Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Martyr (suite)

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Pendant les quelques jours qu'il passa dans l'Ardèche, entre le moment de la prise de son ami et celui de son propre départ pour la Suisse, Fauriel parcourait le pays pour aller aux nouvelles et conférer avec les anciens sur les mesures à prendre en faveur de son malheureux collègue. Il estima bientôt que l'on pourrait envoyer à Montpellier un religionnaire chargé de recueillir des informations sur le sort du captif. On savait en effet déjà qu'il devait être transféré là-bas. L'audacieux émissaire pourrait, le cas échéant, témoigner en sa faveur, sans oublier de lui faire passer en secret quelque argent dont il devait à coup sûr avoir le plus grand besoin.

Un ancien de Saint-Félix-de-Châteauneuf, Lespinas, « procureur » de sa profession, consentit à partir. Il était connu du curé Desbots qu'il avait même menacé comme l'auteur de la récente catastrophe, et il avait en outre collecté pour les Églises. On le savait dans la région. Il ne se mit pas moins courageusement en chemin, mais son départ fut aussitôt dénoncé par le prêtre.

Durand poursuivait toujours sa route, sous la surveillance de M. du Bois de la Ville accompagné d'un autre capitaine, de deux lieutenants, de quatre sergents et de quatre-vingt-seize soldats. Ils s'arrêtèrent successivement à Cruas, puis à Viviers et au, Pont-Saint-Esprit où ils se reposèrent la journée du 26 février avant de repartir pour Valiguières, Nîmes, Lunel et Montpellier. Le martyr avait vu peu à peu s'estomper dans le lointain les crêtes découpées de ses montagnes ardéchoises; et il se sentait maintenant arraché aux lieux qu'il avait parcourus pendant les douze années de son apostolat; éloigné de ses amis, de ces populations qu'il avait servies de toutes ses forces; poussé vers un inéluctable et tragique destin. Il n'avait pas trop de toute sa foi pour dominer l'épreuve mais il y parvint cependant, et les témoignages recueillis par les 'religionnaires auprès des soldats ne laissent aucun doute là-dessus.

Lespinas était arrivé à Nîmes quelques jours avant Durand et son escorte. Il descendit chez « les sieurs Chabrières et Montreynaud, clercs du procureur Ducros », et il y resta pendant une semaine. En même temps Maroger était averti du malheur qui frappait les Églises. En accord avec ses collègues du Languedoc il se rendit à Montpellier, prêt à entreprendre toutes les démarches nécessaires à la libération de son ami dont le cheval noir, détail mélancolique, venait d'être vendu aux enchères à Tournon pour 36 livres et 10 sols.
À Montpellier on se réjouissait de la réponse du Cardinal Fleury :

« Il n'y a, Monsieur, avait-il dit à l'Intendant, rien de plus important que cette capture... et. il faut espérer qu'on s'en apercevra dans la suite dans vos cantons... L'exemple que vous en ferez contiendra vraisemblablement les fanatiques qu'il entretenait dans leurs faux principes... »

Mais, à Genève, Duvilard venait d'apprendre avec une indicible émotion la funeste nouvelle :

« C'est avec les larmes aux yeux que je vous fait part de la prise de votre ami, écrivit-il le 26 février à Court. Dieu veuille le soutenir dans ses afflictions. je vous laisse le soin, si vous le trouvez à propos, de l'apprendre à son épouse ; pour moi, je ne saurais m'y résoudre. »

Le réorganisateur des Églises, l'ancien lutteur du Languedoc, dut frémir en recevant ce pli. Avec Durand il perdait l'un de ses meilleurs collaborateurs, le chef incontesté des Églises du Vivarais. Il ne put se décider immédiatement à prévenir Anne et attendit de s'y voir contraint par les circonstances.

Le samedi 1er mars le captif et ses gardiens parvinrent à Montpellier. On établit le relevé des frais de voyage, dans lesquels la nourriture du ministre et celle du cheval loué pour son transport figuraient toutes deux pour la même somme de neuf livres. Les ordonnances mettaient alors les prisonniers au dur régime du pain et de l'eau.
L'escorte s'en retourna vers Tournon, et Durand fut enfermé dans les geôles royales en attendant son procès.

L'auteur a vu, aux archives de la chefferie du Génie à Montpellier, les plans de la citadelle et des cachots. La vieille forteresse avait été construite en 1628 après les guerres de religion. Louis XIII avait mis le siège devant la ville et s'en était emparé, puis il en avait détruit les remparts. Pour la tenir définitivement en respect, il fit bâtir la citadelle, dont l'enceinte seule subsiste aujourd'hui. À l'intérieur, on voyait au XVIIIe siècle une sorte de parapet en terre derrière lequel s'élevaient trois longues constructions' à un étage, occupant sensiblement l'emplacement de celles qui les remplacent aujourd'hui en entourant la grande cour sur trois côtés. Les prisons, qui formaient un bâtiment indépendant, étaient souterraines et situées à l'entrée du bastion nord-ouest. Leur emplacement était proche de celui de la cantine actuelle. Rien n'en a subsisté, puisque tout a disparu avec le parapet sous lequel elles étaient creusées et qui fut détruit vers le milieu du siècle dernier. Elles étaient constituées par une succession de trois salles aménagées bout à bout, dont la première était à ciel ouvert, la dernière recevant un peu de lumière par un étroit soupirail percé dans la paroi du fond. À droite et à gauche, dans chacun des deux premiers locaux, une porte donnait accès à une cellule voûtée, longue de 4 mètres, large de 2 m. 50, haute de 3 m. 50 en haut du cintre. Ces quatre petits cachots n'avaient naturellement pas de fenêtres, en, raison de leur disposition souterraine et la clarté n'y pouvait filtrer que par un judas pratiqué au-dessus de leurs portes. Or celles-ci donnaient, pour les deux premières, sur la salle d'entrée déjà sombre, et, pour les deux autres, sur la salle médiane encore plus obscure puisque dépourvue de tout orifice communiquant avec l'extérieur. Il fallait donc vivre là dans des ténèbres à peu près complètes et dans une atmosphère jamais renouvelée, infectée au surplus par l'absence d'installation permettant l'élimination d'innommables déchets.



Plan de la citadelle de Montpellier où fut emprisonné et exécuté Pierre Durand
La citadelle et l'esplanade de Montpellier d'après un plan datant de 1742
Le trait plein indique le tracé actuel, le tracé en pointillé figurant l'emplacement primitif des fossés, murailles et bâtiments
(Cliché du Dr L. Perrier)

L'humidité était terrible dans ces réduits souterrains et le froid vif encore. La température est souvent rigoureuse en Languedoc pendant le mois de mars.




Désormais plusieurs actions vont se poursuivre simultanément. En même temps que la procédure habituelle sera suivie pour l'instruction du procès, des tentatives désespérées seront faites par les religionnaires pour délivrer leur pasteur. Le 3 mars Lespinas, arrivé à Nîmes avec ses deux compagnons, descendait à l'auberge. Mais il ne put tenter grand chose en faveur de son ami. 11 allait d'ailleurs être bientôt dénoncé par le curé Desbots. Celui-ci avait appris que La Devèze proposait d'attribuer la prime de 4,000 livres à M. de la Chambardière seul. Se voyant frustré de la somme sur laquelle il comptait, il se mit aussitôt en route pour aller intriguer auprès de l'Intendant.

Durand reçut au début de mars la première visite du convertisseur Barbe, qui tenta d'obtenir son abjuration. Cet homme avait son histoire : il était l'ancien chapelain de Son Excellence M. Hop, ambassadeur de Hollande en France.

Les protestants parisiens se rendaient volontiers à la chapelle de la légation pour suivre le culte dominical, célébré selon la tradition réformée. C'est ainsi que notre personnage se trouvait être très au courant des affaires de « la Religion » dans notre pays, malgré les difficultés causées par sa grande ignorance de notre langue.

À la suite d'un sermon trop libre il perdit la confiance de son maître et des fidèles, et il dut bientôt s'exiler en Angleterre. Il revint ensuite en France où il abjura, sans qu'on puisse savoir s'il alla jusqu'à devenir prêtre. Sa connaissance de la situation des persécutés et l'influence qu'il tenait auprès d'eux en raison de son ancienne charge à l'ambassade, incitèrent le cardinal Fleury à le prendre comme son agent secret. Sous le faux nom d'Herrar il fut envoyé en mission en Languedoc où l'on redoutait toujours l'effervescence des populations. Dès qu'il apprit la capture de Durand il conçut le projet de le faire apostasier. Il était en effet sans grandes ressources et pensait qu'un tel exploit, en le mettant infailliblement en vedette, assurerait enfin pour lui un avenir jusque-là bien incertain. Lorsque l'ex-chapelain rencontra le détenu pour la première fois, il était accompagné du major et de son lieutenant. Tous deux assistèrent à l'entretien. Les relations protestantes, très exactement informées, signalent qu'à ce moment Durand était dans un cachot habitable. Ces diverses indications coïncident. Pour que trois hommes aient pu trouver place auprès du ministre, il fallait que celui-ci fût logé dans l'une des deux grandes salles de la prison. Malheureusement il n'y resta pas et bientôt on le relégua dans l'un des quatre sinistres petits caveaux. Nous avons dit quelles pouvaient y être les conditions d'existence; mais nous savons au surplus qu'aucun adoucissement n'y fut apporté. Le malheureux dut passer ses journées accroupi sur une paillasse, sans draps ni couvertures, souffrant de la vermine et de la malpropreté.

Barbe entreprit ce jour-là, dans le langage scolastique de l'époque, de convaincre le captif de la vérité catholique et de la supériorité de l'Eglise romaine sur les autres. L'apostat nous a laissé de ces entretiens un long rapport qu'il voulait faire publier. Il l'envoya dans ce but au cardinal Fleury qui ne jugea pas ce fastidieux commentaire digne de l'impression. Il figure aux Archives de l'Ancienne Intendance avec les autres pièces du procès. Il avait été d'ailleurs rédigé par un tiers, sous la dictée de l'ancien chapelain incapable d'écrire lui-même correctement.

Il faut donc croire qu'il y a dans ces récits une forte part d'exagération. Mais il est vraisemblable qu'ils ne sont pas faux en tous points lorsqu'ils font allusion aux attitudes successives du prisonnier. Celui-ci passait, et pour cause, par des luttes intérieures qui provoquèrent en lui des états de dépression bien compréhensibles. Barbe ne manqua pas de les signaler non sans devoir convenir aussi des redressements héroïques; dans lesquels il ne sut ou ne voulut pas voir plus « que les conséquences de l'orgueil et de l'amour-propre piqués au vif.

Une seconde visite eut lieu bientôt après. Sans se départir du style ennuyeux de la controverse du XVIIIe siècle, elle relate les discussions qui roulèrent cette fois sur l'autorité de l'Écriture et le droit à l'examen. Le ministre répondait avec bon sens et fermeté : Barbe dut avouer que sa vivacité d'esprit était grande et ses connaissances très réelles.

Après son transfert de la salle au cachot Durand demeura seul avec l'ancien chapelain, le major s'étant dispensé d'assister plus longuement aux conversations, qui reprirent le 10 mars. Divers détails ne laissent aucun, doute sur l'anxiété qui étreignait alors le prisonnier. Avait-elle été avivée par les conditions nouvelles de sa captivité ? Quand on reste des heures entières dans l'obscurité, il est difficile de ne pas se laisser gagner par le désespoir. Le pasteur allait à la mort et ne pouvait conserver aucune illusion. Mais il ne s'était encore agi que de lui ! Sa famille était dispersée, brisée : sa femme était sans ressources à Lausanne, et ses enfants en Ardèche, à la merci d'une descente de police. C'en était trop. Lorsque le convertisseur fut entré dans la geôle immonde, Durand ne parvint plus à se contenir et pleura.

Pourtant il n'était pas abandonné de ses amis. Combien de témoignages d'affection parvenaient alors à sa compagne ! L'exilée, maintenant avertie par Court, avait surmonté sa trop grande sensibilité. L'éternelle inquiète s'était montrée héroïque devant l'épreuve. Isabeau Corteiz, elle aussi accablée de soucis, voulait écrire à son amie dans l'infortune. À Zurich où elle s'était réfugiée, tous déploraient le malheur, et dans les Cévennes son mari, l'intrépide ouvrier, demandait que l'on priât pour le détenu. Fauriel avait recueilli avant son départ pour la Suisse (début de mars 1732) tous les détails concernant le récit de la capture de son maître. Dans ses lettres il en avait fait part à Claris, en Languedoc, puis à ses amis du Refuge qu'il allait bientôt rejoindre. En Vivarais les populations étaient désolées. Le jeune prédicant Duvernet, reçu « au rang des proposants » deux années avant, et qui devait mourir tragiquement à la tâche en 1739, écrivit à son ami Jacques Boyer :

« L'affliction de nos Églises est donc bien grande... Les voies de Dieu ne sont pas nos voies, et ses pensées ne sont pas nos pensées ... Peut-être qu'Il veut s'en servir pour le bien de son Eglise ... je n'ai pas besoin, mon cher frère, ne vous exhorter à mettre tout en oeuvre pour fortifier ou pour consoler Mademoiselle son épouse, ni de vous solliciter à prier Dieu pour lui... Plût à Dieu que je fusse capable de faire quelque autre chose pour sa délivrance. Quand il s'agirait d'aller au bout de ce monde, je ne m'y épargnerais pas. Ce Dieu de consolation et ce père de miséricorde veuille aussi consoler sa chère épouse dans sa grande affliction ! je puis franchement vous dire qu'elle ne m'empêche pas de travailler avec la même ardeur pour remplir les devoirs de la vocation à laquelle le Seigneur a voulu m'appeler, tant qu'il lui plaira de me conserver en vie.

« Au sujet de Madame Durand, je ne doute pas que toutes les Églises ne soient portées à reconnaître les services que Monsieur son mari leur a rendus, et pour mon particulier, vous pouvez l'assurer que tout ce qui dépendra de moi lui sera offert, et que je me retrancherais plutôt d'une partie de ce qui m'est nécessaire pour lui rendre service et à ses enfants. J'ai des obligations trop grandes à Monsieur Durand, j'ai eu et j'ai encore trop d'amour pour lui pour ne pas aller au devant de tout ce qui peut faire plaisir aux personnes qui lui appartiennent... »

Un ami de Court écrivit à Montpellier, à quelque sûr collaborateur, et le pria de faire savoir au captif qu'il s'occupait de sa femme et de ses enfants. Cet homme charitable doutait que ces rassurantes nouvelles pussent parvenir jusqu'à la prison, mais il se trompait. Les protestants connurent très vite les moindres détails de la vie du pasteur, sans doute par les soldats chargés de le garder et dont quelques-uns étaient peut-être religionnaires et complices de leur frère dans la foi.

Un autre ami de Durand essaya vers la même époque d'attendrir La Devèze et lui demanda de laisser échapper sa victime moyennant une forte somme d'argent. Bien que la supplique fut signée au nom « des protestants du Vivarais », il n'est pas douteux qu'elle fût L'oeuvre d'un particulier plus riche de bon vouloir que d'habileté. Duvernet dit expressément qu'elle fut rédigée, puis envoyée hors de toute approbation des prédicants et des anciens. Le placet soulignait le loyalisme du jeune ministre et tentait d'émouvoir le commandant en arguant de la misère qui ne manquerait pas d'accabler la femme et les enfants du captif s'ils étaient privés pour toujours de lui.

La tentative était trop grossière. La Devèze qui l'apprit à son retour de Privas où nous l'avons vu le 10 mars, se contenta de sourire et d'en faire part à l'Intendant, avec quelques réflexions ironiques. En Même temps il renouvelait ses propositions précédentes et demandait que l'on attribuât la prime de 4.000 livres aux soldats et aux dénonciateurs, à l'exclusion du curé Desbot « qui n'avait pas tout fait ». On sait comment le prêtre s'en fut défendre à Montpellier ses intérêts compromis ! Un mémoire accompagnait enfin le pli du commandant, indiquant les divers points sur lesquels il fallait interroger le ministre, et mentionnant ses lieux de refuge et ses auxiliaires présumés, Car on préparait tout pour le procès. L'autorisation de l'instruire « en dernier ressort » était maintenant accordée à l'Intendant par le Conseil royal. Le subdélégué de Valence, Chaix, envoya bientôt une note sur les passages de Durand dans sa région et particulièrement à Beaumont où le nommé Pouchoulin était accusé d'avoir collecté pour lui.

Le dimanche 16 mars M. de Rosset, juge au présidial, recevait l'ordre de commencer l'action judiciaire. Lespinas était alors à Montpellier et Desbots aussi. Une lettre de M. de Combettes renouvelait la dénonciation déjà portée par le prieur contre l' « ancien » de Saint-Félix, dont il donnait en outre le signalement. De son côté, La Devèze recevait de l'intendance l'ordre d'opérer une perquisition chez Fumant, du Bravais près de Vernoux, où l'on pensait que se trouvaient les papiers de Durand. Reprenant la vieille accusation sans cesse portée contre les Réformés, De Bernage espérait obtenir ainsi des renseignements sur les prédicants, et « sur les procédés des protestants des pays étrangers pour soutenir une espèce d'Eglise en Vivarais ». Dans l'esprit des grands de l'époque, les huguenots étaient à la solde de l'étranger. On sait ce qu'il faut penser de cette assertion.

Le lendemain Barbe prit de nouveau le chemin de la prison et reçut du captif quelques renseignements sur sa vocation. Le martyr esquissa sans doute le> système de défense qu'il devait employer dans la 'suite. Il affirma n'avoir pris le Désert qu'après le décret de prise de corps rendu contre lui en mai 1719. Ainsi ce jugement était donné par lui comme la cause de tout le mal. Il reconnut aussi « n'avoir jamais lu, que des livres protestants ». Cette affirmation de Barbe est infirmée par la seule liste des ouvrages trouvés dans les bagages du pasteur lors de son arrestation, ou cités par lui dans sa correspondance. Mais comment l'ancien chapelain aurait-il loyalement reproduit un entretien qu'il avait intérêt à déformer dans des buts d'apologétique catholique avoués ? Il déclara, à la fin du compte-rendu de la visite, que le prisonnier « lui demanda s'il pensait qu'on pût lui faire grâce ». Sans doute était-il instruit des mesures tramées contre lui.

Que se passa-t-il pour que l'apostat retrouvât Durand le 16 mars dans un état de confiance et de sérénité tel que ses exhortations ne trouvèrent plus le moindre écho ? Il avait une semaine avant intercédé auprès des Puissances en faveur du prévenu pour lequel il demandait la vie, se flattant sans doute d'obtenir à ce prix sa conversion tant désirée. Or il rencontrait maintenant un adversaire complètement changé, ferme et fier, affirmant « qu'il avait fait sa paix avec Dieu et qu'il voulait se préparer à la mort ».

Un fait important avait, croyons-nous, contribué à provoquer ce revirement. Une lettre non datée, mais que son classement dans les registres de la correspondance de Court indique comme antérieure au 26 mars, nous apprend que le martyr avait été averti dans les termes les plus rassurants des démarches entreprises en faveur des membres de sa famille, de sa femme et de ses enfants. On lui rendait espoir à leur sujet, et cet avis dut être, pour le prisonnier aux prises avec les pires tortures morales, une raison de confiance et de joie. Nous n'hésitons pas à croire qu'elle lui parvint avant la visite de l'apostat.

Le lundi 17 mars, à deux heures de l'après-midi, les interrogatoires commencèrent. Le juge, M. de Rosset, attendait l'accusé dans la salle d'audience du bâtiment fermant la cour du côté sud. Celui-ci n'avait, comme les deux autres, qu'un étage seulement, au moins sur ses extrémités, car sa partie centrale était occupée par une chapelle couronnée par un campanile supportant trois cloches.

Le pasteur devait donc traverser la cour pour aller de sa prison jusqu'au local occupé au rez-de-chaussée par son juge. C'est là qu'avaient lieu les interrogatoires. Mais il fallait franchir, avant d'entrer, un long couloir à arcades courant tout le long de la bâtisse, face à la cour, et dans lequel s'ouvrait la salle. Souvent le juge faisait les cent pas sous ces voûtes, afin d'accorder un peu de répit au prisonnier qui, gardé par un détachement de fantassins en armes, respirait ainsi quelques minutes l'air pur dont il était généralement privé.

Ces détails, fournis à Court par des relations protestantes, concordent absolument, quant à la situation des locaux, avec les plans des archives de la Chefferie, cités plus haut. Les religionnaires étaient sur ce point comme sur les autres très exactement informés.
La comparaison de leurs écrits avec les pièces officielles du procès et le mémoire de Barbe en est une nouvelle preuve absolument péremptoire.

Durand eut le premier jour à répondre aux questions de M. de Rosset. Le greffier Couchonneau, consignait aussitôt la conversation. Le prévenu affirma là encore que son ministère datait seulement du décret rendu contre lui à la suite de l'affaire du Navalet. Car il aurait, en avouant les rapports qui l'unissaient à Roger entre 1716 et 1719, laissé peser sur son père les charges les plus graves puisqu'il n'avait pas cessé de demeurer chez lui pendant cette époque.

Dans le même ordre d'idées il déclara « ne pas se croire obligé de répondre sur des faits qui intéressaient son prochain malgré le serment fait à Dieu de dire toute la vérité, et prêté selon l'usage avant l'interrogatoire ». « Ce n'est qu'ainsi qu'il y avait consenti se sentant au surplus en disposition de, répondre sur tous les points qui le concernaient ». Il insista sur le rôle qu'il avait joué contre les prophètes, et sur celui pris jadis par Roger dans l'éveil de sa vocation. Il se défendit d'avoir vendu lui-même des livres interdits. Quand au colporteur Mercier, ou « Petit-Louis », « il ne l'avait jamais employé à porter de tels ouvrages ».

On recourut bientôt pour la poursuite de l'interrogatoire à des dossiers de procès antérieurs et l'on questionna le pasteur sur ses relations avec Pierre Rouvier. Il fit mention de sa parenté avec le galérien pour la foi, mais il déclara qu'il ne connaissait aucun homme de ce nom qui se fût rendu à Lausanne. Sans doute voulait-il couvrir son parent d'une accusation de rapports avec les puissances étrangères. Il affirma de même qu'Isabeau Sautel avait expulsé sa fille dès qu'elle avait appris son mariage. Ne fallait-il pas éviter toute charge nouvelle à l'aïeule reléguée dans la sinistre tour de Constance ? Puis, il se défendit encore d'être allé lui-même en Suisse. Nous pouvons en deviner la raison.

On lui présenta les objets saisis sur lui. Il les reconnut tous mais il signala l'absence « d'une paire de boutons de manches en argent et d'un couvercle de. pipe en même métal ». C'en fut assez pour ce jour-là et il regagna son cachot.

Ses déclarations, relatives à Mercier, dit Petit-Louis, n'empêchèrent pas que. l'on eût sur ce dernier les plus, violents soupçons. Il était considéré depuis longtemps comme suspect. Lespinas n'avait. pas. meilleure réputation. Il logeait alors depuis quelques jours dans son, auberge et affirmait à qui voulait l'entendre que des, affaires testamentaires l'avaient seules conduit à Montpellier. Mais le cupide Desbots qui venait d'y arriver lui. aussi savait les raisons. véritables de ce voyage et ne se fit pas faute de les signaler à l'Intendance. Le soir de l'interrogatoire une descente de police s'emparait du greffier de Saint-Félix, reconnu dans la journée par son, adversaire. Il fut aussitôt enfermé à la citadelle sans qu'aucune communication lui fût possible avec le pasteur dont il partageait désormais la captivité.

Le lendemain Durand comparut à nouveau devant son juge. Il nia formellement avoir jamais eu de relations avec son, vieux père après 1719, sauf cependant en 1721. Alors il avait passé quelques heures à la maison du Bouchet « pour se faire habiller ». Puis on traita de ses rapports avec les autres membres de sa famille et les habitants des lieux il s'était abrité. On comprend toute la réserve que lui inspirait la crainte de compromettre des. amis; et la raison de ses négations systématiques opposées aux interrogations de M. de Rosset.

Vers cinq heures du soir on le mit en présence de Lespinas, mais l'un et l'autre convinrent seulement de s'être vus « quelque part dans une assemblée, sans pouvoir préciser davantage ».

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