concitoyens, il faudrait répondre
sans hésiter, que ce furent les pharisiens. Ils constituaient la noblesse
du peuple juif. En tous cas, ils étaient regardés et respectés
comme tels par la population. De là leur puissance et leur influence.
Les emplois publics étaient donnés pour la plupart aux pharisiens,
bien que les sadducéens n'en fussent pas complètement exclus. Il y en
avait même quelques-uns dans le Sanhédrin (Act.
XXIII, 6).
Pour conserver leur influence, ils étaient obligés
d'inspirer au peuple les sentiments dont ils étaient eux-mêmes animés.
Ils ne pouvaient indiquer d'autre voie pour aller à Dieu que celle
qu'ils suivaient, ni inspirer d'autre piété que celle qu'ils
pratiquaient. Et comme cette voie était erronée, Jésus les traitait
d'aveugles conduisant d'autres aveugles. Et lorsque son regard de
Sauveur s'abaissait sur ceux qui étaient ainsi conduits, il avait
pitié de cette foule, qui était comme des brebis dispersées qui
n'avaient point de berger. Son miséricordieux amour pour son peuple,
le portait à lui montrer que la voie dans laquelle on le conduisait
était fausse, et à le prémunir contre la funeste direction des
pharisiens.
Mais autant le Sauveur met de sérieux et déploie
d'énergie à exhorter ses disciples et tous les membres de son peuple à
se préserver du levain des pharisiens, autant il montre de zèle dans
ses rapports personnels avec ceux-ci, pour gagner leurs âmes et les
ramener dans le chemin de la vie. C'est seulement lorsqu'ils ont
décidément repoussé l'expression de son tendre amour, qu'il leur
dénonce tout le sérieux de ses jugements. Mais ce sont précisément les
manifestations de cet amour dont les pharisiens prennent occasion, non
seulement pour s'éloigner du Sauveur, mais encore pour le repousser
avec une hostilité avouée et une haine mortelle.
Lorsque le coeur des sadducéens s'endurcit dans son
opposition à l'amour de Jésus, cela tient la plupart du temps à ce que
ces hommes sont dépourvus de tout sentiment moral, et sont devenus
insensibles et indifférents à toute espèce de réveil spirituel,
inaccessibles à tous les attraits de la grâce et du Saint-Esprit. Ce
sont les sadducéens qui disent dans leur coeur : « Il n'y a
point de Dieu », et regardent avec mépris tout ce qui s'enquiert
de lui et cherche à lui plaire, C'est là un dédain passif. Au
contraire, le dédain des pharisiens est actif, car il consiste
à fermer les coeurs au pressant amour du Sauveur. C'est qu'ils ont à
conserver un trésor qu'ils se croient obligés de préserver avec le
plus grand zèle : C'est leur piété, qu'ils ont obtenue
par leurs propres efforts ; c'est leur justice, qu'ils
ont acquise par leurs sacrifices et par leurs bonnes oeuvres, Plus on
est convaincu de satisfaire de cette manière aux exigences de
la loi de Dieu, plus on est jaloux de défendre son trésor, dans la
pensée que l'on rend service à Dieu.
Ce qui met le comble à leur indignation et à leur
prétendu zèle pour la gloire de Dieu, c'est d'entendre le Seigneur se
donner lui-même comme le Fils unique de Dieu. Par exemple, lorsqu'il
dit. « Celui qui m'a vu, a vu mon Père » (Jean
XIV, 9) ; « Moi et mon Père nous sommes un » (Jean
X, 30). Ces déclarations les remplissent d'une haine mortelle.
Tout ce que Jésus dit et fait les scandalise. Que celui qui est né
dans la bassesse doive être le Fils de Dieu, cela leur parait un
blasphème digne de mort. Que ce même personnage réclame la repentance,
la conversion, la foi en lui et la sanctification, cela confond toutes
leurs idées sur Dieu et sur leur propre dignité. Ils repoussent avec
indignation la pensée de se laisser affranchir par le Fils de Dieu,
car ils ne veulent pas reconnaître leur assujettissement
politique ; et quant à l'esclavage du péché, ils refusent d'en
entendre parler. En un mot, l'orgueil des pharisiens est abaissé par
l'apparition et par toutes les manifestations de la vie de Christ, et
ils s'opposent de toutes leurs forces à ce que cette humiliation
pénètre dans leurs coeurs.
Plus le Sauveur déploie de zèle, et montre de divin amour
pour sauver leurs âmes, plus ils mettent d'orgueil à résister à cet
amour, et plus leur haine s'enflamme contre celui qui condamne en
toute occasion leurs vertus et leur justice, et mine la considération
que leurs bonnes oeuvres leur auront acquise auprès du peuple. Plus
ils sentent clairement qu'il s'agit d'être pour ou contre le Seigneur,
et qu'il n'y a aucun moyen de concilier cette antinomie, plus ils sont
décidés à s'écrier : « Nous ne voulons pas que celui-ci
règne sur nous » (Luc
XIX, 14). Plus ils reconnaissent l'impossibilité d'infirmer le
témoignage que Jésus se rend à lui-même devant le peuple, de lui
arracher la couronne de sa divinité, de nier sa parfaite sainteté et
sa puissance miraculeuse, plus ils s'arrêtent fermement à la pensée du
seul moyen de sauver, à leurs propres yeux et aux yeux de leurs
concitoyens, l'éclat de leurs vertus : « Il faut qu'il
meure ! » « Il est à propos qu'un seul homme meure pour
le peuple et que toute la nation ne périsse pas » (Jean
XI, 50).
Le nom de pharisien est tombé, parmi nous, dans un
profond mépris. Cependant les sentiments, les
dispositions morales de ces hommes sont encore vivants aujourd'hui
dans la chrétienté, bien que désignés sous des dénominations
plus favorables. Comme on se laisse facilement aller à déblatérer
contre ces affreux pharisiens, tandis que le plus détestable des
pharisiens règne dans notre propre coeur !
Aujourd'hui comme alors, l'homme naturel croit pouvoir
subsister devant Dieu sans avoir besoin de repentance, ni de
conversion, ni de foi en Jésus, par la simple observation extérieure
de ses commandements, par le seul éclat de son honnêteté et de ses
vertus. Aujourd'hui comme alors, le coeur humain est inquiet, se
trouve malheureux, et cherche sa paix, non auprès de celui qui nous a
réconciliés avec Dieu par son sang, mais dans les feuilles de figuier
des exercices de piété. Aujourd'hui comme alors, il repousse la grâce
de Dieu, afin de pouvoir se persuader qu'il n'a commis aucune faute.
Cette grâce réussit-elle cependant à enfoncer un aiguillon dans ce
coeur satisfait de lui-même, à réveiller cette conscience
endormie ? Si l'homme ne veut pas se laisser reprendre par
l'Esprit de Dieu, il arrache l'aiguillon, en s'efforçant de se
justifier à ses propres yeux, en faisant parade de sa propre honnêteté
et de la dignité de la nature humaine. Mais ces inutiles efforts
n'adoucissent nullement la blessure du coeur ; ils l'enveniment
au contraire, et y allument finalement une haine déclarée contre
Christ. Aujourd'hui comme alors, voilà ce qu'il faut considérer, si
l'on veut comprendre la lutte des pharisiens contre le Sauveur.
Il y a un seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ
homme, qui s'est donné lui-même en rançon pour nous (1
Tim. Il, 5. 6.). Pour ramener les hommes à Dieu, il fallait que
le Sauveur réunît en lui la divinité et l'humanité. Il est
véritablement Dieu engendré du Père de toute éternité, et
véritablement homme, né de la vierge Marie. Fils de Dieu ! Par le
fond le plus intime de son essence, Jésus repose dans le sein de la
Trinité. « Il est la splendeur de la gloire du Père et l'image
empreinte de sa personne (Héb.
I, 3). Celui qui l'a vu a vu le Père (Jean
XIV, 9). Il est un avec le Père » .
« Mon Seigneur et mon Dieu ! » c'est ainsi que Thomas
l'adore (Jean
XX, 28), et Jésus accepte cette confession comme la vraie
expression de la foi en lui. Avant la création du monde, il était
auprès du Père dans la gloire céleste (1
Jean I, 2). Saint Jean dit de lui : C'est lui qui est le
vrai Dieu et la vie éternelle (I
Jean V, 20). Paul rend de lui ce témoignage, qu'il est Dieu
au-dessus de toutes choses, béni éternellement (Rom.
IX, 5).
Si Jésus était un simple homme, il n'aurait pas pu
racheter l'humanité pécheresse. « Personne ne pourra en aucune
manière racheter son frère ni payer à Dieu sa rançon ; car le
rachat de leur âme est trop cher et il ne se fera jamais (Psaume
XLIX, 8). « Et si même Dieu avait consenti à accepter le
sang de ce seul homme pur comme une rançon pour l'impur, le sang de
cet homme pourrait tout au plus racheter un autre homme, mais non
toute l'humanité pécheresse. Mais Christ étant véritablement Dieu, le
sang qu'il a répandu en sa qualité d'homme-Dieu a une vertu
universelle et éternelle. Ce n'est qu'un souverain sacrificateur venu
du ciel, qui pouvait réconcilier le monde pécheur avec le Dieu saint (2
Cor. V, 19) et purifier notre conscience des oeuvres mortes (Héb.
IX, 14).
D'un autre côté, si le Fils de Dieu devait réconcilier le
monde avec Dieu, il fallait nécessairement qu'il fût homme, puisque
sans effusion de sang il n'y a point de rémission de péché. Or, Dieu
ne peut ni souffrir ni mourir, ni par conséquent répandre son sang. Il
fallait donc qu'il se fit homme, afin de pouvoir souffrir et mourir à
notre place. C'est pourquoi, bien qu'il fût en forme de Dieu et n'ait
point regardé comme une usurpation d'être égal à Dieu, il s'est
anéanti lui-même en prenant la forme de serviteur, et ayant paru comme
un simple homme, il s'est abaissé lui-même, s'étant rendu obéissant
jusqu'à la mort, et même jusqu'à la mort de la croix (Philip.
II, 6-8). Comme les enfants des hommes qu'il voulait sauver,
participent à la chair et au sang, il y a aussi participé, afin que
par sa mort il détruisit celui qui avait l'empire de la mort,
c'est-à-dire le diable, et délivrât tous ceux qui par la crainte de la
mort étaient toute leur vie assujettis à la servitude (Héb.
II, 14. 15).
Le Sauveur était véritablement homme. C'est d'une
vie complètement humaine qu'il a vécu sur la
terre. Rien de ce qui est de l'homme ne lui est resté étranger,
excepté le péché. Car il nous était convenable d'avoir un tel
souverain sacrificateur, qui fût saint, innocent, sans souillure,
séparé des pécheurs, et élevé au-dessus des cieux (Héb.
VII, 26). En effet, en sa qualité de Fils de l'homme, il s'est
élevé au ciel et s'est assis à la droite du Père. Le Fils de Dieu n'a
pas revêtu la nature humaine comme on s'enveloppe d'un manteau. Il
s'est fait homme. La Parole a été faite chair (Jean
I, 14). Et la nature divine et la nature humaine n'ont pas été
juxtaposées en lui, de manière que ce soit tantôt la nature divine et
tantôt la nature humaine qui apparût - de même sa passion et sa mort
sont, l'une et l'autre, tout à fait divines et tout à fait humaines.
Nous nous trouvons ici en présence d'un insondable
mystère qu'aucune intelligence humaine ne saurait scruter.
Certainement le mystère de piété est grand : Dieu manifesté en
chair (1
Tim III, 16).
Le fait que l'existence du Sauveur a toutes ses racines
dans son éternelle communion avec le Père, donne seul sa vraie
signification à l'expression de Fils de l'homme, par laquelle
il se désigne lui-même Il s'en sert, lorsque les esprits commencent à
être divisés à son sujet, beaucoup plus fréquemment qu'il ne le
faisait dans les premiers temps de son activité publique ; ce qui
semble marquer un progrès dans la révélation qu'il fait de lui-même.
Il est vrai qu'il s'applique cette dénomination dans l'appel qu'il
adresse à Nathanaël (Jean
I, 51), dans son entretien avec Nicodème (Jean
III, 13. 14), pendant son deuxième séjour à Jérusalem, alors
qu'il justifie, devant les pharisiens, la guérison de l'impotent de
Béthesda opérée le jour du sabbat, ainsi que dans quelques autres
circonstances. Toutefois, plus il se met lui-même à l'avant-plan dans
sa prédication du royaume des cieux, plus il insiste sur le fait que
la participation à ce royaume et la valeur d'un homme devant Dieu
dépendent des relations dans lesquelles on se trouve avec la personne
de Jésus, plus aussi la désignation de Fils de l'homme revient
fréquemment dans ses discours.
Il est impossible qu'il ait seulement voulu dire, par
cette expression, qu'il est un enfant des hommes comme tous les
autres.
Ce qui le prouve déjà, c'est qu'il ne se nomme jamais un
enfant des hommes, ni un fils d'homme, mais toujours le Fils de
l'homme. Représentons-nous la singulière impression que ferait
un individu qui n'est et ne veut rien être de plus qu'un simple homme,
et qui insisterait continuellement sur sa qualité d'homme ! Il
ressort de là que Jésus occupe, parmi les hommes, une situation toute
particulière, et que c'est sur celle situation qu'il veut attirer
l'attention en se nommant Fils de l'homme. Comme
« Messie » il est le but de l'histoire d'Israël, et la
réalisation de toutes ses espérances ; comme Fils de l'homme, il
est le but de l'histoire de l'humanité et l'accomplissement de toutes
les espérances de notre race. Il ne veut pas être seulement un Christ
juif : tous les peuples, tous les hommes dirigent leurs regards
vers lui. Il est le pain qui donne la vie au monde. Il est
l'attente des hommes pieux de l'Ancien Testament et l'Époux de
l'Église ; mais il veut recueillir cette Église d'entre toutes
les nations. C'est en lui que toute âme trouve son repos ; mais
ceux qui le méprisent s'exposent au jugement qui frappera tous les
peuples.
Le Sauveur s'applique la dénomination de Fils de l'homme
sans l'expliquer. Lui seul en fait usage. Personne d'autre ne le nomme
ainsi. Il est vrai qu'Étienne, en mourant, dit voir le Fils de l'homme
assis à la droite du Père. Mais il veut évidemment renvoyer à cette
grande parole qui a conduit le Seigneur à la mort, et par laquelle il
s'annonce comme le juge de ses ennemis, et tout ensemble comme le
libérateur de ceux qui l'ont confessé devant Caïphe (Matth.
XXVI, 64). Jésus se nomme le Fils de l'homme devant ses
disciples, surtout lorsqu'il veut insister sur son abaissement et sa
forme de serviteur, et les familiariser avec la perspective de ses
souffrances expiatoires. Devant le peuple et dans ses discours
publics, il se sert de cette expression lorsqu'il proclame sa dignité
de Roi et de Juge. Ces deux idées sont contenues dans cette
dénomination. Il n'est donc pas exact de dire que Jésus se l'est
appliquée pour rappeler la prophétie de Daniel (VII,
13. 14), qui parle de la venue du Messie comme de l'avènement du
Fils de l'homme apparaissant sur les nuées du ciel, et de son
éternelle royauté sur tous les peuples de la terre.
Le rapport de ce nom avec la prophétie de Daniel est
facile à saisir, et il est reconnu avec joie par le peuple, surtout
par les docteurs de la loi et par les pharisiens. Car Israël rêvait
précisément d'un puissant règne messianique, qui dominerait sur tous
les royaumes de ce monde. Mais lorsque le Seigneur parle du signe du
prophète Jonas, et déclare que le règne de Dieu doit être fondé sur
ses propres souffrances et sur sa mort, alors il prêche à des sourds.
Même les disciples ne le comprennent que difficilement. Et cependant
ces deux choses sont comprises dans sa mission de Sauveur : les
souffrances expiatoires et la puissance royale, qui sont annoncées dès
le commencement dans l'Ancien Testament. C'est ce que nous trouvons au
Psaume
VIIIe v. 5, et surtout dans le prophète Ezéchiel, que Dieu
interpelle plus de quatre-vingts fois par ce nom, afin de lui rappeler
sans cesse sa faiblesse et sa petitesse, et dont il fait cependant,
par sa grâce et sa force divine, un invincible instrument de sa sainte
volonté. Jésus réunit donc ces deux faces de sa mission de Sauveur
dans l'expression de Fils de l'homme.
Pour bien comprendre la signification que Jésus attache à
cette dénomination, il faut se reporter à la première prophétie
prononcée par l'Éternel dans le Paradis : « Je mettrai de
l'inimitié entre toi (le serpent) et la femme, entre ta postérité et
la postérité de la femme. Cette postérité t'écrasera la tête, et tu la
blesseras au talon (Gen.
III, 15). » Il est nécessaire qu'il y ait une lutte entre
la semence ou la descendance de la femme, et le diable et ses enfants.
Mais le héros victorieux, c'est Jéhovah lui-même, le Dieu fidèle de
l'Alliance, le Dieu miséricordieux, qui s'approche de l'homme par une
révélation miraculeuse, et qui, dans son immense amour, a pris à tâche
de l'arracher à sa misère. C'est lui qui conduit la lutte, mais par
les enfants des hommes, par la descendance de la femme, en s'unissant
toujours plus intimement à eux, jusqu'à ce que les temps étant
accomplis, il apparaisse personnellement dans la série des enfants des
hommes pour se faire piquer au talon par le serpent, et pour détruire
les oeuvres du diable (1
Jean III, 8) par ses souffrances et sa mort en Golgotha. Dès ce
moment son oeuvre se poursuit jusqu'à ce que, après une complète
victoire, il revienne sur les nuées du ciel avec
une grande puissance et une grande gloire, pour établir le royaume
éternel de Dieu.
Entre les deux dénominations de Fils de l'homme et de
Fils de Dieu, il n'y a aucune espèce de contradiction. Cela ressort
déjà de la confession de Pierre à Césarée de Philippe. Jésus demande à
ses disciples : « Qui disent les hommes que je suis, moi le
Fils de l'homme ? » Et Pierre répond : Tu es le Christ,
le Fils du Dieu vivant, et Jésus confirme cette confession. Ainsi le
Fils de l'homme est le Fils de Dieu (Matth.
XVI, 16). L'apparition historique du Fils de Dieu est le Fils de
l'homme, et le fondement de l'essence éternelle du Fils de l'homme est
le Fils de Dieu. La puissance par laquelle il exerce son activité
salutaire, lui vient de sa qualité de Fils de Dieu, et la possibilité
pour le Fils de Dieu de pénétrer dans la vie humaine, comme libérateur
et comme juge, lui vient de sa qualité de Fils de l'homme. Seulement,
la mission du Fils de l'homme n'est pas épuisée par son activité
libératrice. Par ses souffrances expiatoires d'une part et par le
pardon des péchés d'autre part, les pécheurs doivent être réintégrés
dans leur état originel d'enfants de Dieu. Alors le développement de
l'homme, qui constituait sa tâche dès le commencement, mais qui a été
interrompu par la chute, peut être repris à nouveau. Telle est la
mission du Fils de l'homme : conduire l'humanité affranchie
jusqu'à la perfection.
L'homme a été créé à l'image de Dieu, il a reçu son
souffle. Il était, comme lui, une personnalité spirituelle, consciente
et libre. Son esprit pouvait embrasser les choses divines et
invisibles et vivre dans la communion de son Créateur. Comme image
personnelle de Dieu, l'homme devait, par une libre détermination,
transformer son innocence ou sainteté naturelle en une sainteté
morale. L'accord inconscient de sa volonté avec la volonté de Dieu
devait devenir, pas sa victoire sur une tentation, un accord conscient
et voulu, et cette victoire lui aurait donné le pouvoir de ne point
pécher à l'avenir. Par cette union consciente de sa volonté avec la
volonté de Dieu, l'esprit de l'homme, ce souffle qu'il avait reçu de
Dieu, aurait exercé une puissance incontestée sur toute sa vie morale,
et par elle, sur toutes ses facultés physiques.
Dans la mesure où l'esprit de l'homme eût vécu dans une
communion d'amour avec Dieu, et eût par là fait des progrès dans la
lumière céleste et dans la force divine, dans la même mesure, le corps
fût devenu le docile instrument de l'esprit et eût été ennobli,
glorifié et élevé à un plus haut degré de spiritualité. Exempt de
maladies, soustrait à l'empire de la mort et de la corruption,
l'organisme devait parvenir par degrés à un état de pureté céleste.
Par l'union constante de sa volonté avec la volonté de Dieu, l'homme
eût exercé sur la création la domination dont le Créateur l'avait
investi. Dieu avait placé l'homme dans le jardin d'Eden pour le
garder et le cultiver. Celte culture marquait la
soumission de la nature par rapport à l'homme, cette garde lui
conférait le pouvoir d'éloigner d'elle toute espèce de danger. Or, le
danger qui menaçait la nature, résidait précisément dans son union
avec l'homme, son seigneur, et dans la dépendance où elle était
vis-à-vis de lui. Si l'homme était resté dans l'obéissance au
commandement de Dieu, il aurait préservé la nature de la malédiction
dont elle fut frappée à cause du péché qu'il commit, et il aurait
ainsi favorisé le développement auquel elle aussi était destinée.
L'influence spirituelle et glorieuse que l'esprit de l'homme aurait
exercée sur son corps formé de la terre, aurait agi sur la nature de
manière à mettre toujours plus complètement ses forces au service de
son Maître et ainsi toute la terre serait devenue un théâtre de mieux
en mieux préparé pour l'établissement du royaume de Dieu.
Ce développement a été interrompu par la chute. Dès lors,
l'homme séparé de Dieu devenait incapable de remplit sa tâche. Son
esprit, éloigné de Celui qui est la source de la vie, perdit sa
domination sur son âme et sur son corps, il fut asservi à la chair et
devint chair (Gen.
VI, 3). À partir de ce moment, le corps de l'homme fut assujetti
à la maladie, à la mort, à la corruption. La terre, arrosée de ses
sueurs, produisit des ronces et des chardons. Le péché, qui avait
séparé l'homme d'avec Dieu, divisa aussi les hommes. Chacun d'eux
suivit ses propres voies ; la paix et l'amour devinrent étrangers
à leurs coeurs ; les relations sociales s'altérèrent en se
prolongeant, et la terre devint une vallée de larmes.
Mais ce mal peut être réparé ; la postérité de la
femme, même étant blessée au talon, écrasera la
tête du serpent. De la série des descendants de la femme, doit sortir
le héros, qui remportera la victoire sur le serpent et sur son règne,
par les amères souffrances auxquelles il se soumettra. Ainsi l'homme
était préservé du désespoir, car la promesse de Dieu ouvrait devant
lui la perspective de pouvoir être un jour délivré de tous les maux
qu'il avait attirés sur lui par son péché. C'est sur ce libérateur,
sur cette postérité de la femme, sur ce Fils de l'homme, que furent
désormais dirigés, les regards de toute la race future. Le temps de
l'accomplissement de cette prophétie n'étant pas déterminé, la
première génération des hommes attendait avec une vive espérance
l'apparition de ce libérateur. Lorsqu'un fils naquit à Lémec, il crut
voir en lui l'objet de la promesse, le nomma Noé et dit :
« Celui-ci nous soulagera de notre oeuvre et du travail de nos
mains, sur la terre que l'Éternel a maudite » (Gen.
V, 29). Puis le souvenir de cette promesse fut tenu en éveil par
diverses institutions. C'est à quoi était particulièrement destiné
l'établissement permanent du Sabbat.
Lorsque, Israël avait travaillé pendant six jours avec
son Dieu et se reposait en lui le septième jour, il devait se souvenir
que ce Dieu voulait encore réaliser au profil des siens la promesse
faite dans le Paradis, en leur ménageant un jour de fête pendant
lequel ils seraient nourris sans travailler. De même, le pays devait
jouir tous les sept ans du repos d'Eden, par l'exemption de toute
culture ; et après sept semaines d'années, venait la
cinquantième, l'année du Jubilé (Lév.
XXV, 11), l'année des réparations, dans laquelle la propriété
était rendue au pauvre qui l'avait aliénée, la dette quittée au
débiteur et la liberté rendue à l'esclave. Cette année du Seigneur
était un avertissement qu'Israël devait être le peuple de l'Éternel,
une famille d'enfants de Dieu, et écarter toujours de nouveau de son
sein tout ce qui était en contradiction avec cette sainte vocation.
Mais l'année du Jubilé d'Israël commençait le jour de la fête des
expiations et ne pouvait être célébrée qu'avec elles. Cette année
était donc la promesse d'une expiation complète et gratuite de tous
les péchés, de tous les délits et de tous les maux qui en sont la
conséquence. C'est de cette année que Jésus parle
dans la synagogue de Nazareth (Luc
IV, 18-21) et dont il annonce qu'elle est accomplie en sa
personne.
Parmi tous les enfants des hommes, il n'en était apparu
aucun jusqu'alors qui eût vécu comme Jésus dans une intime et
constante communion avec Dieu, aucun en qui la nature humaine eût été
sans tache, aucun qui eût eu le droit de s'appeler homme, dans le sens
le plus profond de ce mot ; aucun, par conséquent, qui eût été
capable d'accomplir sur la terre la tâche assignée au premier homme.
Maintenant le Fils de l'homme, qui avait été promis, est venu.
Jésus est cette postérité de la femme, qui, par la vertu de la
réconciliation opérée en Golgotha, efface le péché, anéantit tous les
maux qu'il entraîne, la souffrance, la maladie, la mort et rétablit la
félicité du Paradis. Mais il est venu aussi pour reprendre le
développement de l'homme interrompu par le péché, pour glorifier sa
vie corporelle et spirituelle, et pour le rendre participant de la
nature divine. C'est lui qui recommence le travail dont l'homme avait
été chargé dans le Paradis, et qu'il avait abandonné ; travail
qui consiste à faire de toute la terre le théâtre où Dieu établira son
royaume et de toute la vie des individus, des familles, de la société,
de l'humanité tout entière l'instrument de la fondation de ce royaume.
Jésus est la postérité, de la femme, non seulement parce
qu'en lui sont accomplies toutes les prophéties de l'Ancienne Alliance
et toutes les espérances d'Israël, mais encore parce que c'est à lui
que s'attend toute la race humaine, parce que c'est lui qui apaise les
soupirs et comble les voeux de tous les coeurs ; lui qui, dans
tout le cours de l'histoire, remporte sur la puissance du mal la
victoire promise ; lui enfin qui conduit l'humanité à sa
perfection et la couronne de gloire et de délivrance : Voilà
pourquoi il est le Fils de l'homme.
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