Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Pasteur et homme de douleur (suite)

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On se réunit le 11 octobre 1727 ainsi que Roger l'avait prévu. Il y avait là trois pasteurs, cinq proposants et trente-cinq anciens. Ni Court ni Corteiz ne purent assister à ce synode national. Le second avait à ce moment les plus sérieuses inquiétudes sur le sort de sa femme. Elle venait de faire un séjour secret dans les Cévennes, mais après un an d'alarmes perpétuelles elle avait dû regagner Zurich où elle vivait d'expédients.
Boyer représentait les Églises du Languedoc. Nous verrons bientôt quel rôle néfaste il allait jouer là-bas, moins de trois années après ces événements.

On confirma certains arrêts ordonnant de se rendre sans armes aux exercices publics de piété, puis on décréta que le « Conseil extraordinaire » - manière de Comité dont l'existence avait été décidée quelques mois auparavant - resterait toujours sous le contrôle des synodes. L'assemblée nationale gardait donc seule le pouvoir absolu. Cette disposition fut bientôt confirmée à propos d'une discussion portant sur la députation générale de Du Plan. Celui-ci, fortement discuté, avait reçu des instructions et même des blâmes de la part de certains synodes provinciaux qui, sur les instigations de Corteiz, l'accusaient de compromissions avec des inspirés réfugiés à Genève. Une décision rappelant que l'ancien gentilhomme d'Alès relevait seulement de la juridiction générale des Églises marqua le triomphe de Court et termina cette irritante controverse. Du Plan rendait alors d'incontestables services. Ne venait-il pas précisément d'obtenir des pouvoirs de Lausanne qu'ils prissent à leur charge l'entretien de quelques prédicants venus là-bas pour compléter leurs études ? On ne demandait en échange que la discrétion la plus absolue, par crainte des représentations de l'ambassadeur français.
Après avoir rendu aux Églises leurs anciennes et fortes traditions, les pionniers s'assuraient à présent du concours d'amis étrangers et prenaient toutes les mesures nécessaires pour la formation d'une élite de conducteurs instruits et capables.

Durand présida trois semaines plus tard un synode provincial, puis il dut s'occuper avec Roger de régler - encore - des comptes difficiles, concernant la vente de livres dont quelques-uns, ceux de Genolhac - n'étaient toujours pas soldés. Le colporteur Mercier, du hameau de Gamarre, refusait maintenant de céder le moindre volume avant d'avoir été payé. En outre ses ballots partaient toujours directement pour le Languedoc et. il fallait que les Ardéchois envoyassent là-bas un délégué pour pouvoir y retrouver ce qui leur était dû. Il était plus simple de procéder au partage sitôt le passage des colporteurs en Vivarais. Ceux-ci n'auraient plus qu'à descendre ensuite vers le sud, avec une charge diminuée.

Vers la fin de l'année le nouveau ministre fut victime d'une machination dont plusieurs lettres successives laissent voir qu'elle le mit sérieusement en souci. Un homme avait autrefois épousé l'une de ses parentes, morte bientôt après. Or il venait de séduire une veuve, et de cette union irrégulière était né un enfant que le père fit baptiser sous le nom de Durand. Le pasteur comprit immédiatement quel parti les catholiques pouvaient tirer de l'incident. Bien qu'il se sentît à l'abri de tout soupçon de la part de ses coreligionnaires, il s'efforça de faire supprimer ce nom sur le registre, en faisant intervenir à cet effet un notaire de sa parenté, et celui aussi de l'imposteur; mais il n'aboutit pas.
Il demeura perplexe. Se défendre quand même était donner à l'aventure une publicité bien inutile et dangereuse. S'en désintéresser équivalait à laisser les soupçons sans réponse. Ces problèmes paraissaient lourds à l'âme délicate du jeune homme, et par malheur ils se doublaient d'autres soucis. Il avait craint un instant que sa femme n'eût été dénoncée. Il respirait maintenant, mais non sans avoir connu pour la première fois les terribles angoisses qui allaient l'atteindre lui-même dans la personne des siens.
Le froid ralentit bientôt ses efforts. Il apprit avec joie la libération de Genolhac, puis attendit l'année nouvelle. Le 3 janvier 1728 il bénissait son quatre-vingtième mariage près de Desaignes. L'hiver rigoureux avait fait sortir les loups de leurs repaires, et ces animaux commettaient de sérieux ravages, allant jusqu'à s'attaquer aux hommes. L'un d'eux, sans doute enragé, étrangla près d'une vingtaine de personnes. Il fallait du courage pour braver ces périls imprévus qui s'ajoutaient à tant d'autres. Pourtant des assemblées fort importantes eurent lieu vers la fin du mois près de Saint-Sauveur et d'Issamoulenc; puis un peu plus tard aux environs d'Ajoux, avant que Durand ne revînt vers le nord de l'actuel département de l'Ardèche où il n'était pas passé depuis fort longtemps. Il n'y séjourna pas et descendit à Vals. Là, il reçut un mot de Court lui recommandant de s'appliquer avec la dernière énergie à faire retirer son nom du registre des baptêmes où l'imposture d'un débauché le faisait ainsi figurer. Le réorganisateur des Églises priait en outre son, collègue de se rendre le 4 avril à Uzès pour une « affaire générale ».

Il y eut à peu près vers ce moment une nouvelle alerte - on saisit des lettres chez la veuve Fuzier, à Beaumont, et la malheureuse se vit sérieusement inquiétée. Il ne semble pas heureusement que les choses aient été plus loin et qu'un jugement quelconque ait été rendu contre elle. Mais c'était une indication. Les temps n'étaient pas sûrs et plus que jamais il importait d'agir avec beaucoup de prudence.

L'un des meilleurs moyens d'améliorer cette situation délicate n'était-il pas d'obtenir de tous l'observation des règlements ? Au milieu de mars, Durand put joindre Monteil. Après une conversation qui dura toute la nuit, il le convainquit de sa faute et de la vanité de son attitude. L'autre promit de se corriger et consentit même à reconnaître ses torts devant toute l'Eglise. Après quoi, « il accepta de réparer son crime de paillardise, de rébellion et de schisme de la manière que le synode lui ordonnerait ». Mais en revanche « il souhaitait d'être remis à son emploi de prédicant après la suspension qu'on jugerait à propos de lui infliger ».

Ce n'était pas un mince succès pour les partisans de l'ordre. Monteil l'indiscipliné venait à résipiscence ! Ce résultat si difficilement acquis avait une importance considérable pour les Églises qui allaient enfin, retrouver la paix intérieure. Le pasteur écrivit en hâte à Court et à Roger pour leur annoncer l'heureuse nouvelle et demander que l'autorisation de prêcher fût rendue le plus rapidement possible au rebelle enfin repenti, car le nombre des prédicateurs était encore très réduit. Il ajoutait « qu'il fallait appréhender des suites fâcheuses si la suspension venait à être trop longue ». On ne pouvait être plus perspicace.

Dortial venait alors de constituer à Saint-Fortunat une secte d'inspirés, en s'adjoignant deux prophétesses, Claire et Veyrenche. Ce petit groupe avait repris à son compte les extraordinaires pratiques religieuses jadis adoptées par Vesson à Montpellier, lors de l'affaire des Multipliants, en 1723. Chacun prêchait en langage extatique, revêtu d'oripeaux multicolores ou de longues robes. Des rites étranges ou grotesques unissaient entre eux les initiés de cette singulière compagnie. Mais les attroupés de Dortial, à demi-fous, avaient failli brûler une Église et des arrestations eurent lieu vers la fin du mois de février. Le vieux fanatique échappa seul aux recherches.

Lassagne était parti pour la Suisse où il devait reprendre à Lausanne la place d'étudiant laissée libre par Betrine, jadis compagnon de Court et revenu depuis peu auprès de son maître. L'avenir s'annonçait donc malgré tout, sous d'heureuses auspices.

Pourquoi faut-il que, peu de temps après, Durand bénît le mariage d'un religionnaire qui, devenu plus tard victime de sa courageuse décision, perdit toute bravoure et voulut se disculper en accusant le pasteur ?



Première page du « Livre et Registre des Baptêmes, et mariages administrés et bénis par Pierre Durand ».

Le registre du jeune ministre nous déclare expressément que Simon-Pierre Aulagnet, habitant du Guâ, près de Chomérac, avait fait établir par devant notaire le 4 janvier précédent, un contrat l'unissant à Suzanne Benoît, de la Gréze. Les deux conjoints vivaient déjà depuis plusieurs mois ensemble et la jeune femme était devenue mère d'une fillette que ses parents refusaient, par motif de conscience de faire baptiser à l'Eglise catholique, gardant en face de celle-ci l'attitude déjà prise lorsque le moment était venu de commencer leur vie commune. Le 1er mai ils rencontrèrent Durand et lui demandèrent de consacrer par la bénédiction religieuse la situation depuis longtemps existante.
Nous citons le témoignage de l'accusé :

« Aulagnet dépose le 2 avril 1732, devant le juge, à Montpellier, que lui étant à labourer une terre a un kilomètre de Chomérac où il habite, a vu un homme à lui inconnu qui lui a représenté s'il y avait des nouveaux convertis à Chomérac, et si le curé faisait difficulté de les marier ; à quoi le répondant lui dit qu'il y avait des nouveaux convertis à Chomérac, dont il était du nombre ; qu'il était même fiancé (sic) et que le curé ne voulait pas l'épouser ; à quoi le dit homme répondit qu'il l'épouserait et qu'il en avait le pouvoir ; en effet le dit homme lui avant envoyé sur le soir à Chomérac un homme a lui inconnu pour lui dire de le venir trouver avec sa fiancée, accompagnés dudit homme qui l'amena dans une campagne à une demi-iieue de Chomérac, où, étant arrivé, il trouva celui qui lui avait dit qu'il l'épouserait, accompagné de deux inconnus ; et ledit homme ayant lu des prières dans quelque livre, il lui donna la bénédiction nuptiale de même qu'à sa fiancée ; et lui remit un papier en demi-feuille écrite de sa main, et lui dit qu'il pouvait montrer ce papier à son curé en l'assurant qu'il était marié par un homme qui en avait marié beaucoup d'autres ; et en effet le déposant était de si bonne foi qu'il dit à sa fiancée d'aller remettre à leur curé l'écrit ; ce qui fut fait ; et quelque temps après lui qui dépose fut arrêté à ce sujet dans les prisons de Beauregard dont il sortit dans la suite sur ce qu'on reconnut son innocence ; affirmant qu'il ne connaissait pas alors Durand, mais qu'il le reconnaîtra s'il lui est représenté ... »

Nos lecteurs auront compris d'eux-mêmes l'invraisemblance des propos prêtés au pasteur, et les raisons qui portaient Aulagnet à déformer ainsi les faits pour affirmer son innocence. Le juge eût été naïf de se laisser prendre aux déclarations du religionnaire apeuré. Telles quelles, elles nous donnent cependant de très intéressants détails sur la manière dont Durand se mettait en, rapports avec les « nouveaux convertis » qu'il désirait atteindre.

Un autre interrogatoire avait, deux années auparavant, précédé celui-ci : lorsque, le 10 mai 1729, Aulagnet comparut à Beauregard devant le subdélégué, il convient que le ministre lui avait donné rendez-vous au bois de Bressac, près de Chomérac, où les « fiancés » étaient allés d'eux-mêmes et sans guide. Les autres détails touchant l'entrée en relations des conjoints avec le pasteur sont identiques et furent ultérieurement reconnus par lui comme exacts.




Un synode eut encore lieu le 8 mai. Selon la coutume Durand en fut élu modérateur. Ces conférences avaient lieu maintenant avec une parfaite régularité. On eut à traiter des conditions auxquelles « on recevrait à la paix de l'Eglise » Monteil et Dortial lui-même qui, pour la plus grande joie de tous, venait de suivre depuis peu l'exemple de son compagnon.

Le zèle des prédicants s'accrut. Bientôt le pays reçut la visite de Corteiz qui revenait de Zurich et de Neuchâtel. Accablé de fatigue, il s'arrêta à Araules, sur le plateau, chez son ami « le pieux Bonnet », où bientôt il retrouva ses frères d'armes avec les « anciens » des Églises voisines. Guilhot était des leurs. Il put donner au vigoureux Cévenol « des nouvelles satisfaisantes ». « Diverses paroisses s'étaient entièrement départies (séparées) de l'Église romaine, tant à l'égard des mariages que des baptêmes ». La piété se développait en même temps que cette courageuse attitude se généralisait davantage.

« Par prudence », Corteiz ne resta pas longtemps dans le pays. Il rentra rapidement dans ses quartiers. Durand ne l'avait sans doute pas rencontré lorsque des devoirs de famille le rappelèrent auprès de sa jeune femme. Celle-ci était sur le point d'être mère. Le 14 août le pasteur bénissait encore un mariage à Saint-Cierze, le dernier avant la naissance d'une petite Jeanne qui vint au monde dix jours plus tard.

Anne Durand était probablement encore à Craux. Mais les lettres de son mari ne donnent pas la moindre indication là-dessus. Elles firent seulement allusion, longtemps après, à certains changements de résidence effectués sous la menace de poursuites devenues de plus en plus redoutables, mais auxquelles on ne songerait pas à ce moment.
Le clergé commençait en effet à s'émouvoir de la résurrection du protestantisme. Ces succès répétés se traduisaient pour lui par la désertion de ses Églises et la diminution de ses revenus. Au moment où les prédicants se préoccupaient de faire rembourser à Genolhac maintenant à Genève les volumes perdus, exactement 12 psautiers et 4 bibles sans doute emportés par quelque huguenot impatient, le curé de Silhac, lui, prenait ses dispositions pour faire arrêter son rival dont l'activité devenait terriblement gênante.

Ce fut le début d'une série d'embûches et de traquenards auxquels le malheureux pasteur ne devait finalement pas échapper. L'abbé Chambon signala donc à Dumolard que les « choses étaient dans un pitoyable état », puis il déplora « qu'un nombre bien grand de pauvres âmes allassent boire en foulée dans une bourbe la plus infecte ». Quand à la raison pour laquelle Durand, l'imposteur, n'était pas pris, « c'est qu'on ne comptait pas bien sur la promesse de 1.000 livres faite à qui arrêterait un prédicant ». Mais il y avait « un moyen, comme infaillible; savoir, de prendre deux concubinaires qui ne soient pas encore été épousés de Durand, et qui, fissent semblant de vouloir le faire, sans cependant blesser la vérité; ce qui n'est jamais permis ! ». On ne pouvait pas mieux sauvegarder les apparences de la loyauté. Mais malheureusement la casuistique du curé ne resta pas sans effet.

Durand avait béni onze mariages à l'issue d'une assemblée tenue sans doute près de Saint-Agrève; puis, deux jours après, neuf autres au même lieu et dans les mêmes conditions. Le lendemain, encore huit. La nouvelle en parvint sans doute au subdélégué. Il fallait à tout prix se débarrasser du « séditieux » ! Mais celui-ci restait insaisissable. Dumolard n'hésita pas. Le 18 septembre il envoya Duroux, de Privas, et douze soldats au Bouchet de Pranles. À défaut du fils on arrêterait le père, soupçonné d'être « de toutes les parties » du proscrit.

Le vieil Étienne Durand avait alors soixante et onze ans. Il était « chez lui, tranquille », quand le détachement partit à l'aube, de Privas. Comment et par qui fut-il brusquement averti de ce qui se tramait contre lui ? Le subdélégué lui-même nous l'explique. « Il ne sortait jamais les troupes d'un quartier (d'une caserne) sans que les gens qui avaient quelque chose sur leur conscience ne prissent le large ».
Les visiteurs se consolèrent de la fuite du vieillard en se saisissant de tous ses papiers, de sa bible, de deux psautiers et d'un certain nombre d'ouvrages de piété. Parmi les pièces ainsi confisquées se trouve l'intéressant « livre de raison » de la famille, auquel nous avons emprunté, dans un précédent chapitre, des détails sur l'histoire du protestantisme vivarois avant 1719.

Du Monteil fit part à de Bernage de l'échec de sa tentative et crut devoir conclure, en s'appuyant sur la désignation des volumes trouvés dans la maison du Bouchet, que « le père n'était guère moins coupable que le fils » ; mais il en exagéra sans doute les torts en l'accusant de faire le commerce de ces livres. L'aïeul les avait acquis pour son propre usage. Une seule indication touchant le pasteur lui-même fut relevée sur une vieille bible incomplète, sous la forme d'une note priant quiconque trouverait le volume « de le rendre à son maître qui est nommé en grosses lettres Pierre Durand ».
Ce n'était pas assez pour étayer une accusation de complicité; mais le vieillard ne s'en tint pas moins sur ses gardes. Il s'était réfugié chez M. de Saint-Quintin, au château de Bavas. Il y resta, ne venant guère qu'une fois ou deux chez lui pour se rendre compte de l'importance de la saisie effectuée par les soldats de Duroux.

Le jeune pasteur n'apprit probablement pas tout de suite le, malheur que son père venait d'éviter au moins provisoirement. Il était parti pour le Languedoc afin de représenter les Églises du Vivarais au synode du 8 octobre. Il retrouva là, au château de Montvaillant, entre Lassalle et Saint-Jean-du-Gard, ses amis Corteiz et Court complètement réconciliés après leurs discussions sur la députation générale de Du Plan. Roger n'était pas venu, malgré l'invitation qui lui en avait été faite, Il en avait été empêché, au dire de Corteiz, par des pluies récentes et violentes qui l'avaient gêné dans sa course ou même arrêté devant quelque torrent subitement grossi. Aucune décision importante ne fut prise et l'on se contenta de passer en revue les différents événements survenus pendant les derniers mois.

Au lendemain, de cette assemblée Alexandre Roussel, jeune proposant de 26 ans, fut arrêté près du Vigan. Le péril demeurait donc continuel et la preuve la plus dramatique venait d'en être rendue. Lés prédicants, malgré tout, surmontèrent leur émotion. Rien n'est plus simplement beau que leurs lettres de cette époque. Avec une grandeur d'âme qui fait assez voir le fond de leur pensée et la valeur de leurs convictions ils poursuivirent leur tâche et refusèrent de tenter le moindre effort violent pour délivrer leur infortuné collègue. Puis ils s'efforcèrent d'apaiser les religionnaires et se firent communiquer par des fidèles montpelliérains nombre de détails sur la captivité et le procès de leur ami. Celui-ci marcha le 30 novembre à la potence, avec une admirable sérénité. Sa mère eut la force d'écrire une lettre sublime, inspirée des plus beaux sentiments de confiance en Dieu, par laquelle elle louait dans ses larmes la Providence qui avait aidé son fils à rester ferme jusqu'au bout.

La persécution commençait. Pierre Durand était à Nîmes le 12 octobre, lorsqu'une note signée du Cardinal Fleury enjoignit à La Devèze, commandant militaire en Vivarais, de prendre toutes les mesures nécessaires pour s'assurer de la personne du trop hardi prédicant dont la réputation était allée jusqu'à Versailles.

Le clergé ne se privait pas de harceler l'ancien évêque de Fréjus, devenu premier ministre. Le vieillard au caractère prudent et pacifique ne recourut jamais aux méthodes de violence de ses prédécesseurs envers les protestants qu'il croyait réduits à une poignée. Mais l'abbé Robert, prévôt de la cathédrale de Nîmes, avait l'oreille du prélat et sut parfois obtenir de lui quelques sévérités propres à montrer que l'ère de la tolérance n'était pas encore venue.
Durand allait avoir affaire à forte partie. Il rentra vers le milieu d'octobre en Vivarais. À ce moment, des événements nouveaux étaient survenus.

Du Monteil, représentant de Dumolard à Privas, connaissait depuis peu la retraite d'Étienne Durand. Il voulut se rendre à Bavas. Le greffier l'apprît et « fit proposer à M. de Saint-Quintin s'il pouvait voir cet homme et lui parler sans être arrêté ». Le fonctionnaire, jugeant qu'il pouvait tirer parti d'une telle entrevue, y consentit. Le greffier affirma formellement n'avoir jamais eu de relations avec son fils depuis que celui-ci avait pris le désert. Mais cela ne l'empêcha pas de recevoir, selon ses propres termes, « une telle mercuriale à son égard, qu'il aurait voulu être à un autre endroit ». Du Monteil lui déclara que le pasteur faisait plus de mal dans le Vivarais que « Calvin n'en avait fait en France, en Angleterre, ni ailleurs à cause des mariages »; puis il menaça le vieux père « d'une prison où il serait resserré lui-même incessamment pour le reste de ses jours », et l'engagea finalement à promettre « qu'il travaillerait de toutes ses forces à faire sortir son fils du royaume ».

Étienne Durand, pris de peur, eut un moment de faiblesse bien excusable. Il vit sa vieillesse s'achever dans la captivité, ses biens confisqués et sa vie paisible compromise pour toujours. Il rédigea quatre lettres :

À La Devèze, il se dit « innocent de toutes les affaires et de la conduite de son fils, quoique le monde en murmurât contre lui; car il n'a jamais été dans sa maison depuis le mois de février 1719 qu'une seule fois qui était en 1721, et il n'y resta qu'un jour, et que depuis il a été toujours absent; qu'il ne s'est plus approché de sa maison, ni (le greffier) n'a jamais eu aucun commerce avec lui, dont il se charge de le prouver par enquête de voisins anciens catholiques ». « Le suppliant était dans un âge avancé de 72 ans, accablé de dettes à plusieurs créanciers; pour autant que son bien pouvait valoir, il ne pouvait pas agir pour s'entretenir, à cause qu'il n'osait point paraître (en public) ». Il avait donc recours à « la charité ordinaire » du commandant militaire et le priait de lui faire rendre ses papiers non, suspects afin qu'il pût être remboursé de toutes les sommes dues par ses divers créanciers. Il demandait en outre sa liberté, dont il ne pouvait se passer pour gérer ses affaires.

Nos précédents chapitres ont montré ce qui, dans la lettre du vieillard, était vrai. &Le reste avait té imaginé pour les besoins de sa défense.
Mais ce n'était pas assez d'intercéder auprès de La Devèze, Il fallait encore avertir le pasteur des mesures prises contre les siens. Ne sachant où s'était réfugié son fils, Étienne Durand écrivit trois autres messages identiques, adressés à des religionnaires de Vals, des Boutières et du plateau de la Haute-Loire. L'un au moins parviendrait bien au destinataire!
Il y faisait part à son enfant des menaces de Du Monteil : « On avait délibéré, dit-il, mille livres à celui qui vous mettrait entre les mains de la, justice, et à présent on donne mille écus ». Il ajoutait qu'il courait lui-même le risque d'être mis en prison jusqu'à ce qu'on eût la preuve du départ de son fils pour l'étranger. « Ayez une fois compassion, de votre pauvre père, concluait-il, considérez ma vieillesse et les chagrins que je reçois, comme aussi prenez garde à vous, et suis, votre père Étienne Durand ».

Le ministre qui venait d'apprendre la machination du subdélégué avait ralenti ses courses, et s'astreignait avec impatience à une demi-retraite. Pourtant, le 8 novembre, il présidait un synode. Veut-on savoir quelles décisions y furent prises ? Un jeûne solennel fut prescrit pour le premier dimanche du mois de janvier suivant, afin que « le courroux de Dieu qui semblait s'être allumé contre ses enfants » fût apaisé. En outre des prières devaient être dites pour la prospérité du pays et de la maison royale. À la persécution les huguenots répondaient par plus de zèle religieux et de loyalisme envers le souverain.

Monteil le schismatique fut réintégré dans l'Eglise. Son homonyme, le fonctionnaire de Privas, se réjouissait de ce que « l'on n'entendit plus parler de Durand », et proposa même vers cette époque de laisser enfin le vieux père en repos. Il ne se doutait pas des véritables intentions du pasteur, auquel le curé de Chomérac s'efforçait à son tour de tendre des pièges. Mais, disait celui-ci, « il y fallait de l'argent ». L'apôtre n'en avait pas besoin, lui, pour continuer son ministère de souffrances et de dangers incessants.

Au milieu de février 1729, dix ans après le début de sa carrière, une épreuve cruelle l'atteignit dans ses affections les plus vives. Son père fut, cette fois, effectivement arrêté, en compagnie du religionnaire Aulagnet, déjà cité et coupable de s'être marié au désert.
Tous deux furent transférés au château de Beauregard, en face de Valence, où ils retrouvèrent le fidèle colporteur Mercier, « Petit Louis », capturé depuis peu.
Alors le futur martyr limitait ses courses aux environs de Gluiras; et il ne convoquait sans doute qu'assez rarement des assemblées. Les procès-verbaux de mariages sont peu nombreux sur son registre à cette époque, et l'on doit en inférer qu'il redoublait de précautions, les temps s'avérant décidément difficiles.
Cependant Anne Durand, souvent malade, était toujours à Craux. Elle ne devait plus y demeurer longtemps.

Deux mois plus tard une conférence se tint pour préparer le synode national qu'on se proposait de tenir l'année suivante en Vivarais, en dépit des circonstances. Un modeste traitement fut alloué aux jeunes Ladreyt et Fauriel, bien qu'ils n'eussent pas encore été admis au rang des proposants. Le second était toujours en Suisse, où il poursuivait quelques études sommaires et d'où il écrivit une fort belle lettre pastorale à ses frères sous la Croix les assurant de ses voeux et de ses prières, et de son vif désir de reprendre bientôt sa place à leurs côtés. « Il ne faut pas nous lasser, Dieu secondera nos efforts, Il ne permettra pas que nous travaillions en vain; nous devons attendre de Sa bonté qu'Il fera réussir tous nos efforts à la gloire de Son Saint-Nom... ».

L'enthousiaste étudiant était alors dans la gêne, et avait dû emprunter treize écus pour vivre. Il rappelait les églises à leur devoir. Elles devaient subvenir à son nécessaire; « car s'il n'était pas dans un état convenable, il ne ferait pas bonheur (sic) au corps des proposants »... Les communautés protestantes, si riches de courage, avaient, hélas, leurs faiblesses humaines dont l'avarice n'était pas la moindre. Durand lui-même ne parvenait pas à toucher son salaire malgré les engagements pris par les synodes.
Il n'en gardait pas moins son énergie et sa vaillance. Cependant le souci déchirant de la captivité de son père s'ajoutait aux autres. Il s'en savait la cause indirecte et réfléchissait à la question. Il l'envisageait sous tous ses aspects, tantôt hésitant et tantôt sentant ses scrupules dominés par l'appel des Églises auxquelles il avait consacré sa vie.

Un drame se jouait dans sa conscience. Le devoir du fils l'emporterait-il sur celui du, pasteur d'un troupeau menacé par l'orage ? Quelles pouvaient être les dispositions réelles du vieillard ? Accepterait-il de sacrifier sa liberté à la cause de Dieu ? Ou reprocherait-il à son enfant de poursuivre son ministère ?

Pierre Durand prit une décision héroïque. Il resta. Mais il tint à justifier son attitude auprès de ses persécuteurs, et sa longue lettre du 22 avril à La Devèze est celle d'un juge plutôt que d'un suppliant :

« Monsieur, j'ai voulu plusieurs fois me donner l'honneur de vous écrire, pour vous apprendre ce que je suis, ce que je fais, et les raisons qui me font agir ; mais certaines raisons m'ont tenu jusqu'ici dans le silence. je ne saurais cependant aujourd'hui m'empêcher de vous adresser la présente pour vous parler d'une affaire qui me touche de fort près et qui, si je ne me trompe, ne vous doit pas être tout à fait indifférente. Il s'agit que, comme j'ai appris, mon père est détenu par vos ordres dans le château de Beauregard, non pour avoir commis aucun crime, car son innocence et sa probité sont reconnues de tout le monde, mais parce que son fils est ministre, et qu'en France les ministres y sont regardés comme dignes de mort. je dis que cela me regarde de -près; en effet personne ne doit me, croire insensible à ce que souffre à cause de moi celui de qui je tiens la vie. je n'ai jamais oublié les devoirs de chrétien et de fils ; mais, dans la situation où je me trouve, il me faut opter entre ces deux sortes de devoirs, puisqu'il m'est impossible de m'acquitter des uns sans négliger les autres.

« ... Me sera-t-il permis, Monsieur, de vous demander si le Roi vous ordonne de punir un père pour les prétendus crimes de son fils ? Agira-t-on en France avec plus de vigueur contre des ministres dont tout le crime consiste à servir Dieu selon leur conscience, que contre des voleurs, des assassins et de semblables monstres de nature ? Quoi ! infliger des peines, retenir en prison un pauvre vieillard parce qu'il a un fils ministre, un fils qui est chrétien mais qui refuse de croire les dogmes qu'il ne croit pas véritables, et laisser en repos le père d'un Cartouche, le plus insigne des scélérats' 'Vit-on jamais une plus noire injustice ? Se peut-il croire que cela se pratique dans les états d'un prince qui fait sa plus grande gloire de porter le titre auguste de Très-Chrétien ? Un événement de cette nature étonnera la postérité et si je n'attendais pas un effet de votre justice, je dirais hardiment qu'il a été réservé pour faire la honte de notre siècle, puisqu'on ne lit pas qu'il soit jamais arrivé rien de semblable parmi les chrétiens. Cela ne vous est donc pas indifférent à vous, Monsieur, qui ne cherchez qu'à élever la gloire de la nation française et qu'à faire pratiquer ses lois ?

« L'on m'assure qu'en détenant mon père, vous croyez de m'obliger à sortir du royaume... Le caractère duquel je suis revêtu ne me permet pas d'abandonner le troupeau que le Seigneur m'a confié, et du salut duquel je dois rendre compte...
Il suffit de vous dire que je me croirais criminel devant Dieu si, pour garantir ma vie, j'abandonnais ceux à l'instruction salutaire desquels je me suis consacré. Vous pouvez bien conclure de là que je ne suis pas déterminé à sortir du royaume, excepté que tout mon troupeau ne fut déterminé à en sortir avec moi.

« ... On en veut absolument à ma vie. Les démarches qu'on a faites et qu'on fait actuellement ne me laissent pas lieu d'en douter. On offre des sommes considérables à mon délateur. Ne pouvant réussir de ce côté, on prend une autre voie ; on jette mon père dans une prison, on fait courir le bruit qu'il ne sortira de là que je ne sois sorti du royaume. Mais, Monsieur, me croyez-vous si peu de jugement peur ne pas prévoir que tandis que mon père est en prison, peut-être tous les passages sont munis de gardes, avec mon portrait. (signalement) en main, pour m'arrêter, au cas que je passe ? Ce n'est pas sans raison que je crains de ce côté-là ; je vois le Rhône bordé d'une manière que je serais bien imprudent si j'entreprenais de le passer. Ainsi, il ne faut pas attendre que je m'y hasarde.
Si mon Sauveur veut m'appeler à signer de mon sang son Saint Évangile, sa volonté soit faite ! Mais je sais qu'il nous commande la prudence du serpent, aussi bien que la simplicité de la colombe, et qu'autant il est glorieux de mourir pour la vérité, autant il serait honteux d'être la victime d'une témérité imprudente. Vous voyez donc, Monsieur, que tant que les affaires seront dans l'état où je les vois, je me résoudrai jamais à sortir du royaume ; et, par conséquent, que c'est une injustice de détenir ce bon vieillard dans la captivité.

« ... J'ose donc attendre de votre équité, Monsieur, que vous laisserez libre celui qui est injustement détenu, puisque vous apprenez son innocence. Au moins, ne vous attendez pas de m'intimider en le détenant. je sais qu'il souffre pour une juste cause, et que quand il serait conduit à la mort pour soutenir la sainte religion, je n'aurais pas lieu de le prendre à honte ; au contraire je croirais devoir m'en glorifier. Mais je sais aussi que vous ne devez pas oublier qu'il y a un Juge souverain, devant lequel vous serez obligé de comparaître, aussi bien que nous ; et que toutes les absolutions, jubilés et indulgences du clergé romain ne seraient pas capables de vous justifier devant ce juge, aussi redoutable que juste, si vous faites souffrir ce bon vieillard mal à propos, et si vous répandez son sang innocent de propos délibéré. Or c'est à vous à y faire attention. Un homme qui approche de quatre-vingts ans pourrait bien vous rester entre les mains, si vous le traitez d'une manière trop rude. Ce n'est pas à cet âge qu'un homme est en état de supporter les horreurs de la prison... »

La lettre parvint à La Devèze, qui n'en tint aucun compte, comme le prouvera la suite du récit,

Depuis longtemps Pierre Durand n'avait pas écrit à Court. Il se sentait surveillé, et lorsqu'il reprit avec son maître une correspondance qui lui tenait à coeur, son premier mot fut pour l'aviser de ces malheurs et recommander qu'on n'envoyât pas à Craux de lettres faisant mention de son nom. Betrine venait de commettre cette faute qui aurait pu coûter cher aux hôtes de la vieille maison d'Isabeau Sautel. Il fallait tout adresser à Anne, qui remettrait les plis à leur véritable destinataire. Celui-ci parlait aussi du prochain synode national et soumettait à l'approbation de son illustre ami certains articles concernant le recrutement des prédicants. Enfin il l'entretenait d'un envoi de livres et lui demandait de lui faire passer « une étoffe de camelot de Bruxelles, mélangée, et dont la trame était comme argentine », tissu semblable à celui du vêtement porté par son correspondant lors de sa visite de 1724, et introuvable en Vivarais. Les lettres des hommes du désert restaient parfaitement vivantes et simples.

Au début de mai, Roux et Boyer, tous deux étudiants en Suisse, se firent consacrer à Zurich. Ce fut parmi les prédicants de France une indignation générale. On alla jusqu'à vouloir leur interdire l'exercice du ministère. Durand intervint dans cette affaire qui lui fit engager avec ses collègues un échange de correspondance. On admirera d'autant plus la manière dont les uns et les autres savaient faire abstraction du danger qu'on connaîtra leur situation particulièrement critique. Court, aux environs de Nîmes, échappait à un piège pour tomber dans un autre. Sa femme avait dû s'exiler et passer à Lausanne pour ne pas courir, elle aussi, le risque de se voir arrêter. Trois fois en moins d'un mois on fouilla, la nuit, les maisons dans lequel le pasteur avait été signalé très peu de temps auparavant. Sa tête était mise à prix. On en offrait 10.000 livres, 250.000 francs au moins d'aujourd'hui. Il lui devenait impossible de se reposer ailleurs qu'en pleine campagne. Et c'est à ce moment qu'il s'inquiétait de ce qu'une « ordination » eût été conférée par une académie étrangère, plutôt que par' un synode français !

Les nouvelles du Vivarais n'étaient guère plus favorables. Le greffier du Bouchet venait d'être interrogé par Dumolard, et, dans la prison, Aulagnet n'avait pu lui donner, sur le pasteur, aucun renseignement postérieur au moment où celui-ci avait béni à Chomérac son mariage avec Suzanne Benoît. L'horizon restait sombre, et le vieillard, n'ignorant rien des dangers courus par son enfant, redoutait à bon droit les pires éventualités.
Devant le subdélégué il reprit ses affirmations précédentes et déclara que le fait d'avoir écrit à trois adresses différentes était la meilleure preuve de son ignorance des démarches de son fils. Puis il se défendit d'avoir jamais eu de rapports avec lui depuis 1719 et le décret de prise de corps rendu contre les fugitifs du Navalet.

Dumolard dut avouer son échec : « Il ne m'a pas été possible de rien faire avouer, au dit Étienne Durand... qui m'a paru très expérimenté et préparé à toutes les demandes qu'on pourrait lui faire. Ce qu'il y a de vrai, c'est qu'il est très obstiné dans sa religion, et je ne doute pas, quoiqu'il le nie, qu'il soit d'intelligence avec son fils ».

L'intendant de Bernage, en recevant ce rapport, n'hésita pas. Bien qu'il n'y eût aucune preuve à la charge du vieillard, il jugea dangereux de le renvoyer chez lui, « crainte qu'il ne tînt un commerce avec son fils qui ne pourrait être que de très mauvais effet pour la religion dans le pays ». ci je crois donc, conclut-il, qu'il est à propos de le faire enfermer le reste de ses jours dans Ici fort de Brescou ».



Le Fort de Brescou

On gardait dans cet îlot basaltique, au, large d'Agde, les prisonniers internés hors de toute procédure régulière, par seule « raison d'état ». Il suffisait, pour qu'Étienne Durand les rejoignît, d'une lettre de cachet aussitôt demandée à Versailles, et que La Devèze compléta lui-même.

Entre temps, le malheureux greffier essayait encore d'attendrir Dumolard par une supplique. Tout resta vain. Le 8 juillet des ordres étaient donnés. Aulagnet devait être relâché, faute de preuves, mais sa femme rejoindrait ses parents et ne lui serait rendue que s'il consentait à faire bénir son mariage par le prêtre. Quant à Durand, quatre fusiliers et un sergent le conduiraient jusqu'au fort. L'iniquité allait se poursuivre jusqu'au bout.

Il nous plaît de penser que le vieux père, ayant tout perdu, n'en garda nulle rancune à son fils. Ce dernier avait bien jugé lorsqu'il écrivait sa fière réponse à La Devèze. Veut-on savoir les sentiments exacts du greffier ? Vers la fin de septembre 1730, alors que sa fille Marie qu'il avait laissée seule au Bouchet était à son tour enfermée dans les geôles d'Aigues-Mortes, et que son époux Mathieu Serres était venu le rejoindre à Brescou, il eut le courage d'envoyer à la prisonnière une lettre qui en dit long sur sa pensée, et sa foi vigoureuse. Nous nous permettons de la reproduire sans en modifier l'orthographe :

« Monsieur le lieutenant du Roy d'Aygues Mortes, pour rendre s'il lui plaît à Marie Durand, prisonnière à la tour de Constance.
« Ma fille, l'auteur de la nature a permis que depuis mon âge de congnoissance je suis ésté toujours dans des épreuves dans de souffrances et de perssecutions de toutes part et je voy quelles aumentent (augmentent) de degré en degré, mais remerciant à Dieu je me suis toujour conssollé et met ma confiance en Luy, en nonobstant tous mes malheurs jamais rien ne m'a manqué pour mon entretien et de ma famille, ainsy mon enfant je vous écrit que de (quelques) mes pour vous prié de ne vous chagriné pas en rien que ce soit au contraire de vous réjouir au Seigneur par des prières par des psaumes et des cantiques à toute heure et à tous moment et par ce moyant (moyen) le Seigneur vous donnera la force et le courage de supporter toutes les afflictions qui peuvent vous arriver et dire comme David « Tant plus de mal il me vient tamplus de Dieu il me souvient ».
Il ne faut pas regretter la bienséance que vous avez car vous voyez que votre frère a tout quitté pour travaillé à leuvre du Seigneur et qui nauze (qu'il n'ose) point paraître en publy (public) et pourtam je croit quil ne pert point courage, faites vous en (le même. Dieu vous fait une grande grâce de ce que vous avez pour compagnie nos soeurs de Latraverse et des Boutières s'ils sont en vie sam oublier les autres qui som du même coingt auxquelles votre fiancé et moy nous recommandons à leurs saintes prières nous en faisons pour tous de même tam pour nos ennemis que pour nos amis. Que Dieu leur face La grâce de reconnaître le tort quil nous font et se font à eux-mêmes. je vous fit réponce sur celle que m'avez écrit du mois de Mars pour aprover vostre mariage mals elle ses (s'est) perdue au buraud de même sur celle de juilliet. Et pour lors vous étiez arrettée et suite jen'ay (j'en ai) envoyé une à beauregard mais vous avez dut partir, jay envoyé au couzin Boursarié davoir soint de mes afaires et de mais meubles. Vostre fiancé ce porte bien il couche avec moy dans un bon lit et jespére avec layde de Dieu il aura la liberté dans le fort comme moy pour veut (pourvu) qu'il soit passiant et sage comme je croix, je vous recommande encore une fois de prandre passiance et suis votre père. »

Cette lettre, dont les caractères indécis disent qu'ils furent tracés par un vieillard à la main tremblante, nous donne des détails intéressants sur le régime des prisonniers retenus à Brescou. Mais elle ne parvint jamais à la Tour de Constance. Interceptée, elle retira aux juges toute illusion sur les sentiments du captif, et lorsqu'il fit parvenir au garde des sceaux lui-même un placet par lequel il tentait de s'innocenter et de disculper son fils « parti seulement par libertinage et non par motif de religion », l'Intendant, averti, répondit qu'il serait de trop mauvais exemple de rendre la liberté à ce huguenot obstiné, « très estimé des gens de sa secte ». Le greffier resta au fort. Il y était encore en 1739. Une liste des prisonniers pour la. foi, imprimée sur les instigations d'un synode de Nimègue, le signale expressément; et l'ordre de libération donné par Saint-Florentin le 15 septembre 1743 en faveur « d'un nommé Durand », concernait sans doute le vieillard, bien que l'omission faite du prénom dans la missive du chancelier rende la chose incertaine. Le père du martyr aurait eu alors plus de 86 ans. Une note des archives de l'Hérault laisse voir enfin qu'en avril 1745 il n'était plus avec les relégués de Brescou.



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