Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

VI

Épilogue (1732-1776)

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« Au lieu de nous abandonner à une tristesse excessive, il faut faire un bon usage du martyre de notre cher frère » « nous devons nous mettre en état de suivre son exemple, si Dieu veut nous y appeler, et finir comme lui notre course en soutenant les intérêts de la religion. »

(Lettre du proposant Morel Duvernet, mort au cours d'une tentative d'évasion en 1739, à Court, réfugié à Lausanne. -
31 mai, 1732).

En Suisse on ignorait encore la tragédie de Montpellier. Isabeau Nadal-Corteiz, dont l'intrépide compagnon. restait toujours sur le champ de bataille, avait écrit à Court : « La' prise de Monsieur et très cher Durand lui était bien fatale, et à tous ses amis de Zurich », où elle résidait depuis quelques années. Elle se proposait de consoler l'épouse du martyr, « Mademoiselle sa triste et fort affligée femme ». Le 30 avril, on espérait cependant encore « en bien ». L'absence de nouvelles et les délais du, procès autorisaient à conserver quelque espoir.
Mais Anne, à Lausanne, était déjà fixée. Dans sa détresse elle avait trouvé la sympathie de tous. Le professeur Polier multipliait les démarches en faveur de l'exilée. Sans doute fut-ce sur son conseil qu'elle rédigea une supplique adressée à Leurs Excellences de Berne et demandant l'attribution d'une pension. On voudra bien se souvenir qu'elle était sans ressource et l'on, comprendra que son protecteur dut avant tout prendre les mesures propres à lui assurer la nourriture du lendemain. La requête est grave et digne. La veuve narre sobrement les efforts accomplis par son mari au service des Églises persécutées; puis elle fait allusion à sa propre situation si précaire comme à ses devoirs envers ses deux enfants dont elle espère n'être plus séparée que pour quelques jours, « si Dieu, conclut-elle, lui fait la grâce de les retirer des dangers où ils sont présentement exposés, à quoi elle va travailler de toutes ses forces ». Frappant exemple de la pensée religieuse commune aux huguenots persécutés : L'homme fait effort, et Dieu exauce, s'il le juge bon.

Le soir Polier paraphait le placet, puis y joignait un mémoire et adressait le tout au, pasteur Dachs, de Berne, en même temps qu'il écrivait à M. de Trey pour le prier d'appuyer sa démarche.
Déjà des relations de la mort du ministre vivarois commençaient à arriver en Suisse. Il n'y en eut pas moins de neuf, envoyées par des protestants de Montpellier, M. de Trélis, d'Alès, et Lassagne-Fauriel.

Le lecteur s'étonne à bon droit de retrouver, sous les rédactions diverses et plus, ou moins détaillées, le même rigoureux accord sur le fond. Les religionnaires étaient remarquablement bien informés des moindres incidents qui marquèrent les derniers jours de la vie de leur pasteur. Ces rapports nous ont servi pour la rédaction de notre précédent chapitre dont ils nous ont donné jusqu'au moindre élément.

Anne Durand affligée d'une santé chancelante trouvait dans son atroce douleur la force de conserver toute sa foi, et voyait « dans ce châtiment une occasion d'avancer dans la sanctification ». Elle recevait de partout des lettres de consolation. Isabeau Corteiz en écrivit une, parmi les plus belles. À ce moment des amis de Lausanne s'occupaient de faire imprimer l'une des relations venues de France. On aurait dans ce document une excellente arme de propagande en faveur des Églises affligées. La veuve répondit rapidement à son amie, dont le mari était aux prises dans les Cévennes avec les terribles difficultés suscitées par le schisme de Boyer excommunié depuis le synode du 8 avril précédent. Nous recopions la lettre :

« Que mon affliction a été grande !... aidez-moi par le secours de vos prières. Depuis sa détention jusqu'à la fin, cela a été pour moi une mort continuelle... J'espérais qu'on ferait quelque chose en sa faveur... mais notre Dieu, de qui les voies ne sont pas nos voies, n'a pas jugé à propos, suivant son adorable. sagesse, de bénir les soins de ces bonnes âmes, et Il a voulu que je fusse privé pour toujours de mon époux. Que ta volonté soit faite, ô Éternel !... je fais bien, ma très chère amie, tout mon possible pour me fortifier ; tantôt je me représente combien il est glorieux de mourir pour le nom de notre divin Sauveur, tantôt la manière honorable dont mon cher mari a rempli sa carrière... mais malgré cela, il est toujours dans mon imagination ; il ne m'est pas possible de l'en ôter. C'est vous qui savez mieux qu'aucune personne quel doit être mon triste état, que vous éprouvez tous les jours aussi bien que moi... Veuille ce grand Dieu vous conserver votre cher époux, de même que les autres qui sont dans le même danger... »

Anne Durand parlait ensuite du projet d'impression de la relation, puis de ses enfants encore en France à cette date (27 mai) et qu'elle espérait cependant revoir bientôt.

Trois jours après, Messieurs de la Chambre des réfugiés de Berne recevaient ordre de Leurs Excellences d'allouer une pension à la veuve. Ils en fixèrent le montant à cent écus blancs par an, soixante pour elle, quarante pour ses deux enfants. M. de Montrond avertit Court et le pria d'en donner le plus vite possible la nouvelle à l'exilée dans le deuil.

Isabeau Corteiz fit circuler la lettre de son amie; le pasteur de l'Eglise française la traduisit en allemand, pour la répandre plus facilement dans la ville : « Personne ne la lit qui ne l'entende sans pleurer », concluait la Cévenole au grand coeur. Lorsqu'elle sut que son amie avait reçu une pension, elle lui en dit aussitôt sa joie, puis signala que l'impression de la relation serait longue : « Messieurs très occupés » désiraient de ne pas éveiller par une publicité maladroite la susceptibilité de l'ambassadeur de France.
Plus tard Isabeau put envoyer à Court la copie de ces documents, mais, elle en garda les originaux.

En France on n'était pas moins ému. La fatale nouvelle avait trouvé les prédicants et les Églises remarquablement fermes en face du danger. On eut beau placarder le jugement sur les places publiques des principales villes du Languedoc, le zèle des religionnaires ne se ralentit pas. Il y eut 38 affiches à Mende, autant pour le diocèse du Puy, 96 pour celui de Viviers, 131 pour les mandements d'Uzès, et 68 pour Nîmes ; 30 pour Alès, 41 pour Montpellier. On n'oublia pas les autres provinces : Albi en reçut 20, Montauban 23, Castres 33.
En même temps que l'Intendant donnait l'ordre de procéder à cette publication, les huguenots faisaient parvenir à Court une de leurs multiples relations. Moins d'un mois plus tard le Synode provincial du Vivarais se réunissait le 21 mai sous la présidence de Lassagne, déjà rentré de Suisse où nous l'avons vu fuir après la catastrophe. On se préoccupa de réunir pour la femme du martyr les sommes qui restaient dues à celui-ci :

« Ayant considéré le malheur de nos Églises et fait réflexion sur la perte irréparable qu'elles viennent de faire en la personne de feu notre cher et bien-aimé frère, qui les a servies avec beaucoup d'édification et qui a scellé de son sang la vérité de l'Evangile qu'il avait prêché au milieu de nous, la vénérable Compagnie, touchée de reconnaissance des grands services que feu notre cher pasteur a rendus pendant sa- vie aux Églises de notre Vivarais, en conséquence de cela elle a ordonné qu'il se fera une collecte générale sur toutes nos Églises pour payer les arrérages qui étaient dûs à feu notre bien aimé frère, laquelle sera employée, non seulement pour payer les sommes qu'il pouvait devoir, mais aussi pour entretenir Mademoiselle sa veuve de même que ses chers enfants. La Compagnie du Synode a aussi arrêté qu'on continuera de payer à la dite demoiselle Durand, autant que cela sera nécessaire, les gages qui étaient assignés à Monsieur son mari. »

On lui devait 606 livres, près de quinze mille francs de notre monnaie. Deux cent quatre vingt seize seulement purent être versés après la première collecte. Il fallut au synode suivant, le 23 octobre, en décider une seconde afin de trouver lès trois cent dix autres non encore remboursées.

Après les témoignages collectifs, il y eut ceux des individus. Quelques-uns sont fort beaux. Corteiz nota. brièvement, dans une lettre adressée à Dachs le 9 juillet, que « son cher frère avait eu une mort très édifiante », et il se proposa d'envoyer à un professeur suisse la relation qu'il en tenait de ses amis montpelliérains. Dans le canton de Vaud, un religionnaire de Nyon, M. de Bionens, fut plus explicite :

« Je bénis Dieu du fond du coeur, écrivit-il, de ce qu'il a fortifié et soutenu jusqu'à la fin M. Durand dans son martyre. Puissions-nous Lui être aussi fidèles dans les épreuves où la divine Providence nous mettra. La mort de ce (ligne serviteur de Dieu produira, avec la bénédiction du Ciel, un très grand fruit dans tous les lieux où il a exercé son ministère. Qu'il est beau que les pasteurs apprennent ainsi à leurs troupeaux à suivre Jésus-Christ sur le Calvaire, et à donner leur vie pour Celui qui est mort pour nous tous ! »

Le jeune proposant Morel-Duvernet s'éleva à plus de hauteur encore. Écrivant à Court, sous pseudonyme, il lui dit :

« Nous tînmes heureusement notre Synode provincial le 21 du mois présent (mai 1732), mais quelle tristesse et quelle affliction pour nous de n'y point voir paraître celui qui en était toujours le conducteur ! Quelle perte ont faite nos pauvres Églises... Toutes les fois que je considère que nous sommes privés pour jamais d'un si aimable et si digne ministre, ma douleur et mon chagrin s'augmentent de plus en plus, quoique j'y voie plusieurs sujets de consolation. Si d'un côté nous avons lieu d'être affligés, nous avons de l'autre sujet de louer Dieu de sa persévérance.... Au lieu de nous abandonner à une tristesse excessive, il faut faire un bon usage du martyre de notre cher frère et nous servir de cet exemple pour l'avancement de notre salut, puisque, comme dit saint Paul, toutes choses aident en bien à ceux qui aiment Dieu. Car après tout, il faudrait être aveugle pour ne pas voir que nous sommes tous les jours exposés aux mêmes dangers ; et après y avoir bien pensé, j'ai conclu que le meilleur parti qu'il y avait à prendre, dans ces tristes conjonctures, c'est de travailler avec application pour faire des progrès dans la connaissance de Dieu afin que, supposé que nous fussions pris (comme dans le fond la chose est possible), nous puissions faire triompher la vérité et la défendre contre l'erreur et les sophismes des adversaires. J'ai conclu que nous devons mettre en usage tous les 'moyens possibles pour nous mettre en état de suivre l'exemple de notre bien aimé martyr, si Dieu veut nous y appeler, et de finir comme lui en soutenant les intérêts de la religion... ».

Le prédicant donnait ensuite à Court des détails sur la vie des Églises. Trois proposants venaient d'être reçus : Ladreyt, Lafaurie et lui-même. Il eut à commenter ce verset : « Nos légères afflictions qui ne durent qu'un moment produisent pour nous le poids éternel d'une grâce infiniment excellente... ».
Les amendes frappaient toujours les communautés; mais sans régularité. Ici, elles n'étaient pas payées; là, on les réclamait avec sévérité. Quant aux Églises, « quoiqu'il y ait quelques particuliers intimidés par la crainte, elles n'étaient en général pas refroidies » :

« Les assemblées que je fis aux Basses-Boutières, poursuit Morel, furent pour le moins aussi nombreuses qu'à l'ordinaire, et je n'exagérerai pas quand je dirai qu'elles le furent beaucoup plus, à la réserve de celle de Saint-Vincent de Barres, que je fis dehors, également que les autres ; mais ce fut une nuit très froide, ce qui fit que plusieurs, qui seraient venus, ne vinrent pas.... » « Nous sommes beaucoup plus recherchés qu'à l'ordinaire en certains endroits, et dans d'autres, c'est comme auparavant. »

... « Je ne doute pas non plus que Mademoiselle Durand ne soit extrêmement affligée... Nos larmes sont justes et le seront encore longtemps... Soumettons-nous donc humblement à la volonté de notre Père Céleste et disons avec Job : « Seigneur, tu nous avais donné ce cher Ministre et tu l'avais enrichi de tes grâces, tu nous l'as ôté en permettant à nos adversaires de le faire mourir, tu as voulu le retirer en paix afin que ses yeux ne vissent point les souffrances et les persécutions qui nous accablent. Ton saint Nom soit béni éternellement. Fais-nous la grâce, ô Dieu, de suivre son exemple !... Nous nous emploierons pour le bien et la sûreté de ses chers enfants (alors encore en France), et nous ferons tout ce qui dépendra de nous pour exécuter ce que souhaite Mademoiselle Durand. »

Tout autre commentaire serait superflu, après cette lettre qui nous dit assez l'influence prise sur tous par le martyr; l'affection dont il était entouré; la grandeur d'âme enfin de ses collaborateurs et de ses amis.




Revenons en Bas-Languedoc. L'Intendant reçut de toutes les notabilités auxquelles il avait rendu compte de l'exécution, les réponses les plus élogieuses.

L'action principale était terminée. Cependant certains complices avaient été dénoncés. Lissignol, cultivateur fort riche et signalé comme calviniste très zélé par le curé de Saint-Fortunat où il habitait, bénéficia de la clémence de M. de Bernage. Soupçonné d'avoir collecté pour Durand, il comparut devant Dupuy, le subdélégué de Privas, qui se contenta de l'admonester avec une extrême vigueur, et le renvoya plus chargé de menaces que de repentir.

Lespinas restait toujours dans les geôles de la citadelle. On n'avait pu recueillir contre lui que des preuves morales et son procès ne pouvait être instruit, faute de véritables chefs d'accusation. Moyennant finances, le prisonnier se fit alors accorder un certificat de bonne catholicité par le même Desbots qui l'avait dénoncé quelques semaines auparavant. Muni de cette pièce, il demanda son élargissement au milieu du mois d'août, en s'adressant directement au Garde des sceaux qui répondit : le huguenot était accusé d'avoir collecté pour Durand et menacé le curé de Saint-Félix de Châteauneuf. Mais l'Intendant stupéfait de l'attitude du prêtre écrivit à l'évêque de Valence, son supérieur ecclésiastique. Le prélat se rendit compte de la vénalité de l'homme et la lui reprocha en termes particulièrement sévères. On peut se demander si le cupide prieur fut très sensible à cette lettre comminatoire.

Ses attestations ne pouvaient être prises au sérieux et Lespinas resta en prison, le chancelier ayant permis qu'il y demeurât sans jugement régulier aussi longtemps qu'on le croirait nécessaire pour faire un exemple. On ne sait jusqu'à quand se serait prolongé le supplice si le malheureux n'avait réussi, le 6 janvier 1733, à s'évader de la citadelle, puis du royaume. Il passa en Suisse et rentra plus tard en France pour se faire reprendre en 1740 : Il avait donné asile à Fauriel-Lassagne et vendu des livres de piété. Après vingt années passées aux galères, la liberté lui fut définitivement rendue.

Le schisme de Boyer ravageait encore les Cévennes et des lettres inquiètes parvenaient à Court. L'ancien dragon refusait de se soumettre à la décision des synodes et voulait qu'un petit comité de quatre personnes, dont deux seraient désignées par lui, prît son affaire en mains. Les choses traînèrent en longueur. Corteiz était toujours aussi ferme dans ses opinions et gardait vis-à-vis de son collègue excommunié son habituelle et légendaire rigueur. Mais il commençait à subir la fatigue de l'âge et de ses trente-trois années de ministère « sous la croix ». Sa vue baissait et lui interdisait de voyager de nuit. Toujours violemment poursuivi, il prit enfin le parti de s'exiler lui aussi. En 1733, âgé de 49 ans, il se retira à Zurich « auprès de son Isabeau ». Il devait mourir là-bas en 1767, âgé de 83 ans, ayant traversé toute la longue période 'des épreuves pour saluer avant de disparaître l'aube des temps meilleurs. Depuis quelques années la tolérance était en France tacitement admise et pratiquée.

L'affaire Boyer ne fut définitivement réglée que par le Synode national de 1744 présidé par Court revenu de Suisse pour la circonstance. Boyer s'humilia, fut suspendu par pure forme pour deux semaines, et finalement réintégré dans le corps des pasteurs dont il était retranché depuis douze années.




Peu de temps avant la retraite de Corteiz et moins de cinq mois après l'exécution de Montpellier, une descente de police avait fait saisir à Saint-Jean-du-Gard quelques lettres du vieux pasteur cévenol; et, avec elles, une complainte rédigée sur la mort de son collègue vivarois, dans une forme naïve et populaire. D'autres chansons sur le même sujet circulaient aussi en Vivarais comme en Dauphiné. Nous en connaissons trois, toutes de faible valeur littéraire, mais non pas sans beauté, dans leur expression si particulière de pitié profonde et de foi sereine. Citons la première d'entre elles, la plus incorrecte

« Quel crime avait-il fait ce Pasteur des fidèles
Pour avoir mérité des paines si cruelles
Trois mois danla souffranse nouri au pain a l'au
Mourir sur la poutanse de la main du bourau.
Messieur vous souviendra de la grande injustice
Durant est condamné à un cruel supplice
Non pas pour aucun crime qui leur ait (qu'il aurait) donné lieu
Mais il est la victime des ennemis de Dieu.
... Pourquoi nous blâmez-vous messieurs faux catholiques
En médisant de nous nous nommant hérétyques
Nous tenons la croiance que les Saints ont écrit
Notre unique espérance du seigneur Jésus-Christ.
... Je sais bien qu'il me faut par édit de la France
Mourir sur l'échafaut. A Dieu soit la vengeance.
Monseigneur je m'en vie d'être dedans le ciel
Pour faire compagnie à mon frère Roussel.
Je vous dis tendrement : Adieu ma chère femme
Es mains du Tout Puissant je vai rendre mon âme.
Invoqué-le sans cesse à mains jointes, à genoux
Et selon la promesse il sera votre époux.
Adieu mes chers enfants, croyez bien votre mère,
Le Seigneur Tout puissant vous servira de Père ;
Dieu vous donne (sa) crainte son amour et sa paid
Et la religion sainte n'abandonné jamais.
Adieu mon cher troupeau ; adieu ma chère Eglise,
Je prie le Très-Haut qu'il vous; garde de prize.
Soyez toujours fidèles en espérant (toujours)
(Dans) la vie éternelle nous nous verrons un jour.
Quand fut à l'échafaut lorsqu'il montait l'échelle
Levant les yeux en haut, d'une ardeur Plein de zèle
« Mon Dieu miséricorde pour l'amour de ton fils !
Et la gloire m'accorde de ton Saint-Paradis ».

On retrouve dans ces lignes maladroites la même ferveur sans artifices. qui faisait, en 1719, chanter à quelque huguenot ardéchois la catastrophe du Navalet.




Peu à peu les années s'écoulèrent. Le vieil Étienne Durand vivait encore en 1739 et ce fut probablement lui qui fut, nous l'avons dit, relâché quatre ans plus tard. En 1750 ce fut le tour de Matthieu Serres. Isabeau Sautel, accablée d'infirmités, n'eut pas la joie de retrouver ici-bas sa liberté. Elle mourut le 27 novembre 1754 dans la tour de Constance, sans s'être complètement réconciliée avec la soeur du ministre auquel elle avait tant reproché d'avoir amené le malheur dans sa famille. Marie, plus compatissante que la vieille prisonnière au caractère aigri, n'hésita pas, elle, à lui prodiguer ses soins et sa délicate affection jusqu'à ses derniers moments.

Depuis longtemps déjà Pierre Rouvier avait été libéré et vivait en Hollande. Jacques Rager, arrêté en 1745, mourut à 70 ans sur la potence, à Grenoble, avec un, magnifique courage.

Qu'étaient devenus les parents immédiats du héros ? Vers la fin de 1732 le proposant Lapra, accomplissant la promesse faite au malheureux pendant sa captivité, était sorti de France avec Anne et Jacques-Étienne restés jusqu'alors en Vivarais. Les deux enfants retrouvèrent enfin leur mère. Mais le second ne vécut pas longtemps. Diverses lettres nous apprennent qu'il était mort en 1740. La veuve resta seule avec Anne, de santé fragile et dont le caractère nonchalant inquiétait déjà ceux qui s'intéressaient à son sort. Elle avait beaucoup grandi. En 1745, treize ans après le drame, Lapra devenu maître d'école à Carlshaven, dans la province de Hesse où il s'était réfugié dès 1734, écrivait à Lausanne et rappelait avec émotion ces événements. Il proposait aux deux femmes de se retirer dans sa ville où la vie était moins chère, disait-il, que dans la leur :

« Pardonnez les défauts de ma lettre que je n'ai le temps ni de copier, ni de corriger. Il est vrai que l'éloignement n'est pas capable d'effacer l'amitié des coeurs lorsqu'elle a pour principe ou fondement la vraie charité chrétienne... Car outre vos qualités personnelles qui me suffiraient seules pour me porter à ne pas négliger un tel devoir, la mémoire de mon cher Père en Christ, votre défunt mari est tellement gravée dans mon esprit que jamais il ne m'arrivera d'oublier ceux qui lui ont appartenu. De sorte que vous pouvez être assurée, de même que votre chère fille, que si la Providence permettait que vous fussiez réduites dans quelque nécessité, vous me trouverez toujours prêt à vous donner tous les secours dont je pourrai être capable.

« Je me borne... et reviens à ma chère Nanette que le peux bien à présent appeler amie, puisque vous me dîtes qu'elle est si grande. Ne la voyant qu'en imagination, je me la suis représentée à peu près comme elle était lorsque je la portais entre mes bras en sortant de France, âgée de trois ans... »

Sa mère ne quitta pas Lausanne où elle s'était peu à peu constitué parmi les réfugiées un cercle d'amitiés fidèles. Elle avait failli mourir en 1741. Toujours très faible, elle disparut six années après, laissant Anne sans famille jusqu'au moment où Marie, toujours prisonnière à Aigues-Mortes, s'avisa en 1751 d'entrer en relations avec sa nièce. Celle-ci s'était retirée à Genève. L'héroïne de la Tour de Constance sut bientôt, avec une extrême délicatesse, reporter sur elle l'affection qu'elle ne pouvait plus accorder à sa famille presqu'entièrement anéantie. La jeune fille en avait besoin. Elle était devenue coquette et paresseuse. Sa tante lui prodigua ses conseils puis lui fit parvenir des vêtements confectionnés pendant ses longues heures de détention. Bientôt elle la fit revenir en France. La fille du martyr passa même « à la Tour » le mois de juillet 1759, sans qu'il soit possible de savoir si elle y demeura d'une façon permanente ou seulement pendant les journées. Puis elle revint s'établir en Vivarais. Elle put' y retrouver une partie des biens attribués à sa mère et parvint à recouvrer ceux de Marie, saisis au Bouchet par de « cruels parents ». Les deux femmes testèrent bientôt en faveur l'une de l'autre et s'établirent mutuellement leur légataire universelle.

La plus âgée demeurait toujours ferme dans sa prison, restant le porte-parole de ses compagnes, incarnant leur résistance aux doutes, à l'ennui, au découragement. En 1762 elle demanda du secours. Malgré les assurances de sa nièce, personne ne s'occupait au Bouchet de Pranles des bâtiments qui menaçaient ruine. Anne ne se conduisait pas mieux là-bas qu'en Suisse. En 1765 elle se laissa finalement séduire par, un catholique qu'elle épousa devant le prêtre.
Après quoi elle entreprit de contester à sa tante ses droits de propriété. Ce fut la suprême épreuve. On n'avait pas osé penser, dit M. Ch. Bost, qu'elle ferait tache dans une famille de confesseurs et de martyrs.

Marie Durand, restée sans ressources, trouva la force de tout surmonter. Deux années après, le 14 avril 1768, après -trente-huit ans de captivité, elle sortit de la Tour. Elle n'avait que cinquante-trois ans mais les terribles souffrances qu'elle avait traversées avaient ruiné sa santé. Elle se retira dans la vieille maison des ancêtres avec sa compagne de captivité, la veuve Goutet qu'elle recueillit chez elle. Toutes les deux vécurent quelques années encore. En 772 la soeur du martyr de Montpellier avait reçu du Consistoire d'Amsterdam, sur l'intervention de Paul Rabaut, une rente viagère de 200 livres. Elle continua de correspondre avec le pasteur nîmois. Elle l'intéressa au sort de son compatriote Alexandre Chambon, son parent éloigné, libéré des galères à 73 ans après être resté vingt-sept ans à la chaîne pour s'être laissé surprendre à l'assemblée qui vit capturer en 1745 le vieux prédicant Dortial.

Les années s'écoulèrent. On vivait par le souvenir et dans la suprême espérance. Deux fois par. an, Marie presque impotente se faisait transporter avec beaucoup de peine aux assemblées. Puis, au début de septembre 1776, elle mourut. La grande épopée était terminée.




Cent-cinquante ans se sont écoulés. La mémoire de ces vaillants, un moment oubliée, a été rappelée par quelques fidèles travailleurs qui nous en ont rendu les traits. Il n'est guère de demeure protestante ardéchoise où l'on ne conserve la biographie que M. Daniel Benoît a consacrée à Marie Durand. Et chaque année une pieuse tradition ramène vers le mois de juin les descendants des religionnaires du XVIIIe siècle autour de la maison du Bouchet de Pranles, pour une assemblée en plein air.

Mais si l'on veut comprendre et s'émouvoir, il faut, dans la solitude, parcourir les pauvres sentiers ou bien s'arrêter dans quelque salle basse aux murailles de granit, écouter le patois sonore et jeter un coup d'oeil sur la vieille Bible à couverture de cuir posée bien en vue sur la cheminée. Des hommes sont là, rudes et croyants, fils des persécutés d'autrefois dont ils gardent sans doute les grandeurs et les faiblesses. Celles-ci, nous nous sommes efforcé de les montrer dans toute leur réalité, convaincu que les faits parlent assez éloquemment pour qu'il soit inutile de, rien cacher ou de rien exalter.

Cependant il ne suffit pas de poursuivre là-bas le pèlerinage ; il faut encore aller à Montpellier, aux Archives de l'ancienne Intendance, relire les lettres jaunies, choses oubliées à présent, qui furent écrites dans les larmes ou le danger.

Il faut aussi, traversant la vieille ville aux détours mystérieux, se rendre jusqu'à l'Esplanade. La citadelle gardé ses murailles d'autrefois, mais un jardin public remplace les fossés et la voie ferrée passe sans doute au point où furent enterrés les martyrs.

Maintenant voyez la foule insouciante et les enfants joueurs. Souvenez-vous du mémorial dressé près de la chaire de l'un des deux temples bâtis dans l'ancienne cité de l'Intendant, puis écoutez pendant les mois d'hiver les accents assourdis du carnaval proche. Si vous le pouvez, gardant la vision des Cévennes bleues et lointaines, recueillez-vous. Des hommes, des humbles, ignorant eux-mêmes qu'ils étaient des héros, sont morts ici pour la liberté et pour leur foi.


FIN

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