Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Comment être chrétien au temps présent ?

L'HOMME, CET ÊTRE PLEIN DE CONTRADICTIONS

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Le Fils de Dieu, Jésus-Christ, n'a pas été tout à la fois oui et non ; mais il n'y a eu que oui en lui.
II Corinthiens I, v. 17-19


Chrétiens hypocrites ?
Qui d'entre vous n'a été étonné ou même scandalisé de constater que la même personne pouvait tour à tour faire du bien et du mal, affirmer sa foi et se comporter comme si Dieu n'était pas, avoir un haut idéal moral et se conduire d'une façon tout immorale ; dire oui et dire non ?

Ce jeune chrétien, militant d'une société de jeunesse, a été pris en fraude. Ce soldat dont la tenue morale a toujours été en exemple à ses camarades est le premier à céder à une grossière tentation. Cet homme distingué et chevaleresque s'est laissé aller à des paroles et à des actes violents et injustes. Cette dame qui donne son temps à des oeuvres charitables, qui se dépense auprès de malades, paie mal ses serviteurs, les rudoie ; elle a des dettes. Ce héros s'est montré pusillanime ; ce croyant, désemparé à l'heure de l'épreuve ; ce bienfaiteur, ladre ; ce partisan de la famille et de la tradition, léger et libertin.

Hypocrites, avons-nous pensé, comédiens, tartufes ! Tous ne sont pas des hypocrites, mais bien des hommes sincères, des hommes qui se contredisent, en qui il y a le oui et le non.

Après avoir relevé les contradictions de l'empereur Constantin qui adopta le christianisme tout en demeurant païen dans beaucoup de ses actes, un de ses biographes dit : « Il ne fut ni un mystique ni un fourbe, mais un sincère, un pauvre homme qui tâtonnait. » Plus nous observons les hommes, même les plus grands d'entre eux, plus nous sommes frappés de ces tâtonnements, de ces contradictions. Qui n'a été déconcerté par la cruauté des croisés, la trivialité de Luther, les colères de Calvin, l'orgueil d'Agrippa d'Aubigné ?

Ce qui nous a aidés à les comprendre, c'est de constater combien nous étions nous-mêmes pleins de contradictions, incapables d'accorder nos actes et nos pensées, notre vie publique et notre vie privée. Nous avons alors cessé de juger notre prochain, de dire : Les chrétiens ne valent pas plus que les autres ! Nous avons déploré notre propre misère.

Hérédité et influences contradictoires
Pourquoi y a-t-il si peu d'unité dans notre vie ? Tout d'abord nous portons en nous des hérédités qui se contrecarrent. En nous se contredisent trop d'atavismes : ainsi saint Augustin agissait dans sa jeunesse à la fois comme son père Patricius, païen et jouisseur, et sa mère Monique, chrétienne et austère. Le fils de tels parents ne pouvait trouver le bonheur ni dans la vie facile ni dans la vertu, divisé contre lui-même, pleurant sur ses chutes et désirant les renouveler, réjouissant et décevant père et mère, jeunesse inquiète, fervente et trouble.
En nous se contredisent aussi trop d'influences diverses. Prenons l'exemple d'un homme qui a décrit sa vie pleine de contradictions : Pierre Loti. Il a subi dans son enfance une éducation huguenote. Plus tard la vie d'officier de marine, les voyages au loin, le contact avec tant de civilisations et de religions diverses, les attraits du monde ont marqué de leur empreinte ce coeur trop sensible.

« Je mérite l'indulgence, écrit-il, parce que j'ai eu plus de tentations qu'un autre et que je souffre étrangement. » Le même homme nous dit : À quoi bon un masque d'austérité : je veux le plaisir et j'ai besoin de tapage. » Et presque simultanément : « je reste attaché au moins par le coeur à la religion huguenote ; tu peux être absolument tranquille là-dessus. » Et aussitôt après : « je n'ai plus rien en moi que le sentiment du vide et l'immense ennui de vivre. » Il veut se faire musulman. Il s'enferme dans un cloître catholique. Il s'engage comme clown dans un cirque. Il tient à élever son fils dans la foi de ses pères. Quel est le vrai Loti ? L'un et l'autre, le oui et le non.

Désavantage de l'homme religieux
Si la religion est une influence qui s'ajoute à celles que nous avons déjà subies, c'est une source nouvelle de contradictions. C'est pourquoi les gens religieux sont souvent plus déconcertants que d'autres et sont si facilement accusés d'hypocrisie et de mener double jeu. Au sortir d'un culte, après une prière fervente nous étions portés sur les cimes, élevés au dessus des choses de la terre, transfigurés, mais la vie nous a repris et nous sommes redevenus sensuels et grossiers, intéressés et mesquins, nous sommes retombés d'autant plus bas que nous avions été soulevés plus haut, et nous nous retrouvons bien dans ce cantique de Racine, inspiré de saint Paul :

« Mon Dieu, quelle guerre cruelle !
Je trouve deux hommes en moi ;
L'un veut que, plein d'amour pour toi
Mon coeur te soit toujours fidèle ;
L'autre, à tes volontés rebelle,
Me révolte contre ta Loi.
 
L'un, tout esprit et tout céleste,
Veut qu'au ciel sans cesse attaché,
Et des biens éternels touché,
Je compte pour rien tout le reste ;
Et l'autre, par son poids funeste,
Me tient vers la terre penché.
 
Hélas ! en guerre avec moi-même,
Où pourrais-je trouver la paix ?
Je veux, et n'accomplis jamais ;
Je veux, mais, ô misère extrême !
Je ne fais pas le bien que j'aime,
Et je fais le mal que je hais. »

 

Jésus
Déçus des hommes et de nous-mêmes, nous regardons alors à Jésus et nous contemplons en lui un homme parfaitement harmonieux. « Le Fils de Dieu, Jésus-Christ, n'a pas été tout à la fois oui et non ; mais il n'y a eu que oui en lui. »

« L'unité, dit M. Gustave Thibon dans ses Diagnostics, se brise à l'intérieur de l'homme dès que l'homme perd contact avec l'unité divine. » En Jésus l'unité n'a pas été brisée par le péché. Il est en contact avec l'unité divine. Ses actes, ses paroles, ses pensées, toute sa personne est une. Il a été tenté ; mais il a vaincu la tentation. Satan ne pouvait trouver en lui de forces complices. Il n'y a eu en lui que oui. Oui en face de la vie. Oui à Gethsémané. Oui en face de la croix et sur la croix. Ses ennemis eux-mêmes, ces pharisiens qui l'épiaient, prêts à l'accabler s'ils l'avaient trouvé en désaccord avec lui-même, ses ennemis n'ont pu le prendre en faute. Il n'a pas été, comme nous le sommes, oui et non.

Imitation de Jésus ou soumission à son influence ?
Comment parviendrons-nous à triompher de nos divisions intérieures, comment mettrons-nous un terme à cette « guerre cruelle » ? Non pas en cherchant à imiter le Christ, comme si cette imitation était possible, comme si la chute ne nous en avait rendus totalement incapables. Il ne nous est pas demandé d'imiter le Christ, comme s'il nous était proposé en modèle, mais de nous soumettre à son action sainte, de le laisser pénétrer toujours plus en nous, afin qu'il vienne lui-même mettre de l'ordre dans notre désordre, de l'unité dans notre désaccord, car il est le Rédempteur.

Lorsque Pierre Loti écrivait à sa soeur pour lui dire le désarroi de sa vie, la fatalité qui pesait sur lui, il reçut cette réponse « Il y a bien quelque chose de fatal dans les faits ; mais nous devons être capables de les modifier et de repousser les tentations... La grâce de Dieu éclaire et purifie tout... Que notre bon Dieu te conduise, cher petit frère ; tu as quelquefois tourné tes regards vers lui, depuis quelque temps. Tu le regarderas plus encore... »

La grâce de Dieu ! « Misérable que je suis, écrit saint Paul, après avoir constaté cette incapacité où il se trouve à mettre sa vie en accord avec son désir de faire le bien, qui me délivrera de ce corps de mort ? Grâces soient rendues à Dieu qui nous a donné la victoire en Jésus-Christ ! »

Divisés contre nous-mêmes, sollicités dans des directions opposées par les hérédités et les influences que nous avons subies, nous pouvons soumettre cette chair rebelle, cette volonté capricieuse à la grâce de Dieu.

Un peu de religion peut être plus nuisible que l'irréligion
Mais ne disais-je pas que la religion nous rend encore plus contradictoires, parce qu'elle est une source de plus d'inspiration dans notre vie, et que les gens religieux sont souvent les plus étranges, les plus déconcertants des hommes ?

Il en est ainsi de nous quand la religion est une influence à côté des autres, quand nous faisons dans notre coeur une part à Dieu, une part seulement, quand à certaines heures nous tournons nos regards vers Dieu, à certaines heures seulement, quand le sentiment religieux profond et ardent n'est qu'un sentiment à côté des autres, un enthousiasme à côté d'autres enthousiasmes, une passion même, une passion seulement, une passion qui ne supprime pas les autres passions. Le oui de Dieu et le non de la chair cohabitent. Les heures claires disputent notre âme aux heures de ténèbres. Il y avait en nous des démons qui se partageaient notre coeur. Il y a maintenant un ange qui combat les démons ; mais ils sont là tous ensemble. Nous sommes religieux, mais nous n'avons pas fait à Dieu la place qui lui est due, la seule dont il soit digne, nous ne lui avons pas soumis toute notre vie, nous n'avons pas, selon l'expression de saint Paul, crucifié le vieil homme, crucifié la chair et ses désirs, afin que Christ soit tout en nous. Nous nous sommes donnés, mais en partie seulement. Nous voulons bien faire de Dieu notre allié, mais non pas notre seul maître. Nous voulons suivre le Christ mais en réservant notre liberté, comme des externes ; nous faisons un bout de chemin avec lui, nous lui offrons un peu de nous-mêmes, nous avons peur de l'expression de l'apôtre : « esclaves de Jésus-Christ. »

Mieux vaudrait n'être pas religieux que de l'être à demi. L'athée est plus heureux, parce que son coeur est moins partagé. Celui-là seul connaît le bonheur et la paix dans la religion, qui s'est donné tout entier à ce Dieu qui n'est point un tyran, mais qui veut être notre seul maître. Il le veut, parce qu'il sait que lui seul peut dompter nos désirs contradictoires et forger notre volonté. Christ seul est fort et harmonieux et vainqueur de la tentation, et ceux en qui Christ vit.

Comment parvenir à l'unité intérieure ?
Il n'y a donc qu'une issue : nous abandonner toujours plus résolument à la seule influence du Christ, faire de lui notre constante étude, rechercher sa présence à tout moment de notre vie, a l'Eglise, au travail, dans le métier, dans la famille, lui livrer une à une toutes les places fortes où se réfugie notre nature rebelle et indomptée, rechercher tout ce qui peut affermir en nous la présence du Christ et bannir de notre programme de vie tout ce qui nous éloigne de lui, tout ce qui renforce le vieil homme.

C'est là le combat du chrétien. Livrer l'un après l'autre tous les leviers de commande à Celui qui seul est digne de les prendre, à Celui qui fera la paix en nous, à Celui qui mettra fin à nos tourments, à nos contradictions, à notre guerre intime, à notre perpétuelle et douloureuse inquiétude. Inquietum est cor nostrum, donec requiescat in te. « Notre âme est inquiète jusqu'à ce qu'elle se repose en toi », dit saint Augustin, un des esprits tourmentés S'il en fût, qui connut en Dieu l'apaisement, en qui il n'y a plus eu que le oui.

Frères d'armes, nous combattons pour que le Christ règne en nous. Unissons nos efforts et nos prières pour demeurer en lui, pour que le oui qui est en lui triomphe de nos contradictions. Sans doute, tant que nous sommes sur la terre serons-nous encore en lutte contre nous-mêmes, désirant être dépouillés de cette nature rebelle et multiple et revêtus de l'incorruptibilité ; mais nous connaîtrons déjà la sainte présence, forte et bonne, qui met en nous ordre et paix, force disciplinée et unité dans les pensées et dans les actes. Je crois en Christ, mon Sauveur ! C'est à lui que je veux être. C'est à lui que chaque jour je me donne. Viens, 0 Seigneur, régner en moi afin que je ne sois plus oui et non, mais oui, comme tu l'es toi-même, soumis à la volonté de Dieu.,


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SAUVER SA VIE


Celui qui voudra sauver sa vie la perdra ; celui qui aura perdu sa vie à cause de moi la sauvera.
Luc 9, v. 24

 


Mourir pour Christ
Lorsque saint Luc relate cette parole de Jésus, l'Eglise commençait à être persécutée. En écrivant ces mots, l'évangéliste pense à ceux qui ont tout perdu pour leur Sauveur, même la vie, a ceux qui, maltraités et battus, étaient, selon ses propres termes, « tout joyeux d'avoir été trouvés dignes de souffrir des opprobres pour le nom de Jésus ». Ceux-là avaient choisi la bonne part, et non pas les poltrons qui, voulant fuir la persécution, en étaient réduits à traîner une existence de renégats, à vieillir le coeur bourrelé de remords, avec la seule consolation de pouvoir dire : « J'ai sauvé ma vie ! » Triste vie, pauvre vie, qui finira quand même par la mort, vie perdue en réalité.

Calvin, commentant ce texte au temps où les huguenots mouraient sur des bûchers, y voit une allusion aux persécutions. « Quiconque perdra sa vie pour l'amour de moy... c'est celui qui meurt alaigrement pour Christ. »

Sauver sa vie, désir dominant de l'homme
Cette parole n'a-t-elle pas cependant un sens plus général ?
« Sauver sa vie », n'est-ce pas le but de la plupart des hommes, le vôtre peut-être, le mien, quand j'y songe ? Sauver nos biens, notre autonomie, éviter les dangers, conduire notre embarcation entre des récifs, sauvegarder nos intérêts sans avoir d'abord le souci de Dieu et de nos frères. « Amour désordonné de soy-mesme », note Calvin.

Combien d'entre nous, demandant à Dieu la paix, ne songent au fond qu'à eux-mêmes. L'important, c'est de se retrouver au lendemain de la guerre, possédant encore quelques biens, ayant encore quelques bonnes années devant soi !

Des régions sont dévastées. - Pourvu que la mienne soit épargnée !
Des maisons détruites par les bombardements. - Pourvu que la mienne reste debout !
La mort fauche des vies par milliers. - Pourvu que j'aie la vie sauve !
La sous-alimentation et l'angoisse du temps présent vieillissent prématurément, affaiblissent la résistance nerveuse. - Pourvu que je puisse rattraper un jour le temps et les forces perdues !
Des gens ont dû fuir leurs villes en flammes, à peine vêtus, ayant tout perdu, leur maison, leur fortune et même la petite valise où ils serraient quelques souvenirs précieux. - Ils ont eu le stoïcisme de dire : « Qu'importe ! je suis encore vivant ! » Qu'elle est donc précieuse, cette vie que nous cherchons à sauver

Sacrifier la vie présente pour sauver son âme
Nous serions prêts à en sacrifier une partie, si nous étions sûrs de pouvoir sauver le reste. Que de gens donnent à Dieu et aux pauvres une partie de leurs biens, dans la pensée que ce qui leur reste sera mieux protégé.
Que de gens iraient jusqu'à sacrifier la vie présente s'ils étaient sûrs de gagner leur bonheur au delà de la mort, ce qui dénote toujours la même préoccupation égoïste, cet « amour désordonné de soy-mesme », le désir de « sauver sa vie ».
Car ce serait bien mal comprendre notre texte que d'y voir une invitation à perdre nos avantages terrestres pour gagner un héritage dans le ciel. Le mot grec « psuchè » que nous traduisons par vie, « sauver sa vie », est le mot âme. Il n'y a pas, dans l'Évangile, la distinction que nous faisons entre l'âme et le corps. Ce que Jésus condamne, c'est cette recherche exclusive du salut individuel. « Celui qui voudra se sauver se perdra. »

Sauver sa vie par le suicide
Quant à celui qui croit mépriser la vie parce qu'il n'a plus le courage de regarder la réalité en face et songe au suicide, il est tout aussi préoccupé de lui-même que celui qui défend âprement sa vie ; lui aussi cherche, à sa façon, à sortir du guêpier ; en croyant se sauver, il ne fera que se perdre plus définitivement.

En voulant se sauver, l'on se perd
Tous ceux qui cherchent à se sauver, tous ceux qui vivent ainsi pour eux-mêmes, ramenant tout à leur point de vue, tous ceux-là qui font de leur personne le centre du monde perdent leur vie en voulant la sauver. Qu'ils recherchent avec frénésie un bonheur toujours irréalisable ou soient dégoûtés de vivre, ils veulent leur bonheur et ne trouvent que la mort. Que de vies perdues, rongées par l'envie, tourmentées par la jalousie, desséchées par la susceptibilité et le sentiment d'être incompris, que de déceptions, que d'amertumes, que de détresses illustrent cette parole : Celui qui ramène tout à lui, celui qui veut sauver sa vie, se perdra.

On raconte l'aventure d'un athlète qui, ayant fait sa fortune en Amérique, l'avait convertie en pièces d'or cousues dans sa ceinture ; ainsi il se croyait plus sûr de ne pas la perdre pendant son retour en Europe. Le navire qui le ramenait fit naufrage ; tous les passagers purent être sauvés, sauf lui qui, alourdi par cette ceinture d'or trop bien attachée à ses reins, coula malgré ses efforts désespérés.
Je ne sais si l'histoire est vraie. Peu importe. Elle illustre cette vérité que nos richesses nous perdent et qu'en voulant les sauver nous nous perdons avec elles.

Mais pourquoi parler des autres ? Interrogeons-nous nous-mêmes. Pourquoi cette tristesse dans notre regard ? Est-ce bien parce que nous communions à l'universelle souffrance de nos frères ? N'est-ce pas parce que nous avons cherché notre bonheur, notre salut et nous ne l'avons pas obtenu, et nous avons trouvé que la destinée nous était cruelle, que Dieu nous était impitoyable. En voulant sauver notre vie, nous l'avons gâchée.

En voulant se sauver, on fait le malheur des autres
Celui qui veut « sauver sa vie » court à sa perte et fait le malheur de ceux qui l'entourent. Car, depuis la chute du premier couple, tous nos maux viennent de ce que chacun a cherché à sauver sa vie. Dieu ne nous avait pourtant pas créés pour vivre pour nous-mêmes, indépendants des autres et rebelles à sa pensée créatrice. Dieu a créé la famille humaine, ou chacun, soumis aux lois divines, n'aurait pas comme but de se sauver, mais de glorifier Dieu comme les cieux et l'univers le glorifient. Le fruit maudit du jardin d'Eden, le fruit auquel nous avons tous goûté croyant y trouver la vie, c'est le fruit de l'autonomie à l'égard de Dieu et de nos frères, le désir de sauver sa vie, de faire son bonheur.

En se détachant de Dieu, en voulant sauver son quant à soi, en voulant rebâtir le monde à sa façon, l'homme a imposé sa loi, joué des coudes pour écarter son frère en qui il a vu un rival, et qui lui aussi s'efforçait d'imposer sa loi, de sauver sa vie.
Où cela nous a-t-il conduits ? Qu'en est-il de ce monde que les hommes ont voulu organiser à leur façon, au mépris de l'ordre voulu par Dieu ?

Trouvez-vous qu'il soit beau ce monde où chacun a cherché son bonheur, ce monde dont Dieu est absent, si ce n'est au bout de nos prières égoïstes 0 Dieu, sauve-moi, sauve ma vie !

Perdre sa vie
Alors, que faire ? « Perdre sa vie ! » Ce n'est pas seulement la donner d'un geste unique et total, l'offrir au glaive des persécuteurs de la foi, C'est renoncer à vivre chacun pour soi, à défendre farouchement son indépendance à l'égard de Dieu.

Perdre sa vie, c'est la rendre à Dieu à qui elle aurait toujours dû être confiée, c'est retrouver l'harmonie avec la pensée créatrice, c'est faire de Dieu et de son règne la première de nos pensées.

« Chrétienté, disait Calvin, ne se démontre pas seulement à porter les armes et exposer corps et biens pour maintenir la cause de l'Évangile, mais à nous assujettir à l'obéissance de celui qui nous a si chèrement acquis. »
« Perdre sa vie », c'est l'offrir à Dieu chaque jour. Pour qu'il nous range à sa volonté. Pour qu'il nous rapproche les uns des autres. Pour qu'il règne et qu'il gagne. Pour que sa volonté refasse l'unité du monde.
« Messire Dieu, premier servi ! » devise de Jeanne d'Arc.
« Que veux-je, sinon que sa Parole flamboie ! » devise de Guillaume Farel.

« Quand vous priez, dites :
Que ton nom soit sanctifié,
Que ton règne vienne,
Que ta volonté soit faite... »

Penser d'abord à Dieu, avoir de l'ambition pour Dieu, vouloir ce qu'il veut.
Dire, non pas toujours : « 0 Dieu, sauve-moi ! » mais comme le Christ : « Non pas ce que je veux, mais ce que tu veux. »

La prière, ce ne sera plus Dieu au secours de l'homme ; si Dieu exauçait toutes nos prières, il nous aiderait à mieux nous perdre. Ce sera l'homme qui se soumet à Dieu, qui s'offre à lui pour être « ouvrier avec lui », c'est-à-dire ouvrier aux ordres de Dieu.

Perdre sa vie, c'est peut-être plus que l'offrande du martyr, plus que le don de toute sa fortune pour la nourriture des pauvres. Saint Paul nous montre que dans un tel geste il peut y avoir un mobile intéressé, même si cet intérêt est celui de gagner le ciel. « Quand je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien... Quand je distribuerais tous mes biens pour la nourriture des pauvres, si je n'ai pas la charité... » Si je n'ai pas la charité. C'est donc par charité, par amour que je dois donner et me donner. Amour pour Dieu, qui m'a aimé, alors même que je lui étais rebelle. Amour pour ceux que Dieu a mis sur mon chemin. Car on ne peut aimer Dieu sans aimer ceux que Dieu aime, sans participer à l'amour de Dieu.

Perdre sa vie, la confier à Dieu, C'est donc aimer son prochain, ne plus voir en lui un rival mais un frère. Celui qui aime comme Dieu aime, celui-là n'est plus hanté par le souci de son salut ici-bas ou dans l'éternité. La première de ses pensées est la pensée des autres. Et voici qu'en s'oubliant soi-même, on commence à vivre. Car il n'y a de vie que dans la communion avec Dieu. Chose étrange, c'est en renonçant à sauver notre vie que nous commençons à vivre. En renonçant à chercher notre bonheur, nous commençons à le saisir, ou plutôt à être saisi par lui, comme le note si justement dans L'élu un écrivain contemporain, M. van der Meersch : « Tout le monde me dira : Le but de la vie est le bonheur. Et pourtant non, je me suis trompé. Ce n'est pas là le but. Il n'est que l'ombre insaisissable d'autre chose. Mais de quoi ? On ne l'atteint que par ricochet, on le rencontre sans l'avoir cherché. Il ne vient que par surcroît, à qui ne l'avait pas demandé. »
La vie forte et pleine, la vie qui chante au travers de la souffrance, la vie qui déborde et qui éclate en une fanfare joyeuse n'est pas le résultat de nos efforts. Elle est un don de Dieu. Saint Paul n'a vraiment connu cette plénitude que lorsqu'il a pu dire cette parole qui est une pointe avancée de sa pensée : « je souhaiterais d'être anathème, séparé de Christ, pour mes frères, mes parents selon la chair. »

« Perdre sa vie », renoncer à soi pour s'intégrer au plan de Dieu, c'est le seul chemin qui puisse mener les hommes à la justice et les regrouper en une communauté. Car l'ordre et la paix ne peuvent revenir que par des hommes soumis à la volonté de notre Père à tous.

Endurcissement ou don de soi
Dieu parle au travers des événements actuels. Tous ne l'entendent pas. Les uns s'endurcissent. Leur orgueil n'a pas désarmé. Ayant presque tout perdu, ils se cramponnent à ce qui leur reste, à ce qu'ils ont pu sauver du désastre, et si demain une ère de prospérité revient ils sont prêts à se ruer sur les biens dont ils dépouilleront les autres, à prendre leur revanche après des années de privations ; demain, ils voudront imposer leur loi comme hier ; le moi n'est pas mort en eux ; il se cabre sous les coups ; il reste debout.
Les autres, en voyant s'écrouler tout ce qui faisait leur gloire, ont un juste retour sur eux-mêmes. Ils entendent le Christ leur dire, comme aux disciples : « Celui qui voudra sauver sa vie la perdra ; celui qui la perdra la sauvera. »

Tu es triste ? Donne au lieu de demander.
Tu te meurs ? « Il faut que le grain de blé qui est semé en terre meure, sinon il ne peut porter de fruit. »
Tu sèmes en pleurant ? Sème quand même, sans attendre ta récompense.

Il est vrai, ce paradoxe du poète

« Mesure la richesse de ta vie à ce que tu perds,
Non à ce que tu gagnes. »

Ne pleure plus sur ton malheur, va au-devant de tes frères qui souffrent.
Ne fatigue pas Dieu de tes supplications ; offre-lui ta vie, chaque jour, aujourd'hui, en ce dimanche de guerre, où les cloches ont sonné, voix de Dieu, voix qui te cherchent, voix qui t'appellent.

Offre ta vie à Dieu, et tu seras de ceux qui reconstruisent avec Dieu qui reconstruit, de ceux qui espèrent avec Dieu qui espère, de ceux qui recréent la communauté des hommes désunis avec Dieu qui unit, dans la communion de Jésus-Christ et par la vertu du Saint-Esprit.

Seigneur, accepte mon offrande.

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