Luc 18, v. 24 |
Pauvres
riches !
La richesse serait-elle une
malédiction, qu'elle rende plus difficile
l'accès au Royaume de Dieu ? N'est-elle
pas considérée dans la Bible comme un don de
l'Éternel ? Dieu donna la richesse au
roi Salomon et la rendit à Job après
les épreuves auxquelles il soumit sa foi.
Mais c'est un don dangereux.
On a vu des riches se servir de leur
richesse sans en devenir esclaves. Mais pour un
riche que ses biens n'ont point arrêté
sur le chemin qui mène à Dieu,
combien ont été perdus par
l'abondance de leurs biens
Fausse
sécurité
Le danger des richesses est tout d'abord
de nous mettre à l'abri de
l'inquiétude qui conduit au Royaume de Dieu.
Qui se croit en sécurité en ce monde
vit insouciant des véritables
problèmes. Qu'a-t-il besoin de Dieu, celui
qui n'a pas senti la fragilité de tout ce
qui est de la terre ? Nos biens nous trompent
parce qu'ils nous donnent un sentiment de
sécurité. Et celui qui les
possède n'est obsédé que d'une
crainte, celle de les perdre. Voyez de quels soins
il les entoure, de quel amour il les enserre, de
crainte d'en être privé,
s'efforçant de les accroître. Il n'a
plus qu'une pensée en tête. Comment
aurait-il la pensée de Dieu ? Et s'il
n'a pas la pensée, de Dieu, désir
dominant de sa vie, comment trouverait-il le chemin
du Royaume ?
Calvin dit : « Les
richesses, de leur nature, n'empêchent point
de servir Dieu ; mais il est malaisé
que ceux qui ont abondance ne
s'enivrent. » Qu'il est difficile de ne
pas s'enivrer de sa richesse, de ne pas être
aveuglé par elle, de ne pas
considérer ses biens comme ce qu'ils sont en
réalité, point d'appui fragile et
périssable, un peu de poussière
appelée à retourner à la
poussière - même quand cette
poussière est de la poussière
d'or ! Qu'il est difficile à un riche
de se sentir pauvre et misérable devant
Dieu, sans cesse en péril et dans
l'inquiétude jusqu'à ce qu'il ait
trouvé la véritable richesse qui est
en Dieu !
« En travaillant pour les
seuls biens matériels, note
Saint-Exupéry, nous bâtissons
nous-mêmes notre prison. Nous nous enfermons
solitaires, avec notre monnaie de cendre, qui ne
procure rien qui vaille de
vivre. »
Il faut parfois que notre richesse
vienne à nous être arrachée
pour que notre âme, délivrée
des fausses sécurités que procure
l'abondance de biens, s'épanouisse enfin
dans la communion de celui-là seul qui peut
nous enrichir de sa sainte présence. Une
Genevoise, qui a écrit le récit de sa
vie sous ce titre « Mon bonheur en ce
monde », le commence par ces
mots : » L'événement
le plus heureux de ma vie a été que, lorsque
j'avais
vingt-trois
ans, la position brillante de mes parents s'est
écroulée... »
Il faut parfois de ces brusques
réveils. Nous les appelons infortunes. Ils
sont peut-être notre plus sûre
fortune.
« Va, vends tout ce que tu as,
et suis-moi ! » dit Jésus
à ce jeune homme qu'il voyait prisonnier de
ses biens trop absorbants.
Ce
n'est point
une question de quantité
Il n'est pas nécessaire de
posséder « de grands
biens », comme le jeune homme riche, pour
que notre richesse nous empêche d'entrer dans
le Royaume de Dieu.
Un pauvre homme, dont parle la Bible,
« n'avait rien du tout, si ce n'est une
petite brebis qu'il avait achetée. Il la
nourrissait ; elle grandissait chez lui avec
ses enfants, mangeant de son pain, buvant à
sa coupe et dormant sur son sein ; elle
était pour lui comme une fille. »
Il était riche d'une brebis, et comme tout
riche, enivré de sa richesse, n'ayant de
soin que pour elle, ne tremblant que pour
elle.
Combien d'entre nous, sans avoir une
grande fortune, possèdent une petite maison,
un jardin, une bibliothèque, quelques
souvenirs. C'est notre richesse. Nous la choyons
avec amour. C'est là que nous mettons tout
notre coeur.
C'est là que vont nos
pensées. Nous nous attachons outre mesure
à quelque chose de caduc et nous
négligeons l'essentiel, la seule richesse
véritable.
La richesse dangereuse ne se mesure pas
à sa quantité, mais à
l'attachement que nous avons pour elle et aux
préoccupations qu'elle engendre.
La
misère tout aussi
dangereuse
La pauvreté peut être tout
aussi dangereuse, si celui qui est privé des
biens de ce monde passe son temps à les
désirer, s'il se ronge de ne pas les
posséder, s'il ne fait qu'envier le sort du
riche, S'il s'enivre d'une richesse qu'il n'a
pas.
Quand Jésus a
révélé aux pauvres qu'ils
étaient heureux, il ne pensait pas à
tous les pauvres, aux envieux, à ceux que
tourmente le désir de la richesse, ni
à ceux dont la pauvreté est synonyme
de misère et que hante le souci du pain
quotidien. Ventre affamé n'a pas d'oreilles.
Pour s'attacher à la recherche de Dieu et
des vrais biens, il faut n'être point
rivé aux soucis matériels.
La
richesse
n'est pas seulement abondance
d'argent
Richesses dangereuses, qui nous rendent
plus difficile l'accès au Royaume de Dieu,
ce ne sont pas seulement des
biens, une terre, une maison. C'est aussi notre
santé. Le plus précieux de tous les
capitaux, dit-on. Avec lui on peut défier
l'adversité. Avec lui on peut s'avancer sans
crainte. Richesse dangereuse, parce qu'elle nous
empêche de reconnaître notre
fragilité et que nous cherchons notre salut
en nous-mêmes alors qu'il faudrait le
chercher en Dieu. Je connais des gens qu'une
volonté peu commune, une énergie
remarquable ont éloignés de Dieu. Et
quand est venu le jour où il a fallu se
pencher vers la terre comme tout homme mortel,
quelle détresse, alors que ceux qui
étaient coutumiers de la maladie et des
infirmités de la chair connaissaient le
chemin du Royaume de Dieu !
Richesses dangereuses, ce sont aussi les
forces morales qui sont en nous, richesses de
l'intelligence, richesses du coeur. Comment se
fait-il que cet homme honnête, bon
père de famille, époux loyal, coeur
d'or, n'éprouve pas le besoin de s'approcher
de Dieu ? Nous nous étonnons que les
meilleurs d'entre nous soient souvent si peu
religieux. Ce sont leurs richesses naturelles qui
les dispensent de l'inquiétude religieuse.
Ils sont riches ; ils se croient riches ;
ils se croient forts ; ils ne voient pas tout
ce qui leur manque ; ils ne veulent pas voir
que le plus vaillant tombera un
jour, s'il n'est pas soutenu par la grâce de
Dieu. Les péagers et les gens de mauvaise
vie venaient à Jésus, parce qu'ils
connaissaient leur détresse. Les
honnêtes gens se sont montrés
indifférents à son égard,
aveugles par leur vertu.
Richesses dangereuses en
vérité !
Faut-il
désirer la
pauvreté ?
Mieux vaudrait être pauvre,
dénué de toute assurance en ce monde,
arrêté par la maladie, brisé
par un échec. Car le pauvre sait que demain
ne lui appartient pas, le malade connaît la
fragilité de son enveloppe mortelle et celui
qui est tombé connaît la misère
morale de l'homme. Il faut avoir vu vaciller nos
points d'appui ici-bas pour désirer avec
ferveur le secours d'En-Haut : Mon Dieu, aie
pitié ! Incapable par moi-même de
vivre, j'implore ta grâce. Et Dieu tire du
bourbier où il s'abîmait le pauvre qui
l'implore, mais non pas le riche, sûr de lui,
sûr de ses biens, sûr de sa force,
ignorant encore de la détresse commune
à tous, de la détresse du riche
identique à celle du pauvre. Que sont en
effet nos différences de fortune en face de
l'éternité ? Et de quel poids
pèsent nos richesses en face de la mort et
du jugement ?
Les plus grands hommes ont
été les plus faibles et les plus
pauvres, parce que, se sachant misérables,
ils ont tout attendu de Dieu ; ils ont tout
reçu de Dieu.
De Jérémie, le timide, la
risée de son village, Dieu a fait
« une ville forte, une muraille
d'airain » ; de l'infirme, suspendu
entre la mort et la vie, Dieu a fait un Blaise
Pascal ; du moine dévoré par le
sentiment de son péché, Dieu a fait
un Martin Luther et l'a dressé au nom de sa
conscience contre l'Eglise et contre
l'Empire ; d'un jeune homme chétif,
« mol et pusillanime », Dieu a
fait un Jean Calvin et toute une ville a
été modelée par sa
présence.
Saint Paul avait été
élevé dans une famille appartenant
à l'élite de son peuple ;
fortuné, intelligent, vertueux, disciple de
l'illustre Gamaliel, il avait d'abondantes
richesses. Eût-il trouvé la porte du
Royaume de Dieu s'il n'eût pas un jour
considéré « toutes ces
richesses comme des balayures », s'il
n'eût pas désiré la seule vraie
richesse, « connaître Christ,
communier à ses souffrances, avoir part
à sa
résurrection » ?
Faut-il pour que nous trouvions le
chemin qui conduit à Dieu que nous soyons
nous aussi dépouillés de nos
richesses, que la maladie nous terrasse, que
l'incendie consume nos biens, que la guerre nous
arrache à
notre foyer, à notre coin de terre, que la
mort, frappant autour de nous, nous convainque de
la fragilité de notre vie ?
Bilan
de notre
fortune
Ou suffira-t-il que nous
considérions avec intelligence ce que valent
nos richesses ? Qu'est-ce que cette maison
dont tu es fier ? Pourquoi ne subirait-elle
pas le sort de celles de Berlin, de Londres ou de
Rome, effondrées en un instant ? Et
cette fortune, édifiée par des
générations ou par une vie de travail
et de sage gérance ? Comment la mettre
à l'abri des prélèvements, des
dévaluations et des confiscations ? Si
la guerre nous avait appris la fragilité de
toute fortune sur la terre, elle aurait - à
côté de tous les malheurs qu'elle
porte à son passif - cet avantage de nous
avoir ouvert les yeux sur nous-mêmes.
Qu'est-ce que cette santé dont tu
es si fier ? Aujourd'hui ce coeur qui bat dans
ta poitrine peut cesser de battre. Ce
système nerveux qui t'a permis de tenir
contre vents et marées peut refuser de te
servir, et tu ne seras plus qu'une loque sans
volonté. Fragilité de nos richesses
corporelles et mentales !
Que sont ces liens de la famille, si
forts, si fragiles ? « Ces liens de
la chair et du sang, tôt ou tard brisés par la
mort », comme le dit la liturgie du
mariage à un moment où l'on aimerait
mieux ne pas entendre parler de mort. Et cependant,
ne faut-il pas que nous nous souvenions de
ceci : S'il n'y a entre ceux qui s'aiment que
les liens de la chair et du sang, S'il n'y a pas
les liens indestructibles que le Christ forme entre
ceux qui ont une même foi, le bonheur est
chose si fragile qu'on ne peut y penser qu'en
tremblant.
Que sont ces qualités morales,
cette vertu dont nous sommes si fiers ? Ne
voyons-nous pas de nos jours les plus forts se
montrer soudain d'une déconcertante
faiblesse ? L'homme d'affaires intègre
fait un faux ; l'épouse fidèle
brise son foyer ; le président d'une
société chrétienne cède
à une tentation grossière. Car nos
vertus ne sont que fragilité si elles ne
procèdent pas de Dieu.
Variations
sur
le thème de
l'Ecclésiaste
« Vanité des
vanités ! dit l'Ecclésiaste.
Tout est vanité et poursuite du
vent. »
Tout est vain, tout est fragile.
Fragile, notre richesse, qu'elle soit
placée dans les banques ou cachée
dans une terre qu'il faudra fuir !
Fragile notre corps, lentement
miné par le surmenage ou soudain
déchiré par les bombes !
Fragiles nos
amitiés !
Fragiles nos liens de
famille !
Fragile notre amour !
Comme tout cela serait triste, si
l'Ecclésiaste était le dernier mot de
la révélation. Mais il ne faut y voir
qu'un prélude, un grave prélude
à l'Évangile. Tout est fragile, tout
est vain... jusqu'à ce que nous ayons
rencontré celui qui donne la vraie richesse
et qui la donne jusque dans
l'éternité. « Notre coeur
est inquiet jusqu'à ce qu'il se repose en
toi », dit saint Augustin.
Inquiétude salutaire si elle nous
amène à découvrir celui qui
donne la vraie paix de l'âme.
Découvrir notre fragilité
et pleurer sur notre misère, c'est le seul
moyen de trouver la porte étroite qui
conduit aux spacieuses avenues de la grâce.
Et cette découverte est difficile à
ceux qui ont tout en abondance et se croient
forts !
« Qu'il est difficile à
ceux qui ont des richesses d'entrer dans le Royaume
de Dieu ! »
Le
bon usage
des richesses
Faut-il donc mépriser nos
richesses et, comme saint Benoît Labre, mener
une vie délabrée, dénuée de tout
bien ? Non pas, à moins que Dieu ne
nous en fasse une vocation. Ne méprisons pas
la richesse, mais n'en soyons plus esclaves. N'en
faisons plus notre prison. Considérons-la
comme quelque chose de passager. « Si vos
richesses abondent, dit le psalmiste, n'y attachez
pas votre coeur. » Ne tremblons pas pour
cette richesse, qu'il faudra bien quitter un
jour.
Tremblons pour une autre richesse, celle
que Dieu donne à ceux qu'il a sauvés,
revêtus de sa puissance. Craignons
d'être dépouillés de ce
« manteau de fête » dont
Dieu nous a revêtus le jour où, dans
notre misère, nous avons imploré son
pardon, de ce « diadème
d'allégresse », de cette
« couronne de vie » qui sont
nos seuls véritables biens.
« Pendant que nous sommes en
ce monde, dit Calvin, il nous convient d'être
comme oiseaux sur la branche. » Aimons
notre branche et rendons grâces à Dieu
de nous l'avoir donnée verdoyante et
fleurie. Mais ne comptons pas sur elle pour nous
porter à jamais.
Et souvenons-nous que nos richesses,
toutes nos richesses, matérielles ou
morales, nous ont été
prêtées par Dieu pour que nous
puissions mieux accomplir la tâche qu'il nous
donne ; ce sont des talents qu'il faut faire
fructifier pour Dieu.
Ni mépris, ni servitude !
Qu'il est donc difficile à ceux
qui ont des richesses d'entrer dans le Royaume de
Dieu Difficile, oui ! Impossible,
non !
« Ce qui est impossible aux
hommes est possible à
Dieu. »
Seigneur, enseigne-nous à bien
user de nos richesses !
Deutéronome 6, v. 8 |
Le
signe de
Yahvé
Aux temps les plus reculés de
l'histoire d'Israël, ceux qui voulaient
affirmer leur appartenance à leur Dieu,
à Yahvé, portaient entre les yeux et
sur la main un signe distinctif, un tatouage
sacré, une marque imprimée dans la
chair. Ces nomades, à demi-barbares,
montraient par ce signe qu'ils se séparaient
des païens idolâtres et servaient le
Dieu invisible.
Lorsque les Israélites devinrent
sédentaires et civilisés, ils
abandonnèrent cette coutume ; seuls les
prophètes y demeurèrent
fidèles. Au temps d'Achab et de
Jézabel, un prophète qui veut rester
inconnu met un bandeau sur son front. On ne le
reconnaît comme prophète qu'au moment
où il laisse voir son front meurtri par le
signe de l'Éternel.
« Un signe sur ta main, un
signe entre tes yeux, l'empreinte de
Dieu. »
Les
phylactères
La Bible donne un sens spirituel
à cette vieille coutume lorsqu'elle dit que
la Loi de Dieu doit être liée comme un
signe sur nos mains, comme un fronteau entre nos
yeux. Mais les Israélites, ayant besoin d'un
signe visible pour se souvenir des ordres de Dieu,
inscrivent les commandements et les enferment dans
des capsules de cuir qu'ils attachent à leur
main et à leur front. Ce sont les
phylactères, que les pharisiens portaient
encore au temps du Christ. Signe extérieur
de l'appartenance à Dieu, qui hélas
était loin de correspondre toujours à
une réalité
intérieure.
Car l'empreinte de Dieu dans une vie ne
peut être un signe extérieur. Ce n'est
pas la cicatrice sacrée qui fait le
prophète. Ce n'est pas le
phylactère qui fait le fidèle de la
Loi. Ce n'est pas la croix qui fait le
chrétien.
Les commandements de Dieu, la
volonté sainte de l'Éternel, doivent
être imprimés au fond de nos coeurs et
se traduire par des actes et des pensées qui
portent son empreinte.
Un
signe entre
tes yeux
« Les commandements de Dieu
seront comme un signe entre tes yeux. »
Lorsque Judas embrasse Jésus en le
trahissant, il porte dans son regard, il porte dans
ses yeux le signe du démon. Je pense
à cette fresque de Giotto où
l'artiste a mis dans le regard du traître la
marque de sa vilenie. Lorsque - pour employer le
rude langage biblique - « un homme
regarde une femme pour la convoiter », il
y a entre ses yeux l'empreinte de l'adultère
qu'il désire, de l'infidélité
à son serment. Lorsque l'orgueilleux
promène son regard insolent, il y a entre
ses yeux le signe de son mépris. Il y a des
regards sans expression, il y a des regards
haineux. Il y a un signe entre tes yeux,
lequel ? Même quand tu crois dissimuler
ta pensée, tes yeux te trahissent. Il y a un
signe qui marque ton front. Lequel ? Celui de
la bête, ou celui de Dieu ?
Car notre appartenance à Dieu
doit changer notre regard. C'est une façon
nouvelle de voir. Celui qui porte Dieu dans son
coeur voit dans son prochain un frère qu'il
respecte et qu'il aime ; dans le sombre
mystère qui l'environne il voit Dieu qui
vient au secours de l'homme. Il voit toutes choses
sous un angle nouveau. Le monde n'a pas
changé, avec ses splendeurs
passagères et ses pièges. Mais il le
voit tout autrement. Il le voit à travers le
prisme de Dieu. Il y a un signe entre ses
yeux.
Un signe entre les yeux. L'empreinte de
Dieu dans le regard. Au fond, tout est là.
Car le principe de la morale est de voir juste, de
voir avec respect, de voir avec amour. Et le
principe de la religion est de voir,
derrière les nourritures terrestres,
l'invisible pain, derrière les hommes qui
s'agitent, Dieu qui les mène. Tout est en
germe dans notre façon de voir. Les images
que nous projetons dans notre coeur commandent nos
actes. « Si ton oeil est sain, dit
l'Évangile, tout ton corps sera dans la
lumière ; mais si ton oeil est mauvais,
tout ton corps sera dans les
ténèbres. »
Un
signe sur la
main
Il est bon cependant de nous souvenir
que nous ne sommes pas appelés seulement à voir,
mais à
agir. Celui qui aime Dieu et son prochain ne porte
pas seulement un signe entre les yeux, il le porte
sur la main, c'est-à-dire dans ses actes, la
main étant par excellence l'instrument qui
nous permet d'agir.
La main de l'homme est expressive comme
ses yeux. C'est pourquoi seuls les artistes de
génie savent peindre des mains, des mains
qui portent la marque du démon ou celle de
Dieu. Mains d'ouvriers, noueuses, meurtries par les
outils, déformées par le travail ou
mains d'intellectuels ou d'artistes, peu importe.
Là n'est pas la différence. Mais il y
a des mains cupides, des mains bestiales, des mains
malfaisantes, habituées au mal, et des mains
stupides. Il y a aussi des mains qui portent le
signe de l'action bonne, de la vraie
charité, du travail honnête et
persévérant, il y a ces mains en
prière qu'a immortalisées Dürer.
Il peut y avoir sur nos mains et dans nos actes
l'empreinte de Dieu. Entre les yeux d'abord ;
sur les mains ensuite.
Qu'as-tu fait de ta main, de ce
merveilleux instrument que Dieu t'a donné,
non pour meurtrir mais pour guérir, non pour
prendre, mais pour donner, non pour la jouissance
mais pour l'entr'aide ?
Un
signe qui ne
s'imite pas
Il n'y a pas d'autre insigne
chrétien que ce signe, ce stigmate
sacré, ce signe entre tes yeux, ce signe sur
ta main. Si Dieu n'a pas mis cette empreinte dans
ton coeur et dans ta chair, arrache de ta
boutonnière cette croix, ôte cet
insigne de métal que tu n'as pas le droit de
porter, arrache ces vêtements
ecclésiastiques qui te signalent comme un
serviteur de l'Eglise, et pleure sur ton
néant. Seigneur, aie pitié de moi, de
mon regard souillé, de mes mains inutiles ou
homicides !
Surtout ne cherche pas à sauver
les apparences. Le regard dévot de Tartufe
ne trompe personne, les gestes papelards de celui
qui joue la comédie de la
piété tournent à sa confusion.
C'est en vain que l'on cherchera à
paraître religieux et fidèle à
la Loi de Dieu, à cacher ses pensées,
à étudier ses gestes. L'empreinte de
Dieu ne peut s'acquérir de cette
manière.
Le
signe que
portait le Christ entre ses yeux et sur sa
main
Le Fils de Dieu a porté, comme
jamais homme ne pourra le faire, le signe de Dieu
entre ses yeux et sur sa main. Il faut le
contempler, non pour l'imiter, ce qui est
impossible, mais pour nous
laisser pénétrer par son Esprit qui
seul peut nous transformer et nous rendre
semblables à lui.
Le regard de Jésus ! Tout ce
que dit l'Évangile par ces simples
mots : « Il le regarda et il
l'aima » ! Là où les
hommes ne voient qu'une plèbe sordide,
Jésus voit une multitude semblable à
des brebis sans berger ; là où
ils ne voient qu'une fille de joie, Jésus
voit une soeur malheureuse, qui sera sauvée
par le premier regard d'amour
véritable ; là où ils ne
voient que gibier de potence, Jésus voit un
frère à qui il pourra dire :
« Aujourd'hui, tu seras avec moi dans le
paradis » ; là où les
hommes voient l'image respectable de l'ordre et de
la vertu, chez les pharisiens, Jésus voit
une façade trompeuse, un masque
derrière lequel il n'y a qu'ambition et
orgueil ; là où les hommes
voient le signe de ce qui doit durer toujours, les
pierres du Temple, Jésus voit la figure de
ce monde qui passe, car « de tout cela il
ne restera plus pierre sur
pierre » ; et dans les
ténèbres du Calvaire, quand les
hommes ne voient que la puissance du démon
et le triomphe de l'injustice, Jésus voit
les cieux entr'ouverts :
« Père, je remets mon esprit entre
tes mains. »
Quand tous étaient
aveuglés par leur mesquinerie, par leur
envie, par
leur incrédulité, un seul a su voir.
Sur un front, un jour couronné
d'épines, entre deux yeux limpides, il y a
eu l'empreinte de Dieu.
Sur ses mains, aussi. Mains
habituées à manier le rabot et la
varlope, le marteau et la hache, mains d'un bon
ouvrier, brunies par le soleil de Galilée.
Mains qui se sont levées pour montrer aux
hommes penchés sur la terre le ciel tout
proche et qui se sont abaissées pour panser
des plaies, pour toucher le corps d'un
lépreux, les yeux des aveugles, les
ulcères hideux. Mains qui ont brandi le
fouet de l'indignation pour chasser les vendeurs du
Temple, qui se sont posées sur le front des
petits enfants pour les bénir et qui ont
aidé le paralytique à se lever et
à se tenir debout. Mains qui furent
percées de clous sur la croix, mains toutes
maculées de sang. Il y avait un signe sur
ces mains, le signe de Dieu, du Dieu saint et
terrible pour le pécheur, du Dieu
miséricordieux à celui qui pleure sur
son péché. Les hommes ont
broyé ces mains sur la croix ; ils leur
ont imprimé le stigmate sanglant de leur
haine ; ils n'ont pas effacé le signe
de Dieu. Et quand le jour de Pâques le Christ
ressuscité apparaît aux disciples
d'Emmaüs, ils ne le reconnaissent pas tout d'abord.
À quoi l'ont-ils
reconnu ? À ses mains, à son
geste, familier et tout chargé de sens, de
rompre le pain avant le repas en remerciant Dieu de
nous l'avoir donné. « Alors, dit
l'Évangile, leurs yeux
s'ouvrirent. »
Impossible
aux
hommes, possible à Dieu
« Ayez les yeux fixés
sur Jésus, le chef et le consommateur de la
foi », dit l'apôtre. La loi de
Dieu, ses commandements, nous ne sommes pas
appelés à les méditer
théoriquement. Ils S'impriment en nous quand
nous vivons dans la communion du Christ.
Le signe de Dieu est un don de Dieu. Et
ce don, Dieu le fait à ceux qui, dans le
sentiment de leur misère humaine, s'offrent
à lui, parce qu'ils savent que Dieu seul
peut les sauver.
Nous nous présenterons devant
Dieu comme le poète :
- « Voici mon front qui n'a pu que rougir,
- Voici mes yeux, luminaires d'erreur,
- Voici mes mains qui n'ont pas travaillé...
- Vous connaissez tout cela, tout cela,
- Et que je suis plus pauvre que personne. »
Et voici le miracle que Dieu accomplit, miracle
plus grand que de guérir un malade, plus
grand que de rendre la vie à un mort. Dieu
met son empreinte sur notre front et sur nos
mains, et nous
commençons à voir autrement, et nous
commençons à accomplir des actes
justes et bons ; Simon Pierre le
présomptueux devient l'humble et
l'intrépide témoin du Christ ;
Saul de Tarse, le pharisien, devient un
apôtre et dans les rudes pêcheurs de
Galilée on reconnaît des disciples du
Christ, car il y a dans toute leur manière
d'être quelque chose qui rappelle le
Maître. « On les reconnaissait, dit
le livre des Actes, pour avoir été
avec Jésus. »
Transfigurés par le Christ,
renouvelés jusqu'aux sources profondes de
nos actes par la contemplation du Sauveur,
régénérés, c'est
là ce que Dieu veut faire de chacun de nous.
Être chrétien, ce n'est pas moins que
cela.
Nous savons alors ce qu'il nous reste
à faire :
Le démon voudrait mettre la
marque de la bête sur notre front, troubler
notre regard et se servir de nos mains pour faire
son oeuvre de mort. Que Dieu nous aide à
nous refuser à son empreinte !
Ne commençons plus une
journée sans avoir offert à Dieu nos
yeux pour qu'il en purifie le regard,
n'accomplissons plus un geste sans que nos mains
aient été sanctifiées par la
présence en nous du Sauveur.
- Seigneur, voici mes yeux.
- Seigneur, voici mes mains.
- Seigneur, grave en moi ton empreinte.
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