« Au lieu de
nous
abandonner à une tristesse excessive, il
faut faire un bon usage du martyre de notre cher
frère » « nous devons nous mettre
en état de suivre son exemple, si Dieu veut
nous y appeler, et finir comme lui notre course en
soutenant les intérêts de la religion.
»
(Lettre
du
proposant Morel Duvernet, mort au cours d'une
tentative d'évasion en 1739, à Court,
réfugié à Lausanne.
-
31
mai,
1732).
En Suisse on ignorait encore la tragédie
de Montpellier. Isabeau Nadal-Corteiz, dont
l'intrépide compagnon. restait toujours sur
le champ de bataille, avait écrit à
Court : « La' prise de Monsieur et très
cher Durand lui était bien fatale, et
à tous ses amis de Zurich », où
elle résidait depuis quelques années.
Elle se proposait de consoler l'épouse du
martyr, « Mademoiselle sa triste et fort
affligée femme ». Le 30 avril, on espérait
cependant
encore « en bien ». L'absence de
nouvelles et les délais du, procès
autorisaient à conserver quelque
espoir.
Mais Anne, à Lausanne,
était déjà fixée. Dans
sa détresse elle avait trouvé la
sympathie de tous. Le professeur Polier multipliait
les démarches en faveur de l'exilée.
Sans doute fut-ce sur son conseil qu'elle
rédigea une supplique adressée
à Leurs Excellences de Berne et demandant
l'attribution d'une pension. On voudra bien se
souvenir qu'elle était sans ressource et
l'on, comprendra que son protecteur dut avant tout
prendre les mesures propres à lui assurer la
nourriture du lendemain. La requête est grave
et digne. La veuve narre sobrement les efforts
accomplis par son mari au service des
Églises persécutées; puis elle
fait allusion à sa propre situation si
précaire comme à ses devoirs envers
ses deux enfants dont elle espère
n'être plus séparée que pour
quelques jours, « si Dieu, conclut-elle, lui
fait la grâce de les retirer des dangers
où ils sont présentement
exposés, à quoi elle va travailler de
toutes ses forces ». Frappant exemple de la
pensée religieuse commune aux huguenots
persécutés : L'homme fait effort, et
Dieu exauce, s'il le juge bon.
Le soir Polier paraphait le
placet,
puis y joignait un mémoire et adressait le
tout au, pasteur Dachs, de Berne, en même
temps qu'il écrivait à M. de Trey
pour le prier d'appuyer sa démarche.
Déjà des relations de
la mort du ministre vivarois commençaient
à arriver en Suisse. Il n'y en eut pas moins
de neuf, envoyées par des protestants de
Montpellier, M. de Trélis, d'Alès, et
Lassagne-Fauriel.
Le lecteur s'étonne à
bon droit de retrouver, sous les rédactions
diverses et plus, ou moins
détaillées, le même rigoureux
accord sur le fond. Les religionnaires
étaient remarquablement bien informés
des moindres incidents qui marquèrent les
derniers jours de la vie de leur pasteur. Ces
rapports nous ont servi pour la rédaction de
notre précédent chapitre dont ils
nous ont donné jusqu'au moindre
élément.
Anne Durand affligée d'une
santé chancelante trouvait dans son atroce
douleur la force de conserver toute sa foi, et
voyait « dans ce châtiment une occasion
d'avancer dans la sanctification ». Elle
recevait de partout des lettres de consolation.
Isabeau Corteiz en écrivit une, parmi les
plus belles. À ce moment des amis de
Lausanne s'occupaient de faire imprimer l'une des
relations venues de France. On aurait dans ce
document une excellente arme de propagande en
faveur des Églises affligées. La
veuve répondit rapidement à son amie,
dont le mari était aux prises dans les
Cévennes avec les terribles
difficultés suscitées par le schisme
de Boyer excommunié depuis le synode du 8
avril précédent. Nous recopions la
lettre :
« Que mon affliction a
été grande !... aidez-moi par le
secours de vos prières. Depuis sa
détention jusqu'à la fin, cela a
été pour moi une mort continuelle...
J'espérais qu'on ferait quelque chose en sa
faveur... mais notre Dieu, de qui les voies ne sont
pas nos voies, n'a pas jugé à propos,
suivant son adorable. sagesse, de bénir les
soins de ces bonnes âmes, et Il a voulu que
je fusse privé pour toujours de mon
époux. Que ta volonté soit faite,
ô Éternel !... je fais bien, ma
très chère amie, tout mon possible
pour me fortifier ; tantôt je me
représente combien il est glorieux de mourir
pour le nom de notre divin Sauveur, tantôt la
manière honorable dont mon cher mari a
rempli sa carrière... mais malgré
cela, il est toujours dans mon imagination ; il ne
m'est pas possible de l'en ôter. C'est vous
qui savez mieux qu'aucune personne quel doit
être mon triste état, que vous
éprouvez tous les jours aussi bien que
moi... Veuille ce grand Dieu vous conserver votre
cher époux, de même que les autres qui
sont dans le même danger...
»
Anne Durand parlait ensuite du
projet d'impression de la relation, puis de ses
enfants encore en France à cette date (27
mai) et qu'elle espérait cependant revoir
bientôt.
Trois jours après, Messieurs
de la Chambre des réfugiés de Berne
recevaient ordre de Leurs Excellences d'allouer une
pension à la veuve. Ils en fixèrent
le montant à cent écus blancs par an,
soixante pour elle, quarante pour ses deux enfants.
M. de Montrond avertit Court et le pria d'en donner
le plus vite possible la nouvelle à
l'exilée dans le deuil.
Isabeau Corteiz fit circuler la
lettre de son amie; le pasteur de l'Eglise
française la traduisit en allemand, pour la
répandre plus facilement dans la ville :
« Personne ne la lit qui ne l'entende sans
pleurer », concluait la
Cévenole au grand coeur. Lorsqu'elle sut que
son amie avait reçu une pension, elle lui en
dit aussitôt sa joie, puis signala que
l'impression de la relation serait longue : «
Messieurs très occupés »
désiraient de ne pas éveiller par une
publicité maladroite la
susceptibilité de l'ambassadeur de
France.
Plus tard Isabeau put envoyer
à Court la copie de ces documents, mais,
elle en garda les originaux.
En France on n'était pas
moins ému. La fatale nouvelle avait
trouvé les prédicants et les
Églises remarquablement fermes en face du
danger. On eut beau placarder le jugement sur les
places publiques des principales villes du
Languedoc, le zèle des religionnaires ne se
ralentit pas. Il y eut 38 affiches à Mende,
autant pour le diocèse du Puy, 96 pour celui
de Viviers, 131 pour les mandements d'Uzès,
et 68 pour Nîmes ; 30 pour Alès, 41
pour Montpellier. On n'oublia pas les autres
provinces : Albi en reçut 20, Montauban 23,
Castres 33.
En même temps que l'Intendant
donnait l'ordre de procéder à cette
publication, les huguenots faisaient parvenir
à Court une de leurs multiples relations.
Moins d'un mois plus tard le Synode provincial du
Vivarais se réunissait le 21 mai sous la
présidence de Lassagne, déjà
rentré de Suisse où nous l'avons vu
fuir après la catastrophe. On se
préoccupa de réunir pour la femme du martyr les
sommes qui restaient dues à celui-ci
:
« Ayant
considéré le malheur de nos
Églises et fait réflexion sur la
perte irréparable qu'elles viennent de faire
en la personne de feu notre cher et
bien-aimé frère, qui les a servies
avec beaucoup d'édification et qui a
scellé de son sang la vérité
de l'Evangile qu'il avait prêché au
milieu de nous, la vénérable
Compagnie, touchée de reconnaissance des
grands services que feu notre cher pasteur a rendus
pendant sa- vie aux Églises de notre
Vivarais, en conséquence de cela elle a
ordonné qu'il se fera une collecte
générale sur toutes nos
Églises pour payer les arrérages qui
étaient dûs à feu notre bien
aimé frère, laquelle sera
employée, non seulement pour payer les
sommes qu'il pouvait devoir, mais aussi pour
entretenir Mademoiselle sa veuve de même que
ses chers enfants. La Compagnie du Synode a aussi
arrêté qu'on continuera de payer
à la dite demoiselle Durand, autant que cela
sera nécessaire, les gages qui
étaient assignés à Monsieur
son mari. »
On lui devait 606 livres,
près de quinze mille francs de notre
monnaie. Deux cent quatre vingt seize seulement
purent être versés après la
première collecte. Il fallut au synode
suivant, le 23 octobre, en décider une
seconde afin de trouver lès trois cent dix
autres non encore remboursées.
Après les témoignages
collectifs, il y eut ceux des individus.
Quelques-uns sont fort beaux. Corteiz nota.
brièvement, dans une lettre adressée
à Dachs le 9 juillet, que « son cher
frère avait eu une mort très
édifiante », et il se proposa d'envoyer
à un professeur suisse la relation qu'il en
tenait de ses amis montpelliérains. Dans le
canton de Vaud, un religionnaire de Nyon, M. de
Bionens, fut plus explicite :
« Je bénis Dieu du
fond du coeur, écrivit-il, de ce qu'il a
fortifié et soutenu jusqu'à la fin M.
Durand dans son martyre. Puissions-nous Lui
être aussi fidèles dans les
épreuves où la divine Providence nous
mettra. La mort de ce (ligne serviteur de Dieu
produira, avec la bénédiction du
Ciel, un très grand fruit dans tous les
lieux où il a exercé son
ministère. Qu'il est beau que les pasteurs
apprennent ainsi à leurs troupeaux à
suivre Jésus-Christ sur le Calvaire, et
à donner leur vie pour Celui qui est mort
pour nous tous ! »
Le jeune proposant
Morel-Duvernet
s'éleva à plus de hauteur encore.
Écrivant à Court, sous pseudonyme, il
lui dit :
« Nous tînmes
heureusement notre Synode provincial le 21 du mois
présent (mai 1732), mais quelle tristesse et
quelle affliction pour nous de n'y point voir
paraître celui qui en était toujours
le conducteur ! Quelle perte ont faite nos pauvres
Églises... Toutes les fois que je
considère que nous sommes privés pour
jamais d'un si aimable et si digne ministre, ma
douleur et mon chagrin s'augmentent de plus en
plus, quoique j'y voie plusieurs sujets de
consolation. Si d'un côté nous avons
lieu d'être affligés, nous avons de
l'autre sujet de louer Dieu de sa
persévérance.... Au lieu de nous
abandonner à une tristesse excessive, il
faut faire un bon usage du martyre de notre cher
frère et nous servir de cet exemple pour
l'avancement de notre salut, puisque, comme dit
saint Paul, toutes choses aident en bien à
ceux qui aiment Dieu. Car après tout, il
faudrait être aveugle pour ne pas voir que
nous sommes tous les jours exposés aux
mêmes dangers ; et après y avoir bien
pensé, j'ai conclu que le meilleur parti
qu'il y avait à prendre, dans ces tristes
conjonctures, c'est de travailler avec application
pour faire des progrès dans la connaissance
de Dieu afin que, supposé que nous fussions
pris (comme dans le fond la chose est possible),
nous puissions faire triompher la
vérité et la défendre contre
l'erreur et les sophismes des adversaires. J'ai
conclu que nous devons mettre en usage tous les
'moyens possibles pour nous mettre en état
de suivre l'exemple de notre bien aimé
martyr, si Dieu veut nous y appeler, et de finir
comme lui en soutenant les intérêts de
la religion... ».
Le prédicant donnait ensuite
à Court des détails sur la vie des
Églises. Trois proposants venaient
d'être reçus :
Ladreyt, Lafaurie et lui-même. Il eut
à commenter ce verset : « Nos
légères afflictions qui ne durent
qu'un moment produisent pour nous le poids
éternel d'une grâce infiniment
excellente... ».
Les amendes frappaient toujours
les
communautés; mais sans
régularité. Ici, elles
n'étaient pas payées; là, on
les réclamait avec
sévérité. Quant aux
Églises, « quoiqu'il y ait quelques
particuliers intimidés par la crainte, elles
n'étaient en général pas
refroidies » :
« Les assemblées que
je fis aux Basses-Boutières, poursuit Morel,
furent pour le moins aussi nombreuses qu'à
l'ordinaire, et je n'exagérerai pas quand je
dirai qu'elles le furent beaucoup plus, à la
réserve de celle de Saint-Vincent de Barres,
que je fis dehors, également que les autres
; mais ce fut une nuit très froide, ce qui
fit que plusieurs, qui seraient venus, ne vinrent
pas.... » « Nous sommes beaucoup plus
recherchés qu'à l'ordinaire en
certains endroits, et dans d'autres, c'est comme
auparavant. »
... « Je ne doute pas
non
plus que Mademoiselle Durand ne soit
extrêmement affligée... Nos larmes
sont justes et le seront encore longtemps...
Soumettons-nous donc humblement à la
volonté de notre Père Céleste
et disons avec Job : « Seigneur, tu nous avais
donné ce cher Ministre et tu l'avais enrichi
de tes grâces, tu nous l'as ôté
en permettant à nos adversaires de le faire
mourir, tu as voulu le retirer en paix afin que ses
yeux ne vissent point les souffrances et les
persécutions qui nous accablent. Ton saint
Nom soit béni éternellement.
Fais-nous la grâce, ô Dieu, de suivre
son exemple !... Nous nous emploierons pour le bien
et la sûreté de ses chers enfants
(alors encore en France), et nous ferons tout ce
qui dépendra de nous pour exécuter ce
que souhaite Mademoiselle Durand.
»
Tout autre commentaire serait
superflu, après cette lettre qui nous dit
assez l'influence prise sur tous par le martyr;
l'affection dont il était entouré; la
grandeur d'âme enfin de ses collaborateurs et
de ses amis.
Revenons en Bas-Languedoc. L'Intendant
reçut de toutes les notabilités
auxquelles il avait rendu compte de
l'exécution, les réponses les plus
élogieuses.
L'action principale était
terminée. Cependant certains complices
avaient été dénoncés.
Lissignol, cultivateur fort riche et signalé
comme calviniste très zélé par
le curé de Saint-Fortunat où il
habitait, bénéficia de la
clémence de M. de Bernage.
Soupçonné d'avoir collecté
pour Durand, il comparut devant Dupuy, le
subdélégué de Privas, qui se
contenta de l'admonester avec une extrême
vigueur, et le renvoya plus chargé de
menaces que de repentir.
Lespinas restait toujours dans
les
geôles de la citadelle. On n'avait pu
recueillir contre lui que des preuves morales et
son procès ne pouvait être instruit,
faute de véritables chefs d'accusation.
Moyennant finances, le prisonnier se fit alors
accorder un certificat de bonne catholicité
par le même Desbots qui l'avait
dénoncé quelques semaines auparavant.
Muni de cette pièce, il demanda son
élargissement au milieu du mois
d'août, en s'adressant directement au Garde
des sceaux qui répondit : le huguenot
était accusé d'avoir collecté
pour Durand et menacé le curé de
Saint-Félix de Châteauneuf. Mais
l'Intendant stupéfait de l'attitude du prêtre
écrivit
à l'évêque de Valence, son
supérieur ecclésiastique. Le
prélat se rendit compte de la
vénalité de l'homme et la lui
reprocha en termes particulièrement
sévères. On peut se demander si le
cupide prieur fut très sensible à
cette lettre comminatoire.
Ses attestations ne pouvaient
être prises au sérieux et Lespinas
resta en prison, le chancelier ayant permis qu'il y
demeurât sans jugement régulier aussi
longtemps qu'on le croirait nécessaire pour
faire un exemple. On ne sait jusqu'à quand
se serait prolongé le supplice si le
malheureux n'avait réussi, le 6 janvier
1733, à s'évader de la citadelle,
puis du royaume. Il passa en Suisse et rentra plus
tard en France pour se faire reprendre en 1740 : Il
avait donné asile à Fauriel-Lassagne
et vendu des livres de piété.
Après vingt années passées aux
galères, la liberté lui fut
définitivement rendue.
Le schisme de Boyer ravageait
encore
les Cévennes et des lettres inquiètes
parvenaient à Court. L'ancien dragon
refusait de se soumettre à la
décision des synodes et voulait qu'un petit
comité de quatre personnes, dont deux
seraient désignées par lui,
prît son affaire en mains. Les choses
traînèrent en longueur. Corteiz
était toujours aussi ferme dans ses opinions
et gardait vis-à-vis de son collègue
excommunié son habituelle et
légendaire rigueur. Mais il
commençait à subir la fatigue de
l'âge et de ses trente-trois années de ministère «
sous
la croix ». Sa vue baissait et lui interdisait
de voyager de nuit. Toujours violemment poursuivi,
il prit enfin le parti de s'exiler lui aussi. En
1733, âgé de 49 ans, il se retira
à Zurich « auprès de son Isabeau
». Il devait mourir là-bas en 1767,
âgé de 83 ans, ayant traversé
toute la longue période 'des épreuves
pour saluer avant de disparaître l'aube des
temps meilleurs. Depuis quelques années la
tolérance était en France tacitement
admise et pratiquée.
L'affaire Boyer ne fut
définitivement réglée que par
le Synode national de 1744 présidé
par Court revenu de Suisse pour la circonstance.
Boyer s'humilia, fut suspendu par pure forme pour
deux semaines, et finalement
réintégré dans le corps des
pasteurs dont il était retranché
depuis douze années.
Peu de temps avant la retraite de Corteiz et moins de cinq mois après l'exécution de Montpellier, une descente de police avait fait saisir à Saint-Jean-du-Gard quelques lettres du vieux pasteur cévenol; et, avec elles, une complainte rédigée sur la mort de son collègue vivarois, dans une forme naïve et populaire. D'autres chansons sur le même sujet circulaient aussi en Vivarais comme en Dauphiné. Nous en connaissons trois, toutes de faible valeur littéraire, mais non pas sans beauté, dans leur expression si particulière de pitié profonde et de foi sereine. Citons la première d'entre elles, la plus incorrecte
- « Quel crime avait-il fait ce Pasteur des fidèles
- Pour avoir mérité des paines si cruelles
- Trois mois danla souffranse nouri au pain a l'au
- Mourir sur la poutanse de la main du bourau.
- Messieur vous souviendra de la grande injustice
- Durant est condamné à un cruel supplice
- Non pas pour aucun crime qui leur ait (qu'il aurait) donné lieu
- Mais il est la victime des ennemis de Dieu.
- ... Pourquoi nous blâmez-vous messieurs faux catholiques
- En médisant de nous nous nommant hérétyques
- Nous tenons la croiance que les Saints ont écrit
- Notre unique espérance du seigneur Jésus-Christ.
- ... Je sais bien qu'il me faut par édit de la France
- Mourir sur l'échafaut. A Dieu soit la vengeance.
- Monseigneur je m'en vie d'être dedans le ciel
- Pour faire compagnie à mon frère Roussel.
- Je vous dis tendrement : Adieu ma chère femme
- Es mains du Tout Puissant je vai rendre mon âme.
- Invoqué-le sans cesse à mains jointes, à genoux
- Et selon la promesse il sera votre époux.
- Adieu mes chers enfants, croyez bien votre mère,
- Le Seigneur Tout puissant vous servira de Père ;
- Dieu vous donne (sa) crainte son amour et sa paid
- Et la religion sainte n'abandonné jamais.
- Adieu mon cher troupeau ; adieu ma chère Eglise,
- Je prie le Très-Haut qu'il vous; garde de prize.
- Soyez toujours fidèles en espérant (toujours)
- (Dans) la vie éternelle nous nous verrons un jour.
- Quand fut à l'échafaut lorsqu'il montait l'échelle
- Levant les yeux en haut, d'une ardeur Plein de zèle
- « Mon Dieu miséricorde pour l'amour de ton fils !
- Et la gloire m'accorde de ton Saint-Paradis ».
On retrouve dans ces lignes maladroites la même ferveur sans artifices. qui faisait, en 1719, chanter à quelque huguenot ardéchois la catastrophe du Navalet.
Peu à peu les années
s'écoulèrent. Le vieil Étienne
Durand vivait encore en 1739 et ce fut probablement
lui qui fut, nous l'avons dit, relâché
quatre ans plus tard. En 1750 ce fut le tour de
Matthieu Serres. Isabeau Sautel, accablée
d'infirmités, n'eut pas la joie de retrouver
ici-bas sa liberté. Elle mourut le 27
novembre 1754 dans la tour de Constance, sans
s'être complètement
réconciliée avec la soeur du ministre
auquel elle avait tant reproché d'avoir
amené le malheur dans sa famille. Marie,
plus compatissante que la vieille
prisonnière au caractère aigri,
n'hésita pas, elle, à lui prodiguer
ses soins et sa délicate affection
jusqu'à ses derniers moments.
Depuis longtemps déjà
Pierre Rouvier avait été
libéré et vivait en Hollande. Jacques
Rager, arrêté en 1745, mourut à
70 ans sur la potence, à Grenoble, avec un,
magnifique courage.
Qu'étaient devenus les
parents immédiats du héros ? Vers la
fin de 1732 le proposant Lapra, accomplissant la
promesse faite au malheureux pendant sa
captivité, était sorti de France avec
Anne et Jacques-Étienne restés
jusqu'alors en Vivarais. Les deux enfants
retrouvèrent enfin leur mère. Mais le
second ne vécut pas longtemps. Diverses
lettres nous apprennent qu'il était mort en
1740. La veuve resta seule avec
Anne, de santé fragile et dont le
caractère nonchalant inquiétait
déjà ceux qui s'intéressaient
à son sort. Elle avait beaucoup grandi. En
1745, treize ans après le drame, Lapra
devenu maître d'école à
Carlshaven, dans la province de Hesse où il
s'était réfugié dès
1734, écrivait à Lausanne et
rappelait avec émotion ces
événements. Il proposait aux deux
femmes de se retirer dans sa ville où la vie
était moins chère, disait-il, que
dans la leur :
« Pardonnez les
défauts de ma lettre que je n'ai le temps ni
de copier, ni de corriger. Il est vrai que
l'éloignement n'est pas capable d'effacer
l'amitié des coeurs lorsqu'elle a pour
principe ou fondement la vraie charité
chrétienne... Car outre vos qualités
personnelles qui me suffiraient seules pour me
porter à ne pas négliger un tel
devoir, la mémoire de mon cher Père
en Christ, votre défunt mari est tellement
gravée dans mon esprit que jamais il ne
m'arrivera d'oublier ceux qui lui ont appartenu. De
sorte que vous pouvez être assurée, de
même que votre chère fille, que si la
Providence permettait que vous fussiez
réduites dans quelque
nécessité, vous me trouverez toujours
prêt à vous donner tous les secours
dont je pourrai être capable.
« Je me borne... et
reviens
à ma chère Nanette que le peux bien
à présent appeler amie, puisque vous
me dîtes qu'elle est si grande. Ne la voyant
qu'en imagination, je me la suis
représentée à peu près
comme elle était lorsque je la portais entre
mes bras en sortant de France, âgée de
trois ans... »
Sa mère ne quitta pas
Lausanne où elle s'était peu à
peu constitué parmi les
réfugiées un cercle d'amitiés
fidèles. Elle avait failli mourir en 1741.
Toujours très faible, elle disparut six
années après, laissant Anne sans
famille jusqu'au moment où Marie, toujours
prisonnière à Aigues-Mortes, s'avisa
en 1751 d'entrer en relations
avec sa nièce. Celle-ci s'était
retirée à Genève.
L'héroïne de la Tour de Constance sut
bientôt, avec une extrême
délicatesse, reporter sur elle l'affection
qu'elle ne pouvait plus accorder à sa
famille presqu'entièrement anéantie.
La jeune fille en avait besoin. Elle était
devenue coquette et paresseuse. Sa tante lui
prodigua ses conseils puis lui fit parvenir des
vêtements confectionnés pendant ses
longues heures de détention. Bientôt
elle la fit revenir en France. La fille du martyr
passa même « à la Tour » le
mois de juillet 1759, sans qu'il soit possible de
savoir si elle y demeura d'une façon
permanente ou seulement pendant les
journées. Puis elle revint s'établir
en Vivarais. Elle put' y retrouver une partie des
biens attribués à sa mère et
parvint à recouvrer ceux de Marie, saisis au
Bouchet par de « cruels parents ». Les
deux femmes testèrent bientôt en
faveur l'une de l'autre et s'établirent
mutuellement leur légataire
universelle.
La plus âgée demeurait
toujours ferme dans sa prison, restant le
porte-parole de ses compagnes, incarnant leur
résistance aux doutes, à l'ennui, au
découragement. En 1762 elle demanda du
secours. Malgré les assurances de sa
nièce, personne ne s'occupait au Bouchet de
Pranles des bâtiments qui menaçaient
ruine. Anne ne se conduisait pas mieux
là-bas qu'en Suisse. En 1765 elle se laissa
finalement séduire par, un catholique
qu'elle épousa devant le prêtre.
Après quoi elle entreprit de
contester à sa tante ses droits de
propriété. Ce fut la suprême
épreuve. On n'avait pas osé penser,
dit M. Ch. Bost, qu'elle ferait tache dans une
famille de confesseurs et de martyrs.
Marie Durand, restée sans
ressources, trouva la force de tout surmonter. Deux
années après, le 14 avril 1768,
après -trente-huit ans de captivité,
elle sortit de la Tour. Elle n'avait que
cinquante-trois ans mais les terribles souffrances
qu'elle avait traversées avaient
ruiné sa santé. Elle se retira dans
la vieille maison des ancêtres avec sa
compagne de captivité, la veuve Goutet
qu'elle recueillit chez elle. Toutes les deux
vécurent quelques années encore. En
772 la soeur du martyr de Montpellier avait
reçu du Consistoire d'Amsterdam, sur
l'intervention de Paul Rabaut, une rente
viagère de 200 livres. Elle continua de
correspondre avec le pasteur nîmois. Elle
l'intéressa au sort de son compatriote
Alexandre Chambon, son parent
éloigné, libéré des
galères à 73 ans après
être resté vingt-sept ans à la
chaîne pour s'être laissé
surprendre à l'assemblée qui vit
capturer en 1745 le vieux prédicant
Dortial.
Les années
s'écoulèrent. On vivait par le
souvenir et dans la suprême espérance.
Deux fois par. an, Marie presque impotente se
faisait transporter avec beaucoup de peine aux
assemblées. Puis, au début de
septembre 1776, elle mourut. La grande
épopée était terminée.
Cent-cinquante ans se sont
écoulés. La mémoire de ces
vaillants, un moment oubliée, a
été rappelée par quelques
fidèles travailleurs qui nous en ont rendu
les traits. Il n'est guère de demeure
protestante ardéchoise où l'on ne
conserve la biographie que M. Daniel Benoît a
consacrée à Marie Durand. Et chaque
année une pieuse tradition ramène
vers le mois de juin les descendants des
religionnaires du XVIIIe siècle autour de la
maison du Bouchet de Pranles, pour une
assemblée en plein air.
Mais si l'on veut comprendre et
s'émouvoir, il faut, dans la solitude,
parcourir les pauvres sentiers ou bien
s'arrêter dans quelque salle basse aux
murailles de granit, écouter le patois
sonore et jeter un coup d'oeil sur la vieille Bible
à couverture de cuir posée bien en
vue sur la cheminée. Des hommes sont
là, rudes et croyants, fils des
persécutés d'autrefois dont ils
gardent sans doute les grandeurs et les faiblesses.
Celles-ci, nous nous sommes efforcé de les
montrer dans toute leur réalité,
convaincu que les faits parlent assez
éloquemment pour qu'il soit inutile de, rien
cacher ou de rien exalter.
Cependant il ne suffit pas de
poursuivre là-bas le pèlerinage ; il
faut encore aller à Montpellier, aux
Archives de l'ancienne Intendance, relire les
lettres jaunies, choses
oubliées à présent, qui furent
écrites dans les larmes ou le
danger.
Il faut aussi, traversant la
vieille
ville aux détours mystérieux, se
rendre jusqu'à l'Esplanade. La citadelle
gardé ses murailles d'autrefois, mais un
jardin public remplace les fossés et la voie
ferrée passe sans doute au point où
furent enterrés les martyrs.
Maintenant voyez la foule
insouciante et les enfants joueurs. Souvenez-vous
du mémorial dressé près de la
chaire de l'un des deux temples bâtis dans
l'ancienne cité de l'Intendant, puis
écoutez pendant les mois d'hiver les accents
assourdis du carnaval proche. Si vous le pouvez,
gardant la vision des Cévennes bleues et
lointaines, recueillez-vous. Des hommes, des
humbles, ignorant eux-mêmes qu'ils
étaient des héros, sont morts ici
pour la liberté et pour leur foi.
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