Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Martyr (suite 2)

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Pendant ce temps Desbots intriguait toujours. Son mauvais coup fait il était allé réclamer la prime de 4.000 livres, arguant de sa connaissance « des choses de la religion en Vivarais » et déclarant que les soldats avaient eu seulement la peine de tendre l'embuscade sur ses propres indications. De Bernage, assez mal disposé envers le prieur importun, écrivit à M. de la Fare pour lui faire part de ces faits. Il signalait en outre que le procès semblait devoir être long. Or les Nouveaux-Convertis pouvaient être tentés de rapprocher ces lenteurs de la rapidité d'un autre jugement important et tout récent : Il mettait en cause le vicaire de Saint-Martin-de-Londres. Ce prêtre avait assassiné son curé. Conduit à Montpellier il fuit bientôt condamné et périt sur la roue dès le 18 février. Il était regrettable que la justice parût moins expéditive pour le pasteur que pour le prêtre.

L'Intendant désireux d'aboutir fit convoquer trois témoins dont les certificats de mariage saisis ici et là avaient révélé les noms. Il ne voulait pas les faire arrêter, espérant sans doute qu'ils se déchargeraient sur le ministre de toutes leurs responsabilités. Ces hommes devaient être conduits par les soldats ayant pris part à l'arrestation, et appelés, eux aussi, à déposer.

Maroger, resté à Montpellier en dépit du danger, tentait alors démarche sur démarche auprès « de personnes influentes » pour obtenir la libération de son collègue. Il reçut des assurances qui lui rendirent espoir; et plusieurs religionnaires promirent de ne pas ménager leur argent pour aboutir.
Sans doute devait-il prévoir une double action. D'une part on écrirait à Paris pour faire intercéder auprès des « Puissances », l'un des ambassadeurs représentant les nations protestantes de l'Europe. D'autre part on essaierait de soudoyer tes gardiens pour obtenir d'eux qu'ils se prêtassent à une tentative d'évasion.

On ne laissait aucun répit au prisonnier. Le dimanche 23 mars il dut subir encore deux interrogatoires, les quatrième et cinquième en six jours. Il affirma n'avoir pas connu Boyer, son jeune ami alors réfugié à Lausanne. Comme on lui fit observer qu'il n'avait pas dit la vérité, il répondit une fois de plus qu'il acceptait de ne rien cacher sur toutes les questions le concernant, mais qu'en conscience il ne pouvait rien dire qui pût compromettre son prochain.
C'est là qu'il faut chercher la raison du caractère de ses déclarations, tantôt rigoureusement exactes, et tantôt, nous l'avons vu maintes fois, absolument tendancieuses. Il ne saurait être question de taxer ici l'accusé de lâcheté, car ses aveux sincères étaient assez courageux et nets pour rendre un magistral témoignage de son énergie; et pour faire peser sur lui, mais sur lui seul, les inculpations auxquelles on ne survivait pas. Et qui donc oserait condamner sa méthode ? On sait assez la rigueur de la justice à cette époque et son arbitraire. Que l'on veuille seulement se reporter à ce que nous avons dit des emprisonnements successifs de 1729 et 1730, tous opérés sans jugements réguliers, sur simples lettres de cachet, et l'on verra où il faut chercher la plus digne des attitudes, chez l'accusateur ou chez le prévenu.

Les tentatives de Maroger furent arrêtées net. Un maladroit - le même sans doute qui avait écrit à La Devèze, s'il faut en. juger d'après les termes identiques des deux lettres - s'avisa de renouveler la proposition déjà faite au commandant militaire et offrit à M. de Bernage une somme importante s'il consentait à laisser échapper Durand. La missive fut déposée dans les bureaux de l'Intendant. Ceux-ci occupaient une partie de son hôtel situé dans l'actuelle rue de l'Ancienne Intendance. Le gouverneur fit immédiatement procéder à des recherches et le pasteur languedocien dut partir au plus vite pour éviter de se voir prendre dans un traquenard.
Les populations huguenotes reprenaient peu à peu espoir devant la lenteur du procès. Elles étaient fières des témoignages qui leur parvenaient de Montpellier.
Leur ministre avait conquis par son attitude l'estime de ses adversaires eux-mêmes. M. de Rosset conservait toujours pour lui les mêmes prévenances. N'avait-il pas été, en voyant sa barbe fort longue, jusqu'à lui offrir de le faire raser en sa présence ? Mais le martyr avait répondu qu'il se souciait peu de ses misères, estimant au surplus son sort enviable, « puisqu'il souffrait pour son Sauveur ». Partout on se préoccupait de lui et l'on n'oubliait pas sa femme et ses enfants sans ressources. On savait que la Cour d'Angleterre, avertie sans doute par les pasteurs de Suisse, avait prié son ambassadeur d'agir en faveur du prisonnier.

Barbe revint à la prison, mais pour s'avouer que cette démarche et les suivantes seraient inutiles. De nouvelles luttes intérieures se préparaient cependant pour le ministre qui, sans en rien avouer, se contenta de répondre que sa situation ne lui laissait pas assez de liberté d'esprit pour soutenir sa cause auprès de l'apostat. Celui-ci, dépité, prit le parti de ne plus retourner aux cachots.

Le lendemain matin 28 mars, Durand comparut à nouveau. Il eut à répondre de la saisie des armes prises sur lui. Mais sur ses trois pistolets, deux étaient vides dans leurs étuis et le dernier seul était chargé. Le pasteur arrêté par le sergent au gué de Vaussèche n'avait pas voulu, en faisant feu, garder sa liberté au prix d'un assassinat.

Les témoins convoqués par l'Intendant partirent du Vivarais par voie d'eau. L'un d'eux se trouvait en effet à peu près incapable de marcher et n'aurait pu se rendre en Languedoc par la route ordinaire. Les autres descendirent le Rhône avec lui. Et le 7 avril, aussitôt arrivés à Montpellier, ils firent leurs dépositions. Simon-Pierre Aulagnet dont nous avons déjà narré les lamentables aventures témoigna contre Durand par lequel il avait été marié. Alexandre Du Tronc, l'infirme, suivit l'exemple de son compagnon. Le pasteur avait tout fait, selon leurs dires, allant les relancer « pour les épouser », et abusant sans scrupules de leur ignorance des ordonnances royales.

Jean-Baptiste Chapelle narra sobrement l'arrestation. Ses indications concordent avec celles du mémoire de Fauriel et le captif se déclara d'accord avec le sergent.




Il est difficile à un homme, même fortement trempé, de rester toujours impassible en face d'une douleur excessive. Durand avait surmonté stoïquement son angoisse. Mais brusquement la crise éclata. Il se voyait seul dans sa prison, passant ses journées et les longs moments d'insomnie à méditer sur son sort. À côté du juge, parfois humain, mais froid et distant, à côté des soldats insouciants ou brutaux, Barbe lui était apparu seul capable de comprendre ses soucis. Il le fit demander par le greffier. L'ancien chapelain ne se le, fit pas répéter et courut bien vite à la citadelle. Il visita Durand consterné mais heureux cependant « de trouver dans son visiteur l'unique personne susceptible, après Dieu, de lui donner quelque consolation ». L'attitude lamentable d'Aulagnet et de Du Tronc lui avait-elle inspiré des craintes soudaines sur la valeur de la foi des populations dont, ils étaient issus et qu'ils avaient si mal représentées ? Ou bien, dans sa solitude, les arguments de l'apostat l'avaient-ils troublé ? Ou, plus vraisemblablement, la crainte « du, jugement de Dieu », devant lequel il s'apprêtait à comparaître, avait-elle bouleversé sa conscience ? Barbe voulut exploiter toutes ces causes de doute et de crainte; mais Durand redevint bientôt lui-même et répondit par un silence hautain aux propositions de son visiteur. Celui-ci reçut presque aussitôt après la réponse à sa lettre du 10 mars par laquelle il demandait la grâce du captif : « Le commerce avec lui est dangereux, lui écrivit-on de Versailles, et sa conversion ne sera jamais que feinte ». Autant valait dire qu'il ne fallait plus compter sur une mesure de clémence. Durand, averti, conclut avec gravité. Il acceptait désormais son sort tragique « et souhaitait que Dieu voulût bien lui faire la grâce de le soutenir jusqu'à la fin ».

C'était le dernier mot du détenu. Il ne se départit plus de cette attitude. En lui la foi austère et ferme de son peuple reprenait tout son pouvoir. Desbots cependant s'agitait toujours. Rentré à Saint-Félix, il signalait le 10 avril que Lespinas avait écrit à son père et bénéficiait donc de complicités certaines à la citadelle. Son coreligionnaire le colporteur Mercier venait en outre d'arriver de l'étranger avec des livres.
Mais tout ceci ne rassurait pas le prêtre:

« Il est devenu si public, disait-il, que je suis cause qu'on a pris Durand, que plusieurs personnes de mes amis m'ont averti ce matin à Vernoux de me tenir sur mes gardes, me conseillant de quitter le pays. Si Monseigneur voulait bien s'intéresser pour moi à la Cour, il lui serait possible de me procurer une pension sur quelque bénéfice de nomination royale, ou un bénéfice. Même, je vous prie de vouloir lui inspirer, en lui exposant le danger où je suis... et vous devez être persuadé que je n'oublierai rien pour vous en témoigner ma reconnaissance... »

Le prieur s'exagérait les dangers de sa situation. En 1745 il était toujours là, poursuivant les religionnaires de sa haine et de ses dénonciations, et témoignant contre le pasteur Desubas, lui aussi martyr pour sa foi.




Revenons à Montpellier. La semaine sainte est arrivée. Barbe tente encore une visite :

« Je trouvai notre ministre inquiet et dépité (sic). Ce n'était plus le Durand doux, modéré et poli, mais l'homme de la plus mauvaise humeur. Il déclamait contre l'Eglise catholique et disait qu'il se sentait puissamment fortifié d'En Haut pour soutenir le combat auquel il allait être exposé ; ajoutant qu'il n'avait plus ces terreurs de conscience qu'il avait auparavant, et que Dieu lui avait fait la grâce de le rassurer contre ses péchés. »

Le prisonnier avait oublié les angoisses des débuts de sa captivité. Il ne se proposait plus d'étudier la « religion romaine », afin de réviser les jugements que des connaissances insuffisantes lui avaient fait jusqu'ici porter sur elle. Il regrettait ces moments de faiblesse où il avait déploré de s'être, par l'exercice de son apostolat, condamné à tant de souffrances. Mieux même, afin de se préparer à la suprême épreuve, il s'était astreint depuis quelques jours à un jeûne partiel qu'il observa plus strictement encore vers la fin de la semaine, ne prenant le matin, du vendredi jusqu'au lundi de Pâques 14 avril, qu'un biscuit trempé dans du vin, et du pain le soir.

Ces jours de fête empêchèrent l'Intendant de faire parvenir à La Devèze le montant de la prime de 4.000 livres promise pour la capture du pasteur. Il s'en excusa et promit de s'acquitter bientôt de son devoir. En effet, dès le mercredi suivant, il envoyait au commandant la somme dite et les indications touchant sa répartition, établies non sans peine puisque tous rivalisaient dans leurs intrigues pour en avoir la plus forte part.

M. de La Devèze recevait 400 livres, « à distribuer aux espions qui avaient été employés en différents temps par ses ordres, pour la capture du ministre ». À Desbots il en était donné 3.000 « pour être par lui remises au dénonciateur qui avait procuré l'arrestation ».
On évitait ainsi de payer ouvertement le prix du sang au prieur qui n'était pas nommé, et les apparences restaient sauves.
Enfin le reliquat de 600 livres était attribué au sergent et aux soldats du détachement partis en avant-garde pendant la nuit tragique.

Lorsque l'Intendant régla cette affaire, il revenait de Nîmes où il était allé accompagner sa fille et son gendre. Tout le monde pensait qu'il prononcerait son jugement au cours de la semaine suivante. Le dénouement ne pouvait plus tarder. Court en fut averti par une lettre d'un ami montpelliérain fort bien informé de la marche du procès, et qui n'attendait rien de bon des événements proches.

Un frère de M. de Rosset était aumônier de la citadelle. Il imagina de revenir avec Barbe vers le prisonnier. On était décidément incapable de le laisser en paix durant ses derniers jours ! Une ultime controverse s'engagea sans que l'accusé fléchît un seul instant. Il s'excusa de s'être senti, au cours des entretiens précédents, insuffisamment en état de répondre, mais, ajouta-t-il, « chaque fois qu'il avait refait en particulier ses réflexions, il en était toujours revenu à sa première persuasion ».

Pourtant il ne restait pas insensible à son malheur et s'en ouvrit à ses deux visiteurs. Mais, visiblement, il dominait maintenant l'épreuve, à force de confiance et de foi. Barbe entra dans le cachot mais sans aucun succès. Le dépit de l'homme transperce dans les réflexions qui clôturent son long récit :

« Il (Durand) m'a fait entendre que s'il n'y avait pas eu contre lui un décret de prise de corps, qui l'obligeait de mener une vie errante et vagabonde dans son pays, il ne se serait pas engagé si avant... Mais enfin, après avoir hésité, dans l'espoir d'une grâce, quand il a vu que toute manoeuvre ne lui servirait de rien, et qu'il a su à quoi s'en tenir, il a eu de nouveau recours à la nécessité et s'en est fait une vertu. Il a repris sa fausse fermeté, qui n'a pour cause que le désespoir, et la pensée que, ne pouvant pas racheter sa vie en changeant de religion, autant lui vaut mourir pour la défense de celle qui l'a fait regarder comme un héros par les siens, et le fera de même considérer comme un martyr après sa mort. Une telle disposition fait horreur à tout bon catholique, mais dans un homme comme Durand, que je crois dans le fond latitudinaire, c'est à dire du sentiment de ceux qui tiennent qu'on peut se sauver indifféremment dans toutes les religions chrétiennes, elle a sa raison. Son orgueil est satisfait. On lira son nom dans le martyrologe 'protestant, et afin de soutenir jusqu'à la fin et de fortifier, la haute opinion qu'on a de lui, je ne doute nullement qu'il n'affecte une force extraordinaire et qu'il ne paraisse avec toute sa fierté, et dans le public, et dans les derniers moments de sa vie. »

Barbe s'était mépris sur les sentiments véritables du prisonnier. Quiconque a lu ses lettres à Court ou à sa femme a compris les raisons profondes de son attitude et doit convenir qu'entre toutes l'orgueil était la dernière. L'homme si humble devant Court, le chrétien qui redoutait en 1726 de ne pas être digne du « Ministère entier » auquel il aspirait, ne peut pas avoir été un condamné uniquement soucieux de sa réputation. Les faits parlent d'eux-mêmes et disent ce qu'il faut rejeter ou retenir de la conclusion du convertisseur apostat.

Les jours se passaient, monotones, dans l'attente de l'issue redoutée. On eut encore à Lausanne une lueur d'espoir lorsqu'on apprit que les démarches tentées auprès de la Cour d'Angleterre avaient abouti, et que son ambassadeur à Versailles avait reçu l'ordre d'intervenir. Mais il devait agir sous le manteau car il eût été dangereux pour la cause à défendre qu'il parût ouvertement.

Toutes ces espérances étaient vaines. Le samedi 19 avril le Procureur dressait son réquisitoire. Ce rigide magistrat, qui avait su se montrer humain dans ses rapports avec le captif, appliquait maintenant d'une manière implacable les ordonnances royales et requérait la peine capitale. Les juges du présidial se réunirent encore le lundi et se firent donner lecture du procès-verbal des interrogatoires et des comparutions. Elle dura trois heures. Il faut remarquer que la justice du XVIIIe siècle ne prévoyait pas pour ceux qu'elle frappait l'assistance d'un défenseur. On était condamné sans pouvoir se faire entendre.

La séance reprit l'après-midi et se prolongea jusqu'au soir. Le lendemain matin, 22 avril 1732, Durand eut à subir les dernières formalités de l'action poursuivie contre lui. Monsieur de Bernage s'était fait transporter à la citadelle et gagna la maison du lieutenant du Roi, située dans le bastion sud-ouest. Il y retrouva M. de Rosset, deux lieutenants, et les six conseillers qui s'étaient déjà réunis la veille. Tous ensemble révisèrent rapidement la procédure puis convoquèrent leur victime pour un dernier interrogatoire. Le pasteur répondit aux questions posées sans s'écarter de ses méthodes habituelles, reconnaissant toutes les charges qui pesaient sur lui, mais n'hésitant pas à déformer les faits lorsqu'il était nécessaire de couvrir ceux qu'une réponse exacte aurait compromis.
M. de Rosset termina l'information

« N'avez-vous pas connu les ordonnances du roi, qui défendent dans le royaume tout exercice de la religion protestante, et aux ministres, prédicants ou proposants, d'y demeurer, de convoquer des assemblées et d'y faire aucunes fonctions ? »
- J'ai eu connaissance de la déclaration du roi de 1724, fit Durand. Mais je n'ai pas cru que les défenses portées par cette déclaration pussent me regarder, parce que l'esprit de cette déclaration était de punir ceux qui pouvaient fomenter des révoltes dans le royaume, contre lesquelles j'ai toujours parlé et prêché. Et je n'ai pas cru d'ailleurs que le Roi eût jamais de lui-même véritablement intention de défendre à ses sujets de prier Dieu suivant les lumières de leurs consciences. »
- Je vous exhorte de dire la vérité.
- Je l'ai dite. »

On invita selon la coutume l'accusé à signer son interrogatoire. Il le fit avec une belle assurance ; le ferme tracé des lettres le prouve autant que la relation qui nous apporte ces détails. « Le greffier Couchonneau fut si étonné et touché, quoiqu'on le condamnât à mort, qu'il ne peut signer lui-même qu'en tremblant et s'empêcher de dire que M. Durand avait plus de courage que lui ».

Le prisonnier fut reconduit dans sa cellule vers dix heures et demie. Le conseil délibéra. Durand était convaincu d'avoir exercé malgré les édits les fonctions du Saint Ministère. Il y allait de la peine capitale. Pourtant trois juges opinèrent seulement pour les galères à perpétuité; mais ce fut en vain. Le prévenu, « atteint d'avoir contrevenu aux déclarations du roi », se voyait condamné « en réparation, à être pendu et étranglé jusqu'à ce que la mort naturelle s'ensuivît, à une potence dressée à cet effet sur l'Esplanade ». Tous ses biens devaient être confisqués, distraction faite du tiers pour sa femme et ses enfants.




Il est onze heures. Le subdélégué, accompagné du greffier, entre dans la prison royale. Durand se dresse : « Apparemment, Monsieur, vous venez me lire ma sentence. » De Rosset acquiesce et fait un signe. Les condamnés doivent entendre leur jugement à genoux. Alors Couchonneau psalmodie l'arrêt de mort. La voix du pasteur suit la sienne. Il prie :

« Loué soit Dieu, voici le jour qui met fin à mes souffrances, et que ce grand Dieu me comblera de, ses plus précieuses grâces en me donnant la félicité bienheureuse ». Mais le martyr reste pourtant l'homme minutieux et précis qu'il a toujours été. Il va expier les crimes dont il est accusé; mais pourquoi les siens, son père, sa belle-mère, sa soeur, son beau-frère, seraient-ils désormais retenus dans leurs geôles d'Aigues-Mortes et de Brescou ? Il se tourne vers le juge. Celui-ci s'est montré humain, il entendra la requête de celui qui va mourir et qui le supplie de demander là l'Intendant la libération de ses parents. Leur détention ne serait désormais plus justifiée. Durand s'enhardit même jusqu'à prier M. de Rosset de le laisser écrire une dernière fois à Anne, là-bas, en terre de refuge. Mais les règlements ne le permettent pas. Le malheureux devra disparaître sans pouvoir adresser à sa compagne ses ultimes recommandations et ses adieux.
Une troisième requête est exaucée. Le pasteur voudrait qu'on lui accordât quelques heures pour se préparer à la mort. On lui en offre six, il se contente de quatre.

Le dernier acte va se jouer. Pendant que les prêtres, avertis de la sentence, se disposent à se rendre auprès du condamné pour en obtenir une abjuration du dernier moment, les troupes sont alertées à la citadelle. Deux compagnies, l'une de maréchaussée et l'autre de milice locale, doivent se tenir prêtes pour garder le lieu de l'exécution. Elles réuniront cent hommes à elles deux. Enfin le bourreau prépare son sinistre appareil.

Les abords de la citadelle étaient alors protégés par un système défensif à la Vauban, comportant un ensemble de fossés dont les uns couraient le long de l'enceinte, tandis que les autres partaient en forme de tête de flèche sur tous les côtés, nord excepté; les deux branches de cette tête de flèche s'appuyant sur les bastions d'angle pour se retrouver en un point situé à cinquante mètres environ devant le milieu de chacune des murailles. Ils s'avançaient donc, à l'ouest, vers Montpellier, et se croisaient là sur une ligne imaginaire allant de la porte actuelle de la forteresse, située sur l'emplacement de l'ancienne, à l'entrée de la rue de Montpellier et, et sensiblement au niveau de la quatrième rangée de platanes plantés aujourd'hui sur l'esplanade, et comptée à partir de la ville.

Un glacis, long talus en pente douce, montait depuis celle-ci jusqu'aux travaux de fortification jadis établis contre elle. Le chemin de la citadelle ne les coupait pas dans leur plus grande longueur. À l'endroit où la voie ferrée court maintenant sous une passerelle, il s'incurvait légèrement, traversait le premier fossé sur un étroit remblai, puis bientôt le second, à peu près au centre du massif marqué depuis quelques années par le monument d'Auguste Comte. À la lisière ouest, en un emplacement sur lequel on peut voir à présent quelques grands mélèzes, il abordait enfin le glacis à son point le plus élevé.
Les exécutions avaient lieu à cet endroit. Le bourreau y dressa la potence. Il pleuvait abondamment depuis le matin. Tout était prêt pour la triste cérémonie.

Durand subissait dans sa cellule l'assaut des convertisseurs. Barbe et l'abbé de Rosset s'étaient fait suivre par MM. Demontis et Joubert, tous deux curés à Montpellier. Trois autres vicaires les accompagnaient. Ils s'avancèrent vers le captif pour lui dire que s'il ne mourait pas catholique, « il était à craindre qu'il ne fut damné ».
Mais ce n'était pas au dernier moment que le condamné allait fléchir. Il répondit avec fermeté « qu'en face des raisons de ces Messieurs, il en avait de meilleures qui l'obligeaient à mourir dans la foi qu'il avait de la vraie religion ».
Puis il reprend sa douceur habituelle et remercie ses visiteurs de leurs bons sentiments à son égard, « allant jusqu'à les prier de l'excuser si, dans les diverses disputes, il s'était un peu échauffé contre eux, et s'il avait manqué de respect à leur caractère. La fermeté de ses sentiments l'avait emporté, mais il les priait de le lui pardonner »... Enfin, calme, il se retire dans un coin de la prison, en leur demandant « d'avoir la charité de le laisser se réconcilier avec son Dieu, et de faire sa paix avec lui. Pour le peu dé temps qu'il lui reste à vivre, on doit avoir la charité de le laisser en repos ».
M. Demontis s'émeut, et sort du cachot. Les autres y restent et le temps passe.

Quatre heures. Dehors la pluie fait rage. Des tambours sont mis auprès du feu, dans le corps de garde. Sur l'esplanade un cordon de troupes se déploie autour de la potence. La foule, malgré l'inclémence de la température, se masse en rangs serrés : « Parapluies et manteaux font un étrange assemblage... » Il y a là presque tous les habitants de Montpellier et jusqu'à des religionnaires venus de loin pour entourer leur frère dans ses derniers moments.

L'exécuteur pénètre dans la prison. Durand va vers lui. Est-ce bien cet homme qui va mettre fin à ses jours ? L'autre répond. Le ministre, sans émotion apparente, s'agenouille et récite un psaume à voix basse. Puis il se relève et se livre au bourreau. On l'affuble d'une veste noire après qu'il a quitté ses habits pour ne conserver que ses vêtements de dessous. Mais encore il demande que les autres soient remis à son père, le vieux prisonnier de Brescou, qui doit en avoir besoin. Il interroge enfin les assistants. Le lieu de l'exécution est-il éloigné ? Mais non, il n'est pas à deux cents pas de là. On lui met la corde au cou, après lui avoir lié les bras.

Le bourreau accepte de laisser le pasteur faire sa prière au pied de l'échafaud, puis sur l'échelle même, lorsque la corde qu'il traîne déjà sera liée au sommet de la potence.
Alors le cortège se met en route. On va des prisons au corps de garde où l'on reprend les tambours laissés auprès du feu. Ainsi pourra-t-on faire couvrir de leur bruit la voix du malheureux, et l'on évitera qu'il ne harangue dans sa course au supplice ses amis dispersés parmi les spectateurs. Douze hommes sont employés à cela. Ils ouvrent la marche. Derrière eux vient le condamné, ayant sa perruque, ses bas et ses souliers; et, le suivant de près, les prêtres dont pourtant l'abbé Joubert s'est séparé, comprenant que sa mission est terminée.

On sort. Un frémissement passe dans la foule. Durand entonne un psaume et les tambours aussitôt détrempés par la pluie ne peuvent étouffer sa voix. Les précautions de M. de Rosset ont été vaines. Les assistants comprennent que le pasteur chante une phrase du psaume XXIII :

Dieu me conduit par sa bonté suprême...

Ils le voient marchant d'un pas ferme et regardant le ciel.
On arrive aux fossés : Alors il reprend le magnifique psaume pénitentiel :

Miséricorde et grâce, ô Dieu des cieux;
Un grand pécheur implore ta clémence.

Encore quelques pas. Il aperçoit tout à coup la potence au sommet du glacis. La pluie redouble. Durand chante toujours; mais à présent la dernière « pause » du psaume CXXX, dont les notes finales, brisées et si poignantes, gardent une expression d'indicible espérance :

Qu'Israël sur Dieu fonde, en tout temps son appui !

Les hommes font le mal, mais ils ne peuvent rien contre l'Éternel :

En Lui la grâce abonde, le secours vient de lui.
De toutes nos offenses, Il nous rachètera.

À cette minute suprême, le condamné entrevoit, bien au-delà de cet horizon étroit, voilà sous la pluie, ses montagnes d'Ardèche, ses Églises, son peuple. Et plus loin encore sa femme qui serre peut-être dans ses bras, en terre de refuge, ses deux petits retrouvés

De toutes nos souffrances, Il nous délivrera.

Maintenant, il est au pied de l'échelle. Il prie. Les prêtres l'interrompent. Il se redresse : « Quelle persécution ! Point de charité, messieurs, pour me laisser mourir en paix ! » Alors, pour être délivré de leurs obsessions, il demande à l'exécuteur de monter, et il le suit sur l'échelle avec un courage intrépide. Un prêtre vient encore l'interrompre. Lui, ne voulant plus parler, fait signe de la tête et d'un pied. Tous les efforts sont inutiles, il mourra de sa religion. Le bourreau finit d'attacher la corde, mais le martyr désire achever sa prière. Quelques instants se passent. Maintenant il se tourne vers l'exécuteur. Il est temps.


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« Tout le monde disait mille bien du jeune héros; et quelques personnes qui voulurent en parler malhonnêtement furent reprises par les officiers. »

Une demi-heure s'était écoulée depuis l'instant fatal. Les tambours n'avaient pas cessé de battre pendant que la victime « mourait sans contorsions ni résistances ». « Jamais on n'avait vu une exécution plus tôt finie. »

Le bourreau reprit le corps, le déchaussa, le traîna sur l'échelle jusqu'à la fosse préparée à soixante pas à peine de la potence, « près de la guérite où il y avait les canons », là où Roussel avait été enterré moins de quatre années auparavant. Sans que personne s'y opposât, des religionnaires montpelliérains enveloppèrent le cadavre d'un suaire de toile blanche. Le pasteur avait eu raison d'espérer malgré tout; les témoignages de fidélité de ses amis s'étaient affirmés jusqu'au bout, jusque devant la mort.

L'Intendant fit parvenir au Cardinal Fleury le procès-verbal de l'exécution : « Durand est mort, disait-il, comme je l'avais prévu, sans se reconnaître et sans aucun repentir ». Et le premier ministre répondit laconiquement : « On ne pouvait guère se dispenser de faire cet exemple ».

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