Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE II

suite

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64. Le pouvoir des clefs.

(Matth. XVIII, 15-20.)


L'âme du Seigneur est remplie des pensées de sa mort, et il veut régler les rapports qui doivent exister entre ses disciples pour le temps où il ne sera plus visiblement avec eux. C'est pourquoi il leur trace ici les grandes lignes de l'ordre qui doit régir leur communauté et qui constitue l'inviolable loi de son royaume. Si ton frère a péché contre toi, va et reprends-le entre toi et lui seul ; s'il t'écoute, tu auras gagné ton frère. Le désir du Sauveur est sans doute que ses disciples soient unis entre eux et à lui-même comme il est un avec le Père (Jean XVII, 11. 22). Mais il sait que le péché habite en eux, et que le péché sépare les coeurs. Il vient de leur recommander de n'offenser personne et de ne donner aucun scandale. Maintenant il montre comment sa parole doit être observée dans la société des croyants, dans la future Église.

Ayez du sel en vous-mêmes, et soyez en paix entre vous. Sans le sel d'une fraternelle répréhension, point de société fraternelle. Seulement, cette répréhension ne sera une bénédiction pour toi et pour ton frère que si elle est pure de tout désir de te venger ou de chercher querelle, choses si complètement étrangères à la pensée de Jésus. Si ton coeur ne brûle pas d'amour en présence du dommage spirituel dont ton frère souffre, et s'il n'est pas rempli de zèle pour la gloire de Dieu qu'il a lésée ; si, au contraire, la douleur que tu éprouves n'est causée que par les offenses et les blessures dont tu souffres, ta répréhension ne sera pas un sel préservateur et purificateur répandu dans les plaies de son âme : elle ne sera qu'un poivre corrosif qui les envenimera au lieu de les adoucir. En agissant ainsi, tu ne fais aucun bien à ton frère et tu nuis à ta propre âme. La répréhension qui gagnera ton frère est celle qui ressemblera à l'action salutaire du médecin, et tu ne pourras l'exercer que si tu peux te rendre le témoignage que tu éprouverais la même douleur, si l'offense avait été commise contre quelqu'un d'autre, et si tu te laisses reprendre toi-même par le Saint-Esprit, tellement que tes péchés soient toujours à tes yeux ce qu'ils sont aux yeux de Dieu. Que le juste me frappe, ce me sera une faveur ; qu'il me reprenne, ce me sera un baume excellent ; il ne blessera point ma tête (Ps. CXLI. 5). « Celui qui a appris de l'Esprit de Dieu à reprendre avec amour, celui qui sait inspirer à son frère de la honte à cause de son péché, il lui sera donné de gagner des âmes pour le Sauveur et pour lui-même.

Mais s'il ne l'écoute pas, prends avec toi une ou deux personnes, afin que tout soit confirmé sur la parole de deux ou trois témoins. Il pourrait arriver que tu manques de cette sagesse pleine de douceur et de charité dont tu aurais besoin, tellement que si ton frère ne t'écoute pas, ce ne soit pas exclusivement sa faute. Alors, prends avec toi un ou deux frères capables de t'aider dans cette oeuvre de répréhension fraternelle. Si leur intervention demeure sans effet, ils pourront du moins être tes témoins lorsque l'affaire sera portée devant la communauté. Car c'est là qu'il faudra en venir, si ton frère s'obstine à ne pas t'écouter. Et s'il ne daigne pas écouler l'Église, regarde-le comme, un païen, et un péager. Lorsqu'un membre de l'Église, qui a donné du scandale, s'obstine dans son péché, et refuse de s'amender, la société des croyants a le droit de le juger, non sans doute en tranchant la question à la manière des juges, mais en l'examinant à fond, et en la résolvant dans un esprit de fervente et commune prière.

En présence de ce commandement du Sauveur, on se demande involontairement : où sont ces communautés qui, croyant de coeur en Jésus, se trouvent en état de juger de pareils cas, et se réunissent au nom du Seigneur, en vue d'une sérieuse et commune intercession ? On pourrait répondre que la mission spirituelle relative au gouvernement de l'Église a été établie, afin d'écarter en son nom toute espèce de scandale. Sans doute, mais dans la pensée du Sauveur, l'homme chargé d'exercer la discipline dans l'Église ne doit pas le faire indépendamment de l'assemblée des fidèles, mais remplir sa mission, d'accord avec elle, dans un esprit de prière et dans une union vivante et un sentiment de spirituelle fraternité avec tous ses frères. On ne saurait donc éluder la question : Où est cette communauté ? En présence de cette charge que le Seigneur nous impose, nous pouvons avoir conscience de l'état de profond abaissement où l'Église est tombée. Dès lors cette prière doit monter de nos coeurs au trône de la grâce : « Qu'il t'envoie son secours du saint lieu, et qu'il te soutienne de Sion ! » (Ps. XX, 3.) « Souffle sur ces tués, et que ces os desséchés, qui couvrent le champ de l'Église, revivent ! » (Ezéch. XXXVII, 9.)

Et lorsque les auteurs de scandales s'endurcissent dans leur état d'impénitence, il faut les regarder comme des païens et des péagers. Ils doivent être exclus de la communauté et privés des moyens de grâce qu'elle renferme. Cette exclusion n'emporte point la perte du salut ; au contraire, elle a pour but et doit avoir pour résultat d'amener les impénitents, par la sérieuse discipline à laquelle ils sont soumis, à s'amender, afin de pouvoir être de nouveau reçus dans la communion des fidèles. Toutefois, s'ils s'obstinent définitivement dans leur endurcissement, leur exclusion sera confirmée dans le ciel.

Je vous dis, en vérité, que tout ce que vous aurez lié sur la terre sera lié dans le ciel, et que tout ce que vous aurez délié sur la terre sera délié dans le ciel. Les clefs destinées à lier et à délier sont confiées par le Seigneur, non à quelques individus, mais à toute la communauté, qui, en sa qualité d'association de prières, véritablement dirigée et sanctifiée par l'Esprit de Dieu, devient un nouveau corps, par la mission qu'elle remplit sous l'influence du chef qui est Christ. On accepte avec joie aujourd'hui ce que cette doctrine a de consolant, et volontiers on ferait part de ces consolations à tous les hommes sans exception. Mais dans ce désir, on oublie que le pardon des péchés proclamé de cette manière et offert à tous, sans conditions, perdrait toute sa puissance de consolation ; que si Dieu pardonnait à tous les pécheurs, aussi bien aux impénitents qu'à ceux qui se repentent, le pouvoir des clefs, les sacrements, même l'Église, deviendraient complètement inutiles. Bien plus, l'incarnation du Fils de Dieu, et toute l'oeuvre du salut n'auraient plus aucun but. Le besoin de consolations qu'éprouvent les pécheurs aussi bien que la gloire de Dieu, exige que le pouvoir de lier corresponde au pouvoir de délier.

Mais si cette mission de pardonner et de retenir les péchés doit réellement exister, ne faut-il pas que celui qui en est chargé, pénètre jusque dans l'intérieur des âmes pour sonder ceux qui implorent les consolations divines ? Et n'arrive-t-il pas ainsi que l'homme pécheur s'arroge le droit sacré réservé à Celui-là seul qui sonde les coeurs ? N'est-ce pas là faire intervenir un sacerdoce entre Dieu et les hommes ? Et n'établit-on pas une hiérarchie ? En aucune façon. Si Dieu, dans sa tendre miséricorde, veut satisfaire les besoins d'un pécheur qui soupire après ses consolations, en lui faisant sentir sa présence par le pouvoir des clefs, il n'a pas permis de jeter les perles devant les pourceaux ni de donner les choses saintes aux chiens. Et si, poussé par cette miséricorde, il veut retenir les péchés aux impénitents, aussi par le pouvoir des clefs, nous ne devons pas, nous hommes, croire mieux comprendre que Dieu lui-même, les voies de son miséricordieux amour, en nous imaginant que les impénitents peuvent obtenir grâce malgré leur impénitence, ce qui ne ferait que les conduire à un complet endurcissement.

Sans doute, dans l'exercice du pouvoir des clefs, il faut faire attention à l'état des âmes ; mais cette mission ne confère ni l'autorité d'un juge ni la permission de faire des perquisitions de police. C'est une mission de miséricorde, quand elle retient les péchés, aussi bien que quand elle les remet. Dans cette administration du pouvoir des clefs, nous n'avons pas à nous demander si ceux envers lesquels nous l'exerçons, nous offrent quelque motif de croire qu'ils se sentiront touchés par ce pouvoir, lorsqu'il leur retiendra leurs péchés. Il faut bien plutôt nous demander si, même chez ceux qui sont publiquement notés comme non chrétiens, il n'y a pas encore, sous les cendres de leur incrédulité, une étincelle de foi que le Seigneur ne veut pas éteindre.

L'amour du divin Berger n'est nullement démenti par l'ordre qu'il donne à sa sainte Église ; et partout où cet ordre n'est pas observé, non seulement on refuse au Seigneur l'honneur qui lui est dû, mais on montre peu de zèle pour la pureté de sa maison et pour le salut des âmes. Dès qu'une Église n'exerce pas de discipline, elle n'est plus qu'un sel qui a perdu sa saveur. La discipline dans une Église est une manifestation de son instinct de conservation, de son amour maternel pour ses enfants, et de sa fidélité envers le Seigneur qui est son chef. Le désir de gagner un frère, tel doit être le but de la discipline ; c'est assez dire qu'elle ne doit être exercée que dans un esprit de prière.

Je vous dis encore que si deux ou trois d'entre vous s'accordent' sur la terre pour demander quelque chose, tout ce qu'ils demanderont leur sera accordé par mon Père qui est aux cieux. Sans doute, le Seigneur veut aussi exaucer les prières particulières ; il y a toutefois une bénédiction spéciale attachée à la prière faite en commun. C'est dans une telle prière que se trouve la puissance de l'Église contre ses adversaires. Voilà ce que comprend parfaitement l'esprit malin, qui ne veut pas que les hommes croient et soient sauvés. Et il fait son possible pour les détourner de la prière commune. Que les chrétiens qui ne veulent être qu'un coeur et qu'une âme en Jésus, se réunissent donc souvent pour prier ensemble avec ferveur ; ils éprouveront bientôt les effets bénis de ces exercices, par le développement de leur propre vie spirituelle, par la conversion des pécheurs et l'avancement du règne de Dieu sur la terre.

Il est extrêmement consolant que le Seigneur ait promis cette bénédiction à la plus petite réunion de croyants, ne se composât-elle que de deux ou trois personnes. Car la moindre réunion de famille, lorsque, par exemple, un mari et sa femme, unis dans la foi, prient ensemble, peut l'obtenir. Le monde prône la beauté et les bienfaits d'une société d'amis. Mais il n'y a de vrais amis que là où les coeurs sont unis pour la prière commune. La bénédiction promise à cette prière ne consiste pas seulement dans l'assurance de l'exaucement, mais encore dans la présence invisible du Sauveur lui-même. Car là où il y a deux ou trois personnes rassemblées en mon nom, je suis au milieu d'elles. Le Seigneur est attiré par la prière commune faite avec foi, comme le fer est attiré par l'aimant. Ainsi il a conféré lui-même à cette prière la puissance de le rendre présent au milieu de ceux qui la lui adressent. Là où il y a un réel désir de posséder le Seigneur Jésus et un vrai zèle pour son règne, et il y a nécessairement un impérieux besoin de communion fraternelle. Le trésor et l'honneur d'Israël étaient de savoir que Jéhovah, le Dieu de l'alliance, habitait dans son temple en Sion. De même nous prions avec une joyeuse crainte Jésus, qui s'est bâti une maison en esprit, de venir l'habiter, afin de conduire les siens par sa sagesse, de les garder par sa puissance et de les rendre heureux par sa divine paix.



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65. De la réconciliation fraternelle.

(Matth. XVIII, 21-35)


 En entendant Jésus parler de répréhension fraternelle, il semblait à Pierre qu'il était trop difficile de « gagner un frère ». Car, bien que le Seigneur ne l'ait pas clairement exprimé, Pierre comprenait cependant qu'on ne pouvait gagner ce frère qu'en lui pardonnant de coeur l'offense qu'on avait reçue de lui. Du reste, il avait probablement fait des expériences où sa patience avait été mise à l'épreuve. Il est possible qu'il eût déjà maintes fois pardonné, et que le frère qui l'avait offensé était toujours de nouveau retombé dans la même faute. Pierre pense qu'on ne peut cependant pas éternellement pardonner (délier) ; il fallait qu'une fois le pardon pût être refusé (que le péché fût retenu). L'obligation de pardonner toujours lui paraissait exorbitante ; il voudrait bien que le Maître la limitât, et déclarât clairement quand on peut en être dégagé. C'est pourquoi, s'étant approché, il lui dit : Seigneur, combien de fois pardonnerai-je à mon frère ? sera-ce jusqu'à sept fois ? Il estime que l'on ne saurait demander à un homme de pardonner plus de sept fois. Le coeur égoïste et endurci craint toujours d'aller trop loin dans la voie de la charité.

Jésus lui répondit : Je ne te dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à soixante-dix fois sept fois. Il faut donc pardonner sans terme ni mesure, jusqu'à ce qu'on ne puisse plus compter le nombre des pardons qu'on a accordés. Pour les bienfaits, ayons une mémoire longue et fidèle ; pour les offenses, un oubli prompt et facile. Que si quelquefois il nous semble difficile d'être toujours prêts à pardonner, pénétrons-nous de la pensée du Seigneur exprimée dans ces paroles, et disons-nous qu'il veut que nous ayons les mêmes sentiments qu'il a eus (Philip. II, 5). Puisque lui-même était toujours disposé à pardonner, sans assigner aucune limite à sa miséricorde ; puisqu'il ne mettait dehors aucun de ceux qui allaient à lui, si même il était retombé mille fois, il veut que nous fassions la même chose. Eh quoi ! tu as un Sauveur qui te pardonne chaque jour miséricordieusement tous tes péchés, et tu te plains du fardeau qu'il t'impose en te recommandant de pardonner du poids comme il le fait lui-même ! Éclate plutôt de joie et chante : Alléluia !

C'est pourquoi - parce que dans le royaume des cieux le pardon à accorder est intimement lié avec le pardon à obtenir - ce qui arrive dans le royaume des cieux est comparé à ce que fit un roi qui voulut faire compte avec ses serviteurs. Le royaume des cieux parait plus aimable et plus attrayant au coeur de l'homme, lorsque le Seigneur le représente dans la parabole du roi qui fait les noces de son Fils, que lorsqu'il le compare à un roi qui fait le compte avec ses serviteurs. On goûte volontiers les joies du repas de noces, dans la communion de Christ, parce qu'on pense qu'une salle de festin ne peut pas être un tribunal, et que par conséquent, dans l'état de grâce, il ne saurait être question de rendre compte. Aujourd'hui, la plupart des chrétiens sont chancelants dans leur foi, parce qu'ils vivent dans l'illusion qu'on peut jouir des douceurs de la grâce dans la foi, sans éprouver préalablement et journellement le sérieux de la repentance.

Lorsqu'on répète les paroles du psalmiste : Éternel, si tu prends garde aux iniquités, Seigneur, qui est-ce qui subsistera ? on ajoute immédiatement à part soi : Oui, mais tu ne fais plus cela sous la Nouvelle Alliance. Mais sous la Nouvelle Alliance aussi Dieu met devant lui nos iniquités et devant la clarté de sa face nos fautes cachées (Ps. XC, 8). Le Souverain du royaume des cieux n'a nullement renoncé à sa sainteté, sous la Nouvelle Alliance ; et, de fait, il veut compter avec ses serviteurs, et ceux-ci doivent garder le silence devant lui, et tirer leur situation au clair avec lui. Et si nous marchons pendant un temps hors de sa voie, cela est contraire à sa volonté, et il nous en demandera compte, si ce n'est dans ce monde, ce sera dans l'autre.

Quand il eut commencé à compter, on lui en présenta un qui lui devait dix mille talents. C'était une dette énorme, impossible à payer, puisqu'elle consistait en quatre millions de francs au moins. Et que personne ne pense qu'il s'agisse ici de quelque criminel extraordinaire. Que chacun regarde plutôt dans son propre coeur. Si notre conscience se réveillait, nous reconnaîtrions bientôt la multitude de nos péchés en actions, en paroles, en pensées. Ajoutons-y les péchés d'omission : « Celui-là pèche, qui sait faire le bien et qui ne le fait pas » (Jacq. IV, 17). Rappelons-nous aussi notre ingratitude pour les innombrables bienfaits temporels et spirituels de notre Dieu, et le talent qu'il nous avait confié pour le faire valoir et que nous avons enfoui dans la terre, et nous verrons qu'il ne s'en faut pas de beaucoup que notre dette ne s'élève à dix mille talents.

Et parce qu'il n'avait pas de quoi payer, le Maître commanda qu'il fût vendu, lui, sa femme et ses enfants et tout ce qu'il avait, afin que la dette fût payée. Lorsque nous comprenons que le Seigneur exige de nous une vie sainte et qu'il nous est impossible d'être justes devant lui, alors la connaissance de notre dette nous déchire le coeur, et nous sentons la justice de ses jugements. De plus, n'oublions pas que nos péchés entraînent aussi dans la perdition ceux que nous aimons, ceux qui nous tiennent de plus près.
Quel chagrin pour un homme de devoir se dire qu'il a fait le malheur éternel de sa femme et de ses enfants !

Et ce serviteur, se jetant à terre, le suppliait en lui disant : Aie patience envers moi et je le paierai tout. C'est un bon signe que le serviteur reconnaisse sa dette au lieu de la nier, et s'humilie devant son maître. Mais il y a quelque chose de suspect dans l'appel qu'il fait à sa patience, au lieu d'implorer sa miséricorde, et surtout dans la promesse de payer le tout, si seulement on lui en laisse le temps. Cela prouve qu'il n'a pas encore reconnu toute l'énormité de sa dette. Le Seigneur montre ici d'une manière frappante la folie du coeur humain, qui, bien que transpercé par le glaive de la loi, croit cependant encore pouvoir se sauver lui-même. Nous serions en état de payer notre dette si, à partir du moment où elle nous est réclamée, nous pouvions ne plus commettre aucun péché, et faire plus qu'il ne nous est commandé, afin de solder l'arriéré par des oeuvres surérogatoires. Il est extrêmement consolant que le Seigneur veuille patiemment supporter cette folie.

Alors le maître de ce serviteur, ému de compassion, le laissa aller et lui quitta sa dette. Le maître accorde beaucoup plus que le serviteur n'a demandé. Il le laisse aller. Dieu lève la punition, quitte la dette et donne la douce paix du coeur. Le Seigneur n'a pas poussé plus loin la parabole. Il n'a pas dit comment il peut se faire que le Dieu saint, qui menace et punit tous ceux qui transgressent ses commandements, puisse ainsi nous quitter notre dette sans exiger de nous aucune réparation, aucune satisfaction. S'il avait voulu expliquer cette miséricordieuse dispensation, il aurait dû diriger les regards de ses disciples sur cette croix où la justice de Dieu a donné la main à sa miséricorde, car le Roi qui veut compter avec ses serviteurs est le même qui a donné son sang et sa vie pour les siens. Le Seigneur ne veut pas indiquer ici quels sont en Dieu les motifs du pardon qu'il accorde, mais quels doivent être en nous les fruits de ce pardon lorsque nous l'avons obtenu.

Mais ce serviteur étant sorti, rencontra un de ses compagnons de service qui lui devait cent deniers, et l'ayant saisi, il l'étranglait, en lui disant : Paie-moi ce que lu me dois. Lorsqu'on sort de la communion du Seigneur et qu'on ne marche pas en sa présence, on devient impitoyable. Ce serviteur n'avait pas savouré intérieurement le pardon que son maître lui avait accordé. S'il lui était allé au coeur, de manière à lui faire sentir qu'il lui avait été beaucoup pardonné, il aurait aussi beaucoup aimé. Nous avons en horreur les gens impitoyables ; mais lorsque, immédiatement après notre culte du matin, ou à l'issue du service divin, ou après une confession que nous avons faite, une absolution que nous avons reçue et une communion à laquelle nous avons participé, nous nous mettons à gronder, à quereller, nous nous laissons aller à la colère, à l'impatience, ne pouvons-nous pas nous appliquer cette parole : « Tu es cet homme-là ? » (2 Sam. XII, 7.)

Le serviteur avait obtenu la remise d'une dette de dix mille talents, et à cause des cent deniers (environ soixante-quinze francs) que son compagnon lui devait, il le saisit à la gorge pour le conduire en prison ! Et son compagnon de service se jetant à ses pieds, le suppliait en lui disant : Aie patience envers moi et je le paierai tout. Cette prière devait nécessairement rappeler à ce serviteur les angoisses par lesquelles il venait de passer lui-même. Car son compagnon se sert des mêmes paroles qui avaient décidé son maître à lui quitter sa propre dette. Il semble que les misères et les besoins du prochain ne devraient faire sur personne une impression aussi profonde que sur le coeur de ceux qui viennent d'en éprouver l'amertume. Mais l'homme impitoyable oublie le bien que Dieu lui a fait. Mais il n'en voulut rien faire, et s'en étant allé, il le fit mettre en prison pour y rester jusqu'à ce qu'il eût payé sa dette. La dureté envers le prochain, la rigueur avec laquelle nous exigeons ce qu'il nous doit, est une ingratitude envers Dieu, et témoigne d'une fausse conversion ; car une vraie conversion rend le coeur tendre et aimant.

Ses autres compagnons de service, voyant ce qui s'était passé, en furent fort indignés, et ils vinrent rapporter à leur maître tout ce qui était arrivé. Sainte douleur que celle qui souffre pour les péchés des autres ! La colère de Dieu se mêle à ces soupirs et à ces larmes des croyants. Alors le Maître le fit venir et lui dit : Méchant serviteur, ne t'avais-je pas quitté toute cette dette, parce que tu m'en avais prié ? Ne le fallait-il pas avoir pitié de ton compagnon de service comme j'avais eu pitié de toi ? Et son maître étant irrité, le livra aux sergents jusqu'à ce qu'il lui eût payé tout ce qu'il lui devait. Dans la pensée de Dieu le pardon avait été accordé d'une manière absolument sérieuse, mais il n'avait pas été accepté de même. Voilà pourquoi les fruits qu'il devait produire ne vinrent pas à maturité. Toutes les grâces seront retirées à l'homme impitoyable, et il sera frappé d'une condamnation sans miséricorde (Jacq. II, 13). Ainsi en arrivera-t-il à tous ceux qui implorent la grâce de Dieu seulement pour éviter la condamnation. « Ils oublient la purification de leurs péchés passés » (2 Pierre I, 9). Ils méprisent la miséricorde de Dieu qu'ils ont obtenue et finiront nécessairement par en être privés. « La colère de Dieu demeure sur eux » (Jean III, 36).

C'est ainsi que vous fera mon Père céleste, si chacun de vous ne pardonne pas de tout son coeur à son frère ses fautes. Telle est la réponse de Jésus à la question de Pierre : Est-ce assez de pardonner sept fois, ou plutôt le motif de la réponse : « Non pas sept fois, mais soixante-dix fois sept. » L'immense dette que Dieu nous a remise nous impose l'obligation de pardonner à notre frère dès qu'il nous le demande. Chaque fois que nous répétons le « Notre Père » et que nous arrivons à la cinquième demande : « Pardonne-nous nos offenses, » souvenons-nous des paroles du roi irrité : Ne te fallait-il pas aussi avoir pitié de ton compagnon de service comme j'avais eu pitié de toi ? afin de nous disposer à ajouter : Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.

L'évêque Jean d'Alexandrie avait parmi ses ouailles un homme considérable, dont le coeur était rempli de haine contre un autre membre de l'Église, et qui ne voulait absolument pas entendre parler de réconciliation. L'évêque le conduisit un jour au temple et commença à réciter à haute voix la prière du Seigneur avec lui. Lorsqu'il eut prononcé les paroles : « Pardonne-nous nos offenses » l'évêque s'arrêta court, et son irréconciliable compagnon continua seul à dire : Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. L'évêque l'interrompant brusquement lui dit : « Pense donc à ce que tu fais en ce moment ! » Le Seigneur ne te dit-il pas : Si vous ne pardonnez pas aux hommes leurs offenses, votre Père céleste ne vous pardonnera pas non plus les vôtres ? » (Matth. VI, 15.) Ces paroles brisèrent le coeur de l'homme dur, et il se réconcilia sincèrement avec son ennemi. Puisse l'Oraison Dominicale faire la même impression sur nous !

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