Colossiens 2, v. 7 |
Forts à
l'heure
du danger
Plus que jamais nous devons être
capables de faire face aux pires dangers, de rester
de sang-froid aux heures d'affolement, de demeurer
fermes quand tous faiblissent. Nous vivons des
temps héroïques pour lesquels il
faudrait avoir une âme de héros. Qui
n'éprouve avec douleur le sentiment de sa
faiblesse ? Qui n'admire l'apôtre Paul,
cet homme qui, au fort du péril, malade,
jeté en prison, battu de verges,
lapidé, trahi, assiégé par le
souci des Églises qu'il a fondées,
demeure calme et confiant ? Quand on lui
prédit qu'il sera arrêté
à Jérusalem, il ne se détourne
pas de son voyage et répond :
« Que la volonté du Seigneur se
fasse ! je suis prêt... »
Quand la tempête fait rage depuis plusieurs
jours et que l'équipage du navire en
détresse a perdu tout espoir et s'affole,
l'apôtre est le seul à demeurer
maître de ses nerfs ; il redonne du
courage à ses compagnons d'infortune. Quel
stoïcisme !
Saisis
par le
Christ
Et pourtant ce n'est pas du
stoïcisme. Paul est un homme de petite taille,
de frêle complexion, une âme sensible
dans un corps fragile. « Qui est faible,
que je ne sois faible moi-même ? Qui ne
vient à broncher que je n'en sois tout
brûlant de fièvre ? »
Cet aveu qu'il fait aux Corinthiens nous en dit
long sur son extrême émotivité.
Si du moins il y avait une volonté de fer
dans un corps chétif ! Mais il nous dit
lui-même les limites de sa
volonté : « Je ne fais pas ce
que je veux, mais je fais ce que je hais ; ...
j'ai la volonté de faire le bien, mais je
n'ai pas le pouvoir de l'accomplir...
misérable que je
suis ! »
Paul est de nature aussi faible que le
plus faible d'entre nous. Mais il nous livre le
secret de sa force : « je puis tout,
dit-il, par Christ qui me fortifie. » Il
n'a pas été seulement
« saisi par le Christ » comme
nous l'avons tous été quand nous nous
sommes trouvés en présence de la
personne sainte et forte du Christ. Il s'est
placé résolument sous l'action de ce
Christ et nous invite à rechercher nous
aussi la présence du Sauveur dans notre vie.
« Puisque vous avez reçu le
Christ, dit-il aux Colossiens, marchez sous sa
direction ; soyez enracinés en lui,
fondés en lui. »
Enracinés
en
lui
Il ne suffit donc pas d'avoir
été une fois saisis par le Christ, et
nous savons de quelle manière dramatique
Paul a eu la révélation du Christ sur
le chemin de Damas ! Il faut encore
« s'enraciner » en Christ, et
qui dit s'enraciner dit un effort de longue
haleine, comme celui de l'arbre qui lentement
pénètre dans la terre profonde pour y
étendre ses racines.
Examinons comment on peut
« s'enraciner en Christ » et
parvenir comme l'apôtre à cette
communion profonde avec son Sauveur, ce qui lui
fait dire : « Ce n'est plus moi qui
vis, c'est Christ qui vit en moi. »
L'arbre qui étend vers le ciel ses fortes
branches et produit du fruit en abondance peut dire
lui aussi : Ce n'est pas moi qui porte ce
fruit ni qui étends ces branches
verdoyantes, c'est la terre profonde qui vit en
moi, pénètre comme une sève
vivifiante toutes les fibres de mon être,
c'est la terre profonde qui porte et la fleur et le
fruit, c'est elle qui est ma force et ma
vie.
L'apôtre Paul n'a pas, comme les
disciples de Jésus, connu le Christ
« selon la chair», sur les rives du
lac de Génésareth. Quand il a
été « saisi par le
Christ », le drame de Golgotha avait
déjà ôté aux disciples
la présence charnelle de leur Maître.
Le Christ qu'il a connu, c'est
celui que nous connaissons, le Christ invisible qui
est présent « partout où
deux ou trois sont réunis en son
nom ».
Regardant
à Jésus
Pour le connaître, il faut d'abord
le regarder, le contempler longuement. Paul, qui ne
pouvait encore lire les Évangiles que nous
possédons, a interrogé les
témoins de Jésus, Pierre, Jacques, le
frère du Seigneur, d'autres encore. À
travers eux, il a vu le Seigneur. Il a vu
« l'Agneau de Dieu qui ôte le
péché du monde », le jeune
charpentier qui groupait autour de lui ses
disciples, le Fils de l'homme, humble,
« homme de douleur et habitué
à la souffrance »,
« dépouillé de toute la
splendeur dont il était
environné » auprès de son
Père ; et cependant dans ce fils
d'homme la divinité était
cachée. Il a vu celui « qui a paru
comme un simple homme, qui s'est abaissé
lui-même et s'est rendu obéissant
jusqu'à la mort, même jusqu'à
la mort de la croix ». Paul semble avoir
contemplé avec prédilection le Christ
dans ses souffrances, sur la croix. Et lorsqu'il
parle du Christ crucifié, il le
dépeint avec tant de réalisme qu'il
est impossible à ses auditeurs de
n'être pas saisis par cette évocation.
« 0 Galates insensés,
écrira-t-il un jour, qui vous a
ensorcelés, vous aux yeux de qui Jésus-Christ
crucifié a été dépeint
si vivement ? » Mais ce n'est pas
seulement le Christ mourant que l'apôtre a
contemplé, c'est le Christ glorieux,
ressuscité, le Christ « à
la droite de Dieu ». N'a-t-il pas
été bouleversé, alors qu'il
était encore un ennemi du Christ, en voyant
mourir Étienne, le premier martyr, le regard
fixé sur le ciel et déclarant sa
foi : « je vois, disait
Étienne, le Fils de Dieu debout à la
droite de Dieu. » Paul n'a eu de paix au
dedans de lui que le jour où, ayant
longuement contemplé l'homme de douleur, il
a vu lui aussi, par le regard de la foi, le Christ
en gloire.
Les premiers pas de la vie
chrétienne sont un regard porté sur
le Christ, et ce regard est un
enracinement.
Mourant
avec
lui
Mais l'apôtre ne se borne pas
à contempler le Christ, il s'efforce de
s'identifier à lui par une mort semblable
à la sienne. Ce qui doit mourir en nous,
c'est « ce qui dans nos membres est
terrestre, la débauche, l'impureté,
les passions, la mauvaise convoitise et
l'avarice ». L'orgueil lui aussi doit
être anéanti, crucifié, tout ce
moi charnel qui s'oppose aux desseins de Dieu.
Comment cette mort à soi-même est-elle
possible, si ce n'est en s'unissant à celui
qui meurt sur le
Calvaire ?
« Il faut être enseveli avec Christ
par le baptême en sa mort »,
écrit Paul aux Romains. Il ne faut pas
seulement contempler le Christ mourant sur la croix
pour notre péché ; il faut
encore participer à sa mort en clouant au
bois tout ce qui est en nous du vieil homme, cette
chair qui ne veut pas être mortifiée.
« Mourir à
soi-même », « perdre sa
vie », ce n'est pas en dehors du Christ
que nous pouvons le faire, c'est par une communion
profonde à ses souffrances, c'est en
revivant sa mort que nous en sommes rendus
capables.
Unissant
notre
souffrance à la sienne
Paul accepte la souffrance comme une
grâce, car elle nous rend plus semblables au
Christ et nous permet de nous sentir en communion
plus étroite avec lui. Tout ce que nous
souffrons pour Christ n'est-il pas un prolongement
de son agonie sur la croix, une participation
à sa souffrance rédemptrice ?
Tout défiguré par les coups qu'il a
reçus, l'apôtre se réjouit
« parce qu'il porte en son corps les
flétrissures de Jésus ».
« J'achève de souffrir en mon
corps ce qui manque aux douleurs du
Christ. » Saint Paul n'a pas
recherché la souffrance et le martyre, comme
le feront plus tard certains mystiques ; mais
quand la souffrance est là, il l'accepte comme un
moyen de
s'enraciner
plus profondément et de s'unir plus
intimement à son Sauveur.
La souffrance ne provoque en lui ni
révolte ni froide acceptation, mais un
élan vers le Christ dont il se sait plus
proche.
« Qu'il est consolant de
souffrir sous les yeux de Dieu, dit un mystique, et
de pouvoir se dire le soir, dans l'examen de sa
journée : Tu as eu aujourd'hui deux ou
trois heures de ressemblance avec
Jésus-Christ. Tu as été
flagellé, couronné d'épines,
crucifié avec lui ! Oh ! quel
trésor ! que de douceur pour ceux qui
sont tout à Dieu dans la
souffrance ! »
Ressuscitant
avec lui
Paul s'enracine dans la contemplation et
la communion du Christ crucifié, mais aussi
du Ressuscité. Car si la mort du Christ en
croix doit nous rendre capables de crucifier le
vieil homme et de supporter nos épreuves, la
résurrection du Christ se communique
à nous comme une puissance de vie, nous
vivons avec Christ d'une vie nouvelle, une vie
« d'en-haut ». « Si
vous êtes ressuscités avec le Christ,
dit-il aux Colossiens, recherchez les choses
d'en-haut... Attachez-vous aux choses d'en-haut et
non à celles qui sont sur la
terre. »
S'enraciner, c'est encore
« tendre de toutes ses énergies
vers le but », et ce but, cette
« perfection », c'est une
totale harmonie avec celui dont nous recevons toute
la sève qui nous fait vivre. Ce but ne sera
pleinement atteint que lorsque le Seigneur
reviendra des cieux ou nous y fera parvenir. Alors
« il métamorphosera notre corps de
misère en un corps semblable à son
corps glorieux ». C'est pourquoi
l'apôtre peut dire : « La mort
m'est un gain. » Mourir ? J'y gagne,
puisque seul mon attachement à la terre
m'empêche d'être en pleine communion
avec Christ. Mais là encore, Paul ne
cherchera pas à devancer l'heure de la mort.
Ce n'est pas à l'homme de fixer le terme de
cette vie terrestre, imparfaite, sujette à
tant de servitudes.
Pouvons-nous
imiter saint Paul ?
Être enraciné en Christ
comme saint Paul ! Connaître comme lui
la communion avec le Christ et dans cette communion
la force et la joie ! Quel programme !
Mais comment en serions-nous capables ? Cet
enracinement n'est-il pas réservé
à quelques privilégiés qui
peuvent consacrer de longues heures à la
méditation, à ceux qui ont fui le
monde pour se retirer dans un
monastère ? Il est certain que la vie
que nous sommes obligés de mener, terre
à terre, fébrile,
trépidante, n'est pas favorable à la
contemplation du Christ et à l'enracinement
dans la terre profonde de sa présence.
Et cependant, à part les
premières années qui ont suivi sa
conversion et sur lesquelles nous sommes mal
renseignés, l'apôtre n'a-t-il pas eu
une vie aussi mouvementée, aussi
tourmentée, aussi haletante que celle des
hommes de ce siècle ? Il a connu la
pauvreté et il a été
obligé de s'engager chez un artisan, tisseur
de toile, à Corinthe, pour gagner de quoi
vivre en attendant l'arrivée de ses
compagnons de mission ; il a passé des
nuits en prison dans le cachot commun
mêlé aux plus tristes
échantillons de l'espèce
humaine ; il s'est évadé de
Damas dans une corbeille que l'on fit descendre le
long de la muraille ; il a connu
l'inquiétude de se savoir guetté,
épié, de trouver partout sur sa route
des ennemis ; il n'a pas fui l'agitation de
ces foules d'Orient, juives ou païennes, qui
tantôt voulaient l'adorer comme un dieu et
tantôt le lapider comme un impie ; il
prenait la parole dans les synagogues, sur les
places publiques, dans une salle
louée ; pour conduire à la foi
tous ses fils spirituels, « il a souffert
les douleurs de l'enfantement » ; il
a connu l'entrave de la maladie, en plein voyage
missionnaire, et quand il rentre à son point
d'attache, à Antioche ou à
Jérusalem, ce n'est pas
pour y jouir d'un peu de repos, mais pour y
combattre des tendances dangereuses qu'il trouve
dans l'Eglise, pour tenir tête à saint
Pierre qu'il traite
d'« hypocrite », pour
constater, avec quelle douleur, que ses
frères selon la chair, le peuple juif dont
il est fier d'être un rejeton, s'endurcit
dans son opposition à l'Église
naissante. Fièvres, larmes, tremblements,
indignation, discours persuasifs, et ces lettres
que l'on sent écrites avec une
véhémence, une hâte parfois,
qui nous dit en long sur la vie de
l'apôtre !
Saint Paul ne fut pas un religieux
vivant loin du monde, mais un combattant, comme
nous, comme les plus exposés d'entre nous
aux atteintes mortelles d'une vie de lutte, de
déceptions, d'angoisses.
C'est dire que cet enracinement est
aussi à notre portée.
Vivre
en
profondeur
C'est dire que tout en menant une vie
active, nous pouvons vivre en profondeur, nous
pouvons avoir cette « vie cachée
avec Christ » dont parle l'apôtre.
Le plus actif parmi nous n'a-t-il pas de ces
moments où, en plein travail ou pendant ses
heures de repos, de jour, ou pendant les insomnies,
sa pensée vagabonde ?
Nous laissons notre esprit plonger des
racines dans des chimères, dans le
rêve, dans des aventures imaginaires, dans
des projets où notre convoitise, notre
désir de succès et de grandeur se
donne libre cours, ou au contraire nous ruminons
nos déceptions, nos rancoeurs, nos craintes,
notre effroi en pensant que nos belles
années s'envolent et que déjà
vient le soir et l'heure de se coucher pour ne plus
se relever. Quoi que nous fassions, nous
étendons nos racines, nous vivons en
profondeur ; notre
légèreté n'est
qu'apparente ; la
légèreté de l'homme moderne,
et en particulier de la jeunesse, n'est qu'un voile
qui dissimule mal la nostalgie de vivre d'autre
chose que du présent, de plonger nos racines
dans une autre terre, d'aller très loin,
très profondément, chercher une autre
nourriture que celles que nous offre le monde
actuel. La vie d'aujourd'hui, si décevante,
nous contraint tous à vivre en profondeur,
mais où cherchons-nous à nous
enraciner : dans la terre sablonneuse et
inconsistante de nos rêves et de nos
chimères, dans le sol putride et
pestilentiel de nos jalousies, de nos haines ?
À quoi pensons-nous pendant les veilles de
la nuit ? À quoi pensons-nous quand
notre esprit s'évade des
réalités et des contraintes ? Il
n'y a qu'une terre profonde et bonne où
notre esprit doit plonger ses
racines, où notre imagination vagabonde doit
se discipliner à pénétrer,
où notre coeur trouvera un aliment à
son besoin d'aimer et de vivre : cette terre
profonde c'est le Christ, le Christ des
Évangiles, le Christ qui a souffert pour
nous, le Christ sur la croix, le Christ en gloire,
le Christ, Bon Berger, pain vif, source de ma
vie.
Christ, « mon Seigneur et mon
Dieu », c'est vers toi que je veux porter
ma pensée, dès qu'elle peut
s'évader au-dessus de l'outil que je manie,
du pain que je mange, de la terre à laquelle
je suis lié.
Évasion loin du
réel ? Non pas ! Mais bien au
contraire contemplation de ce qui est plus
réel que les choses que nous voyons, choses
caduques ; enracinement dans le sol profond de
la communion en Christ, qui nous donnera la
sève nécessaire pour accomplir notre
tâche, vivre notre vie professionnelle, notre
vie civique, notre vie de famille, notre vie
d'homme, avec la vaillance, le clair regard et
l'amour d'un saint Paul.
Pour être forts, « soyez
enracinés en lui », nous dit
l'apôtre.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |