À Genève, après
s'être reposée chez Duvilard, Anne
Durand prit pension dans la maison de M. Pie
qu'elle estimait fort. Elle souffrait de violentes
migraines et craignait de ne pas être assez
bien remise pour aller rendre à Court, en
avril suivant, une visite projetée depuis
longtemps.
Les mois passèrent. La
première lettre que nous possédions
depuis ces événements est
datée du 17 février 1731. Durand
avait ralenti son activité. La saison
rigoureuse l'y contraignait. Sa petite Anne se
portait mieux mais son frère avait
été malade lui aussi. À
présent il était guéri. «
Il se fait puissant homme et sera bientôt en
état d'entrer en philosophie !
»
Le pasteur faisait contre
mauvaise
fortune bon coeur, car les embarras d'argent
venaient s'ajouter aux autres. Les Églises
ne lui payaient pas toujours son traitement. Il
acceptait toutes ces épreuves
« Dieu y pourvoira, et peu de
chose suffit quand on a le louable mais rare secret
de se contenter du simple nécessaire ».
Il affirmait ensuite son dessein d'aller demander
quelques secours à Isabeau: Sautel; mais il
n'osait pas trop compter sur les résultats
de sa démarche. Il annonçait aussi
les efforts tentés en faveur de son
père. Marie de son côté «
reconnaissait maintenant le tort
qu'elle avait eu de ne pas suivre le conseil de ses
amis ». Il faut sans doute voir là son
regret du mariage qu'elle avait payé de sa
liberté.
Anne ne resta pas longtemps à
Genève. Elle s'installa bientôt
à Lausanne où elle reçut un
accueil affectueux. La notoriété de
son mari l'y avait précédée.
Elle y retrouva Court et Jacques Boyer. Une
importante colonie de réfugiés lui
rappelait la France; mais tout ceci ne suffisait
pas à dissiper ses inquiétudes. La
pauvre femme, sans ressources
régulières, était
rongée de soucis. Elle songeait à son
compagnon toujours exposé, à ses
enfants qui pouvaient être d'un moment
à l'autre enlevés et menés au
couvent. Ses nuits étaient troublées
et son mari qui s'en rendait compte
s'efforçait en vain de la rassurer par ses
lettres, essayant tour à tour du badinage et
des exhortations les plus pressantes. Ces feuillets
jaunis en disent long sur les déchirements
intérieurs qui furent le prix habituel de
son apostolat.
Ce n'était pas assez de cette
somme de douleurs, et de Bernage mit le comble
à la mesure. Ses troupes étaient
arrivées trop tard pour arrêter
l'exilée, mais elles se saisirent de sa
mère le 18 mars 1731. Elle en avait
été menacée peu de temps
auparavant par le curé de Saint-Fortunat.
À présent son gendre reste absolument
seul. Toute sa famille est dans les cachots : son
vieux père à Brescou, où
Matthieu Serres l'a
retrouvé. Son beau-frère Pierre
Rouvier, à Marseille où, depuis 1718,
il rame sur la galère La Brave. Sa
belle-mère gémit dans les
geôles de Tournon, en attendant d'aller
rejoindre Marie dans la Tour de Constance. Quatre
de ces malheureux sur cinq sont arbitrairement
détenus par lettres de cachet, sans
condamnation légale. La justice, au
siècle des lumières, était
singulière. Mais la
persévérance du proscrit
l'était plus encore.
Il s'employa à calmer les
alarmes de sa femme, sans oser toutefois lui faire
part de ce coup suprême. L'hiver avait
été rigoureux. Dans quelles
misérables conditions de confort l'avait-il
affronté ? « Dieu pourtant l'avait
conservé dans un temps plus rude et plus
difficile que ceux-ci. On devait s'attendre
à sa grâce ». La commère
Nanon, l'honnête huguenote chez qui
grandissait Jacques-Étienne, se
préparait à conduire jusqu'à
Lausanne, au premier moment favorable, les deux
petits, dont l'aînée logée chez
Chambon se portait « là-haut »
mieux qu'à l'ordinaire. Son hôte
habitait sans doute le Haut-Vivarais nu, le plateau
de la Haute-Loire.
Cependant Isabeau Sautel
comparut
devant La Devèze et se défendit avec
énergie d'avoir jamais pris part aux
assemblées. Si sa fille s'était
mariée avec un ministre, c'est contre son
gré, bien qu'elle n'eût finalement pas
réussi à l'en empêcher.
Tous ces arguments ne
convainquirent
pas le commandant militaire qui fit partir la
prévenue pour Aigues-Mortes, à peu
près au moment où son gendre se
voyait contraint de reprendre sa fillette à
ses hôtes. Ils l'avaient fort mal
soignée. Elle avait été si
maltraitée « qu'elle ne se soutenait
pas plus qu'un enfant de deux jours... ». Elle
ressemblait fort à la petite disparue de
juillet 1730, dont, à défaut des
traits, elle possédait la voix « et
à peu, près les manières
». Malheureusement il fallait craindre «
qu'elle portât à l'avenir la jambe un
peu de travers ». « Elle est
éveillée, que c'est une merveille, et
d'assez bon naturel, béni soit Dieu ! »
achevait le pasteur. Les nouvelles de Marie
étaient assez inquiétantes. La
prisonnière venait d'être victime d'un
accès de paludisme, le premier d'une longue
série, provoqué par le climat
insalubre de cette région du littoral
méditerranéen.
Un synode se tint encore près
de Saint-Agrève le 10 mai. Ce fut le dernier
que présida Durand. On y rappela les
Églises à plus de
sévérité dans le choix de
leurs anciens, car certains d'entre eux venaient de
commettre des fautes graves et notoires contre la
moralité. Le pasteur fit part de ces
événements à Court. Dans une
discussion très subtile et coupée de
jeux d'esprit il s'enquérait ensuite de
l'opinion de son correspondant sur le séjour
d'Anne à Lausanne.
Court aurait-il voulu que son
collègue rappelât sa femme
auprès de lui ? On ne sait. Quoi qu'il en
soit Durand le remerciait des, démarches
entreprises en faveur de l'exilée puis il
s'engageait à fournir certains
mémoires concernant l'histoire de la
Réforme en Vivarais. Le
réfugié de Lausanne avait toujours eu
un goût très vif pour les travaux
historiques et il profitait de sa
sécurité retrouvée pour
recueillir les documents dont il avait besoin pour
ses études. Il cherchait en particulier
à continuer l'ouvrage d'Elie Benoît
sur le siècle de l'édit de Nantes et
la Révocation de 1685. C'est à ces
efforts que nous devons de posséder à
Genève cette magnifique collection de
manuscrits sans lesquels rien de complet ne peut
être écrit sur le protestantisme
français au dix-huitième
siècle. Avec une admirable
persévérance il se faisait
prêter des mémoires ou des papiers
précieux qu'il ne rendait pas,
réunissant ainsi des lettres de pasteurs
sous la Croix ou de réfugiés, voire
même des extraits de jugement ou des
déclarations officielles. En écrivant
à Durand il poursuivait donc
méthodiquement son entreprise.
Un dernier paragraphe assez
mélancolique terminait la réponse du
pasteur vivarois. L'un des deux frères
Rouvier laissés à Craux se conduisait
mal et « semblait n'avoir point de religion
». Il faut sans doute rapprocher cette
affirmation de certains articles
du testament d'Isabeau Sautel se rapportant aux
emprunts contractés « auprès de
divers particuliers » par le jeune Marc qui
était sans doute le coupable.
Durand portait le souci de la
capture de sa belle-mère, mais il n'en avait
toujours pas avisé Anne, de peur qu'elle se
tourmentât à l'excès. Il ne lui
en dit rien encore dans la lettre qu'il lui
écrivait ce jour-là et dans laquelle
il se bornait à regretter « de n'avoir
guère eu de repos depuis quelque temps
». Aurait-il éprouvé, devant les
épreuves répétées, la
tentation d'abandonner la tâche ? Un mot le
laisserait penser. Il affirma qu'il ne saurait, en
conscience, se résoudre à la
désertion. Il n'en formait pas moins le
projet d'aller à Lausanne l'hiver suivant.
Enfin il entretenait sa femme de leurs
intérêts en Ardèche. La veuve
du notaire de Craux avait, nous l'avons dit, fait
établir des contrats par lesquels elle
déshéritait ses enfants
inquiétés pour « délit de
religion ». Son gendre s'en montrait assez
affecté, moins pour lui-même que pour
les siens qu'il croyait lésés. Il
souffrait toujours du manque d'argent et fit vendre
la vaisselle de la maison paternelle restée
vide après les arrestations.
Il terminait sur une note
d'espérance : ses jeunes auxiliaires,
Duvernet, Ladreyt et Lafaurie étaient, selon
lui, « pleins d'avenir ».
Et les courses reprennent, de Gluiras à
Saint-Agrève. Là-haut, sur le
plateau, une mission rassemble pendant plusieurs
soirs de nombreux auditoires. Onze mariages sont
bénis le 18 juin, sept le 20. Pas un jour ne
se passe sans que Durand ne célèbre
quelque acte pastoral. Pourtant il souffre
d'étouffements pénibles qui le
fatiguent fort. Le 24 il reçoit d'un
voyageur revenu du Languedoc des nouvelles
d'Isabeau Sautel et de Marie que cet homme est
allé voir dans leur prison. Anne avait
appris l'épreuve qui atteignait sa"
mère. Elle s'en plaignit à son mari
et regretta qu'il ne l'en eût pas avertie. Le
pasteur répondit vigoureusement. S'il
s'était conduit ainsi, c'était par
crainte de trop inquiéter l'exilée.
Il discernait du reste le châtiment de Dieu,
dans les malheurs de la veuve. Celle-ci n'avait pas
hésité à sacrifier la
sécurité de sa fille à la
sienne en voulant la faire partir trop tôt du
logis de Craux, puis en la rappelant ensuite
auprès d'elle au Pont de Dunières
pour donner le change et laisser croire que le
mariage avec le ministre n'avait pas eu lieu. Dieu
voulait, à n'en pas douter, donner à
la coupable un solennel avertissement.
Cependant les Puissances
s'émouvaient de plus en plus de
l'activité du proscrit. Elles
donnèrent des ordres
précis, prescrivant à tous,
prêtres, fonctionnaires ou soldats, de
s'emparer Coûte que coûte du
séditieux qui osait contrevenir aux
ordonnances royales. Des amendes furent
infligées un peu partout, mais sans
régularité. Certaines régions
étaient épargnées et d'autres
férocement tracassées. Dans
l'ensemble la situation des Églises n'en
demeurait pas moins généralement
satisfaisante et l'union s'affermissait sans cesse
entre elles. On pouvait donc avoir confiance en
dépit des épreuves.
Les enfants de Durand
grandissaient,
et bientôt leur mère réclama
leur retour en Suisse. Mais le père jugea ce
voyage dangereux. Anne et Jacques-Étienne
étaient plutôt souffreteux. Il fallait
attendre, malgré les risques
d'enlèvement possible. Il en fit part
à l'exilée dont on devine sans peine
les émois après cet avis.
Il entreprit vers cette
époque et « sur le conseil d'un homme
de loi », de recopier les
procès-verbaux des actes pastoraux accomplis
depuis le début de son ministère. Il
les avait consignés auparavant en
caractères grecs sur des brouillons fort
résumés. Désormais, il les
noterait sur un registre composé de feuilles
de papier timbré. Ce n'était pas un
petit travail; mais Durand était scrupuleux
et précis. Il mena l'entreprise à
bien, sans toutefois aller au delà du trois
centième procès-verbal. Après
sa capture Fauriel compléta le recueil
à l'aide des notes provisoires de son ami,
rédigées au fur et à mesure de
ses courses et aussitôt mises en lieu
sûr. Le prédicant se donna la peine
d'en avertir par une note détaillée
les futurs lecteurs du registre ainsi remis
à jour. Celui-ci, détail curieux,
porte la trace de la poudre d'or dont on se servait
alors pour sécher l'écriture. Il
n'est pas douteux qu'il ait été
établi chez quelque notable muni de tous les
accessoires nécessaires au travail de bureau
: Durand l'avait lui-même pratiqué
jadis et il s'en souvint.
Pourquoi prit-il le soin de
donner
une apparence officielle à des actes dont il
connaissait parfaitement le caractère de
nullité juridique ? Il espérait
toujours que le moment de la tolérance
reviendrait. Il fallait donc tout préparer
en prévision des jours meilleurs, et pour
permettre de procéder alors à la
légalisation d'un état-civil
établi hors de la loi. Le jeune ministre
était scrupuleux jusque dans les moindres
détails. Il ne pouvait négliger de
prendre des mesures aussi importantes, et, ce
faisant, il restait l'homme de l'espérance
et de l'avenir, autant que du présent
douloureux.
Il apporta moins d'empressement
à répondre aux sollicitations de
Court. Il lui semblait que pour écrire
l'histoire de la persécution en Vivarais on
ne disposait pas encore d'un recul de temps
suffisant. Monteil n'en devait pas moins envoyer
pour sa part la relation aussi
complète que possible des
événements auxquels il avait
été mêlé.
Court était en deuil
lorsqu'il reçut la missive de son
collègue. Il venait de perdre une fillette
morte en quelques jours. Dans ces douloureuses
circonstances il reçut de partout les
témoignages de sympathie dont il avait
besoin. Anne Durand joignit le sien à ceux
des professeurs suisses et des amis du
réfugié de Lausanne
« Je n'ai pas voulu
laisser
partir cette lettre, ajoutait-elle dans un
post-scriptum, sans vous témoigner la part
sincère que je prends à la perte que
vous avez faite de vos chers enfants. je ne doute
pas que vous n'y aviez été bien
sensible, connaissant la tendresse que vous aviez
pour eux, mais comme je suis persuadée que
vous êtes de bons chrétiens, je crois
que vous avez reçu cette épreuve
comme venant de la main de Dieu, et que vous vous
soumettez sans murmurer à sa volonté,
et que vous adorez cette divine Providence qui a
jugé à propos de tirer ces chers
enfants de cette vallée de misère. Le
bonheur dont ils jouissent doit modérer
votre douleur. Personne n'y prend plus de part que
moi. »
On voudra bien se souvenir que
la
pauvre femme avait elle-même connu
l'épreuve et qu'elle vivait de la
générosité de quelques amis
compatissants, la situation précaire de son
mari ne permettant pas à l'exilée de
recevoir les subsides nécessaires à
son entretien.
Des événements plus importants
pour la vie du protestantisme se déroulaient
en Languedoc.
Le pasteur Boyer - qu'il ne faut
pas
confondre avec le jeune vivarois Jacques Boyer,
alors étudiant à Lausanne - n'avait
jamais eu la sympathie de Court, ni surtout de
Corteiz. Ancien dragon, il s'était mis
à prêcher; et quelques Églises
avaient réuni les sommes nécessaires
pour le libérer de ses engagements
militaires. Rendu à la vie civile, il
s'était mis à la Lâche avec un
zèle que beaucoup de ses collègues
trouvaient exagéré, voire importun ou
téméraire. Autoritaire et violent, il
restait vivement discuté lorsque, en mai
1731, il fut tout à coup accusé
d'immoralité. L'énergique Corteiz
venait d'arriver à Zurich auprès de
sa femme. Il n'hésita pas et, surmontant sa
fatigue, il repartit aussitôt pour le
Languedoc, non sans rencontrer Durand au passage,
Puis il procéda à une enquête
qui révéla les faits suivants :
Boyer, au cours de ses tournées, avait
rencontré dans une auberge, près de
Saint-Jean-du-Gard, une jeune fille, Suzanne
Février, à laquelle il parla mariage.
Elle se trouva enceinte quelques mois après
et elle accusa le pasteur. Celui-ci nia, mais ses
collègues appuyèrent la
déposition de Suzanne Février,
heureux de donner la confirmation de leur
antipathie pour l'ancien dragon. On prit fait et
cause pour l'un ou l'autre des deux partis et Boyer
entraîna derrière lui les
Églises de son quartier. Le schisme
commençait.
On résolut en Languedoc de
porter l'affaire devant un
synode national, seul capable de prendre les
décisions énergiques qui
s'imposaient. Auparavant on pria les provinces de
choisir les députés chargés de
les représenter à cette
assemblée générale. Au
début d'octobre, les Églises de
l'Ardèche désignèrent Durand
et trois prédicateurs qui reçurent
aussitôt les pouvoirs réguliers
exigés des
délégués.
D'autres questions furent
agitées au cours de cette réunion
préparatoire. Le procès-verbal n'y
fait aucune allusion mais une lettre du futur
martyr donne sur elle des détails
hélas fort précis :
« Notre synode fut peu
argenté, déclarait-il à
Jacques Boyer quelques jours plus tard. Les amendes
ont épuisé notre pauvre Vivarais. Nos
prédicateurs ne reçurent en argent
que 53 sols chacun. M. Lassagne a été
chargé de procéder à la revue
et à la taxe des Églises, pour
trouver un moyen de nous entretenir, sans quoi il
nous faudra bientôt faire banqueroute...
»
Et dans ces pénibles
conjonctures, le héros concluait
:
« Comme vous savez que
je
suis d'une humeur à ne me chagriner pas pour
le temps à venir, je me suis retiré
du synode aussi content de mes huit livres deux
sols que si j'avais reçu les cinq cent
quarante livres trois sols d'arrérage que
l'on me doit de mes gages. Et diriez vous que...
(ici les noms sont effacés) en furent
à peu près de même, et que le
frère Bernard est le plus gai.
»
Les accusations étaient bien
mal fondées, selon lesquelles les pasteurs
du Désert agissaient par
intérêt, et les faits ne confirment
que trop notre affirmation.
« ... je suis d'une humeur
à ne me chagriner pas... » Et pourtant
Durand passait par les angoisses les plus
déchirantes. Ses lettres suivantes le diront
assez. À la suite d'une erreur d'adresse il
n'avait pas reçu de nouvelles de sa femme
depuis deux mois. Ses nuits étaient
troublées par d'incessants cauchemars. Le
jour il pensait à elle « autant et
même plus qu'en songeant ». Il ne savait
à quelle cause attribuer le retard de sa
correspondance. Anne était-elle morte ?
Court ou Boyer l'en auraient averti. Il affirmait
en termes touchants son amour pour elle et
protestait de sa fidélité, comme si
ses sentiments avaient pu éloigner les
événements sinistres qu'il
appréhendait. Il n'avait jamais douté
de l'affection de sa compagne, mais il demandait
qu'elle le rassurât au plus vite. Il avait
beaucoup souffert de son départ en Suisse et
plus encore de ne pouvoir l'y rejoindre. Il se
tourmentait au point d'écrire le 11
août :
« Ignorez-vous les
funestes
ravages que les inquiétudes font à
votre santé ? Croyez-vous de pouvoir vous
laisser mourir de chagrin sans crime envers Dieu
aux ordres duquel vous vous rebellez ? envers votre
mari auquel votre perte serait si sensible et
envers vos enfants à qui vous devez vos
soins ? Mais de grâce, je vous en supplie,
étudiez la Providence, de dogme si consolant
de la religion. Apprenez à vous soumettre
aux ordres qu'elle vous adresse...
»
Anne aussi n'avait rien reçu
de son compagnon depuis fort longtemps, et elle ne
se montrait pas moins inquiète que lui. Elle
passait par les mêmes ~transes et ses voisins
l'entouraient de leur affection sans parvenir
à la rassurer ou même à la
ramener à plus de patience. On imagine
quelle délivrance fut pour elle
l'arrivée de la lettre tant attendue.
Celle-ci renfermait en outre de la missive du
pasteur un mot de celui-ci pour son ami
Boyer.
Les événements se
précipitaient en Languedoc. L'ancien dragon
convoqué devant le synode provincial voulait
que le procès fût porté devant
les professeurs de Lausanne. Ceux-ci jouissaient
d'une très grande autorité sur les
populations huguenotes de France qui les
consultaient dans les circonstances graves. Mais la
Suisse était loin. On craignit que le
scandale ne discréditât les
Églises renaissantes auprès de leurs
amis et de leurs protecteurs étrangers. De
son côté Boyer comprit qu'il aurait
beaucoup de peine à plaider sa cause en
présence d'accusateurs tels que Corteiz ou,
Court dont la notoriété était
très grande là-bas. Il se rallia donc
aux vues de ses adversaires, mais avec des motifs
très différents, et il refusa de
quitter les Cévennes.
Durand partit le 22 octobre pour
le
synode national convoqué dans cette
région. Les prédicants Ladreyt et
Lafaurie l'accompagnaient. Il n'avait pas à
ce moment de nouvelles de sa femme et il pria
Lassagne de retirer son courrier pour le lui
renvoyer ou y répondre directement, suivant le
cas. En
quelques fortes étapes il atteignit ensuite
Anduze, ayant mis moins de quatre jours pour
franchir cent cinquante kilomètres. Il y
retrouva ses collègues, et ceux-ci, devant
l'impossibilité d'être à la
fois juges et partis dans cette affaire, firent
appel à lui pour qu'il apportât une
solution équitable. Mais il importait avant
tout de poursuivre l'enquête entreprise par
Corteiz, puis confiée à
Jonquières (le prédicant Claris) qui
s'était récusé et l'avait
laissée en. suspens.
Durand qui avait autrefois
fréquenté le barreau recourut
à son habituelle perspicacité. Il vit
Boyer seul à seul, dans un mas
cévenol, et lui proposa de porter le
débat devant un arbitre indépendant.
Lorsque celui-ci aurait formulé ses
conclusions, il ne resterait plus qu'à les
soumettre aux professeurs suisses. On
réunirait ainsi toutes les garanties
d'impartialité désirables, et la
discrétion: serait gardée
vis-à-vis du public lausannois, puisque
quelques hommes seulement auraient en mains les
rapports compromettants.
Boyer, surpris, se déclara
séduit par l'habileté de ce
programme, et ne put faire autrement que de
l'accepter. Tout joyeux son interlocuteur «
courut en porter la bonne nouvelle aux
frères qui se trouvaient dans une autre
chambre ». Mais ceux-ci, dans leur
enthousiasme, firent immédiatement de lui le
juge prévu par le projet. Le jeune pasteur
ne pouvait directement, suivant
le cas. En quelques fortes étapes il
atteignit ensuite Anduze, ayant mis moins de quatre
jours pour franchir cent cinquante
kilomètres. Il y retrouva ses
collègues, et ceux-ci, devant
l'impossibilité d'être à la
fois juges et partis dans cette affaire, firent
appel à lui pour qu'il apportât une
solution équitable. Mais il importait avant
tout de poursuivre l'enquête entreprise par
Corteiz, puis confiée à
Jonquières (le prédicant Claris) qui
s'était récusé et l'avait
laissée en. suspens.
Durand qui avait autrefois
fréquenté le barreau recourut
à son habituelle perspicacité. Il vit
Boyer seul à seul, dans un mas
cévenol, et lui proposa de porter le
débat devant un arbitre indépendant.
Lorsque celui-ci aurait formulé ses
conclusions, il ne resterait plus qu'à les
soumettre aux professeurs suisses. On
réunirait ainsi toutes les garanties
d'impartialité désirables, et la
discrétion: serait gardée
vis-à-vis du public lausannois, puisque
quelques hommes seulement auraient en mains les
rapports compromettants.
Boyer, surpris, se déclara
séduit par l'habileté de ce
programme, et ne put faire autrement que de
l'accepter. Tout joyeux son interlocuteur «
courut en porter la bonne nouvelle aux
frères qui se trouvaient dans une autre
chambre ». Mais ceux-ci, dans leur
enthousiasme, firent immédiatement de lui le
juge prévu par le projet. Le jeune pasteur
ne pouvait pas se dérober
à cette mission. Il avertit seulement ses
compagnons de voyage et les pria de donner à
leur retour en Vivarais toutes les explications
nécessaires sur la cause de son propre
retard. Puis il se mit à la tâche. On
convint qu'il visiterait les Églises et
recevrait les dépositions des divers
témoins, en présence de deux anciens
« pris sur le lieu de ces témoins ou de
l'accusant ». Si les professeurs de Lausanne
refusaient ensuite de trancher le débat, le
Synode national prendrait, en dernier ressort, les
décisions nécessaires.
L'enquêteur, dont l'absence
temporaire était déjà connue
de, La Devèze, parcourut les Églises
du Bas-Languedoc et recueillit, après
serment, les témoignages qui devaient lui
permettre de se faire une opinion. Cette longue et
pénible information l'éclaira sur la
mentalité de Boyer, jaloux et
indiscipliné, sinon peut-être
franchement immoral, ce qui ne put jamais
être formellement prouvé. L'attitude
de Suzanne Février restait en effet
équivoque. Elle avouait puis se
rétractait d'un jour à l'autre.
Durand fut à Anduze le 28 octobre et le
lendemain à Lasalle où le père
de la suspecte témoigna contre l'ancien
dragon. Le 3 novembre il gagnait Le Vigan. Le
prédicant languedocien Maroger le guidait
dans ces régions inconnues de lui, et se
chargeait sans doute de trouver les abris et les
ressources nécessaires à la poursuite
de leur voyage commun.
Quatre jours après le jeune
vivarois arrivait à Aulas, où il
écrivit à Court. L'affaire à
laquelle il se trouvait mêlé
l'ennuyait fort. Il ne songeait pas à se
soustraire à ses responsabilités,
mais il aurait préféré «
s'occuper de meilleures choses ».
Surtout il était
torturé par l'absence de nouvelles
reçues d'Anne Durand; il en demandait
instamment les raisons et suppliait qu'on les lui
donnât toutes, si cruelles fussent-elles.
Quant à, lui, il jouissait d'une parfaite
santé, et les détails reçus du
Vivarais sur le sort de ses deux enfants
étaient en somme pleinement rassurants.
Enfin il déclarait avoir écrit
à sa soeur et à sa belle-mère,
toujours en prison.
Le temps pressait. Il fallait
poursuivre l'enquête et l'on rassembla les
anciens du Vigan, de Valleraugues et de Ganges. Ils
étaient tous des partisans résolus de
Boyer mais ils durent reconnaître qu'ils
avaient offert et remis une somme de 300 livres
à Suzanne Février, à la
condition qu'elle niât se trouver enceinte
des oeuvres de leur ami. Les présomptions de
culpabilité s'accumulaient donc contre
celui-ci. On voulut compléter l'information
et l'on revint au Vigan. Là Durand fut le
témoin des fiançailles de son guide
Maroger avec une jeune noble, Lydie, fille de
François de Caladon, seigneur de
Bréau. Deux jours après il baptisa la
petite Suzanne Février qui venait de
naître au mas de Campelle. L'enfant
était elle la fille du
schismatique ? On n'y fit aucune allusion sur le
procès-verbal, qui nous est
parvenu.
Les 17, 18, 20 et 21 novembre
furent
employés à des interrogatoires,
confus et souvent délicats.
L'avant-dernière de ces dates fut, il est
vrai, marquée par une assemblée tenue
à Durfort, dont les « anciens » se
plaignirent à Boyer; et la dernière
par le passage de Durand à Sauve où
il reçut encore quelques
dépositions.
Une lettre du professeur Pictet
arriva sur ces entrefaites. Cet homme, qui prenait
un grand intérêt aux choses de France
exprimait le voeu que l'affaire restât
ignorée de ses collègues de Lausanne.
Sa divulgation pouvait entraîner
là-bas de très fâcheux
commentaires, et mieux valait que les
Églises persécutées prissent
le parti de régler elles-mêmes la
question.
Curieuse coïncidence - A
quelques kilomètres de là Isabeau
Sautel établissait presque en même
temps son testament dans l'étude d'un
notaire d'Aigues-Mortes. Elle y confirmait les
dispositions déjà prises après
le mariage de sa fille et léguait à
Marc la succession de son père le notaire
royal. Elle « déshéritait »
enfin - nous avons dit pourquoi - ses enfants
accusés de crime de religion.
Durand revint à Nîmes
où il fut, rue de la Ferrage, l'hôte
de Madame de Ribot, huguenote courageuse chez
laquelle il arriva le lundi 26 dans la
soirée. Il y retrouva
Corteiz qui, sous la foi du serment,
répéta les menaces qu'il avait
reçues de l'ancien dragon. Durand se
préparait à se rendre à
Vauvert lorsqu'il apprit que sa visite serait sans
but : les jeunes filles auxquelles Boyer avait fait
des promesses de mariage s'étaient rendu
compte de l'imposture du personnage, et «
elles en avaient eu rapidement confusion
».
Le voyageur eut, ce soir-là,
une joie immense. Il trouva, enfin ! à son
logis une lettre de sa femme, que Lassagne lui
avait fait suivre. La missive était
datée du 25 octobre et faisait suite
à celle que lui-même avait
rédigée le 12. Ainsi tout motif de
crainte sérieuse devenait vain, mais il n'en
devait pas moins s'avouer qu'il était
passé par de terribles angoisses.
Les nouvelles qu'il recevait de
Lausanne restaient d'ailleurs assez
inquiétantes : Anne était sans
ressources :
« Je ne sais pas si
j'oserai
vous demander quelque chose pour passer mon hiver,
écrivait-elle. Ce qui m'afflige... c'est de
penser que je vous mettrais ainsi encore en
peine... »
Elle souffrait de penser qu'elle
allait traverser un hiver sans avoir pu revoir
« son cher enfant ».
« Que je trouve le
temps
long! Grand Dieu, veuille l'abréger !
Toutefois, je vous laisse agir comme vous le
trouverez à propos, pourvu que vous me
donniez assez souvent de vos nouvelles, et que
vous, tâchiez de m'envoyer quelque chose.
Vous savez que je ne suis pas une personne à
faire connaître mes besoins... J'ai fait
assez de connaissances qui me font assez de
caresses, mais je ne me
produis qu'avec peine... Adieu, mon cher enfant ;
le Seigneur te veuille conserver ! te remplir de
courage, te garantir de tout danger. Adieu encore
une fois. Je suis sans aucune réserve, toute
à toi... »
Durand jouissait d'un peu de
repos
puisque la course de Vauvert devenait inutile. Il
répondit aussitôt en se
déclarant enfin rassuré, d'autant
plus que Fauriel venait de lui donner de bonnes
nouvelles des deux enfants. Sans doute l'hiver ne
s'achèverait-il pas sans que leur
père se rendît à Lausanne, afin
de proposer à l'examen des professeurs le
dossier si laborieusement composé sur
l'affaire Boyer. Les scrupules de l'apôtre et
sa délicatesse éclatent dans ces
lignes, où il fait allusion aux angoisses
maintenant passées :
« ... J'avoue de bonne
foi
que tu as tout lieu d'être choquée de,
voir que j'ai pu te croire capable d'inexactitude
à me donner des nouvelles, mais tu peux bien
me pardonner si tu veux faire attention à
l'état où m'avait mis le manque de
nouvelles... En effet... tu es le seul objet
après lequel je soupire, à part celui
qui doit faire notre éternelle
félicité. Et pourvu que Dieu me
donne, dans ce monde, le moyen de te voir contente
auprès de moi, je ne souhaite plus rien.
»
Il donnait enfin à sa
compagne le conseil de s'ouvrir à Court des
difficultés de sa vie matérielle,
à propos desquelles il écrirait
bientôt lui-même. Tout espoir d'une
amélioration ne devait d'ailleurs pas
être perdu puisque M. De Trey, pasteur
à Berne, s'occupait de faire attribuer par
les magistrats de cette ville
une pension à l'exilée. Les motifs de
crainte et de confiance se suivent ici sans aucune
transition.
Le 29 novembre on assemblait le
Consistoire de Nîmes qui reprocha vivement
à Boyer sa conduite trop libre avec des
jeunes filles de la cité. L'ancien dragon se
borna à répondre que Roux, intervenu
dans la discussion, se mêlait de ce qui ne le
regardait pas. Diverses dépositions
confirmèrent les accusations du Consistoire,
mais on n'arrivait toujours pas à confondre
l'imposteur. Anne Durand, au loin, déplorait
ces incidents. Elle le fit savoir à son mari
dans une lettre où elle se plaignait de la
réponse évasive donnée par
Court, après ses démarches. Celui-ci
et sa femme, avertis maintenant de la situation
précaire de l'exilée, ne semblaient
pas s'en mettre en souci. Anne en conçut une
vive tristesse dont elle s'ouvrit dans sa missive.
Heureusement la « commère Nanon »
chez qui logeaient ses deux enfants l'avait
rassurée sur le sort des petits
pensionnaires.
Leur mère venait de quitter
la maison de Mademoiselle Blanc et s'était
établie chez le conseiller d'Etras,
où elle devait être mieux logée
pendant un hiver dont elle s'effrayait un peu. Elle
souffrait de la solitude et se sentait loin de son
pays : « Elle n'avait que Boyer avec qui elle
pût s'entretenir de ses soucis et de ses
espérances ». Le jeune homme
poursuivait ses études
avec beaucoup de succès et venait de
prêcher son premier 'sermon, fort
remarqué. Il ajouta quelques mots sur la
lettre d'Anne. Durand avait gardé ce billet
dans ses bagages lorsqu'il fut arrêté
deux mois plus tard, et ces pages jaunies figurent
parmi les pièces de son
procès.
Il resta quelque temps encore en
Languedoc. Il fallait mettre au net tout le long
rapport préparé ici et là. En
outre on annonçait le prochain passage
à Nîmes de l'infant d'Espagne, et le
jeune pasteur ne voulait pas se priver du plaisir
d'y assister lui aussi :
« Ce prince est un
homme
fait comme les autres, écrivit-il, si ce
n'est qu'il est un peu plus fier que moi. je ne
l'aurais pas cru si riche, car il ne porte aucun
galon, si je n'avais pas vu entrer par la porte de
la Couronne, trente-deux mulets chargés d'or
et d'argent, qui lui appartiennent.
»
Il était toujours chez Madame
Ribot et ne souffrait pas trop de l'hiver quoiqu'il
n'eût sur lui que des vêtements
d'été. Lors de son départ
d'octobre il ne comptait s'éloigner que
quelques jours seulement, et les
événements avaient
démesurément prolongé son
absence. Il s'amusait de sa tenue et rassurait sa
femme :
« Gare en m'en allant
en
Vivarais ! Cependant, ne t'alarme point. J'ai un
bon manteau qui me couvrira, et un bon cheval qui
ne me fera pas languir en chemin. Je jouis d'une
santé d'athlète. »
Boyer écrivit vers ce moment
au professeur Polier pour se justifier des
accusations portées contre lui. Il se
plaignit de n'avoir pas obtenu la communication des
dossiers. Devant ces faits les Églises de
son quartier, « auxquelles les autres pasteurs
étaient devenus odieux », lui avaient
expressément adressé vocation ainsi
qu'à son ami Gaubert. Ces incidents
avivèrent naturellement encore le
débat et bientôt Court recevait contre
l'ancien dragon un long réquisitoire de
Maroger. Celui-ci était constamment
resté hors des salles où avaient eu
lieu les dépositions et n'avait pas eu
communication des mémoires dressés
par Durand dont il était le guide, et qui
devait prochainement achever la rédaction de
son long procès-verbal. L'affaire pourrait
être ainsi bientôt portée devant
des arbitres qualifiés.
Le pasteur vivarois qui ne
pouvait
rien faire de plus quitta le Languedoc le 19
décembre et remonta vers l'Ardèche.
Le 24 il arrivait à Tauzuc, près de
Pranles, et se préparait à aller en
Dauphiné pour y conférer avec Roger.
Il fallait prendre les dispositions
nécessaires à la réunion du
prochain Synode national qui serait appelé
à délibérer sur ces
récents événements. Mais le
jeune ministre, gêné par d'abondantes
chutes de neige, dût retarder son
départ. Sans doute mit-il à profit ce
délai pour se reposer et rester
auprès de ses enfants qu'il avait
retrouvés en bonne santé chez la
mystérieuse et diligente commère
Nanon.
Corteiz, Roux et Maroger avaient
eux
aussi demandé à Polier s'ils
pouvaient compter sur le concours des professeurs
de Lausanne. Il serait inutile dans la
négative de leur envoyer des
procédures dangereuses et susceptibles au
surplus « de faire découvrir les
relations qu'il y avait entre les prédicants
». Durand ne pensait pas autrement. Il venait
de remercier M. de Beaulieu, un de ses amis suisses
qui avait appuyé les démarches
récemment faites à Berne pour obtenir
une pension en faveur de sa compagne. Les affaires
des Églises allaient leur train et les
amendes diminuaient peu à peu de
fréquence et d'importance. Cependant
l'ancien clerc gardait une
arrière-pensée dont il avait beaucoup
de peine à se défaire : Pourquoi
Court, dont la présence aurait
été si nécessaire
auprès des Églises du Languedoc
désolées par le schisme, restait-il
à Lausanne ?
Avant d'entrer dans la nouvelle
année, le jeune pasteur envoya quelques
sommes à Duvilard, réglant ainsi les
comptes restés pendants. Vers ce moment La
Devèze signala sa présence chez le
religionnaire Bravais, de Lion, près de
Vernoux; et crut même qu'il y avait
laissé ses papiers dont en
réalité Fauriel connaissait seul la
cachette.
L'année 1732 survint. Elle
trouva Durand en compagnie de
son collègue et près de ses enfants.
Les deux pasteurs étaient encore
immobilisés par les neiges. Elles avaient
durci et rendaient toute marche impossible. Chacun
en profita pour régler ses propres affaires
et sa correspondance. Le 5 janvier le premier
écrivit à sa femme. Il
espérait alors la libération de la
vieille Isabeau Sautel, à laquelle il avait,
par une lettre partie de Nîmes quelques jours
auparavant, offert d'aller à Lausanne
dès sa sortie de prison pour y finir ses
jours auprès de sa fille. Il attendait
l'autorisation du greffier, toujours à
Brescou, pour vendre une partie des biens
restés à la maison du Bouchet, et que
personne ne pouvait plus désormais mettre en
valeur. Le vieillard gardait toujours en effet la
disposition de ses propriétés dont
aucun jugement régulier ne l'avait encore
privé.
Lui-même et son fils
comptaient tirer de cette opération quelques
sommes dont ils avaient le plus urgent besoin. La
pension des deux enfants venait d'être
payée et le pasteur avait laissé
là presque tout son argent. Jacques
Étienne, il est vrai, devenait « gros
comme une arche » et ramenait ainsi
malgré tout la joie au coeur de son
père.
Janvier se passa. Durand,
bloqué dans le Haut-Vivarais, ne pouvait
toujours pas suivre les chemins effacés sous
la neige. Et Polier répondit sur ces
entrefaites aux lettres de ses collègues
français. Il valait mieux, selon lui, ne
traiter des
incidents Boyer que devant quelques hommes dont la
discrétion était certaine. Ils se
réuniraient officieusement et prendraient
les décisions nécessaires, pourvu
qu'on leur attribuât pleins pouvoirs. Rendre
juge du débat l'Académie toute
entière serait donner à celui-ci la
plus fâcheuse publicité, dont Berne
pourrait être averti à son tour. Ses
magistrats ne manqueraient pas d'être
défavorablement impressionnés; et
peut-être faudrait-il craindre le retrait des
pensions accordées aux
réfugiés. Il n'y avait pas à
hésiter sur la méthode à
suivre.
Au reçu de cette note Durand
pria Polier de prendre l'affaire en mains et de la
poursuivre selon les vues ainsi exposées. On
lui remettrait à cet effet les pièces
nécessaires; le jugement d'amis
étrangers possédant en tout
état de cause plus de poids que celui du
Synode national lui-même, difficile à
convoquer dans une telle saison, et dont les
membres n'étaient pas tous exempts du
reproche de partialité.
Ce furent là les
dernières démarches du courageux
voyageur. Pendant près de treize ans il
avait parcouru les montagnes et les vallées
vivaroises, apôtre infatigable et jamais
découragé. Peu à peu son
autorité s'était établie sur
ses collègues plus âgés.
À présent, ministre régulier
et chef incontesté des Églises qu'il
avait relevées, il se voyait chargé
d'une mission délicate qu'aucun autre ne
pouvait accomplir. Mais tous ces
résultats n'avaient pas été
acquis sans peines ni sans larmes. Les drames
intérieurs avaient été
fréquent et les souffrances aiguës. Il
fallait aller désormais plus avant encore
dans la voie douloureuse. Après le labeur
passionnant et difficile les épreuves
étaient survenues. Le martyre allait
maintenant couronner l'oeuvre et la vie
d'abnégation du pasteur sous la Croix.
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