Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

V

Martyr (Février-Avril 1732)

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« ... Ils moururent tués par l'épée, ils 'allèrent çà et là... dénués de tout, persécutés, maltraités - eux dont le monde n'était pas digne, - errants... Tous ceux-là, à la foi desquels il a été rendu témoignage, n'ont pas obtenu ce qui leur était promis, Dieu ayant en vue quelque chose de meilleur pour nous, afin qu'ils ne parvinssent pas sans nous à la perfection... »
HÉBREUX XI: 37-40.

Il faisait froid le mardi 12 février 1732. La neige recouvrait de ses plaques épaisses les prés et les bois.
Ce matin-là Pierre Durand s'était arrêté chez son ami Fumant; et ce fut sans doute de ce logis hospitalier qu'il écrivit à sa femme. Les deux enfants allaient bien et leur père voyait s'approcher le moment où ils seraient en état d'aller rejoindre en Suisse leur mère impatiente. Seulement, préoccupé avant tout de rendre à Dieu la place qui lui était due jusque dans le règlement de cette affaire, le pasteur ne manqua pas de recommander à sa compagne de s'appuyer sur la Providence et de ne compter que sur elle.

Il n'en restait cependant pas moins soucieux de l'attitude de Court, toujours indifférent au sort difficile de l'exilée, bien qu'il se fût alors ouvert à lui de ses préoccupations; et il était en droit de penser que le réorganisateur des Églises comprendrait son angoisse, pour l'avoir lui-même connue jusqu'à son départ de France en 1729. Il n'en fut rien. Sa femme Étiennette fut plus insensible encore. Durand, désolé, écrivit au pasteur Vial, comptant trouver auprès de lui plus de sollicitude. Il espérait que ses démarches aboutiraient à l'octroi d'une pension en faveur de la jeune mère dans la détresse.

La seconde partie de sa lettre était adressée à Jacques Boyer. Il l'entretenait de ces soucis : « Anne n'était pas femme à faire connaître ses besoins », et « son chagrin était de la sentir là-bas avec si peu d'argent »... En même temps, il lui faisait part de ses projets : il allait se rendre en Dauphiné pour conférer avec Roger sur l'affaire de l'autre Boyer, le schismatique.

Différents témoignages laissent penser que le programme du pasteur ne se bornait pas là. Après ce voyage il retournerait en Languedoc, puis il s'évaderait quelque temps de France pour aller loin du danger se reposer de ses fatigues auprès de sa compagne. Il irait également à Berne ou à Zurich pour y solliciter lui-même les secours qui assureraient enfin le pain du lendemain à sa famille sans ressources.
Le jeune pasteur fit seulement de discrètes allusions à ces projets, et garda sur eux les plus grandes réserves, car sa lettre pouvait être interceptée.
Après avoir écrit il se rendit au hameau de Gamarre où il s'apprêtait à passer la soirée avant d'aller de nuit à Vernoux. Il s'arrêta chez le religionnaire Reboul.

Mais tandis qu'il parcourait la route de Chalencon à Gamarre il fut reconnu par la femme et les enfants du cardeur de laine Jean Brun. Ce dernier, dont la petite maison était proche du chemin, avait souvent vu passer le pasteur et l'avait désigné aux membres de sa famille. Il n'était pas alors chez lui, mais chez un voisin qu'il aidait à faire de l'huile.
Sa femme, âpre au gain, fut assez avisée pour comprendre que si elle allait avertir son compagnon, elle et lui ne manqueraient pas d'être rendus responsables de la capture par les populations huguenotes exaspérées. Elle renonça donc à courir jusqu'à la grange où il travaillait, mais elle envoya son fils à Chalencon. Là résidait un apostat, Jacques Astier, « chirurgien de son métier, capable de se donner cent fois au diable pour avoir du bien, car il était fort pauvre ». La relation de Fauriel qui nous donne ces détails prend soin d'ajouter « que cela n'était pas une hyperbole, car plusieurs personnes dignes de foi l'avaient entendu dire qu'il ne se souciait pas d'être damné, pourvu qu'il laissât du bien à ses enfants; et qu'il voulait faire du mal autant qu'il en pourrait faire, car ni plus ni moins il serait damné ».

Ces enfants, tous deux « chirurgiens » comme leur père, habitaient avec lui. Dès que le fils de Brun les eût avertis de la présence du proscrit dans leur quartier, ils se rendirent à Vernoux et firent part de ces événements au capitaine de la Chambardière, commandant la garnison.
Or le même jour, à l'insu de Durand, le prédicant Lapra fit convoquer une assemblée qui devait se tenir au Chevalar, près de Vernoux. La nouvelle en fut donnée à la femme du tisserand Jacques Boury : Cette « religionnaire » avertit son mari, resté « papiste », de son dessein d'assister à la réunion clandestine, contribuant ainsi sans le savoir à l'arrestation du ministre. Boury fit en effet ce dont sa compagne ne l'aurait pas cru capable : il avertit Desbots, le curé de Saint-Félix-de-Châteauneuf. Celui-ci, jeune, cupide et ambitieux, avait remplacé depuis peu le vénérable prieur Desmosins, qui, on s'en souvient, avait, en septembre 1719 refusé de rien faire contre Pierre Rouvier revenu de Suisse, dont il connaissait cependant la présence au Constant. Mais son successeur était plus entreprenant. Depuis longtemps il suivait son rival et s'inquiétait de voir les nouveaux convertis de sa paroisse abandonner l'Eglise pour les assemblées. Or des considérations financières n'étaient pas étrangères à son zèle : les mariages célébrés au Désert diminuaient son casuel. Le rôle odieux qu'il joua plus tard ne laisse aucun doute sur ses sentiments.

Un religionnaire, qui se trouvait au presbytère de Desbots lorsque Boury s'y fit recevoir, entendit la soeur du prêtre déclarer à son frère qu'un homme voulait lui parler. Soupçonnant le tisserand d'être venu dénoncer l'assemblée du Chevalar, il l'observa discrètement. Mais Desbots devina le manège et fit sortir Boury par l'écurie après l'avoir gardé' près d'une heure dans sa chambre. Le traître n'en fut pas moins reconnu par le huguenot qui s'empressa de mettre les « anciens » en garde contre ses menées. Après avoir hésité ceux-ci ne jugèrent pas à propos de renvoyer l'assemblée, mais ils firent placer des sentinelles. Le soir venu, l' « exercice » eut lieu sans incident.

À Saint-Félix le prieur dîna rapidement, puis il courut à Vernoux. M. de la Chambardière venait déjà de recevoir les fils d'Astier. Il lui fut aisé de rapprocher les divers faits dont il était saisi. D'une part, une assemblée devait avoir lieu sans que Desbots pût en désigner l'emplacement exact que Boury ignorait; et d'autre part Durand avait été signalé vers Gamarre. Le capitaine, avec les trois délateurs, prêtre et apostats, établit son plan. Sans doute la réunion se tiendrait à la grange de Vernat, près de Gamarre. Elle serait nombreuse, car on savait assez la renommée de Durand qui, à les en croire, devait certainement la présider.

M. de la Chambardière disposait d'une centaine d'hommes, mais il était impossible de les faire tous partir en détachement, et dans de telles conditions il devenait imprudent de se porter directement contre l'assemblée. On n'oubliait pas que des protestants surpris s'étaient parfois vigoureusement défendus; et il ne fallait pas courir le risque d'attaquer un attroupement, important peut-être, avec des forces inférieures en nombre. On se contenterait donc de partir assez tard et de surveiller les routes pour saisir les fidèles qui rentreraient en petits groupes au village ou à la ville, à l'issue de la réunion.
De ces calculs, établis sur un rapprochement inexact des faits, un malheur allait résulter.

Vers dix heures et demie du soir, ce même mardi 12 février 1732, trente-cinq hommes du régiment de Bourbon quittèrent leur caserne, sous les ordres de M. de la Chambardière. Ils parcoururent deux kilomètres environ, puis ils se séparèrent en deux groupes. Tandis que le premier poursuivait sa marche sur le vieux chemin de Saint-Agrève, l'autre bifurquait et s'engageait vers le hameau de Vernat, sur l'ancienne route de Vernoux à Saint-Jean-Chambre. Celle-ci, coupée maintenant par endroits, est abandonnée depuis une cinquantaine d'années. Les vieillards se souviennent encore de l'avoir suivie, et son relief demeure net sous les fougères et les broussailles qui la recouvrent. Mais si le pèlerin veut se rendre sur les lieux exacts de l'arrestation, il lui sera plus facile de partir de Vernoux que de Gamarre, car la piste se perd à la sortie du hameau.
L'auteur a parcouru ces anciens chemins. Il a vu le carrefour où se divisa le détachement de M. de la Chambardière. Il a continué sa course vers le bois, en passant devant le château de Vaussèche pour s'engager plus loin sous les taillis et descendre dans un vallon obscur longé par un ruisseau que l'on traverse sur un pont de planches assez rustique. Autrefois on allait à gué. La courbe du chemin est encore visible. Mais bientôt il se relève pour monter en lacets au travers d'une futaie de bouleaux et de frênes parsemée ici et là de châtaigniers, qui recouvraient jadis seuls cette croupe assez abrupte.



Hameau de Gamarre, près de Vernoux
Siège du Synode National de 1730. Lieu où dîna Pierre Durand le soir de son arrestation (12 février 1732)

Retrouvons donc Durand à Gamarre. Ignorant du piège qui lui était tendu, il dîna là-bas avec son collègue Fauriel et quelques amis. Bientôt une trentaine d'autres personnes arrivèrent et se mirent à émonder des noix. La soirée passa. Vers dix heures, au moment où les soldats quittaient Vernoux, le pasteur se prépara pour le départ. Il se disposait à aller non loin de là dans une maison appartenant à M. de Montreynaud et louée par le religionnaire Brunel, dont il devait marier la fille. Après quoi il suivrait son plan et s'en irait vers Valence et le Dauphiné.
On voulait l'accompagner. Il refusa et s'en, alla seul sur son cheval noir sans même avoir chargé ses pistolets d'arçon, bien que les routes fussent rendues peu sûres par les loups et les bandits.

La nuit se prolongeait, froide et pleine d'étoiles. Durand, pressé, poussa sa monture dont les pas sonnaient sur le sol glacé. Il s'avança bientôt vers le bois de Vaussèche. Mais de l'autre côté du ruisseau les soldats l'entendirent. À ce bruit suspect ils détachèrent en avant-garde le sergent Chapelle et deux autres hommes. Le sous-officier fit quelques pas au delà du gué, et se blottit derrière l'un des coudes du chemin.
Il est onze heures du soir.

Durand s'engage dans les lacets, prêt à franchir le gué qu'il devine bientôt dans l'obscurité. Au dernier tournant, Jean-Baptiste Chapelle se dresse. Le voyageur tressaille. Instinctivement il porte la main sur un petit pistolet de poche, chargé celui-là. Mais il se reprend. Il ne tirera pas. Le sergent saisit le cheval à la bride : le pasteur est prisonnier !


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Les deux soldats retrouvent leur chef et tous les trois mènent le cavalier vers le capitaine de la Chambardière. Ce dernier questionne le voyageur mystérieux. D'où vient-il et où va-t-il ? La relation protestante de l'arrestation coïncide absolument avec les dépositions des divers témoins : Durand, sans dire tout, affirma qu'il allait de Saint-Jean-Chambre à Vernoux, « pour une communauté ». À ce moment, il fut rejoint par le curé Desbots. Le prêtre avait guidé l'un, des deux détachements pendant que le fils d'Astier dirigeait l'autre sur la route de Saint-Agrève.

L'obscurité empêchait que l'on visitât la valise suspendue sur la croupe du cheval. On fit donc rappeler toute la troupe qui regagna le hameau de Vernat; on supposait à tort que l'on y capturerait quelques membres de l'assemblée déjà dispersée; mais on ne trouva rien de suspect. Alors des lumignons furent apportés, et, dans la demi-obscurité d'une salle mal éclairée, l'abbé Desbots acheva de reconnaître le voyageur. Vainqueur et vaincu étaient en présence, dans la plus dramatique des confrontations.
Les sacoches du pasteur furent ouvertes : aucun, doute ne pouvait subsister. On venait enfin de se saisir du séditieux, du proscrit depuis longtemps recherché. L'affaire était magnifique. Il ne restait plus qu'à prendre les précautions nécessaires contre les tentatives d'évasion du prisonnier ou les entreprises des religionnaires désespérés par la nouvelle de la capture de leur ministre.

Durand silencieux assistait aux fouilles qui livraient successivement aux soldats et au prêtre ses ouvrages religieux préférés et quelques volumes de Malebranche et de Boileau; les lettres et la menue somme d'argent qu'il portait sur lui : quinze livres en tout. C'était peu! Ses registres n'étaient pas là. Homme prudent, il ne les gardait pas dans ses bagages, car sa capture toujours possible en aurait fait les plus redoutables pièces à conviction contre les protestants dont il avait béni les mariages ou baptisé les enfants. On ne saisit en tout et pour tout qu'un certificat de mariage.

Quand on eut fini de retourner et de vider sa valise, on l'interrogea de nouveau. - « Êtes-vous Monsieur Durand? » - « Oui, Monsieur, je le suis, et je connais que mon heure est venue de passer de ce monde au Père des Esprits ». Le captif ne se faisait aucune illusion sur le sort qui l'attendait. On lui demanda s'il ne venait pas de convoquer une assemblée. Il le nia. Puis il refusa de dire où il avait dîné.

Vers une heure du matin on le conduisit à Vernoux, lié sur son cheval. Triste cortège qui, dans la nuit, menait le vagabond pour la foi vers la première étape de la course à la mort. Le prisonnier voyait comme dans un rêve ses amis qui l'attendaient, et qui, lassés allaient renoncer enfin 'à l'interminable veillée. Inquiets, ils s'abandonneraient au repos troublé et incertain, jusqu'à ce qu'ils connûssent la raison de l'absence de l'hôte désiré. C'était là le sort des religionnaires, la rançon de leur héroïque obstination.
Il songeait à sa carrière brisée, à l'inéluctable destin qui le mènerait bientôt devant le juge et devant le bourreau. Mais il savait aussi que son Dieu restait fidèle. Toutes ces affirmations qu'il avait si souvent répétées, il les revivait à présent, ne voulant plus garder que la seule volonté de se soumettre à l'ordre d'En Haut.

On parvint à Vernoux vers trois heures du matin. Le pasteur ne fut pas mis en prison. On voulait en effet le traduire à Tournon dès le lever du jour, par crainte d'un soulèvement des populations consternées.
Il fut conduit aux casernes où M. de la Chambardière lui fit apporter un fauteuil et lui permit de manger en sa présence, avant d'aller donner ses ordres non sans laisser son lieutenant auprès du détenu.

À l'aube, les soldats n'étaient pas encore prêts. Mais déjà le bruit de la capture du ministre s'était répandu dans la bourgade. Plusieurs personnes vinrent le voir, auxquelles il répondit avec calme et politesse. Le curé Meunier lui demanda « de lui rendre une partie de l'argent tiré des mariages qu'il aurait dû bénir lui-même ». Durand resta calme et digne : « Monsieur, fit-il, le tribut que j'en ai tiré vous serait bientôt rendu, puisque vous savez bien, si vous voulez le savoir, que je n'ai pris des mariages que le montant du papier timbré pour le certificat et le registre ». Puis il déclara n'avoir accompli là que la volonté de Dieu et suivi les ordres de sa conscience : on ne pouvait laisser des conjoints vivre en concubinage. Ils devaient donc se marier; mais puisqu'ils ne consentaient pas à le faire au prix de leur abjuration, l'intervention du pasteur devenait nécessaire. Quant aux ordres du Roi, le prisonnier croyait pouvoir les enfreindre sans remords; car il valait mieux servir Dieu en leur désobéissant, que de les suivre en offensant Dieu.

Une vieille demoiselle de Vernoux, dont l'inconduite était notoire, crut bon d'insulter le malheureux. Mais il sut la reprendre vigoureusement et lui faire sentir dans le langage de l'homme sûr de son droit toute l'indignité de son attitude. Elle s'en alla, pleine de honte et de rancoeur.
D'autres visiteurs vinrent encore, poussés par la curiosité ou la sympathie ; et ils s'en retournèrent fort émus par le calme et la sérénité du ministre.

Le moment de partir arriva. Le détachement était prêt. C'était le mercredi 13 février, à 7 heures et demie du matin. On fit monter Durand sur son cheval. Le lieutenant l'accompagnait.

Au sortir de la ville la petite troupe était attendue par des groupes importants de curieux ou de religionnaires venus pour revoir une dernière fois leur conducteur dont ils déploraient le sort tragique. Lorsque celui-ci' parut, escorté par les soldats en armes. l'émotion fut intense. Le martyr entonna, de toute sa voix, la première « pause » du psaume 25

À toi mon Dieu mon coeur monte,
En Toi mon espoir j'ai mis.

Puis bientôt il s'éloigna, allant vers son destin.
Il chanta plusieurs fois encore en cours de route, et s'entretint le reste du temps avec l'officier. Celui-ci le traita fort humainement et prit même son repas avec lui quand le moment en fut venu.

Vers cinq heures on arriva à Tournon. L'étape avait été longue et fatigante. La nuit tombait. On jugea inutile de faire comparaître dès le soir le ministre devant M. de La Devèze, commandant militaire en Vivarais, et on l'enferma dans une prison du château de Rohan. Le gouverneur, craignant sans doute que quelqu'un ne tentât d'empoisonner l'infortuné, fit apporter dans la geôle des aliments préparés chez lui.

Le lendemain jeudi 14 février, La Devèze procéda, vers le début de l'après-midi, au premier interrogatoire. Durand, se référant aux décisions des synodes, ne voulut pas répondre jusqu'à ce que son juge lui eût montré la copie d'une déclaration royale aux termes de laquelle les affaires concernant la religion relevaient de la juridiction de l'Intendance. Selon Fauriel, à qui nous devons cette relation, le prévenu reconnut alors qu'il avait prêché, marié, et baptisé. Mais il refusa de donner aucun détail qui pût compromettre ses amis.

On avait trouvé sur lui plusieurs clefs. Il répondit que l'une d'elles était celle d'un petit coffret. On le pressa de questions afin de savoir où se trouvait cette boite qui ne contenait pourtant que quelques livres et quelques lettres, et on alla même jusqu'à le menacer de la torture. Il écrivit alors à son collègue Fauriel, après avoir obtenu du commandant la promesse, donnée sur l'honneur, que l'on n'inquiéterait pas l'homme venu pour retirer la missive au bureau de Privas.
Celle-ci eut son histoire, mais avant d'y faire allusion, nous en résumerons quelques passages. Durand signalait sa propre capture, et demandait que l'on fit porter le fameux coffret à Marcoles, devant la porte de M. Descours, protestant, et juge des quatre mandements des Boutières. Ce notable ne devait pas manquer, dans la pensée du prisonnier, de remettre à La Devèze l'objet tant désiré. Le malheureux terminait ensuite par des recommandations et des adieux :

« Il ne me souvient pas s'il y a dans le coffret une copie de nos règlements, écrivit-il. S'il se pouvait, je souhaiterais que M. de La Devèze en vit une ; de sorte que si vous entendez dire qu'il n'y en ait point, vous me ferez plaisir de lui en envoyer une copie, afin qu'on voit par là que nous n'enseignons ni ne pratiquons rien contre le bien de l'État. Au reste, mon cher frère, ma course sera bientôt finie. Dieu aidant, dans peu de temps je scellerai l'Évangile que j'ai prêché. je vous prie de prier le Seigneur en ma faveur, qu'il me pardonne mes péchés, qu'il me sanctifie par son Saint-Esprit et qu'il me soutienne dans toutes mes épreuves. Grâces à Dieu, j'ai rendu témoignage de ce que je crois ; Dieu m'a donné la force de confesser librement qui je suis. le prie le Seigneur de me faire la grâce de finir mes jours dans son amour et dans sa crainte. je vous recommande à sa divine protection. Il n'est pas nécessaire de vous dire que vous avez à vous conduire sagement et avec beaucoup de circonspection. je vous recommande, de même qu'à toutes les bonnes âmes, ma pauvre femme et mes chers enfants qui vont être bientôt sans père... Adieu, mon cher enfant nous nous reverrons au ciel. Amen. »

Cette lettre, qui figure aux Archives départementales de l'Hérault, fut connue des religionnaires dans les circonstances suivantes. Elle portait une fausse adresse. La Devèze, ayant donné sa parole, écrivit à M. de la Fare pour lui demander des instructions. Sur ces entrefaites les protestants apprirent la catastrophe qui les frappait et nul d'entre eux ne voulut courir le risque d'aller « à la poste » de Privas. Bien leur en prit, car, au reçu de la réponse de La Fare, le commandant, oublieux de sa promesse, fit surveiller le bureau et signifia à la directrice qu'elle eût à avertir immédiatement « le brigadier des cavaliers de la maréchaussée logeant dans la ville », si quelqu'un se présentait pour réclamer le pli.

La Devèze se rendit lui-même à Privas vers le 10 mars. La lettre y était toujours. Le commandant militaire n'aurait pas demandé mieux que d'arrêter Fauriel venu là-bas pour la chercher; mais le prédicant se sentant en danger avait fui à Genève. Quand La Devèze l'apprit, il fit quérir, dans son dépit, deux hommes de la paroisse de Vernoux. Croyant sans doute que le fameux coffret se trouvait chez eux, il les menaça, mais sans résultats : les malheureux ignoraient toute cette affaire. En désespoir de cause, leur tyran les autorisa à recevoir la lettre et leur remit un sauf-conduit à cet effet. Les deux coreligionnaires prirent la missive, en firent une copie qui fut transmise plus tard à Fauriel, et renvoyèrent l'original à Tournon.

On conçoit que les retards entraînés par ces incidents aient empêché le coffret d'arriver assez tôt pour que La Devèze pût l'ouvrir avant le départ du prisonnier pour Montpellier. Il ne se mit pas moins en devoir d'avertir l'Intendant de la capture enfin réalisée. « Voici Durand, le fameux ministre, le faiseur de mariages, arrêté... » Et l'officier ajoutait qu'il le faisait garder à vue jusqu'à ce qu'il reçût des ordres. En même temps, il donnait ses suggestions à propos de l'attribution de la prime de 4.000 livres promise pour la tête du pasteur, et dont la plus grande partie devait être remise, selon lui, au capitaine de la Chambardière.

Quelques jours s'écoulèrent. Une petite polémique mit aux prises le subdélégué Dupuy, de Privas, et M. de la Fare. Le premier voulait que l'exécution du coupable - qui ne faisait aucun doute selon lui - eût lieu dans cette ville. L'autre ne partageait pas son avis. Les ordres arrivèrent bientôt. Le 18 février M. de Bernage, très rapidement averti par un courrier spécial, demandait à Versailles l'autorisation d'instruire le procès du pasteur en même temps qu'il rendait compte de sa capture au garde des sceaux, au chancelier Saint-Florentin, au cardinal Fleury lui-même et au duc de Maine. Puis il répondait à La Devèze. M. de la Fare donnerait le jour même les ordres nécessaires pour le transfert de Durand à Montpellier. Et comme l'autorisation. de verser une partie au moins de la prime ne manquerait pas d'être accordée par la cour, il convenait que le commandant, dont le zèle serait certainement reconnu, établît lui-même un projet de répartition.

On avertit M. du Bois de la Ville, commandant une compagnie de grenadiers du régiment de Bourbon, d'avoir à se préparer pour accompagner le ministre jusqu'en Languedoc, avec deux compagnies en armes. On craignait toujours les entreprises des religionnaires désespérés par la capture de leur pasteur, « le patriarche du Vivarais », dont on connaissait toute l'influence et la popularité. On remit à l'officier un mémoire concernant les lieux et les gens que le prisonnier était soupçonné d'avoir fréquentés et à propos desquels il conviendrait de l'interroger. L'itinéraire fut établi avec ses diverses étapes, et d'autres prescriptions terminèrent cette longue note de service : « Ordonnons aux consuls (les maires) des lieux de passage de faire fournir au capitaine commandant une maison sûre et telle qu'il choisira lui-même, pour la sécurité du prisonnier dont il est chargé, avec soixante et quinze livres de bois, et chandelle pour le corps de garde qu'il lui est ordonné de poser... Au surplus ordonnons aux consuls de fournir les chevaux nécessaires aux officiers, en payant conformément à l'ordonnance du Roi ».

Les soldats furent prélevés sur les garnisons d'Annonay, de Privas et de Chomérac. Le 21 ils étaient groupés à Tournon. Le lendemain le cortège se mettait en marche. Sans doute avait-on prêté un cheval à Durand, car le prix de location de la bête fut porté sur la liste des frais de voyage « Il avait été nécessaire de la fournir au ministre ». On devait arriver le soir à Charmes, après une courte étape de vingt-cinq kilomètres. Que dut penser le voyageur en traversant Soyons, jadis illustré par le ministère de son devancier dans le service et l'épreuve, le vieux martyr Isaac Homel ?

Le matin, il avait pris congé de M. et de Mme La Devèze, dans un langage ferme et digne, rendant témoignage de sa foi sans omettre d'appeler la bénédiction du ciel sur le commandant et sa femme. Pendant la journée, selon la chronique de Fauriel, il conserva la même attitude en face de ses gardiens qu'il émut par son stoïcisme et sa sérénité. Partout, sur son passage, les habitants sortaient en grand nombre pour le voir une dernière fois.


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