Pendant les quelques jours qu'il passa dans
l'Ardèche, entre le moment de la prise de
son ami et celui de son propre départ pour
la Suisse, Fauriel parcourait le pays pour aller
aux nouvelles et conférer avec les anciens
sur les mesures à prendre en faveur de son
malheureux collègue. Il estima bientôt
que l'on pourrait envoyer à Montpellier un
religionnaire chargé de recueillir des
informations sur le sort du captif. On savait en
effet déjà qu'il devait être
transféré là-bas. L'audacieux
émissaire pourrait, le cas
échéant, témoigner en sa
faveur, sans oublier de lui faire passer en secret
quelque argent dont il devait à coup
sûr avoir le plus grand besoin.
Un ancien de
Saint-Félix-de-Châteauneuf, Lespinas,
« procureur » de sa profession, consentit
à partir. Il était connu du
curé Desbots qu'il avait même
menacé comme l'auteur de la récente
catastrophe, et il avait en outre collecté
pour les Églises. On le savait dans la
région. Il ne se mit pas moins
courageusement en chemin, mais son départ
fut aussitôt dénoncé par le
prêtre.
Durand poursuivait toujours sa
route, sous la surveillance de M. du Bois de la
Ville accompagné d'un autre capitaine, de
deux lieutenants, de quatre sergents et de
quatre-vingt-seize soldats. Ils
s'arrêtèrent successivement à
Cruas, puis à Viviers et au,
Pont-Saint-Esprit où ils se
reposèrent la journée du 26
février avant de repartir pour
Valiguières, Nîmes, Lunel et
Montpellier. Le martyr avait vu peu à peu
s'estomper dans le lointain les crêtes
découpées de ses montagnes
ardéchoises; et il se sentait maintenant
arraché aux lieux qu'il avait parcourus
pendant les douze années de son apostolat;
éloigné de ses amis, de ces
populations qu'il avait servies de toutes ses
forces; poussé vers un inéluctable et
tragique destin. Il n'avait pas trop de toute sa
foi pour dominer l'épreuve mais il y parvint
cependant, et les témoignages recueillis par
les 'religionnaires auprès des soldats ne
laissent aucun doute là-dessus.
Lespinas était arrivé
à Nîmes quelques jours avant Durand et son
escorte. Il
descendit chez « les sieurs Chabrières
et Montreynaud, clercs du procureur Ducros »,
et il y resta pendant une semaine. En même
temps Maroger était averti du malheur qui
frappait les Églises. En accord avec ses
collègues du Languedoc il se rendit à
Montpellier, prêt à entreprendre
toutes les démarches nécessaires
à la libération de son ami dont le
cheval noir, détail mélancolique,
venait d'être vendu aux enchères
à Tournon pour 36 livres et 10
sols.
À Montpellier on se
réjouissait de la réponse du Cardinal
Fleury :
« Il n'y a, Monsieur,
avait-il dit à l'Intendant, rien de plus
important que cette capture... et. il faut
espérer qu'on s'en apercevra dans la suite
dans vos cantons... L'exemple que vous en ferez
contiendra vraisemblablement les fanatiques qu'il
entretenait dans leurs faux principes...
»
Mais, à Genève,
Duvilard venait d'apprendre avec une indicible
émotion la funeste nouvelle :
« C'est avec les larmes
aux
yeux que je vous fait part de la prise de votre
ami, écrivit-il le 26 février
à Court. Dieu veuille le soutenir dans ses
afflictions. je vous laisse le soin, si vous le
trouvez à propos, de l'apprendre à
son épouse ; pour moi, je ne saurais m'y
résoudre. »
Le réorganisateur des
Églises, l'ancien lutteur du Languedoc, dut
frémir en recevant ce pli. Avec Durand il
perdait l'un de ses meilleurs collaborateurs, le
chef incontesté des Églises du
Vivarais. Il ne put se décider
immédiatement à prévenir Anne
et attendit de s'y voir contraint par les
circonstances.
Le samedi 1er mars le captif et
ses
gardiens parvinrent à Montpellier. On
établit le relevé des frais de
voyage, dans lesquels la nourriture du ministre et
celle du cheval loué pour son transport
figuraient toutes deux pour la même somme de
neuf livres. Les ordonnances mettaient alors les
prisonniers au dur régime du pain et de
l'eau.
L'escorte s'en retourna vers
Tournon, et Durand fut enfermé dans les
geôles royales en attendant son
procès.
L'auteur a vu, aux archives de
la
chefferie du Génie à Montpellier, les
plans de la citadelle et des cachots. La vieille
forteresse avait été construite en
1628 après les guerres de religion. Louis
XIII avait mis le siège devant la ville et
s'en était emparé, puis il en avait
détruit les remparts. Pour la tenir
définitivement en respect, il fit
bâtir la citadelle, dont l'enceinte seule
subsiste aujourd'hui. À l'intérieur,
on voyait au XVIIIe siècle une sorte de
parapet en terre derrière lequel
s'élevaient trois longues constructions'
à un étage, occupant sensiblement
l'emplacement de celles qui les remplacent
aujourd'hui en entourant la grande cour sur trois
côtés. Les prisons, qui formaient un
bâtiment indépendant, étaient
souterraines et situées à
l'entrée du bastion nord-ouest. Leur emplacement
était proche
de celui de la cantine actuelle. Rien n'en a
subsisté, puisque tout a disparu avec le
parapet sous lequel elles étaient
creusées et qui fut détruit vers le
milieu du siècle dernier. Elles
étaient constituées par une
succession de trois salles aménagées
bout à bout, dont la première
était à ciel ouvert, la
dernière recevant un peu de lumière
par un étroit soupirail percé dans la
paroi du fond. À droite et à gauche,
dans chacun des deux premiers locaux, une porte
donnait accès à une cellule
voûtée, longue de 4 mètres,
large de 2 m. 50, haute de 3 m. 50 en haut du
cintre. Ces quatre petits cachots n'avaient
naturellement pas de fenêtres, en, raison de
leur disposition souterraine et la clarté
n'y pouvait filtrer que par un judas
pratiqué au-dessus de leurs portes. Or
celles-ci donnaient, pour les deux
premières, sur la salle d'entrée
déjà sombre, et, pour les deux
autres, sur la salle médiane encore plus
obscure puisque dépourvue de tout orifice
communiquant avec l'extérieur. Il fallait
donc vivre là dans des
ténèbres à peu près
complètes et dans une atmosphère
jamais renouvelée, infectée au
surplus par l'absence d'installation permettant
l'élimination d'innommables déchets.
L'humidité était terrible dans ces réduits souterrains et le froid vif encore. La température est souvent rigoureuse en Languedoc pendant le mois de mars.
Désormais plusieurs actions vont se
poursuivre simultanément. En même
temps que la procédure habituelle sera
suivie pour l'instruction du procès, des
tentatives désespérées seront
faites par les religionnaires pour délivrer
leur pasteur. Le 3 mars Lespinas, arrivé
à Nîmes avec ses deux compagnons,
descendait à l'auberge. Mais il ne put
tenter grand chose en faveur de son ami. 11 allait
d'ailleurs être bientôt
dénoncé par le curé Desbots.
Celui-ci avait appris que La Devèze
proposait d'attribuer la prime de 4,000 livres
à M. de la Chambardière seul. Se
voyant frustré de la somme sur laquelle il
comptait, il se mit aussitôt en route pour
aller intriguer auprès de
l'Intendant.
Durand reçut au début
de mars la première visite du convertisseur
Barbe, qui tenta d'obtenir son abjuration. Cet
homme avait son histoire : il était l'ancien
chapelain de Son Excellence M. Hop, ambassadeur de
Hollande en France.
Les protestants parisiens se
rendaient volontiers à la chapelle de la
légation pour suivre le culte dominical,
célébré selon la tradition
réformée. C'est ainsi que notre
personnage se trouvait être très au
courant des affaires de « la Religion »
dans notre pays, malgré
les difficultés causées par sa grande
ignorance de notre langue.
À la suite d'un sermon trop
libre il perdit la confiance de son maître et
des fidèles, et il dut bientôt
s'exiler en Angleterre. Il revint ensuite en France
où il abjura, sans qu'on puisse savoir s'il
alla jusqu'à devenir prêtre. Sa
connaissance de la situation des
persécutés et l'influence qu'il
tenait auprès d'eux en raison de son
ancienne charge à l'ambassade,
incitèrent le cardinal Fleury à le
prendre comme son agent secret. Sous le faux nom
d'Herrar il fut envoyé en mission en
Languedoc où l'on redoutait toujours
l'effervescence des populations. Dès qu'il
apprit la capture de Durand il conçut le
projet de le faire apostasier. Il était en
effet sans grandes ressources et pensait qu'un tel
exploit, en le mettant infailliblement en vedette,
assurerait enfin pour lui un avenir
jusque-là bien incertain. Lorsque
l'ex-chapelain rencontra le détenu pour la
première fois, il était
accompagné du major et de son lieutenant.
Tous deux assistèrent à l'entretien.
Les relations protestantes, très exactement
informées, signalent qu'à ce moment
Durand était dans un cachot habitable. Ces
diverses indications coïncident. Pour que
trois hommes aient pu trouver place auprès
du ministre, il fallait que celui-ci fût
logé dans l'une des deux grandes salles de
la prison. Malheureusement il n'y resta pas et
bientôt on le relégua dans l'un des
quatre sinistres petits caveaux. Nous avons dit
quelles pouvaient y être les conditions
d'existence; mais nous savons au surplus qu'aucun
adoucissement n'y fut apporté. Le malheureux
dut passer ses journées accroupi sur une
paillasse, sans draps ni couvertures, souffrant de
la vermine et de la malpropreté.
Barbe entreprit ce jour-là,
dans le langage scolastique de l'époque, de
convaincre le captif de la vérité
catholique et de la supériorité de
l'Eglise romaine sur les autres. L'apostat nous a
laissé de ces entretiens un long rapport
qu'il voulait faire publier. Il l'envoya dans ce
but au cardinal Fleury qui ne jugea pas ce
fastidieux commentaire digne de l'impression. Il
figure aux Archives de l'Ancienne Intendance avec
les autres pièces du procès. Il avait
été d'ailleurs rédigé
par un tiers, sous la dictée de l'ancien
chapelain incapable d'écrire lui-même
correctement.
Il faut donc croire qu'il y a
dans
ces récits une forte part
d'exagération. Mais il est vraisemblable
qu'ils ne sont pas faux en tous points lorsqu'ils
font allusion aux attitudes successives du
prisonnier. Celui-ci passait, et pour cause, par
des luttes intérieures qui
provoquèrent en lui des états de
dépression bien compréhensibles.
Barbe ne manqua pas de les signaler non sans devoir
convenir aussi des redressements
héroïques; dans lesquels il ne sut ou
ne voulut pas voir plus «
que les conséquences de l'orgueil et de
l'amour-propre piqués au vif.
Une seconde visite eut lieu
bientôt après. Sans se départir
du style ennuyeux de la controverse du XVIIIe
siècle, elle relate les discussions qui
roulèrent cette fois sur l'autorité
de l'Écriture et le droit à l'examen.
Le ministre répondait avec bon sens et
fermeté : Barbe dut avouer que sa
vivacité d'esprit était grande et ses
connaissances très
réelles.
Après son transfert de la
salle au cachot Durand demeura seul avec l'ancien
chapelain, le major s'étant dispensé
d'assister plus longuement aux conversations, qui
reprirent le 10 mars. Divers détails ne
laissent aucun, doute sur l'anxiété
qui étreignait alors le prisonnier.
Avait-elle été avivée par les
conditions nouvelles de sa captivité ? Quand
on reste des heures entières dans
l'obscurité, il est difficile de ne pas se
laisser gagner par le désespoir. Le pasteur
allait à la mort et ne pouvait conserver
aucune illusion. Mais il ne s'était encore
agi que de lui ! Sa famille était
dispersée, brisée : sa femme
était sans ressources à Lausanne, et
ses enfants en Ardèche, à la merci
d'une descente de police. C'en était trop.
Lorsque le convertisseur fut entré dans la
geôle immonde, Durand ne parvint plus
à se contenir et pleura.
Pourtant il n'était pas
abandonné de ses amis. Combien de
témoignages d'affection parvenaient alors à sa
compagne !
L'exilée, maintenant avertie par Court,
avait surmonté sa trop grande
sensibilité. L'éternelle
inquiète s'était montrée
héroïque devant l'épreuve.
Isabeau Corteiz, elle aussi accablée de
soucis, voulait écrire à son amie
dans l'infortune. À Zurich où elle
s'était réfugiée, tous
déploraient le malheur, et dans les
Cévennes son mari, l'intrépide
ouvrier, demandait que l'on priât pour le
détenu. Fauriel avait recueilli avant son
départ pour la Suisse (début de mars
1732) tous les détails concernant le
récit de la capture de son maître.
Dans ses lettres il en avait fait part à
Claris, en Languedoc, puis à ses amis du
Refuge qu'il allait bientôt rejoindre. En
Vivarais les populations étaient
désolées. Le jeune prédicant
Duvernet, reçu « au rang des proposants
» deux années avant, et qui devait
mourir tragiquement à la tâche en
1739, écrivit à son ami Jacques Boyer
:
« L'affliction de nos
Églises est donc bien grande... Les voies de
Dieu ne sont pas nos voies, et ses pensées
ne sont pas nos pensées ... Peut-être
qu'Il veut s'en servir pour le bien de son Eglise
... je n'ai pas besoin, mon cher frère, ne
vous exhorter à mettre tout en oeuvre pour
fortifier ou pour consoler Mademoiselle son
épouse, ni de vous solliciter à prier
Dieu pour lui... Plût à Dieu que je
fusse capable de faire quelque autre chose pour sa
délivrance. Quand il s'agirait d'aller au
bout de ce monde, je ne m'y épargnerais pas.
Ce Dieu de consolation et ce père de
miséricorde veuille aussi consoler sa
chère épouse dans sa grande
affliction ! je puis franchement vous dire qu'elle
ne m'empêche pas de travailler avec la
même ardeur pour remplir les devoirs de la
vocation à laquelle le Seigneur a voulu
m'appeler, tant qu'il lui plaira de me conserver en
vie.
« Au sujet de Madame
Durand,
je ne doute pas que toutes les
Églises ne soient portées à
reconnaître les services que Monsieur son
mari leur a rendus, et pour mon particulier, vous
pouvez l'assurer que tout ce qui dépendra de
moi lui sera offert, et que je me retrancherais
plutôt d'une partie de ce qui m'est
nécessaire pour lui rendre service et
à ses enfants. J'ai des obligations trop
grandes à Monsieur Durand, j'ai eu et j'ai
encore trop d'amour pour lui pour ne pas aller au
devant de tout ce qui peut faire plaisir aux
personnes qui lui appartiennent... »
Un ami de Court écrivit
à Montpellier, à quelque sûr
collaborateur, et le pria de faire savoir au captif
qu'il s'occupait de sa femme et de ses enfants. Cet
homme charitable doutait que ces rassurantes
nouvelles pussent parvenir jusqu'à la
prison, mais il se trompait. Les protestants
connurent très vite les moindres
détails de la vie du pasteur, sans doute par
les soldats chargés de le garder et dont
quelques-uns étaient peut-être
religionnaires et complices de leur frère
dans la foi.
Un autre ami de Durand essaya
vers
la même époque d'attendrir La
Devèze et lui demanda de laisser
échapper sa victime moyennant une forte
somme d'argent. Bien que la supplique fut
signée au nom « des protestants du
Vivarais », il n'est pas douteux qu'elle
fût L'oeuvre d'un particulier plus riche de
bon vouloir que d'habileté. Duvernet dit
expressément qu'elle fut
rédigée, puis envoyée hors de
toute approbation des prédicants et des
anciens. Le placet soulignait le loyalisme du jeune
ministre et tentait d'émouvoir le commandant
en arguant de la misère qui ne manquerait pas
d'accabler
la femme et les enfants du captif s'ils
étaient privés pour toujours de
lui.
La tentative était trop
grossière. La Devèze qui l'apprit
à son retour de Privas où nous
l'avons vu le 10 mars, se contenta de sourire et
d'en faire part à l'Intendant, avec quelques
réflexions ironiques. En Même temps il
renouvelait ses propositions
précédentes et demandait que l'on
attribuât la prime de 4.000 livres aux
soldats et aux dénonciateurs, à
l'exclusion du curé Desbot « qui
n'avait pas tout fait ». On sait comment le
prêtre s'en fut défendre à
Montpellier ses intérêts compromis !
Un mémoire accompagnait enfin le pli du
commandant, indiquant les divers points sur
lesquels il fallait interroger le ministre, et
mentionnant ses lieux de refuge et ses auxiliaires
présumés, Car on préparait
tout pour le procès. L'autorisation de
l'instruire « en dernier ressort »
était maintenant accordée à
l'Intendant par le Conseil royal. Le
subdélégué de Valence, Chaix,
envoya bientôt une note sur les passages de
Durand dans sa région et
particulièrement à Beaumont où
le nommé Pouchoulin était
accusé d'avoir collecté pour
lui.
Le dimanche 16 mars M. de
Rosset,
juge au présidial, recevait l'ordre de
commencer l'action judiciaire. Lespinas
était alors à Montpellier et Desbots
aussi. Une lettre de M. de Combettes renouvelait la dénonciation
déjà
portée par le prieur
contre l' « ancien » de
Saint-Félix, dont il donnait en outre le
signalement. De son côté, La
Devèze recevait de l'intendance l'ordre
d'opérer une perquisition chez Fumant, du
Bravais près de Vernoux, où l'on
pensait que se trouvaient les papiers de Durand.
Reprenant la vieille accusation sans cesse
portée contre les Réformés, De
Bernage espérait obtenir ainsi des
renseignements sur les prédicants, et «
sur les procédés des protestants des
pays étrangers pour soutenir une
espèce d'Eglise en Vivarais ». Dans
l'esprit des grands de l'époque, les
huguenots étaient à la solde de
l'étranger. On sait ce qu'il faut penser de
cette assertion.
Le lendemain Barbe prit de
nouveau
le chemin de la prison et reçut du captif
quelques renseignements sur sa vocation. Le martyr
esquissa sans doute le> système de
défense qu'il devait employer dans la
'suite. Il affirma n'avoir pris le Désert
qu'après le décret de prise de corps
rendu contre lui en mai 1719. Ainsi ce jugement
était donné par lui comme la cause de
tout le mal. Il reconnut aussi « n'avoir
jamais lu, que des livres protestants ». Cette
affirmation de Barbe est infirmée par la
seule liste des ouvrages trouvés dans les
bagages du pasteur lors de son arrestation, ou
cités par lui dans sa correspondance. Mais
comment l'ancien chapelain aurait-il loyalement
reproduit un entretien qu'il avait
intérêt à
déformer dans des buts d'apologétique
catholique avoués ? Il déclara,
à la fin du compte-rendu de la visite, que
le prisonnier « lui demanda s'il pensait qu'on
pût lui faire grâce ». Sans doute
était-il instruit des mesures tramées
contre lui.
Que se passa-t-il pour que
l'apostat
retrouvât Durand le 16 mars dans un
état de confiance et de
sérénité tel que ses
exhortations ne trouvèrent plus le moindre
écho ? Il avait une semaine avant
intercédé auprès des
Puissances en faveur du prévenu pour lequel
il demandait la vie, se flattant sans doute
d'obtenir à ce prix sa conversion tant
désirée. Or il rencontrait maintenant
un adversaire complètement changé,
ferme et fier, affirmant « qu'il avait fait sa
paix avec Dieu et qu'il voulait se préparer
à la mort ».
Un fait important avait,
croyons-nous, contribué à provoquer
ce revirement. Une lettre non datée, mais
que son classement dans les registres de la
correspondance de Court indique comme
antérieure au 26 mars, nous apprend que le
martyr avait été averti dans les
termes les plus rassurants des démarches
entreprises en faveur des membres de sa famille, de
sa femme et de ses enfants. On lui rendait espoir
à leur sujet, et cet avis dut être,
pour le prisonnier aux prises avec les pires
tortures morales, une raison de confiance et de
joie. Nous n'hésitons pas à croire
qu'elle lui parvint avant la visite de l'apostat.
Le lundi 17 mars, à deux
heures de l'après-midi, les interrogatoires
commencèrent. Le juge, M. de Rosset,
attendait l'accusé dans la salle d'audience
du bâtiment fermant la cour du
côté sud. Celui-ci n'avait, comme les
deux autres, qu'un étage seulement, au moins
sur ses extrémités, car sa partie
centrale était occupée par une
chapelle couronnée par un campanile
supportant trois cloches.
Le pasteur devait donc traverser
la
cour pour aller de sa prison jusqu'au local
occupé au rez-de-chaussée par son
juge. C'est là qu'avaient lieu les
interrogatoires. Mais il fallait franchir, avant
d'entrer, un long couloir à arcades courant
tout le long de la bâtisse, face à la
cour, et dans lequel s'ouvrait la salle. Souvent le
juge faisait les cent pas sous ces voûtes,
afin d'accorder un peu de répit au
prisonnier qui, gardé par un
détachement de fantassins en armes,
respirait ainsi quelques minutes l'air pur dont il
était généralement
privé.
Ces détails, fournis à
Court par des relations protestantes, concordent
absolument, quant à la situation des locaux,
avec les plans des archives de la Chefferie,
cités plus haut. Les religionnaires
étaient sur ce point comme sur les autres
très exactement informés.
La comparaison de leurs
écrits avec les pièces officielles du
procès et le mémoire de Barbe en est
une nouvelle preuve absolument péremptoire.
Durand eut le premier jour à
répondre aux questions de M. de Rosset. Le
greffier Couchonneau, consignait aussitôt la
conversation. Le prévenu affirma là
encore que son ministère datait seulement du
décret rendu contre lui à la suite de
l'affaire du Navalet. Car il aurait, en avouant les
rapports qui l'unissaient à Roger entre 1716
et 1719, laissé peser sur son père
les charges les plus graves puisqu'il n'avait pas
cessé de demeurer chez lui pendant cette
époque.
Dans le même ordre
d'idées il déclara « ne pas se
croire obligé de répondre sur des
faits qui intéressaient son prochain
malgré le serment fait à Dieu de dire
toute la vérité, et
prêté selon l'usage avant
l'interrogatoire ». « Ce n'est qu'ainsi
qu'il y avait consenti se sentant au surplus en
disposition de, répondre sur tous les points
qui le concernaient ». Il insista sur le
rôle qu'il avait joué contre les
prophètes, et sur celui pris jadis par Roger
dans l'éveil de sa vocation. Il se
défendit d'avoir vendu lui-même des
livres interdits. Quand au colporteur Mercier, ou
« Petit-Louis », « il ne l'avait
jamais employé à porter de tels
ouvrages ».
On recourut bientôt pour la
poursuite de l'interrogatoire à des dossiers
de procès antérieurs et l'on
questionna le pasteur sur ses relations avec Pierre
Rouvier. Il fit mention de sa parenté avec
le galérien pour la foi, mais il
déclara qu'il ne connaissait aucun homme de ce nom
qui se fût
rendu à Lausanne. Sans doute voulait-il
couvrir son parent d'une accusation de rapports
avec les puissances étrangères. Il
affirma de même qu'Isabeau Sautel avait
expulsé sa fille dès qu'elle avait
appris son mariage. Ne fallait-il pas éviter
toute charge nouvelle à l'aïeule
reléguée dans la sinistre tour de
Constance ? Puis, il se défendit encore
d'être allé lui-même en Suisse.
Nous pouvons en deviner la raison.
On lui présenta les objets
saisis sur lui. Il les reconnut tous mais il
signala l'absence « d'une paire de boutons de
manches en argent et d'un couvercle de. pipe en
même métal ». C'en fut assez pour
ce jour-là et il regagna son
cachot.
Ses déclarations, relatives
à Mercier, dit Petit-Louis,
n'empêchèrent pas que. l'on eût
sur ce dernier les plus, violents soupçons.
Il était considéré depuis
longtemps comme suspect. Lespinas n'avait. pas.
meilleure réputation. Il logeait alors
depuis quelques jours dans son, auberge et
affirmait à qui voulait l'entendre que des,
affaires testamentaires l'avaient seules conduit
à Montpellier. Mais le cupide Desbots qui
venait d'y arriver lui. aussi savait les raisons.
véritables de ce voyage et ne se fit pas
faute de les signaler à l'Intendance. Le
soir de l'interrogatoire une descente de police
s'emparait du greffier de Saint-Félix,
reconnu dans la journée par son, adversaire.
Il fut aussitôt enfermé à la
citadelle sans qu'aucune communication lui
fût possible avec le pasteur dont il
partageait désormais la captivité.
Le lendemain Durand comparut
à nouveau devant son juge. Il nia
formellement avoir jamais eu de relations avec son,
vieux père après 1719, sauf cependant
en 1721. Alors il avait passé quelques
heures à la maison du Bouchet « pour se
faire habiller ». Puis on traita de ses
rapports avec les autres membres de sa famille et
les habitants des lieux il s'était
abrité. On comprend toute la réserve
que lui inspirait la crainte de compromettre des.
amis; et la raison de ses négations
systématiques opposées aux
interrogations de M. de Rosset.
Vers cinq heures du soir on le
mit
en présence de Lespinas, mais l'un et
l'autre convinrent seulement de s'être vus
« quelque part dans une assemblée, sans
pouvoir préciser davantage ».
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