Pendant ce temps Desbots intriguait toujours.
Son mauvais coup fait il était allé
réclamer la prime de 4.000 livres, arguant
de sa connaissance « des choses de la religion
en Vivarais » et déclarant que les
soldats avaient eu seulement la peine de tendre
l'embuscade sur ses propres indications. De
Bernage, assez mal disposé envers le prieur
importun, écrivit à M. de la Fare
pour lui faire part de ces faits. Il signalait en
outre que le procès semblait devoir
être long. Or les Nouveaux-Convertis
pouvaient
être tentés de rapprocher ces lenteurs
de la rapidité d'un autre jugement important
et tout récent : Il mettait en cause le
vicaire de Saint-Martin-de-Londres. Ce prêtre
avait assassiné son curé. Conduit
à Montpellier il fuit bientôt
condamné et périt sur la roue
dès le 18 février. Il était
regrettable que la justice parût moins
expéditive pour le pasteur que pour le
prêtre.
L'Intendant désireux
d'aboutir fit convoquer trois témoins dont
les certificats de mariage saisis ici et là
avaient révélé les noms. Il ne
voulait pas les faire arrêter,
espérant sans doute qu'ils se
déchargeraient sur le ministre de toutes
leurs responsabilités. Ces hommes devaient
être conduits par les soldats ayant pris part
à l'arrestation, et appelés, eux
aussi, à déposer.
Maroger, resté à
Montpellier en dépit du danger, tentait
alors démarche sur démarche
auprès « de personnes influentes »
pour obtenir la libération de son
collègue. Il reçut des assurances qui
lui rendirent espoir; et plusieurs religionnaires
promirent de ne pas ménager leur argent pour
aboutir.
Sans doute devait-il prévoir
une double action. D'une part on écrirait
à Paris pour faire intercéder
auprès des « Puissances », l'un
des ambassadeurs représentant les nations
protestantes de l'Europe. D'autre part on
essaierait de soudoyer tes gardiens pour obtenir
d'eux qu'ils
se
prêtassent à une tentative
d'évasion.
On ne laissait aucun répit au
prisonnier. Le dimanche 23 mars il dut subir encore
deux interrogatoires, les quatrième et
cinquième en six jours. Il affirma n'avoir
pas connu Boyer, son jeune ami alors
réfugié à Lausanne. Comme on
lui fit observer qu'il n'avait pas dit la
vérité, il répondit une fois
de plus qu'il acceptait de ne rien cacher sur
toutes les questions le concernant, mais qu'en
conscience il ne pouvait rien dire qui pût
compromettre son prochain.
C'est là qu'il faut chercher
la raison du caractère de ses
déclarations, tantôt rigoureusement
exactes, et tantôt, nous l'avons vu maintes
fois, absolument tendancieuses. Il ne saurait
être question de taxer ici l'accusé de
lâcheté, car ses aveux sincères
étaient assez courageux et nets pour rendre
un magistral témoignage de son
énergie; et pour faire peser sur lui, mais
sur lui seul, les inculpations auxquelles on ne
survivait pas. Et qui donc oserait condamner sa
méthode ? On sait assez la rigueur de la
justice à cette époque et son
arbitraire. Que l'on veuille seulement se reporter
à ce que nous avons dit des emprisonnements
successifs de 1729 et 1730, tous
opérés sans jugements
réguliers, sur simples lettres de cachet, et
l'on verra où il faut chercher la plus digne
des attitudes, chez l'accusateur ou chez le
prévenu.
Les tentatives de Maroger furent
arrêtées net. Un maladroit - le
même sans doute qui avait écrit
à La Devèze, s'il faut en. juger
d'après les termes identiques des deux
lettres - s'avisa de renouveler la proposition
déjà faite au commandant militaire et
offrit à M. de Bernage une somme importante
s'il consentait à laisser échapper
Durand. La missive fut déposée dans
les bureaux de l'Intendant. Ceux-ci occupaient une
partie de son hôtel situé dans
l'actuelle rue de l'Ancienne Intendance. Le
gouverneur fit immédiatement procéder
à des recherches et le pasteur languedocien
dut partir au plus vite pour éviter de se
voir prendre dans un traquenard.
Les populations huguenotes
reprenaient peu à peu espoir devant la
lenteur du procès. Elles étaient
fières des témoignages qui leur
parvenaient de Montpellier.
Leur ministre avait conquis par
son
attitude l'estime de ses adversaires
eux-mêmes. M. de Rosset conservait toujours
pour lui les mêmes prévenances.
N'avait-il pas été, en voyant sa
barbe fort longue, jusqu'à lui offrir de le
faire raser en sa présence ? Mais le martyr
avait répondu qu'il se souciait peu de ses
misères, estimant au surplus son sort
enviable, « puisqu'il souffrait pour son
Sauveur ». Partout on se préoccupait de
lui et l'on n'oubliait pas sa femme et ses enfants
sans ressources. On savait que la Cour
d'Angleterre, avertie sans doute par les pasteurs
de Suisse, avait prié son
ambassadeur d'agir en faveur du
prisonnier.
Barbe revint à la prison,
mais pour s'avouer que cette démarche et les
suivantes seraient inutiles. De nouvelles luttes
intérieures se préparaient cependant
pour le ministre qui, sans en rien avouer, se
contenta de répondre que sa situation ne lui
laissait pas assez de liberté d'esprit pour
soutenir sa cause auprès de l'apostat.
Celui-ci, dépité, prit le parti de ne
plus retourner aux cachots.
Le lendemain matin 28 mars,
Durand
comparut à nouveau. Il eut à
répondre de la saisie des armes prises sur
lui. Mais sur ses trois pistolets, deux
étaient vides dans leurs étuis et le
dernier seul était chargé. Le pasteur
arrêté par le sergent au gué de
Vaussèche n'avait pas voulu, en faisant feu,
garder sa liberté au prix d'un
assassinat.
Les témoins convoqués
par l'Intendant partirent du Vivarais par voie
d'eau. L'un d'eux se trouvait en effet à peu
près incapable de marcher et n'aurait pu se
rendre en Languedoc par la route ordinaire. Les
autres descendirent le Rhône avec lui. Et le
7 avril, aussitôt arrivés à
Montpellier, ils firent leurs dépositions.
Simon-Pierre Aulagnet dont nous avons
déjà narré les lamentables
aventures témoigna contre Durand par lequel
il avait été marié. Alexandre
Du Tronc, l'infirme, suivit l'exemple de son
compagnon. Le pasteur avait tout
fait, selon leurs dires, allant les relancer «
pour les épouser », et abusant sans
scrupules de leur ignorance des ordonnances
royales.
Jean-Baptiste Chapelle narra
sobrement l'arrestation. Ses indications concordent
avec celles du mémoire de Fauriel et le
captif se déclara d'accord avec le sergent.
Il est difficile à un homme, même
fortement trempé, de rester toujours
impassible en face d'une douleur excessive. Durand
avait surmonté stoïquement son
angoisse. Mais brusquement la crise éclata.
Il se voyait seul dans sa prison, passant ses
journées et les longs moments d'insomnie
à méditer sur son sort. À
côté du juge, parfois humain, mais
froid et distant, à côté des
soldats insouciants ou brutaux, Barbe lui
était apparu seul capable de comprendre ses
soucis. Il le fit demander par le greffier.
L'ancien chapelain ne se le, fit pas
répéter et courut bien vite à
la citadelle. Il visita Durand consterné
mais heureux cependant « de trouver dans son
visiteur l'unique personne susceptible,
après Dieu, de lui donner quelque
consolation ». L'attitude lamentable
d'Aulagnet et de Du Tronc lui avait-elle
inspiré des craintes soudaines sur la valeur
de la foi des populations dont, ils étaient
issus et qu'ils avaient si mal
représentées ? Ou bien, dans sa
solitude, les arguments de l'apostat l'avaient-ils
troublé ?
Ou, plus vraisemblablement, la crainte « du,
jugement de Dieu », devant lequel il
s'apprêtait à comparaître,
avait-elle bouleversé sa conscience ? Barbe
voulut exploiter toutes ces causes de doute et de
crainte; mais Durand redevint bientôt
lui-même et répondit par un silence
hautain aux propositions de son visiteur. Celui-ci
reçut presque aussitôt après la
réponse à sa lettre du 10 mars par
laquelle il demandait la grâce du captif :
« Le commerce avec lui est dangereux, lui
écrivit-on de Versailles, et sa conversion
ne sera jamais que feinte ». Autant valait
dire qu'il ne fallait plus compter sur une mesure
de clémence. Durand, averti, conclut avec
gravité. Il acceptait désormais son
sort tragique « et souhaitait que Dieu
voulût bien lui faire la grâce de le
soutenir jusqu'à la fin ».
C'était le dernier mot du
détenu. Il ne se départit plus de
cette attitude. En lui la foi austère et
ferme de son peuple reprenait tout son pouvoir.
Desbots cependant s'agitait toujours. Rentré
à Saint-Félix, il signalait le 10
avril que Lespinas avait écrit à son
père et bénéficiait donc de
complicités certaines à la citadelle.
Son coreligionnaire le colporteur Mercier venait en
outre d'arriver de l'étranger avec des
livres.
Mais tout ceci ne rassurait pas
le
prêtre:
« Il est devenu si
public,
disait-il, que je suis cause qu'on a pris Durand,
que plusieurs personnes de mes amis m'ont averti ce
matin à Vernoux de me tenir sur mes gardes,
me conseillant de quitter le
pays. Si Monseigneur voulait bien
s'intéresser pour moi à la Cour, il
lui serait possible de me procurer une pension sur
quelque bénéfice de nomination
royale, ou un bénéfice. Même,
je vous prie de vouloir lui inspirer, en lui
exposant le danger où je suis... et vous
devez être persuadé que je n'oublierai
rien pour vous en témoigner ma
reconnaissance... »
Le prieur s'exagérait les
dangers de sa situation. En 1745 il était
toujours là, poursuivant les religionnaires
de sa haine et de ses dénonciations, et
témoignant contre le pasteur Desubas, lui
aussi martyr pour sa foi.
Revenons à Montpellier. La semaine sainte
est arrivée. Barbe tente encore une visite
:
« Je trouvai notre
ministre
inquiet et dépité (sic). Ce
n'était plus le Durand doux,
modéré et poli, mais l'homme de la
plus mauvaise humeur. Il déclamait contre
l'Eglise catholique et disait qu'il se sentait
puissamment fortifié d'En Haut pour soutenir
le combat auquel il allait être exposé
; ajoutant qu'il n'avait plus ces terreurs de
conscience qu'il avait auparavant, et que Dieu lui
avait fait la grâce de le rassurer contre ses
péchés. »
Le prisonnier avait oublié
les angoisses des débuts de sa
captivité. Il ne se proposait plus
d'étudier la « religion romaine »,
afin de réviser les jugements que des
connaissances insuffisantes lui avaient fait
jusqu'ici porter sur elle. Il regrettait ces
moments de faiblesse où il avait
déploré de s'être, par
l'exercice de son apostolat, condamné
à tant de souffrances. Mieux même,
afin de se préparer à la
suprême épreuve, il
s'était astreint depuis quelques jours
à un jeûne partiel qu'il observa plus
strictement encore vers la fin de la semaine, ne
prenant le matin, du vendredi jusqu'au lundi de
Pâques 14 avril, qu'un biscuit trempé
dans du vin, et du pain le soir.
Ces jours de fête
empêchèrent l'Intendant de faire
parvenir à La Devèze le montant de la
prime de 4.000 livres promise pour la capture du
pasteur. Il s'en excusa et promit de s'acquitter
bientôt de son devoir. En effet, dès
le mercredi suivant, il envoyait au commandant la
somme dite et les indications touchant sa
répartition, établies non sans peine
puisque tous rivalisaient dans leurs intrigues pour
en avoir la plus forte part.
M. de La Devèze recevait 400
livres, « à distribuer aux espions qui
avaient été employés en
différents temps par ses ordres, pour la
capture du ministre ». À Desbots il en
était donné 3.000 « pour
être par lui remises au dénonciateur
qui avait procuré l'arrestation
».
On évitait ainsi de payer
ouvertement le prix du sang au prieur qui
n'était pas nommé, et les apparences
restaient sauves.
Enfin le reliquat de 600 livres
était attribué au sergent et aux
soldats du détachement partis en avant-garde
pendant la nuit tragique.
Lorsque l'Intendant régla
cette affaire, il revenait de
Nîmes où il était allé
accompagner sa fille et son gendre. Tout le monde
pensait qu'il prononcerait son jugement au cours de
la semaine suivante. Le dénouement ne
pouvait plus tarder. Court en fut averti par une
lettre d'un ami montpelliérain fort bien
informé de la marche du procès, et
qui n'attendait rien de bon des
événements proches.
Un frère de M. de Rosset
était aumônier de la citadelle. Il
imagina de revenir avec Barbe vers le prisonnier.
On était décidément incapable
de le laisser en paix durant ses derniers jours !
Une ultime controverse s'engagea sans que
l'accusé fléchît un seul
instant. Il s'excusa de s'être senti, au
cours des entretiens précédents,
insuffisamment en état de répondre,
mais, ajouta-t-il, « chaque fois qu'il avait
refait en particulier ses réflexions, il en
était toujours revenu à sa
première persuasion ».
Pourtant il ne restait pas
insensible à son malheur et s'en ouvrit
à ses deux visiteurs. Mais, visiblement, il
dominait maintenant l'épreuve, à
force de confiance et de foi. Barbe entra dans le
cachot mais sans aucun succès. Le
dépit de l'homme transperce dans les
réflexions qui clôturent son long
récit :
« Il (Durand) m'a fait
entendre que s'il n'y avait pas eu contre lui un
décret de prise de corps, qui l'obligeait de
mener une vie errante et vagabonde dans son pays,
il ne se serait pas engagé si avant... Mais
enfin, après avoir hésité,
dans l'espoir d'une grâce, quand il a vu que
toute manoeuvre ne lui servirait de rien, et qu'il
a su à quoi s'en tenir, il a eu de nouveau
recours à la
nécessité et s'en est fait une vertu.
Il a repris sa fausse fermeté, qui n'a pour
cause que le désespoir, et la pensée
que, ne pouvant pas racheter sa vie en changeant de
religion, autant lui vaut mourir pour la
défense de celle qui l'a fait regarder comme
un héros par les siens, et le fera de
même considérer comme un martyr
après sa mort. Une telle disposition fait
horreur à tout bon catholique, mais dans un
homme comme Durand, que je crois dans le fond
latitudinaire, c'est à dire du sentiment de
ceux qui tiennent qu'on peut se sauver
indifféremment dans toutes les religions
chrétiennes, elle a sa raison. Son orgueil
est satisfait. On lira son nom dans le martyrologe
'protestant, et afin de soutenir jusqu'à la
fin et de fortifier, la haute opinion qu'on a de
lui, je ne doute nullement qu'il n'affecte une
force extraordinaire et qu'il ne paraisse avec
toute sa fierté, et dans le public, et dans
les derniers moments de sa vie.
»
Barbe s'était mépris
sur les sentiments véritables du prisonnier.
Quiconque a lu ses lettres à Court ou
à sa femme a compris les raisons profondes
de son attitude et doit convenir qu'entre toutes
l'orgueil était la dernière. L'homme
si humble devant Court, le chrétien qui
redoutait en 1726 de ne pas être digne du
« Ministère entier » auquel il
aspirait, ne peut pas avoir été un
condamné uniquement soucieux de sa
réputation. Les faits parlent
d'eux-mêmes et disent ce qu'il faut rejeter
ou retenir de la conclusion du convertisseur
apostat.
Les jours se passaient,
monotones,
dans l'attente de l'issue redoutée. On eut
encore à Lausanne une lueur d'espoir
lorsqu'on apprit que les démarches
tentées auprès de la Cour
d'Angleterre avaient abouti, et que son ambassadeur
à Versailles avait reçu l'ordre d'intervenir. Mais
il
devait
agir sous le manteau car il eût
été dangereux pour la cause à
défendre qu'il parût
ouvertement.
Toutes ces espérances
étaient vaines. Le samedi 19 avril le
Procureur dressait son réquisitoire. Ce
rigide magistrat, qui avait su se montrer humain
dans ses rapports avec le captif, appliquait
maintenant d'une manière implacable les
ordonnances royales et requérait la peine
capitale. Les juges du présidial se
réunirent encore le lundi et se firent
donner lecture du procès-verbal des
interrogatoires et des comparutions. Elle dura
trois heures. Il faut remarquer que la justice du
XVIIIe siècle ne prévoyait pas pour
ceux qu'elle frappait l'assistance d'un
défenseur. On était condamné
sans pouvoir se faire entendre.
La séance reprit
l'après-midi et se prolongea jusqu'au soir.
Le lendemain matin, 22 avril 1732, Durand eut
à subir les dernières
formalités de l'action poursuivie contre
lui. Monsieur de Bernage s'était fait
transporter à la citadelle et gagna la
maison du lieutenant du Roi, située dans le
bastion sud-ouest. Il y retrouva M. de Rosset, deux
lieutenants, et les six conseillers qui
s'étaient déjà réunis
la veille. Tous ensemble révisèrent
rapidement la procédure puis
convoquèrent leur victime pour un dernier
interrogatoire. Le pasteur répondit aux
questions posées sans s'écarter de
ses méthodes habituelles, reconnaissant toutes les
charges qui
pesaient
sur lui, mais n'hésitant pas à
déformer les faits lorsqu'il était
nécessaire de couvrir ceux qu'une
réponse exacte aurait compromis.
M. de Rosset termina
l'information
« N'avez-vous pas connu
les
ordonnances du roi, qui défendent dans le
royaume tout exercice de la religion protestante,
et aux ministres, prédicants ou proposants,
d'y demeurer, de convoquer des assemblées et
d'y faire aucunes fonctions ? »
- J'ai eu connaissance
de la
déclaration du roi de 1724, fit Durand. Mais
je n'ai pas cru que les défenses
portées par cette déclaration pussent
me regarder, parce que l'esprit de cette
déclaration était de punir ceux qui
pouvaient fomenter des révoltes dans le
royaume, contre lesquelles j'ai toujours
parlé et prêché. Et je n'ai pas
cru d'ailleurs que le Roi eût jamais de
lui-même véritablement intention de
défendre à ses sujets de prier Dieu
suivant les lumières de leurs consciences.
»
- Je vous exhorte de
dire la
vérité.
- Je l'ai dite.
»
On invita selon la coutume
l'accusé à signer son interrogatoire.
Il le fit avec une belle assurance ; le ferme
tracé des lettres le prouve autant que la
relation qui nous apporte ces détails.
« Le greffier Couchonneau fut si
étonné et touché, quoiqu'on le
condamnât à mort, qu'il ne peut signer
lui-même qu'en tremblant et s'empêcher
de dire que M. Durand avait plus de courage que lui
».
Le prisonnier fut reconduit dans
sa
cellule vers dix heures et demie. Le conseil
délibéra. Durand était
convaincu d'avoir exercé malgré les
édits les fonctions du Saint
Ministère. Il y allait de la peine capitale.
Pourtant trois juges opinèrent seulement
pour les galères à
perpétuité; mais ce fut en vain. Le
prévenu, « atteint d'avoir contrevenu
aux déclarations du roi », se voyait
condamné « en réparation,
à être pendu et étranglé
jusqu'à ce que la mort naturelle
s'ensuivît, à une potence
dressée à cet effet sur l'Esplanade
». Tous ses biens devaient être
confisqués, distraction faite du tiers pour
sa femme et ses enfants.
Il est onze heures. Le
subdélégué, accompagné
du greffier, entre dans la prison royale. Durand se
dresse : « Apparemment, Monsieur, vous venez
me lire ma sentence. » De Rosset acquiesce et
fait un signe. Les condamnés doivent
entendre leur jugement à genoux. Alors
Couchonneau psalmodie l'arrêt de mort. La
voix du pasteur suit la sienne. Il prie
:
« Loué soit Dieu, voici
le jour qui met fin à mes souffrances, et
que ce grand Dieu me comblera de, ses plus
précieuses grâces en me donnant la
félicité bienheureuse ». Mais le
martyr reste pourtant l'homme minutieux et
précis qu'il a toujours été.
Il va expier les crimes dont il est accusé;
mais pourquoi les siens, son père, sa
belle-mère, sa soeur, son beau-frère,
seraient-ils désormais retenus dans leurs
geôles d'Aigues-Mortes et de Brescou ? Il se
tourne vers le juge. Celui-ci s'est montré
humain, il entendra la requête de celui qui va
mourir et
qui le
supplie de demander là l'Intendant la
libération de ses parents. Leur
détention ne serait désormais plus
justifiée. Durand s'enhardit même
jusqu'à prier M. de Rosset de le laisser
écrire une dernière fois à
Anne, là-bas, en terre de refuge. Mais les
règlements ne le permettent pas. Le
malheureux devra disparaître sans pouvoir
adresser à sa compagne ses ultimes
recommandations et ses adieux.
Une troisième requête
est exaucée. Le pasteur voudrait qu'on lui
accordât quelques heures pour se
préparer à la mort. On lui en offre
six, il se contente de quatre.
Le dernier acte va se jouer.
Pendant
que les prêtres, avertis de la sentence, se
disposent à se rendre auprès du
condamné pour en obtenir une abjuration du
dernier moment, les troupes sont alertées
à la citadelle. Deux compagnies, l'une de
maréchaussée et l'autre de milice
locale, doivent se tenir prêtes pour garder
le lieu de l'exécution. Elles
réuniront cent hommes à elles deux.
Enfin le bourreau prépare son sinistre
appareil.
Les abords de la citadelle
étaient alors protégés par un
système défensif à la Vauban,
comportant un ensemble de fossés dont les
uns couraient le long de l'enceinte, tandis que les
autres partaient en forme de tête de
flèche sur tous les côtés, nord
excepté; les deux
branches de cette tête de flèche
s'appuyant sur les bastions d'angle pour se
retrouver en un point situé à
cinquante mètres environ devant le milieu de
chacune des murailles. Ils s'avançaient
donc, à l'ouest, vers Montpellier, et se
croisaient là sur une ligne imaginaire
allant de la porte actuelle de la forteresse,
située sur l'emplacement de l'ancienne,
à l'entrée de la rue de Montpellier
et, et sensiblement au niveau de la
quatrième rangée de platanes
plantés aujourd'hui sur l'esplanade, et
comptée à partir de la
ville.
Un glacis, long talus en pente
douce, montait depuis celle-ci jusqu'aux travaux de
fortification jadis établis contre elle. Le
chemin de la citadelle ne les coupait pas dans leur
plus grande longueur. À l'endroit où
la voie ferrée court maintenant sous une
passerelle, il s'incurvait
légèrement, traversait le premier
fossé sur un étroit remblai, puis
bientôt le second, à peu près
au centre du massif marqué depuis quelques
années par le monument d'Auguste Comte.
À la lisière ouest, en un emplacement
sur lequel on peut voir à présent
quelques grands mélèzes, il abordait
enfin le glacis à son point le plus
élevé.
Les exécutions avaient lieu
à cet endroit. Le bourreau y dressa la
potence. Il pleuvait abondamment depuis le matin.
Tout était prêt pour la triste
cérémonie.
Durand subissait dans sa cellule
l'assaut des convertisseurs. Barbe et l'abbé
de Rosset s'étaient fait suivre par MM.
Demontis et Joubert, tous deux curés
à Montpellier. Trois autres vicaires les
accompagnaient. Ils s'avancèrent vers le
captif pour lui dire que s'il ne mourait pas
catholique, « il était à
craindre qu'il ne fut damné
».
Mais ce n'était pas au
dernier moment que le condamné allait
fléchir. Il répondit avec
fermeté « qu'en face des raisons de ces
Messieurs, il en avait de meilleures qui
l'obligeaient à mourir dans la foi qu'il
avait de la vraie religion ».
Puis il reprend sa douceur
habituelle et remercie ses visiteurs de leurs bons
sentiments à son égard, « allant
jusqu'à les prier de l'excuser si, dans les
diverses disputes, il s'était un peu
échauffé contre eux, et s'il avait
manqué de respect à leur
caractère. La fermeté de ses
sentiments l'avait emporté, mais il les
priait de le lui pardonner »... Enfin, calme,
il se retire dans un coin de la prison, en leur
demandant « d'avoir la charité de le
laisser se réconcilier avec son Dieu, et de
faire sa paix avec lui. Pour le peu dé temps
qu'il lui reste à vivre, on doit avoir la
charité de le laisser en repos
».
M. Demontis s'émeut, et sort
du cachot. Les autres y restent et le temps
passe.
Quatre heures. Dehors la pluie
fait
rage. Des tambours sont mis
auprès du feu, dans le corps de garde. Sur
l'esplanade un cordon de troupes se déploie
autour de la potence. La foule, malgré
l'inclémence de la température, se
masse en rangs serrés : « Parapluies et
manteaux font un étrange assemblage...
» Il y a là presque tous les habitants
de Montpellier et jusqu'à des religionnaires
venus de loin pour entourer leur frère dans
ses derniers moments.
L'exécuteur
pénètre dans la prison. Durand va
vers lui. Est-ce bien cet homme qui va mettre fin
à ses jours ? L'autre répond. Le
ministre, sans émotion apparente,
s'agenouille et récite un psaume à
voix basse. Puis il se relève et se livre au
bourreau. On l'affuble d'une veste noire
après qu'il a quitté ses habits pour
ne conserver que ses vêtements de dessous.
Mais encore il demande que les autres soient remis
à son père, le vieux prisonnier de
Brescou, qui doit en avoir besoin. Il interroge
enfin les assistants. Le lieu de l'exécution
est-il éloigné ? Mais non, il n'est
pas à deux cents pas de là. On lui
met la corde au cou, après lui avoir
lié les bras.
Le bourreau accepte de laisser
le
pasteur faire sa prière au pied de
l'échafaud, puis sur l'échelle
même, lorsque la corde qu'il traîne
déjà sera liée au sommet de la
potence.
Alors le cortège se met en
route. On va des prisons au corps de garde
où l'on reprend les tambours laissés auprès du
feu. Ainsi
pourra-t-on faire couvrir de leur bruit la voix du
malheureux, et l'on évitera qu'il ne
harangue dans sa course au supplice ses amis
dispersés parmi les spectateurs. Douze
hommes sont employés à cela. Ils
ouvrent la marche. Derrière eux vient le
condamné, ayant sa perruque, ses bas et ses
souliers; et, le suivant de près, les
prêtres dont pourtant l'abbé Joubert
s'est séparé, comprenant que sa
mission est terminée.
On sort. Un frémissement
passe dans la foule. Durand entonne un psaume et
les tambours aussitôt détrempés
par la pluie ne peuvent étouffer sa voix.
Les précautions de M. de Rosset ont
été vaines. Les assistants
comprennent que le pasteur chante une phrase du
psaume XXIII :
Dieu me conduit par sa bonté suprême...
Ils le voient marchant d'un pas ferme et
regardant le ciel.
On arrive aux fossés : Alors
il reprend le magnifique psaume pénitentiel
:
Miséricorde et grâce, ô Dieu des cieux;
Un grand pécheur implore ta clémence.
Encore quelques pas. Il aperçoit tout à coup la potence au sommet du glacis. La pluie redouble. Durand chante toujours; mais à présent la dernière « pause » du psaume CXXX, dont les notes finales, brisées et si poignantes, gardent une expression d'indicible espérance :
Qu'Israël sur Dieu fonde, en tout temps son appui !
Les hommes font le mal, mais ils ne peuvent rien contre l'Éternel :
En Lui la grâce abonde, le secours vient de lui.
De toutes nos offenses, Il nous rachètera.
À cette minute suprême, le condamné entrevoit, bien au-delà de cet horizon étroit, voilà sous la pluie, ses montagnes d'Ardèche, ses Églises, son peuple. Et plus loin encore sa femme qui serre peut-être dans ses bras, en terre de refuge, ses deux petits retrouvés
De toutes nos souffrances, Il nous délivrera.
Maintenant, il est au pied de l'échelle. Il prie. Les prêtres l'interrompent. Il se redresse : « Quelle persécution ! Point de charité, messieurs, pour me laisser mourir en paix ! » Alors, pour être délivré de leurs obsessions, il demande à l'exécuteur de monter, et il le suit sur l'échelle avec un courage intrépide. Un prêtre vient encore l'interrompre. Lui, ne voulant plus parler, fait signe de la tête et d'un pied. Tous les efforts sont inutiles, il mourra de sa religion. Le bourreau finit d'attacher la corde, mais le martyr désire achever sa prière. Quelques instants se passent. Maintenant il se tourne vers l'exécuteur. Il est temps.
« Tout le monde disait mille bien du jeune
héros; et quelques personnes qui voulurent
en parler malhonnêtement furent reprises par
les officiers. »
Une demi-heure s'était
écoulée depuis l'instant fatal. Les
tambours n'avaient pas cessé de battre
pendant que la victime « mourait sans
contorsions ni résistances ». «
Jamais on n'avait vu une exécution plus
tôt finie. »
Le bourreau reprit le corps, le
déchaussa, le traîna sur
l'échelle jusqu'à la fosse
préparée à soixante pas
à peine de la potence, « près de
la guérite où il y avait les canons
», là où Roussel avait
été enterré moins de quatre
années auparavant. Sans que personne s'y
opposât, des religionnaires
montpelliérains enveloppèrent le
cadavre d'un suaire de toile blanche. Le pasteur
avait eu raison d'espérer malgré
tout; les témoignages de
fidélité de ses amis s'étaient
affirmés jusqu'au bout, jusque devant la
mort.
L'Intendant fit parvenir au
Cardinal
Fleury le procès-verbal de
l'exécution : « Durand est mort,
disait-il, comme je l'avais prévu, sans se
reconnaître et sans aucun repentir ». Et
le premier ministre répondit laconiquement :
« On ne pouvait guère se dispenser de
faire cet exemple ».
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