Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA VIE PROFONDE DU CHRÉTIEN

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Enracinés en Christ...
Colossiens 2, v. 7


Forts à l'heure du danger
Plus que jamais nous devons être capables de faire face aux pires dangers, de rester de sang-froid aux heures d'affolement, de demeurer fermes quand tous faiblissent. Nous vivons des temps héroïques pour lesquels il faudrait avoir une âme de héros. Qui n'éprouve avec douleur le sentiment de sa faiblesse ? Qui n'admire l'apôtre Paul, cet homme qui, au fort du péril, malade, jeté en prison, battu de verges, lapidé, trahi, assiégé par le souci des Églises qu'il a fondées, demeure calme et confiant ? Quand on lui prédit qu'il sera arrêté à Jérusalem, il ne se détourne pas de son voyage et répond : « Que la volonté du Seigneur se fasse ! je suis prêt... » Quand la tempête fait rage depuis plusieurs jours et que l'équipage du navire en détresse a perdu tout espoir et s'affole, l'apôtre est le seul à demeurer maître de ses nerfs ; il redonne du courage à ses compagnons d'infortune. Quel stoïcisme !

Saisis par le Christ
Et pourtant ce n'est pas du stoïcisme. Paul est un homme de petite taille, de frêle complexion, une âme sensible dans un corps fragile. « Qui est faible, que je ne sois faible moi-même ? Qui ne vient à broncher que je n'en sois tout brûlant de fièvre ? » Cet aveu qu'il fait aux Corinthiens nous en dit long sur son extrême émotivité. Si du moins il y avait une volonté de fer dans un corps chétif ! Mais il nous dit lui-même les limites de sa volonté : « Je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je hais ; ... j'ai la volonté de faire le bien, mais je n'ai pas le pouvoir de l'accomplir... misérable que je suis ! »

Paul est de nature aussi faible que le plus faible d'entre nous. Mais il nous livre le secret de sa force : « je puis tout, dit-il, par Christ qui me fortifie. » Il n'a pas été seulement « saisi par le Christ » comme nous l'avons tous été quand nous nous sommes trouvés en présence de la personne sainte et forte du Christ. Il s'est placé résolument sous l'action de ce Christ et nous invite à rechercher nous aussi la présence du Sauveur dans notre vie. « Puisque vous avez reçu le Christ, dit-il aux Colossiens, marchez sous sa direction ; soyez enracinés en lui, fondés en lui. »

Enracinés en lui
Il ne suffit donc pas d'avoir été une fois saisis par le Christ, et nous savons de quelle manière dramatique Paul a eu la révélation du Christ sur le chemin de Damas ! Il faut encore « s'enraciner » en Christ, et qui dit s'enraciner dit un effort de longue haleine, comme celui de l'arbre qui lentement pénètre dans la terre profonde pour y étendre ses racines.

Examinons comment on peut « s'enraciner en Christ » et parvenir comme l'apôtre à cette communion profonde avec son Sauveur, ce qui lui fait dire : « Ce n'est plus moi qui vis, c'est Christ qui vit en moi. » L'arbre qui étend vers le ciel ses fortes branches et produit du fruit en abondance peut dire lui aussi : Ce n'est pas moi qui porte ce fruit ni qui étends ces branches verdoyantes, c'est la terre profonde qui vit en moi, pénètre comme une sève vivifiante toutes les fibres de mon être, c'est la terre profonde qui porte et la fleur et le fruit, c'est elle qui est ma force et ma vie.

L'apôtre Paul n'a pas, comme les disciples de Jésus, connu le Christ « selon la chair», sur les rives du lac de Génésareth. Quand il a été « saisi par le Christ », le drame de Golgotha avait déjà ôté aux disciples la présence charnelle de leur Maître. Le Christ qu'il a connu, c'est celui que nous connaissons, le Christ invisible qui est présent « partout où deux ou trois sont réunis en son nom ».

Regardant à Jésus
Pour le connaître, il faut d'abord le regarder, le contempler longuement. Paul, qui ne pouvait encore lire les Évangiles que nous possédons, a interrogé les témoins de Jésus, Pierre, Jacques, le frère du Seigneur, d'autres encore. À travers eux, il a vu le Seigneur. Il a vu « l'Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde », le jeune charpentier qui groupait autour de lui ses disciples, le Fils de l'homme, humble, « homme de douleur et habitué à la souffrance », « dépouillé de toute la splendeur dont il était environné » auprès de son Père ; et cependant dans ce fils d'homme la divinité était cachée. Il a vu celui « qui a paru comme un simple homme, qui s'est abaissé lui-même et s'est rendu obéissant jusqu'à la mort, même jusqu'à la mort de la croix ». Paul semble avoir contemplé avec prédilection le Christ dans ses souffrances, sur la croix. Et lorsqu'il parle du Christ crucifié, il le dépeint avec tant de réalisme qu'il est impossible à ses auditeurs de n'être pas saisis par cette évocation. « 0 Galates insensés, écrira-t-il un jour, qui vous a ensorcelés, vous aux yeux de qui Jésus-Christ crucifié a été dépeint si vivement ? » Mais ce n'est pas seulement le Christ mourant que l'apôtre a contemplé, c'est le Christ glorieux, ressuscité, le Christ « à la droite de Dieu ». N'a-t-il pas été bouleversé, alors qu'il était encore un ennemi du Christ, en voyant mourir Étienne, le premier martyr, le regard fixé sur le ciel et déclarant sa foi : « je vois, disait Étienne, le Fils de Dieu debout à la droite de Dieu. » Paul n'a eu de paix au dedans de lui que le jour où, ayant longuement contemplé l'homme de douleur, il a vu lui aussi, par le regard de la foi, le Christ en gloire.
Les premiers pas de la vie chrétienne sont un regard porté sur le Christ, et ce regard est un enracinement.

Mourant avec lui
Mais l'apôtre ne se borne pas à contempler le Christ, il s'efforce de s'identifier à lui par une mort semblable à la sienne. Ce qui doit mourir en nous, c'est « ce qui dans nos membres est terrestre, la débauche, l'impureté, les passions, la mauvaise convoitise et l'avarice ». L'orgueil lui aussi doit être anéanti, crucifié, tout ce moi charnel qui s'oppose aux desseins de Dieu. Comment cette mort à soi-même est-elle possible, si ce n'est en s'unissant à celui qui meurt sur le Calvaire ? « Il faut être enseveli avec Christ par le baptême en sa mort », écrit Paul aux Romains. Il ne faut pas seulement contempler le Christ mourant sur la croix pour notre péché ; il faut encore participer à sa mort en clouant au bois tout ce qui est en nous du vieil homme, cette chair qui ne veut pas être mortifiée. « Mourir à soi-même », « perdre sa vie », ce n'est pas en dehors du Christ que nous pouvons le faire, c'est par une communion profonde à ses souffrances, c'est en revivant sa mort que nous en sommes rendus capables.

Unissant notre souffrance à la sienne
Paul accepte la souffrance comme une grâce, car elle nous rend plus semblables au Christ et nous permet de nous sentir en communion plus étroite avec lui. Tout ce que nous souffrons pour Christ n'est-il pas un prolongement de son agonie sur la croix, une participation à sa souffrance rédemptrice ? Tout défiguré par les coups qu'il a reçus, l'apôtre se réjouit « parce qu'il porte en son corps les flétrissures de Jésus ». « J'achève de souffrir en mon corps ce qui manque aux douleurs du Christ. » Saint Paul n'a pas recherché la souffrance et le martyre, comme le feront plus tard certains mystiques ; mais quand la souffrance est là, il l'accepte comme un moyen de s'enraciner plus profondément et de s'unir plus intimement à son Sauveur.
La souffrance ne provoque en lui ni révolte ni froide acceptation, mais un élan vers le Christ dont il se sait plus proche.

« Qu'il est consolant de souffrir sous les yeux de Dieu, dit un mystique, et de pouvoir se dire le soir, dans l'examen de sa journée : Tu as eu aujourd'hui deux ou trois heures de ressemblance avec Jésus-Christ. Tu as été flagellé, couronné d'épines, crucifié avec lui ! Oh ! quel trésor ! que de douceur pour ceux qui sont tout à Dieu dans la souffrance ! »

Ressuscitant avec lui
Paul s'enracine dans la contemplation et la communion du Christ crucifié, mais aussi du Ressuscité. Car si la mort du Christ en croix doit nous rendre capables de crucifier le vieil homme et de supporter nos épreuves, la résurrection du Christ se communique à nous comme une puissance de vie, nous vivons avec Christ d'une vie nouvelle, une vie « d'en-haut ». « Si vous êtes ressuscités avec le Christ, dit-il aux Colossiens, recherchez les choses d'en-haut... Attachez-vous aux choses d'en-haut et non à celles qui sont sur la terre. »

S'enraciner, c'est encore « tendre de toutes ses énergies vers le but », et ce but, cette « perfection », c'est une totale harmonie avec celui dont nous recevons toute la sève qui nous fait vivre. Ce but ne sera pleinement atteint que lorsque le Seigneur reviendra des cieux ou nous y fera parvenir. Alors « il métamorphosera notre corps de misère en un corps semblable à son corps glorieux ». C'est pourquoi l'apôtre peut dire : « La mort m'est un gain. » Mourir ? J'y gagne, puisque seul mon attachement à la terre m'empêche d'être en pleine communion avec Christ. Mais là encore, Paul ne cherchera pas à devancer l'heure de la mort. Ce n'est pas à l'homme de fixer le terme de cette vie terrestre, imparfaite, sujette à tant de servitudes.

Pouvons-nous imiter saint Paul ?
Être enraciné en Christ comme saint Paul ! Connaître comme lui la communion avec le Christ et dans cette communion la force et la joie ! Quel programme ! Mais comment en serions-nous capables ? Cet enracinement n'est-il pas réservé à quelques privilégiés qui peuvent consacrer de longues heures à la méditation, à ceux qui ont fui le monde pour se retirer dans un monastère ? Il est certain que la vie que nous sommes obligés de mener, terre à terre, fébrile, trépidante, n'est pas favorable à la contemplation du Christ et à l'enracinement dans la terre profonde de sa présence.
Et cependant, à part les premières années qui ont suivi sa conversion et sur lesquelles nous sommes mal renseignés, l'apôtre n'a-t-il pas eu une vie aussi mouvementée, aussi tourmentée, aussi haletante que celle des hommes de ce siècle ? Il a connu la pauvreté et il a été obligé de s'engager chez un artisan, tisseur de toile, à Corinthe, pour gagner de quoi vivre en attendant l'arrivée de ses compagnons de mission ; il a passé des nuits en prison dans le cachot commun mêlé aux plus tristes échantillons de l'espèce humaine ; il s'est évadé de Damas dans une corbeille que l'on fit descendre le long de la muraille ; il a connu l'inquiétude de se savoir guetté, épié, de trouver partout sur sa route des ennemis ; il n'a pas fui l'agitation de ces foules d'Orient, juives ou païennes, qui tantôt voulaient l'adorer comme un dieu et tantôt le lapider comme un impie ; il prenait la parole dans les synagogues, sur les places publiques, dans une salle louée ; pour conduire à la foi tous ses fils spirituels, « il a souffert les douleurs de l'enfantement » ; il a connu l'entrave de la maladie, en plein voyage missionnaire, et quand il rentre à son point d'attache, à Antioche ou à Jérusalem, ce n'est pas pour y jouir d'un peu de repos, mais pour y combattre des tendances dangereuses qu'il trouve dans l'Eglise, pour tenir tête à saint Pierre qu'il traite d'« hypocrite », pour constater, avec quelle douleur, que ses frères selon la chair, le peuple juif dont il est fier d'être un rejeton, s'endurcit dans son opposition à l'Église naissante. Fièvres, larmes, tremblements, indignation, discours persuasifs, et ces lettres que l'on sent écrites avec une véhémence, une hâte parfois, qui nous dit en long sur la vie de l'apôtre !
Saint Paul ne fut pas un religieux vivant loin du monde, mais un combattant, comme nous, comme les plus exposés d'entre nous aux atteintes mortelles d'une vie de lutte, de déceptions, d'angoisses.
C'est dire que cet enracinement est aussi à notre portée.

Vivre en profondeur
C'est dire que tout en menant une vie active, nous pouvons vivre en profondeur, nous pouvons avoir cette « vie cachée avec Christ » dont parle l'apôtre. Le plus actif parmi nous n'a-t-il pas de ces moments où, en plein travail ou pendant ses heures de repos, de jour, ou pendant les insomnies, sa pensée vagabonde ?

Nous laissons notre esprit plonger des racines dans des chimères, dans le rêve, dans des aventures imaginaires, dans des projets où notre convoitise, notre désir de succès et de grandeur se donne libre cours, ou au contraire nous ruminons nos déceptions, nos rancoeurs, nos craintes, notre effroi en pensant que nos belles années s'envolent et que déjà vient le soir et l'heure de se coucher pour ne plus se relever. Quoi que nous fassions, nous étendons nos racines, nous vivons en profondeur ; notre légèreté n'est qu'apparente ; la légèreté de l'homme moderne, et en particulier de la jeunesse, n'est qu'un voile qui dissimule mal la nostalgie de vivre d'autre chose que du présent, de plonger nos racines dans une autre terre, d'aller très loin, très profondément, chercher une autre nourriture que celles que nous offre le monde actuel. La vie d'aujourd'hui, si décevante, nous contraint tous à vivre en profondeur, mais où cherchons-nous à nous enraciner : dans la terre sablonneuse et inconsistante de nos rêves et de nos chimères, dans le sol putride et pestilentiel de nos jalousies, de nos haines ? À quoi pensons-nous pendant les veilles de la nuit ? À quoi pensons-nous quand notre esprit s'évade des réalités et des contraintes ? Il n'y a qu'une terre profonde et bonne où notre esprit doit plonger ses racines, où notre imagination vagabonde doit se discipliner à pénétrer, où notre coeur trouvera un aliment à son besoin d'aimer et de vivre : cette terre profonde c'est le Christ, le Christ des Évangiles, le Christ qui a souffert pour nous, le Christ sur la croix, le Christ en gloire, le Christ, Bon Berger, pain vif, source de ma vie.
Christ, « mon Seigneur et mon Dieu », c'est vers toi que je veux porter ma pensée, dès qu'elle peut s'évader au-dessus de l'outil que je manie, du pain que je mange, de la terre à laquelle je suis lié.

Évasion loin du réel ? Non pas ! Mais bien au contraire contemplation de ce qui est plus réel que les choses que nous voyons, choses caduques ; enracinement dans le sol profond de la communion en Christ, qui nous donnera la sève nécessaire pour accomplir notre tâche, vivre notre vie professionnelle, notre vie civique, notre vie de famille, notre vie d'homme, avec la vaillance, le clair regard et l'amour d'un saint Paul.

Pour être forts, « soyez enracinés en lui », nous dit l'apôtre.

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