L'âme du Seigneur est remplie des pensées de sa mort, et il veut
régler les rapports qui doivent exister entre ses disciples pour le
temps où il ne sera plus visiblement avec eux. C'est pourquoi il leur
trace ici les grandes lignes de l'ordre qui doit régir leur communauté
et qui constitue l'inviolable loi de son royaume. Si
ton frère a péché contre toi, va et reprends-le entre toi et lui
seul ; s'il t'écoute, tu auras gagné ton frère. Le
désir du Sauveur est sans doute que ses disciples soient unis entre
eux et à lui-même comme il est un avec le Père (Jean
XVII, 11. 22). Mais il sait que le péché habite en eux, et que
le péché sépare les coeurs. Il vient de leur recommander de n'offenser
personne et de ne donner aucun scandale. Maintenant il montre comment
sa parole doit être observée dans la société des croyants, dans la
future Église.
Ayez du sel en vous-mêmes, et
soyez en paix entre vous. Sans le sel
d'une fraternelle répréhension, point de société fraternelle.
Seulement, cette répréhension ne sera une bénédiction pour toi et pour
ton frère que si elle est pure de tout désir de te venger ou de
chercher querelle, choses si complètement étrangères à la pensée de
Jésus. Si ton coeur ne brûle pas d'amour en présence du dommage
spirituel dont ton frère souffre, et s'il n'est pas rempli de zèle
pour la gloire de Dieu qu'il a lésée ; si, au contraire, la
douleur que tu éprouves n'est causée que par les offenses et les
blessures dont tu souffres, ta répréhension ne sera pas un sel
préservateur et purificateur répandu dans les plaies de son âme :
elle ne sera qu'un poivre corrosif qui les envenimera au lieu de les
adoucir. En agissant ainsi, tu ne fais aucun bien à ton frère et tu
nuis à ta propre âme. La répréhension qui gagnera ton frère est celle
qui ressemblera à l'action salutaire du médecin, et tu ne pourras
l'exercer que si tu peux te rendre le témoignage que tu éprouverais la
même douleur, si l'offense avait été commise contre quelqu'un d'autre,
et si tu te laisses reprendre toi-même par le Saint-Esprit, tellement
que tes péchés soient toujours à tes yeux ce qu'ils sont aux yeux de
Dieu. Que le juste me frappe, ce me sera une
faveur ; qu'il me reprenne, ce me sera un baume
excellent ; il ne blessera point ma tête (Ps.
CXLI. 5). « Celui qui a appris de l'Esprit de Dieu à
reprendre avec amour, celui qui sait inspirer à son frère de la honte
à cause de son péché, il lui sera donné de gagner des âmes pour le
Sauveur et pour lui-même.
Mais s'il ne l'écoute pas,
prends avec toi une ou deux personnes, afin que tout soit confirmé
sur la parole de deux ou trois témoins. Il pourrait
arriver que tu manques de cette sagesse pleine de douceur et de
charité dont tu aurais besoin, tellement que si ton frère ne t'écoute
pas, ce ne soit pas exclusivement sa faute. Alors, prends avec toi un
ou deux frères capables de t'aider dans cette oeuvre de répréhension
fraternelle. Si leur intervention demeure sans effet, ils pourront du
moins être tes témoins lorsque l'affaire sera portée devant la
communauté. Car c'est là qu'il faudra en venir, si ton frère s'obstine
à ne pas t'écouter. Et s'il ne daigne pas
écouler l'Église, regarde-le comme, un païen, et un péager.
Lorsqu'un membre de l'Église, qui a donné du scandale, s'obstine dans
son péché, et refuse de s'amender, la société des
croyants a le droit de le juger, non sans doute en tranchant la
question à la manière des juges, mais en l'examinant à fond, et en la
résolvant dans un esprit de fervente et commune prière.
En présence de ce commandement du Sauveur, on se demande
involontairement : où sont ces communautés qui, croyant de coeur
en Jésus, se trouvent en état de juger de pareils cas, et se
réunissent au nom du Seigneur, en vue d'une sérieuse et commune
intercession ? On pourrait répondre que la mission spirituelle
relative au gouvernement de l'Église a été établie, afin d'écarter en
son nom toute espèce de scandale. Sans doute, mais dans la pensée du
Sauveur, l'homme chargé d'exercer la discipline dans l'Église ne doit
pas le faire indépendamment de l'assemblée des fidèles, mais remplir
sa mission, d'accord avec elle, dans un esprit de prière et dans une
union vivante et un sentiment de spirituelle fraternité avec tous ses
frères. On ne saurait donc éluder la question : Où est cette
communauté ? En présence de cette charge que le Seigneur nous
impose, nous pouvons avoir conscience de l'état de profond abaissement
où l'Église est tombée. Dès lors cette prière doit monter de nos
coeurs au trône de la grâce : « Qu'il t'envoie son secours
du saint lieu, et qu'il te soutienne de Sion ! » (Ps.
XX, 3.) « Souffle sur ces tués, et que ces os desséchés,
qui couvrent le champ de l'Église, revivent ! » (Ezéch.
XXXVII, 9.)
Et lorsque les auteurs de scandales s'endurcissent dans
leur état d'impénitence, il faut les regarder comme des païens et des
péagers. Ils doivent être exclus de la communauté et privés des moyens
de grâce qu'elle renferme. Cette exclusion n'emporte point la perte du
salut ; au contraire, elle a pour but et doit avoir pour résultat
d'amener les impénitents, par la sérieuse discipline à laquelle ils
sont soumis, à s'amender, afin de pouvoir être de nouveau reçus dans
la communion des fidèles. Toutefois, s'ils s'obstinent définitivement
dans leur endurcissement, leur exclusion sera confirmée dans le ciel.
Je vous dis, en vérité, que tout
ce que vous aurez lié sur la terre sera lié dans le ciel, et que
tout ce que vous aurez délié sur la terre sera délié dans le ciel.
Les clefs destinées à lier et à délier sont confiées
par le Seigneur, non à quelques individus, mais à toute la communauté,
qui, en sa qualité d'association de prières, véritablement dirigée et
sanctifiée par l'Esprit de Dieu, devient un nouveau corps, par la
mission qu'elle remplit sous l'influence du chef qui est Christ. On
accepte avec joie aujourd'hui ce que cette doctrine a de consolant, et
volontiers on ferait part de ces consolations à tous les hommes sans
exception. Mais dans ce désir, on oublie que le pardon des péchés
proclamé de cette manière et offert à tous, sans conditions, perdrait
toute sa puissance de consolation ; que si Dieu pardonnait à tous
les pécheurs, aussi bien aux impénitents qu'à ceux qui se repentent,
le pouvoir des clefs, les sacrements, même l'Église, deviendraient
complètement inutiles. Bien plus, l'incarnation du Fils de Dieu, et
toute l'oeuvre du salut n'auraient plus aucun but. Le besoin de
consolations qu'éprouvent les pécheurs aussi bien que la gloire de
Dieu, exige que le pouvoir de lier corresponde au pouvoir de délier.
Mais si cette mission de pardonner et de retenir les
péchés doit réellement exister, ne faut-il pas que celui qui en est
chargé, pénètre jusque dans l'intérieur des âmes pour sonder ceux qui
implorent les consolations divines ? Et n'arrive-t-il pas ainsi
que l'homme pécheur s'arroge le droit sacré réservé à Celui-là seul
qui sonde les coeurs ? N'est-ce pas là faire intervenir un
sacerdoce entre Dieu et les hommes ? Et n'établit-on pas une
hiérarchie ? En aucune façon. Si Dieu, dans sa tendre
miséricorde, veut satisfaire les besoins d'un pécheur qui soupire
après ses consolations, en lui faisant sentir sa présence par le
pouvoir des clefs, il n'a pas permis de jeter les perles devant les
pourceaux ni de donner les choses saintes aux chiens. Et si, poussé
par cette miséricorde, il veut retenir les péchés aux impénitents,
aussi par le pouvoir des clefs, nous ne devons pas, nous hommes,
croire mieux comprendre que Dieu lui-même, les voies de son
miséricordieux amour, en nous imaginant que les impénitents peuvent
obtenir grâce malgré leur impénitence, ce qui ne ferait que les
conduire à un complet endurcissement.
Sans doute, dans l'exercice du pouvoir des clefs, il faut
faire attention à l'état des âmes ; mais cette mission ne confère
ni l'autorité d'un juge ni la permission de faire
des perquisitions de police. C'est une mission de miséricorde, quand
elle retient les péchés, aussi bien que quand elle les remet. Dans
cette administration du pouvoir des clefs, nous n'avons pas à nous
demander si ceux envers lesquels nous l'exerçons, nous offrent quelque
motif de croire qu'ils se sentiront touchés par ce pouvoir, lorsqu'il
leur retiendra leurs péchés. Il faut bien plutôt nous demander si,
même chez ceux qui sont publiquement notés comme non chrétiens, il n'y
a pas encore, sous les cendres de leur incrédulité, une étincelle de
foi que le Seigneur ne veut pas éteindre.
L'amour du divin Berger n'est nullement démenti par
l'ordre qu'il donne à sa sainte Église ; et partout où cet ordre
n'est pas observé, non seulement on refuse au Seigneur l'honneur qui
lui est dû, mais on montre peu de zèle pour la pureté de sa maison et
pour le salut des âmes. Dès qu'une Église n'exerce pas de discipline,
elle n'est plus qu'un sel qui a perdu sa saveur. La discipline dans
une Église est une manifestation de son instinct de conservation, de
son amour maternel pour ses enfants, et de sa fidélité envers le
Seigneur qui est son chef. Le désir de gagner un frère, tel doit être
le but de la discipline ; c'est assez dire qu'elle ne doit être
exercée que dans un esprit de prière.
Je vous dis encore que si deux
ou trois d'entre vous s'accordent' sur la terre pour demander
quelque chose, tout ce qu'ils demanderont leur sera accordé par
mon Père qui est aux cieux. Sans doute, le Seigneur
veut aussi exaucer les prières particulières ; il y a toutefois
une bénédiction spéciale attachée à la prière faite en commun. C'est
dans une telle prière que se trouve la puissance de l'Église contre
ses adversaires. Voilà ce que comprend parfaitement l'esprit malin,
qui ne veut pas que les hommes croient et soient sauvés. Et il fait
son possible pour les détourner de la prière commune. Que les
chrétiens qui ne veulent être qu'un coeur et qu'une âme en Jésus, se
réunissent donc souvent pour prier ensemble avec ferveur ; ils
éprouveront bientôt les effets bénis de ces exercices, par le
développement de leur propre vie spirituelle, par la conversion des
pécheurs et l'avancement du règne de Dieu sur la terre.
Il est extrêmement consolant que le Seigneur ait promis
cette bénédiction à la plus petite réunion de
croyants, ne se composât-elle que de deux ou trois personnes. Car la
moindre réunion de famille, lorsque, par exemple, un mari et sa femme,
unis dans la foi, prient ensemble, peut l'obtenir. Le monde prône la
beauté et les bienfaits d'une société d'amis. Mais il n'y a de vrais
amis que là où les coeurs sont unis pour la prière commune. La
bénédiction promise à cette prière ne consiste pas seulement dans
l'assurance de l'exaucement, mais encore dans la présence invisible du
Sauveur lui-même. Car là où il y a deux ou
trois personnes rassemblées en mon nom, je suis au milieu d'elles.
Le Seigneur est attiré par la prière commune faite avec foi, comme le
fer est attiré par l'aimant. Ainsi il a conféré lui-même à cette
prière la puissance de le rendre présent au milieu de ceux qui la lui
adressent. Là où il y a un réel désir de posséder le Seigneur Jésus et
un vrai zèle pour son règne, et il y a nécessairement un impérieux
besoin de communion fraternelle. Le trésor et l'honneur d'Israël
étaient de savoir que Jéhovah, le Dieu de l'alliance, habitait dans
son temple en Sion. De même nous prions avec une joyeuse crainte
Jésus, qui s'est bâti une maison en esprit, de venir l'habiter, afin
de conduire les siens par sa sagesse, de les garder par sa puissance
et de les rendre heureux par sa divine paix.
En entendant Jésus parler de répréhension fraternelle, il
semblait à Pierre qu'il était trop difficile de « gagner un
frère ». Car, bien que le Seigneur ne l'ait pas clairement
exprimé, Pierre comprenait cependant qu'on ne pouvait gagner ce frère
qu'en lui pardonnant de coeur l'offense qu'on avait reçue de lui. Du
reste, il avait probablement fait des expériences où sa patience avait
été mise à l'épreuve. Il est possible qu'il eût déjà maintes fois
pardonné, et que le frère qui l'avait offensé était toujours de
nouveau retombé dans la même faute. Pierre pense qu'on ne peut
cependant pas éternellement pardonner (délier) ; il fallait
qu'une fois le pardon pût être refusé (que le péché fût retenu).
L'obligation de pardonner toujours lui paraissait
exorbitante ; il voudrait bien que le Maître la limitât, et
déclarât clairement quand on peut en être dégagé. C'est
pourquoi, s'étant approché, il lui
dit : Seigneur, combien de fois pardonnerai-je à mon
frère ? sera-ce jusqu'à sept fois ? Il estime
que l'on ne saurait demander à un homme de pardonner plus de sept
fois. Le coeur égoïste et endurci craint toujours d'aller trop loin
dans la voie de la charité.
Jésus lui répondit : Je ne
te dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à soixante-dix fois sept
fois. Il faut donc pardonner sans terme ni mesure,
jusqu'à ce qu'on ne puisse plus compter le nombre des pardons qu'on a
accordés. Pour les bienfaits, ayons une mémoire longue et
fidèle ; pour les offenses, un oubli prompt et facile. Que si
quelquefois il nous semble difficile d'être toujours prêts à
pardonner, pénétrons-nous de la pensée du Seigneur exprimée dans ces
paroles, et disons-nous qu'il veut que nous ayons les mêmes sentiments
qu'il a eus (Philip.
II, 5). Puisque lui-même était toujours disposé à pardonner,
sans assigner aucune limite à sa miséricorde ; puisqu'il ne
mettait dehors aucun de ceux qui allaient à lui, si même il était
retombé mille fois, il veut que nous fassions la même chose. Eh
quoi ! tu as un Sauveur qui te pardonne chaque jour
miséricordieusement tous tes péchés, et tu te plains du fardeau qu'il
t'impose en te recommandant de pardonner du poids comme il le fait
lui-même ! Éclate plutôt de joie et chante : Alléluia !
C'est pourquoi - parce que
dans le royaume des cieux le pardon à accorder est intimement lié avec
le pardon à obtenir - ce qui arrive dans le
royaume des cieux est comparé à ce que fit un roi qui voulut faire
compte avec ses serviteurs. Le royaume des cieux parait
plus aimable et plus attrayant au coeur de l'homme, lorsque le
Seigneur le représente dans la parabole du roi qui fait les noces de
son Fils, que lorsqu'il le compare à un roi qui fait le compte avec
ses serviteurs. On goûte volontiers les joies du repas de noces, dans
la communion de Christ, parce qu'on pense qu'une salle de festin ne
peut pas être un tribunal, et que par conséquent, dans l'état de
grâce, il ne saurait être question de rendre compte. Aujourd'hui, la
plupart des chrétiens sont chancelants dans leur foi, parce qu'ils
vivent dans l'illusion qu'on peut jouir des douceurs de la grâce dans
la foi, sans éprouver préalablement et journellement le sérieux de la
repentance.
Lorsqu'on répète les paroles du psalmiste : Éternel,
si tu prends garde aux iniquités, Seigneur, qui est-ce qui
subsistera ? on ajoute immédiatement à part
soi : Oui, mais tu ne fais plus cela sous la Nouvelle Alliance.
Mais sous la Nouvelle Alliance aussi Dieu
met devant lui nos iniquités et devant la clarté de sa face nos
fautes cachées (Ps.
XC, 8). Le Souverain du royaume des cieux n'a nullement renoncé
à sa sainteté, sous la Nouvelle Alliance ; et, de fait, il veut
compter avec ses serviteurs, et ceux-ci doivent garder le silence
devant lui, et tirer leur situation au clair avec lui. Et si nous
marchons pendant un temps hors de sa voie, cela est contraire à sa
volonté, et il nous en demandera compte, si ce n'est dans ce monde, ce
sera dans l'autre.
Quand il eut commencé à compter,
on lui en présenta un qui lui devait dix mille talents.
C'était une dette énorme, impossible à payer, puisqu'elle consistait
en quatre millions de francs au moins. Et que personne ne pense qu'il
s'agisse ici de quelque criminel extraordinaire. Que chacun regarde
plutôt dans son propre coeur. Si notre conscience se réveillait, nous
reconnaîtrions bientôt la multitude de nos péchés en actions, en
paroles, en pensées. Ajoutons-y les péchés d'omission :
« Celui-là pèche, qui sait faire le bien et qui ne le fait
pas » (Jacq.
IV, 17). Rappelons-nous aussi notre ingratitude pour les
innombrables bienfaits temporels et spirituels de notre Dieu, et le
talent qu'il nous avait confié pour le faire valoir et que nous avons
enfoui dans la terre, et nous verrons qu'il ne s'en faut pas de
beaucoup que notre dette ne s'élève à dix mille talents.
Et parce qu'il n'avait pas de
quoi payer, le Maître commanda qu'il fût vendu, lui, sa femme et
ses enfants et tout ce qu'il avait, afin que la dette fût payée.
Lorsque nous comprenons que le Seigneur exige de nous une vie sainte
et qu'il nous est impossible d'être justes devant lui, alors la
connaissance de notre dette nous déchire le coeur, et nous sentons la
justice de ses jugements. De plus, n'oublions pas que nos péchés
entraînent aussi dans la perdition ceux que nous aimons, ceux qui nous
tiennent de plus près.
Quel chagrin pour un homme de devoir se dire qu'il a fait
le malheur éternel de sa femme et de ses enfants !
Et ce serviteur, se jetant à
terre, le suppliait en lui disant : Aie patience envers moi
et je le paierai tout. C'est un bon signe que le
serviteur reconnaisse sa dette au lieu de la nier, et s'humilie devant
son maître. Mais il y a quelque chose de suspect dans l'appel qu'il
fait à sa patience, au lieu d'implorer sa miséricorde, et surtout dans
la promesse de payer le tout, si seulement on lui en laisse le temps.
Cela prouve qu'il n'a pas encore reconnu toute l'énormité de sa dette.
Le Seigneur montre ici d'une manière frappante la folie du coeur
humain, qui, bien que transpercé par le glaive de la loi, croit
cependant encore pouvoir se sauver lui-même. Nous serions en état de
payer notre dette si, à partir du moment où elle nous est réclamée,
nous pouvions ne plus commettre aucun péché, et faire plus qu'il ne
nous est commandé, afin de solder l'arriéré par des oeuvres
surérogatoires. Il est extrêmement consolant que le Seigneur veuille
patiemment supporter cette folie.
Alors le maître de ce serviteur,
ému de compassion, le laissa aller et lui quitta sa dette.
Le maître accorde beaucoup plus que le serviteur n'a demandé. Il le
laisse aller. Dieu lève la punition, quitte la dette et donne la douce
paix du coeur. Le Seigneur n'a pas poussé plus loin la parabole. Il
n'a pas dit comment il peut se faire que le Dieu saint, qui menace et
punit tous ceux qui transgressent ses commandements, puisse ainsi nous
quitter notre dette sans exiger de nous aucune réparation, aucune
satisfaction. S'il avait voulu expliquer cette miséricordieuse
dispensation, il aurait dû diriger les regards de ses disciples sur
cette croix où la justice de Dieu a donné la main à sa miséricorde,
car le Roi qui veut compter avec ses serviteurs est le même qui a
donné son sang et sa vie pour les siens. Le Seigneur ne veut pas
indiquer ici quels sont en Dieu les motifs du pardon qu'il accorde,
mais quels doivent être en nous les fruits de ce pardon lorsque nous
l'avons obtenu.
Mais ce serviteur étant sorti,
rencontra un de ses compagnons de service qui lui devait cent
deniers, et l'ayant saisi, il l'étranglait, en lui disant :
Paie-moi ce que lu me dois. Lorsqu'on sort de la
communion du Seigneur et qu'on ne marche pas en sa présence, on devient
impitoyable. Ce serviteur n'avait pas savouré intérieurement le pardon
que son maître lui avait accordé. S'il lui était allé au coeur, de
manière à lui faire sentir qu'il lui avait été beaucoup pardonné, il
aurait aussi beaucoup aimé. Nous avons en horreur les gens
impitoyables ; mais lorsque, immédiatement après notre culte du
matin, ou à l'issue du service divin, ou après une confession que nous
avons faite, une absolution que nous avons reçue et une communion à
laquelle nous avons participé, nous nous mettons à gronder, à
quereller, nous nous laissons aller à la colère, à l'impatience, ne
pouvons-nous pas nous appliquer cette parole : « Tu es cet
homme-là ? » (2
Sam. XII, 7.)
Le serviteur avait obtenu la remise d'une dette de dix
mille talents, et à cause des cent deniers (environ soixante-quinze
francs) que son compagnon lui devait, il le saisit à la gorge pour le
conduire en prison ! Et son compagnon
de service se jetant à ses pieds, le suppliait en lui
disant : Aie patience envers moi et je le paierai tout.
Cette prière devait nécessairement rappeler à ce serviteur les
angoisses par lesquelles il venait de passer lui-même. Car son
compagnon se sert des mêmes paroles qui avaient décidé son maître à
lui quitter sa propre dette. Il semble que les misères et les besoins
du prochain ne devraient faire sur personne une impression aussi
profonde que sur le coeur de ceux qui viennent d'en éprouver
l'amertume. Mais l'homme impitoyable oublie le bien que Dieu lui a
fait. Mais il n'en voulut rien faire, et
s'en étant allé, il le fit mettre en prison pour y rester jusqu'à
ce qu'il eût payé sa dette. La dureté envers le
prochain, la rigueur avec laquelle nous exigeons ce qu'il nous doit,
est une ingratitude envers Dieu, et témoigne d'une fausse conversion ;
car une vraie conversion rend le coeur tendre et aimant.
Ses autres compagnons de service, voyant ce qui s'était
passé, en furent fort indignés, et ils vinrent rapporter à leur maître
tout ce qui était arrivé. Sainte douleur que celle qui souffre pour
les péchés des autres ! La colère de Dieu se mêle à ces soupirs
et à ces larmes des croyants. Alors le Maître le fit venir et lui
dit : Méchant serviteur, ne t'avais-je
pas quitté toute cette dette, parce que tu m'en avais prié ?
Ne le fallait-il pas avoir pitié de ton compagnon de service
comme j'avais eu pitié de toi ? Et son maître étant irrité,
le livra aux sergents jusqu'à ce qu'il lui eût payé tout ce qu'il
lui devait. Dans la pensée de Dieu le pardon avait été
accordé d'une manière absolument sérieuse, mais il n'avait pas été
accepté de même. Voilà pourquoi les fruits qu'il devait produire ne
vinrent pas à maturité. Toutes les grâces seront retirées à l'homme
impitoyable, et il sera frappé d'une condamnation sans miséricorde (Jacq.
II, 13). Ainsi en arrivera-t-il à tous ceux qui implorent la
grâce de Dieu seulement pour éviter la condamnation. « Ils
oublient la purification de leurs péchés passés » (2
Pierre I, 9). Ils méprisent la miséricorde de Dieu qu'ils ont
obtenue et finiront nécessairement par en être privés. « La
colère de Dieu demeure sur eux » (Jean
III, 36).
C'est ainsi que vous fera mon
Père céleste, si chacun de vous ne pardonne pas de tout son coeur
à son frère ses fautes. Telle est la réponse de Jésus à
la question de Pierre : Est-ce assez de pardonner sept fois, ou
plutôt le motif de la réponse : « Non pas sept fois, mais
soixante-dix fois sept. » L'immense dette que Dieu nous a remise
nous impose l'obligation de pardonner à notre frère dès qu'il nous le
demande. Chaque fois que nous répétons le « Notre Père » et
que nous arrivons à la cinquième demande : « Pardonne-nous
nos offenses, » souvenons-nous des paroles du roi irrité : Ne
te fallait-il pas aussi avoir pitié de ton compagnon de service
comme j'avais eu pitié de toi ? afin de nous
disposer à ajouter : Comme nous
pardonnons à ceux qui nous ont offensés.
L'évêque Jean d'Alexandrie avait parmi ses ouailles un
homme considérable, dont le coeur était rempli de haine contre un
autre membre de l'Église, et qui ne voulait absolument pas entendre
parler de réconciliation. L'évêque le conduisit un jour au temple et
commença à réciter à haute voix la prière du Seigneur avec lui.
Lorsqu'il eut prononcé les paroles : « Pardonne-nous nos
offenses » l'évêque s'arrêta court, et son irréconciliable
compagnon continua seul à dire : Comme
nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. L'évêque
l'interrompant brusquement lui dit : « Pense donc à ce que
tu fais en ce moment ! » Le Seigneur ne te dit-il pas :
Si vous ne pardonnez pas aux hommes leurs offenses, votre Père céleste
ne vous pardonnera pas non plus les
vôtres ? » (Matth.
VI, 15.) Ces paroles brisèrent le coeur de l'homme dur, et il se
réconcilia sincèrement avec son ennemi. Puisse l'Oraison Dominicale
faire la même impression sur nous !
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |