Chrétiens
hypocrites ?
Qui d'entre vous n'a été
étonné ou même
scandalisé de constater que la même
personne pouvait tour à tour faire du bien
et du mal, affirmer sa foi et se comporter comme si
Dieu n'était pas, avoir un haut idéal
moral et se conduire d'une façon tout
immorale ; dire oui et dire non ?
Ce jeune chrétien, militant d'une
société de jeunesse, a
été pris en fraude. Ce soldat dont la
tenue morale a toujours été en
exemple à ses camarades est le premier
à céder à une grossière tentation. Cet
homme distingué et chevaleresque s'est
laissé aller à des paroles et
à des actes violents et injustes. Cette dame
qui donne son temps à des oeuvres
charitables, qui se dépense auprès de
malades, paie mal ses serviteurs, les rudoie ;
elle a des dettes. Ce héros s'est
montré pusillanime ; ce croyant,
désemparé à l'heure de
l'épreuve ; ce bienfaiteur,
ladre ; ce partisan de la famille et de la
tradition, léger et libertin.
Hypocrites, avons-nous pensé,
comédiens, tartufes ! Tous ne sont pas
des hypocrites, mais bien des hommes
sincères, des hommes qui se contredisent, en
qui il y a le oui et le non.
Après avoir relevé les
contradictions de l'empereur Constantin qui adopta
le christianisme tout en demeurant païen dans
beaucoup de ses actes, un de ses biographes
dit : « Il ne fut ni un mystique ni
un fourbe, mais un sincère, un pauvre homme
qui tâtonnait. » Plus nous
observons les hommes, même les plus grands
d'entre eux, plus nous sommes frappés de ces
tâtonnements, de ces contradictions. Qui n'a
été déconcerté par la
cruauté des croisés, la
trivialité de Luther, les colères de
Calvin, l'orgueil d'Agrippa d'Aubigné ?
Ce qui nous a aidés à les
comprendre, c'est de constater combien nous
étions nous-mêmes pleins de
contradictions, incapables d'accorder nos actes et
nos pensées, notre vie publique et notre vie
privée. Nous avons alors cessé de
juger notre prochain, de dire : Les
chrétiens ne valent pas plus que les
autres ! Nous avons déploré
notre propre misère.
Hérédité
et
influences contradictoires
Pourquoi y a-t-il si peu d'unité
dans notre vie ? Tout d'abord nous portons en
nous des hérédités qui se
contrecarrent. En nous se contredisent trop
d'atavismes : ainsi saint Augustin agissait
dans sa jeunesse à la fois comme son
père Patricius, païen et jouisseur, et
sa mère Monique, chrétienne et
austère. Le fils de tels parents ne pouvait
trouver le bonheur ni dans la vie facile ni dans la
vertu, divisé contre lui-même,
pleurant sur ses chutes et désirant les
renouveler, réjouissant et décevant
père et mère, jeunesse
inquiète, fervente et trouble.
En nous se contredisent aussi trop
d'influences diverses. Prenons l'exemple d'un homme
qui a décrit sa vie pleine de
contradictions : Pierre Loti. Il a subi dans
son enfance une éducation huguenote. Plus
tard la vie d'officier de marine, les voyages au
loin, le contact avec tant de civilisations et de
religions
diverses, les attraits du monde ont marqué
de leur empreinte ce coeur trop sensible.
« Je mérite
l'indulgence, écrit-il, parce que j'ai eu
plus de tentations qu'un autre et que je souffre
étrangement. » Le même homme
nous dit : À quoi bon un masque
d'austérité : je veux le plaisir
et j'ai besoin de tapage. » Et presque
simultanément : « je reste
attaché au moins par le coeur à la
religion huguenote ; tu peux être
absolument tranquille là-dessus. »
Et aussitôt après :
« je n'ai plus rien en moi que le
sentiment du vide et l'immense ennui de
vivre. » Il veut se faire musulman. Il
s'enferme dans un cloître catholique. Il
s'engage comme clown dans un cirque. Il tient
à élever son fils dans la foi de ses
pères. Quel est le vrai Loti ? L'un et
l'autre, le oui et le non.
Désavantage
de l'homme
religieux
Si la religion est une influence qui
s'ajoute à celles que nous avons
déjà subies, c'est une source
nouvelle de contradictions. C'est pourquoi les gens
religieux sont souvent plus déconcertants
que d'autres et sont si facilement accusés
d'hypocrisie et de mener double jeu. Au sortir d'un
culte, après une prière fervente nous
étions portés sur les cimes,
élevés au dessus
des choses de la terre, transfigurés, mais
la vie nous a repris et nous sommes redevenus
sensuels et grossiers, intéressés et
mesquins, nous sommes retombés d'autant plus
bas que nous avions été
soulevés plus haut, et nous nous retrouvons
bien dans ce cantique de Racine, inspiré de
saint Paul :
- « Mon Dieu, quelle guerre cruelle !
- Je trouve deux hommes en moi ;
- L'un veut que, plein d'amour pour toi
- Mon coeur te soit toujours fidèle ;
- L'autre, à tes volontés rebelle,
- Me révolte contre ta Loi.
- L'un, tout esprit et tout céleste,
- Veut qu'au ciel sans cesse attaché,
- Et des biens éternels touché,
- Je compte pour rien tout le reste ;
- Et l'autre, par son poids funeste,
- Me tient vers la terre penché.
- Hélas ! en guerre avec moi-même,
- Où pourrais-je trouver la paix ?
- Je veux, et n'accomplis jamais ;
- Je veux, mais, ô misère extrême !
- Je ne fais pas le bien que j'aime,
- Et je fais le mal que je hais. »
Jésus
Déçus des hommes et de
nous-mêmes, nous regardons alors à
Jésus et nous contemplons en lui un homme
parfaitement harmonieux. « Le Fils de Dieu,
Jésus-Christ, n'a pas été tout
à la fois oui et non ; mais il n'y a eu
que oui en lui. »
« L'unité, dit M.
Gustave Thibon dans ses Diagnostics, se brise
à l'intérieur de l'homme dès
que l'homme perd contact avec l'unité
divine. » En Jésus l'unité
n'a pas été brisée par le
péché. Il est en contact avec
l'unité divine. Ses actes, ses paroles, ses
pensées, toute sa personne est une. Il a
été tenté ; mais il a
vaincu la tentation. Satan ne pouvait trouver en
lui de forces complices. Il n'y a eu en lui que
oui. Oui en face de la vie. Oui à
Gethsémané. Oui en face de la croix
et sur la croix. Ses ennemis eux-mêmes, ces
pharisiens qui l'épiaient, prêts
à l'accabler s'ils l'avaient trouvé
en désaccord avec lui-même, ses
ennemis n'ont pu le prendre en faute. Il n'a pas
été, comme nous le sommes, oui et
non.
Imitation
de
Jésus ou soumission à son
influence ?
Comment parviendrons-nous à
triompher de nos divisions intérieures,
comment mettrons-nous un terme à cette
« guerre cruelle » ? Non
pas en cherchant à imiter le Christ, comme
si cette imitation était possible, comme si
la chute ne nous en avait rendus totalement
incapables. Il ne nous est pas demandé
d'imiter le Christ, comme s'il
nous était proposé en modèle,
mais de nous soumettre à son action sainte,
de le laisser pénétrer toujours plus
en nous, afin qu'il vienne lui-même mettre de
l'ordre dans notre désordre, de
l'unité dans notre désaccord, car il
est le Rédempteur.
Lorsque Pierre Loti écrivait
à sa soeur pour lui dire le désarroi
de sa vie, la fatalité qui pesait sur lui,
il reçut cette réponse « Il
y a bien quelque chose de fatal dans les
faits ; mais nous devons être capables
de les modifier et de repousser les tentations...
La grâce de Dieu éclaire et purifie
tout... Que notre bon Dieu te conduise, cher petit
frère ; tu as quelquefois tourné
tes regards vers lui, depuis quelque temps. Tu le
regarderas plus encore... »
La grâce de Dieu !
« Misérable que je suis,
écrit saint Paul, après avoir
constaté cette incapacité où
il se trouve à mettre sa vie en accord avec
son désir de faire le bien, qui me
délivrera de ce corps de mort ?
Grâces soient rendues à Dieu qui nous
a donné la victoire en
Jésus-Christ ! »
Divisés contre nous-mêmes,
sollicités dans des directions
opposées par les
hérédités et les influences
que nous avons subies, nous pouvons soumettre cette
chair rebelle, cette volonté capricieuse
à la grâce de Dieu.
Un
peu de
religion peut être plus nuisible que
l'irréligion
Mais ne disais-je pas que la religion
nous rend encore plus contradictoires, parce
qu'elle est une source de plus d'inspiration dans
notre vie, et que les gens religieux sont souvent
les plus étranges, les plus
déconcertants des hommes ?
Il en est ainsi de nous quand la
religion est une influence à
côté des autres, quand nous faisons
dans notre coeur une part à Dieu, une part
seulement, quand à certaines heures nous
tournons nos regards vers Dieu, à certaines
heures seulement, quand le sentiment religieux
profond et ardent n'est qu'un sentiment à
côté des autres, un enthousiasme
à côté d'autres enthousiasmes,
une passion même, une passion seulement, une
passion qui ne supprime pas les autres passions. Le
oui de Dieu et le non de la chair cohabitent. Les
heures claires disputent notre âme aux heures
de ténèbres. Il y avait en nous des
démons qui se partageaient notre coeur. Il y
a maintenant un ange qui combat les
démons ; mais ils sont là tous
ensemble. Nous sommes religieux, mais nous n'avons
pas fait à Dieu la place qui lui est due, la
seule dont il soit digne, nous ne lui avons pas
soumis toute notre vie, nous n'avons pas, selon
l'expression de saint Paul, crucifié le
vieil homme, crucifié la chair et ses désirs, afin
que Christ soit tout en nous. Nous nous sommes
donnés, mais en partie seulement. Nous
voulons bien faire de Dieu notre allié, mais
non pas notre seul maître. Nous voulons
suivre le Christ mais en réservant notre
liberté, comme des externes ; nous
faisons un bout de chemin avec lui, nous lui
offrons un peu de nous-mêmes, nous avons peur
de l'expression de l'apôtre :
« esclaves de
Jésus-Christ. »
Mieux vaudrait n'être pas
religieux que de l'être à demi.
L'athée est plus heureux, parce que son
coeur est moins partagé. Celui-là
seul connaît le bonheur et la paix dans la
religion, qui s'est donné tout entier
à ce Dieu qui n'est point un tyran, mais qui
veut être notre seul maître. Il le
veut, parce qu'il sait que lui seul peut dompter
nos désirs contradictoires et forger notre
volonté. Christ seul est fort et harmonieux
et vainqueur de la tentation, et ceux en qui Christ
vit.
Comment
parvenir à l'unité
intérieure ?
Il n'y a donc qu'une issue : nous
abandonner toujours plus résolument à
la seule influence du Christ, faire de lui notre
constante étude, rechercher sa
présence à tout moment de notre vie,
a l'Eglise, au travail, dans le métier, dans la
famille, lui livrer une
à une toutes les places fortes où se
réfugie notre nature rebelle et
indomptée, rechercher tout ce qui peut
affermir en nous la présence du Christ et
bannir de notre programme de vie tout ce qui nous
éloigne de lui, tout ce qui renforce le
vieil homme.
C'est là le combat du
chrétien. Livrer l'un après l'autre
tous les leviers de commande à Celui qui
seul est digne de les prendre, à Celui qui
fera la paix en nous, à Celui qui mettra fin
à nos tourments, à nos
contradictions, à notre guerre intime,
à notre perpétuelle et douloureuse
inquiétude. Inquietum est cor nostrum, donec
requiescat in te. « Notre âme est
inquiète jusqu'à ce qu'elle se repose
en toi », dit saint Augustin, un des
esprits tourmentés S'il en fût, qui
connut en Dieu l'apaisement, en qui il n'y a plus
eu que le oui.
Frères d'armes, nous combattons
pour que le Christ règne en nous. Unissons
nos efforts et nos prières pour demeurer en
lui, pour que le oui qui est en lui triomphe de nos
contradictions. Sans doute, tant que nous sommes
sur la terre serons-nous encore en lutte contre
nous-mêmes, désirant être
dépouillés de cette nature rebelle et
multiple et revêtus de
l'incorruptibilité ; mais nous
connaîtrons déjà la sainte
présence, forte et bonne, qui met en nous
ordre et paix, force
disciplinée et unité dans les
pensées et dans les actes. Je crois en
Christ, mon Sauveur ! C'est à lui que
je veux être. C'est à lui que chaque
jour je me donne. Viens, 0 Seigneur, régner
en moi afin que je ne sois plus oui et non, mais
oui, comme tu l'es toi-même, soumis à
la volonté de Dieu.,
Luc 9, v. 24 |
Mourir pour
Christ
Lorsque saint Luc relate cette parole de
Jésus, l'Eglise commençait à
être persécutée. En
écrivant ces mots,
l'évangéliste pense à ceux qui
ont tout perdu pour leur Sauveur, même la
vie, a ceux qui, maltraités et battus,
étaient, selon ses propres termes,
« tout joyeux d'avoir été
trouvés dignes de souffrir des opprobres
pour le nom de Jésus ».
Ceux-là avaient choisi la bonne part, et non
pas les poltrons qui, voulant fuir la
persécution, en étaient réduits à
traîner une existence de renégats,
à vieillir le coeur bourrelé de
remords, avec la seule consolation de pouvoir
dire : « J'ai sauvé ma
vie ! » Triste vie, pauvre vie, qui
finira quand même par la mort, vie perdue en
réalité.
Calvin, commentant ce texte au temps
où les huguenots mouraient sur des
bûchers, y voit une allusion aux
persécutions. « Quiconque perdra
sa vie pour l'amour de moy... c'est celui qui meurt
alaigrement pour Christ. »
Sauver
sa vie,
désir dominant de l'homme
Cette parole n'a-t-elle pas cependant un
sens plus général ?
« Sauver sa vie »,
n'est-ce pas le but de la plupart des hommes, le
vôtre peut-être, le mien, quand j'y
songe ? Sauver nos biens, notre autonomie,
éviter les dangers, conduire notre
embarcation entre des récifs, sauvegarder
nos intérêts sans avoir d'abord le
souci de Dieu et de nos frères.
« Amour désordonné de
soy-mesme », note Calvin.
Combien d'entre nous, demandant à
Dieu la paix, ne songent au fond qu'à
eux-mêmes. L'important, c'est de se retrouver
au lendemain de la guerre, possédant encore
quelques biens, ayant encore quelques bonnes
années devant soi !
Des régions sont
dévastées. - Pourvu que la mienne
soit épargnée !
Des maisons détruites par les
bombardements. - Pourvu que la mienne reste
debout !
La mort fauche des vies par milliers. -
Pourvu que j'aie la vie sauve !
La sous-alimentation et l'angoisse du
temps présent vieillissent
prématurément, affaiblissent la
résistance nerveuse. - Pourvu que je puisse
rattraper un jour le temps et les forces
perdues !
Des gens ont dû fuir leurs villes
en flammes, à peine vêtus, ayant tout
perdu, leur maison, leur fortune et même la
petite valise où ils serraient quelques
souvenirs précieux. - Ils ont eu le
stoïcisme de dire :
« Qu'importe ! je suis encore
vivant ! » Qu'elle est donc
précieuse, cette vie que nous cherchons
à sauver
Sacrifier
la
vie présente pour sauver son
âme
Nous serions prêts à en
sacrifier une partie, si nous étions
sûrs de pouvoir sauver le reste. Que de gens
donnent à Dieu et aux pauvres une partie de
leurs biens, dans la pensée que ce qui leur
reste sera mieux protégé.
Que de gens iraient jusqu'à
sacrifier la vie présente s'ils
étaient sûrs de gagner leur bonheur au
delà de la mort, ce qui dénote
toujours la même
préoccupation égoïste, cet
« amour désordonné de
soy-mesme », le désir de
« sauver sa vie ».
Car ce serait bien mal comprendre notre
texte que d'y voir une invitation à perdre
nos avantages terrestres pour gagner un
héritage dans le ciel. Le mot grec
« psuchè » que nous
traduisons par vie, « sauver sa
vie », est le mot âme. Il n'y a
pas, dans l'Évangile, la distinction que
nous faisons entre l'âme et le corps. Ce que
Jésus condamne, c'est cette recherche
exclusive du salut individuel. « Celui
qui voudra se sauver se perdra. »
Sauver
sa vie
par le suicide
Quant à celui qui croit
mépriser la vie parce qu'il n'a plus le
courage de regarder la réalité en
face et songe au suicide, il est tout aussi
préoccupé de lui-même que celui
qui défend âprement sa vie ; lui
aussi cherche, à sa façon, à
sortir du guêpier ; en croyant se
sauver, il ne fera que se perdre plus
définitivement.
En
voulant se
sauver, l'on se perd
Tous ceux qui cherchent à se
sauver, tous ceux qui vivent ainsi pour
eux-mêmes, ramenant tout à leur point
de vue, tous ceux-là qui font de leur personne le
centre
du
monde perdent leur vie en voulant la sauver. Qu'ils
recherchent avec frénésie un bonheur
toujours irréalisable ou soient
dégoûtés de vivre, ils veulent
leur bonheur et ne trouvent que la mort. Que de
vies perdues, rongées par l'envie,
tourmentées par la jalousie,
desséchées par la
susceptibilité et le sentiment d'être
incompris, que de déceptions, que
d'amertumes, que de détresses illustrent
cette parole : Celui qui ramène tout
à lui, celui qui veut sauver sa vie, se
perdra.
On raconte l'aventure d'un
athlète qui, ayant fait sa fortune en
Amérique, l'avait convertie en pièces
d'or cousues dans sa ceinture ; ainsi il se
croyait plus sûr de ne pas la perdre pendant
son retour en Europe. Le navire qui le ramenait fit
naufrage ; tous les passagers purent
être sauvés, sauf lui qui, alourdi par
cette ceinture d'or trop bien attachée
à ses reins, coula malgré ses efforts
désespérés.
Je ne sais si l'histoire est vraie. Peu
importe. Elle illustre cette vérité
que nos richesses nous perdent et qu'en voulant les
sauver nous nous perdons avec elles.
Mais pourquoi parler des autres ?
Interrogeons-nous nous-mêmes. Pourquoi cette
tristesse dans notre
regard ? Est-ce bien parce que nous communions
à l'universelle souffrance de nos
frères ? N'est-ce pas parce que nous
avons cherché notre bonheur, notre salut et
nous ne l'avons pas obtenu, et nous avons
trouvé que la destinée nous
était cruelle, que Dieu nous était
impitoyable. En voulant sauver notre vie, nous
l'avons gâchée.
En
voulant se
sauver, on fait le malheur des
autres
Celui qui veut « sauver sa
vie » court à sa perte et fait le
malheur de ceux qui l'entourent. Car, depuis la
chute du premier couple, tous nos maux viennent de
ce que chacun a cherché à sauver sa
vie. Dieu ne nous avait pourtant pas
créés pour vivre pour
nous-mêmes, indépendants des autres et
rebelles à sa pensée
créatrice. Dieu a créé la
famille humaine, ou chacun, soumis aux lois
divines, n'aurait pas comme but de se sauver, mais
de glorifier Dieu comme les cieux et l'univers le
glorifient. Le fruit maudit du jardin d'Eden, le
fruit auquel nous avons tous goûté
croyant y trouver la vie, c'est le fruit de
l'autonomie à l'égard de Dieu et de
nos frères, le désir de sauver sa
vie, de faire son bonheur.
En se détachant de Dieu, en
voulant sauver son quant à soi, en voulant
rebâtir le monde à sa façon,
l'homme a imposé sa loi, joué des
coudes pour écarter son frère en qui
il a vu un rival, et qui lui aussi
s'efforçait d'imposer sa loi, de sauver sa
vie.
Où cela nous a-t-il
conduits ? Qu'en est-il de ce monde que les
hommes ont voulu organiser à leur
façon, au mépris de l'ordre voulu par
Dieu ?
Trouvez-vous qu'il soit beau ce monde
où chacun a cherché son bonheur, ce
monde dont Dieu est absent, si ce n'est au bout de
nos prières égoïstes 0 Dieu,
sauve-moi, sauve ma vie !
Perdre
sa
vie
Alors, que faire ?
« Perdre sa vie ! » Ce
n'est pas seulement la donner d'un geste unique et
total, l'offrir au glaive des persécuteurs
de la foi, C'est renoncer à vivre chacun
pour soi, à défendre farouchement son
indépendance à l'égard de
Dieu.
Perdre sa vie, c'est la rendre à
Dieu à qui elle aurait toujours dû
être confiée, c'est retrouver
l'harmonie avec la pensée créatrice,
c'est faire de Dieu et de son règne la
première de nos pensées.
« Chrétienté,
disait Calvin, ne se démontre pas seulement
à porter les armes et exposer corps et biens
pour maintenir la cause de l'Évangile, mais
à nous assujettir à
l'obéissance de celui qui nous a si
chèrement acquis. »
« Perdre sa vie »,
c'est l'offrir à Dieu chaque jour. Pour
qu'il nous range à sa volonté. Pour
qu'il nous rapproche les uns des autres. Pour qu'il
règne et qu'il gagne. Pour que sa
volonté refasse l'unité du
monde.
« Messire Dieu, premier
servi ! » devise de Jeanne
d'Arc.
« Que veux-je, sinon que sa
Parole flamboie ! » devise de
Guillaume Farel.
- « Quand vous priez, dites :
- Que ton nom soit sanctifié,
- Que ton règne vienne,
- Que ta volonté soit faite... »
Penser d'abord à Dieu, avoir de
l'ambition pour Dieu, vouloir ce qu'il
veut.
Dire, non pas toujours :
« 0 Dieu, sauve-moi ! »
mais comme le Christ : « Non pas ce
que je veux, mais ce que tu
veux. »
La prière, ce ne sera plus Dieu
au secours de l'homme ; si Dieu
exauçait toutes nos prières, il nous
aiderait à mieux nous perdre. Ce sera
l'homme qui se soumet à Dieu, qui s'offre
à lui pour être
« ouvrier avec lui »,
c'est-à-dire ouvrier aux ordres de
Dieu.
Perdre sa vie, c'est peut-être
plus que l'offrande du martyr, plus que le don de
toute sa fortune pour la nourriture des pauvres.
Saint Paul nous montre que dans un tel geste il
peut y avoir un mobile intéressé,
même si cet intérêt est celui de
gagner le ciel. « Quand je livrerais mon
corps pour être brûlé, si je
n'ai pas la charité, cela ne me sert de
rien... Quand je distribuerais tous mes biens pour
la nourriture des pauvres, si je n'ai pas la
charité... » Si je n'ai pas la
charité. C'est donc par charité, par
amour que je dois donner et me donner. Amour pour
Dieu, qui m'a aimé, alors même que je
lui étais rebelle. Amour pour ceux que Dieu
a mis sur mon chemin. Car on ne peut aimer Dieu
sans aimer ceux que Dieu aime, sans participer
à l'amour de Dieu.
Perdre sa vie, la confier à Dieu,
C'est donc aimer son prochain, ne plus voir en lui
un rival mais un frère. Celui qui aime comme
Dieu aime, celui-là n'est plus hanté
par le souci de son salut ici-bas ou dans
l'éternité. La première de ses
pensées est la pensée des autres. Et
voici qu'en s'oubliant soi-même, on commence
à vivre. Car il n'y a de vie que dans la
communion avec Dieu. Chose étrange, c'est en
renonçant à sauver
notre vie que nous commençons à
vivre. En renonçant à chercher notre
bonheur, nous commençons à le saisir,
ou plutôt à être saisi par lui,
comme le note si justement dans L'élu un
écrivain contemporain, M. van der
Meersch : « Tout le monde me
dira : Le but de la vie est le bonheur. Et
pourtant non, je me suis trompé. Ce n'est
pas là le but. Il n'est que l'ombre
insaisissable d'autre chose. Mais de quoi ? On
ne l'atteint que par ricochet, on le rencontre sans
l'avoir cherché. Il ne vient que par
surcroît, à qui ne l'avait pas
demandé. »
La vie forte et pleine, la vie qui
chante au travers de la souffrance, la vie qui
déborde et qui éclate en une fanfare
joyeuse n'est pas le résultat de nos
efforts. Elle est un don de Dieu. Saint Paul n'a
vraiment connu cette plénitude que lorsqu'il
a pu dire cette parole qui est une pointe
avancée de sa pensée :
« je souhaiterais d'être
anathème, séparé de Christ,
pour mes frères, mes parents selon la
chair. »
« Perdre sa vie »,
renoncer à soi pour s'intégrer au
plan de Dieu, c'est le seul chemin qui puisse mener
les hommes à la justice et les regrouper en
une communauté. Car l'ordre et la paix ne
peuvent revenir que par des hommes soumis à
la volonté de notre Père à
tous.
Endurcissement
ou don de soi
Dieu parle au travers des
événements actuels. Tous ne
l'entendent pas. Les uns s'endurcissent. Leur
orgueil n'a pas désarmé. Ayant
presque tout perdu, ils se cramponnent à ce
qui leur reste, à ce qu'ils ont pu sauver du
désastre, et si demain une ère de
prospérité revient ils sont
prêts à se ruer sur les biens dont ils
dépouilleront les autres, à prendre
leur revanche après des années de
privations ; demain, ils voudront imposer leur
loi comme hier ; le moi n'est pas mort en
eux ; il se cabre sous les coups ; il
reste debout.
Les autres, en voyant s'écrouler
tout ce qui faisait leur gloire, ont un juste
retour sur eux-mêmes. Ils entendent le Christ
leur dire, comme aux disciples :
« Celui qui voudra sauver sa vie la
perdra ; celui qui la perdra la
sauvera. »
Tu es triste ? Donne au lieu de
demander.
Tu te meurs ? « Il faut
que le grain de blé qui est semé en
terre meure, sinon il ne peut porter de
fruit. »
Tu sèmes en pleurant ?
Sème quand même, sans attendre ta
récompense.
Il est vrai, ce paradoxe du poète
Ne pleure plus sur ton malheur, va au-devant de
tes frères qui souffrent.
Ne fatigue pas Dieu de tes
supplications ; offre-lui ta vie, chaque jour,
aujourd'hui, en ce dimanche de guerre, où
les cloches ont sonné, voix de Dieu, voix
qui te cherchent, voix qui t'appellent.
Offre ta vie à Dieu, et tu seras
de ceux qui reconstruisent avec Dieu qui
reconstruit, de ceux qui espèrent avec Dieu
qui espère, de ceux qui recréent la
communauté des hommes désunis avec
Dieu qui unit, dans la communion de
Jésus-Christ et par la vertu du
Saint-Esprit.
Seigneur, accepte mon offrande.
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