«Ceux qui
sèment avec larmes...
»
Ps. 126: 5.
Dès le 18
mai 1726 Corteiz
quittait ses compagnons et s'en allait avec
Rouvière vers le plateau de la Haute-Loire,
en. saluant au passage quelques « bons
fidèles qu'il avait connus ». Parvenu
là-haut il convoquait deux assemblées
et bénissait sept mariages. C'est ainsi que
les pasteurs s'aidaient mutuellement en organisant
les uns chez les autres de véritables
missions. L'audition de voix
étrangères apportaient à tous
les paysans qu'ils visitaient un grand
réconfort et la certitude qu'ils
n'étaient pas seuls à la
tâche.
Durand reprit lui-même son
ministère avec plus d'ardeur que jamais.
Malheureusement les pouvoirs publics avaient
été informés de la tenue du
synode et des troupes furent logées un peu
partout avec la mission de s'emparer du nouveau
ministre dont le rôle avait été
certainement dénoncé. Le Haut
Vivarais et les Boutières
souffrirent particulièrement de leur
passage. Ces mesures rendaient la prudence
absolument nécessaire et durant quatre mois
l'ancien clerc de Privas n'écrivit plus,
craignant de" voir ses lettres interceptées
ou d'être arrêté lui-même
en se rendant au bureau de poste. Il se tint
caché quelques jours à Ajoux
où il bénit deux mariages. Entre
temps Du Plan qui n'avait toujours pas reçu
l'avis de réception des livres
envoyés à Lyon le mois
précédent se plaignit à
Corteiz et à Roger de la négligence
de Durand.
L'austère cévenol et
son collègue, incapables de donner le
moindre renseignement au député
général, prièrent Court de
poursuivre l'affaire. Mais ce dernier ne savait
rien non plus de son jeune ami depuis le synode.
Nous en connaissons la raison.
Pourtant le nouveau pasteur ne
restait pas inactif malgré son silence. Il
poursuivait ses randonnées et tenait
assemblées sur assemblées. Il
n'allait pas lui-même avertir les
religionnaires, mais il donnait en secret ses
instructions à quelques-uns d'entre eux,
choisis ou non parmi les anciens, suivant les
circonstances. Ces délégués
convoquaient à leur tour les populations.
Durand n'aurait pu procéder autrement sans
courir les plus graves dangers. Il était
déjà célèbre et des
rapports trop fréquents avec des inconnus ou
des protestants peu sûrs l'auraient
exposé à se voir dénoncer ou
peut-être même saisir par eux.
Aussi laissait-il à d'autres
le soin de la propagande. Ceux-ci, demeurant sur
place, étaient plus capables que lui de la
faire avec prudence et discernement auprès
d'amis dont ils connaissaient, pour les
éprouver chaque jour, les sentiments
véritables.
Les assemblées se
réunissaient ensuite, d'importance
inégale et souvent très peu
nombreuses. Certaines groupaient parfois, il est
vrai, plus d'une centaine de personnes.
Ces renseignements fort
précieux, donnés plus tard par le
martyr à ses juges, nous laissent voir
qu'à cette première époque de
la restauration des Églises les auditoires
étaient encore fort restreints. Il en
était de même en Languedoc. Il fallut
l'inlassable persévérance d'un Court
et plus encore celle d'un Corteiz et de ses
intrépides successeurs pour eue, pendant une
période de calme relatif, ils pussent en
1744 parler devant plusieurs milliers de
fidèles réunis aux portes de
Nîmes ou dans les Cévennes. Pour le
moment on n'en était pas encore
là.
Durand, maintenant installé
dans toutes ses fonctions, distribuait presque
toujours la Cène à l'issue des
assemblées qu'il avait convoquées et
présidées. jamais il ne la donna dans
des maisons particulières.
Des mariages étaient souvent
bénis là. Mais lorsque le registre
des actes pastoraux du ministre en signale
plusieurs dans la même journée, on
peut être presque certain
qu'ils furent célébrés devant
l'Église entière et non dans le
secret du logis où le pasteur s'abritait
pour quelques heures, avant de reprendre ses
courses.
Suivons-le dans quelques-unes de
celles-ci. Mieux que beaucoup de commentaires,
elles nous feront comprendre son activité
fiévreuse, ses fatigues et les satisfactions
de son ministère.
Le 29 août 1726 il est au
Grand Crouzet, à deux kilomètres
environ au nord de Fay-le-Froid. Le lendemain
à Créaux, près de Vastres. Le
1er septembre il bénit les mariages de
divers religionnaires demeurant respectivement au
Bouchet, à la Faye, au Chambon, à la
Bastie et au Pré. Le lieu de la
réunion ne saurait être exactement
déterminé puisqu'aucun des conjoints
ne réside au même lieu; mais il est
visible, en examinant la carte, que les uns et les
autres ont parcouru plusieurs kilomètres
pour se rejoindre en un point central situé
sans doute à égale distance entre ces
diverses localités.
Dix jours après Durand
bénit un mariage non loin de Privas,
à Serres, près de
Saint-André-de-Creysseilles. Il a
traversé l'actuel département de
l'Ardèche dans presque toute sa longueur. Le
12 septembre nous le retrouvons à
proximité de Saiat-Jean-Chambre.
Aussi bien se fait-il autoriser
par
le synode provincial qu'il préside deux
jours après, le 14 septembre 1726, à
posséder un cheval « en propre ».
Il ne peut guère s'en
passer dans ses courses rapides et parfois longues.
Mais cette mesure n'est valable que pour lui seul
à l'exclusion des autres prédicants.
Les Églises doivent prendre le soin de faire
transporter ceux-ci en leur prêtant les
montures indispensables. Il ne paraît pas que
cette règle ait jamais été
régulièrement
observée.
En outre de cette décision,
l'assemblée en, prit une autre d'importance
capitale : elle reçut Clergue et Fauriel,
dit Lassagne, au rang des proposants. Le dernier
répondit à son examen d'une
manière fort satisfaisante et Durand put
« s'attendre, Dieu aidant, d'y avoir un bon
second ».
Il s'était trouvé
jusque-là très isolé et devait
s'avouer sans fausse modestie qu'il était le
seul homme de valeur qui fût alors en
Vivarais. Ses visites et ses rapports avec ses
collègues du Languedoc et du Dauphiné
avaient été nécessaires pour
lui rendre confiance et le prémunir contre
les découragements possibles. Or il
possédait à présent un
auxiliaire vigoureux et clairvoyant sur lequel il
pouvait pleinement s'appuyer.
Le 17 septembre il est à
Majerouans, près de Pranles; Isabeau
Sautel-Rouvier en était peut-être
originaire.
Malheureusement une catastrophe
était survenue quelques jours auparavant. Le
colporteur Genolhac venait de
passer le Rhône pour se rendre en Languedoc
pendant que ses livres filaient sur la route avec
un voiturier. Celui-ci fut surpris et Genolhac
surveillé, puis arrêté le 23
août 1726 à Serrières, en
Vivarais. On l'avait pris pour le guide de
Rouvière et de Corteiz. Il fut bientôt
conduit à Annonay et laissé dans les
prisons de la ville où séjournait
déjà le religionnaire Vernet,
accusé d'avoir reçu des livres de
Genève, et qui se trouvait au surplus
être le cousin germain d'Étienne
Durand.
Genolhac était
accompagné d'un Suisse dont, selon le
subdélégué Dumolard, il
n'était que l'auxiliaire. Cet homme parvint
à s'échapper. Le fils et la fille de
Vernet « prirent le désert », puis
se réfugièrent finalement à
Genève.
Pierre, non loin de là,
respirait un peu car les troupes « qui avaient
jusque-là visité d'une belle
manière le Haut Vivarais et les
Boutières » commençaient
à regagner leurs garnisons. La nouvelle de
l'accident le replongea dans les alarmes. Il se
savait particulièrement poursuivi, et lui
qui n'avait jamais complètement interrompu
« le cours de ses occupations »,
reçut des anciens l'ordre de se terrer et de
ne plus donner signe de vie pendant quelque temps.
Il obéit trois jours, après lesquels,
repris par la passion dei sa tâche, il quitta
le plateau de la Haute-Loire où la mauvaise
nouvelle l'avait atteint, Il en était
d'autant plus ému que
l'un des deux captifs était, nous l'avons
dit, son parent. Il y eut quelque émoi parmi
les populations protestantes et le jeune pasteur
s'en fut loin de ces régions devenues
dangereuses pour lui. Il prit la résolution
d'interrompre au moins momentanément sa
correspondance.
Mais bientôt après il
reçut une lettre de Court, et, revenant sur
son dessein, lui répondit sans attendre.
Alors on avait déjà reçu des
détails sur la douloureuse aventure. Un
émissaire avait été
envoyé jusqu'à Annonay, mais sans
qu'il pût joindre les prisonniers. Il apprit
seulement la fuite des deux enfants de Vernet. Le
nouveau ministre n'osa pas se rendre lui-même
jusqu'à la ville où se trouvaient
détenus ses amis. « Il était
trop connu là-bas ». « Tout ceci
m'est le sujet d'une vive douleur »,
avouait-il à Court; et « d'un autre
côté, le schismatique Dortial court le
pays ». « Il administre la Cène,
et a été cause (par son imprudence
avérée) que bien des pauvres gens ont
eu des troupes en pure perte qui leur ont fait bien
des ravages ». Bernard menaçait de
suivre l'exemple du prédicant
excommunié, et la lettre du pasteur se
ressent de son inquiétude et de ses
angoisses.
Suivons maintenant Genolhac dans sa prison. Un
très long mémoire du prévenu
nous apporte les plus intéressants
détails sur sa détention et sur la
manière dont il sut s'y soustraire. D'autres
lettres de Roger et de Durand nous en donnent la
confirmation.
Le malheureux contrefit
l'insensé. Il joua sans doute bien son
rôle, car si le juge avait sur la
réalité de cet état les doutes
les plus complets, les protestants, avertis par des
complices de tout ce qui se passait dans les
geôles d'Annonay, crurent que l'intelligence
du captif avait réellement sombré.
Mais le colporteur sut de quel prix il fallut payer
la délivrance. Il reçut la visite de
Dumolard. Celui-ci, mis de fort mauvaise humeur par
les réponses incohérentes de
l'accusé, lui adressa de violentes menaces,
alla jusqu'à lui lancer le poing sur le
visage, et l'assura « qu'il se souviendrait
toujours bien de lui, s'il ne le connaissait pas
». Puis il lui déclara finalement
« qu'il le ferait pendre s'il ne disait pas la
vérité ».
Après quoi, voulant
être fixé sur la réalité
de la situation lamentable de son prisonnier, il
lui infligea le supplice de l'insomnie, le faisant
réveiller d'heure en heure par 14 soldats
qui se relayaient pour cette tâche
cruelle.
Mais Genolhac ne faiblit pas.
Dumolard, qui ne voulait pas prendre la
responsabilité de sa libération,
ordonna dans les premiers jours d'octobre que le
colporteur serait conduit à Montpellier
où l'Intendant prendrait lui-même les
décisions nécessaires.
Dans les prisons où le
malheureux fut logé après les
étapes successives qui devaient l'amener
jusqu'à la citadelle de la capitale
languedocienne, le traitement ne fut pas meilleur.
Le jour on, l'attachait sur un cheval. La nuit on
le laissait par terre, entouré de liens; une
corde passée autour de son cou le reliait au
poignet de l'un des soldats chargés de le
garder. Ainsi fut-il laissé dans les cachots
de Tournon, situés « au-dessus de la
porte de la ville, en venant de Châteaubourg
», puis dans ceux de Charmes, de Cruas, de
Viviers, du Pont-Saint-Esprit, de
Valiguières, de Nîmes et de Lunel;
route classique que Durand devait lui-même
reprendre six années plus tard, dans les
mêmes dramatiques conditions. Mais, au cours
de ce voyage, la constance du colporteur ne se
relâcha point.
On avait essayé de le faire
visiter, malgré le danger, par des personnes
amies. Déjà à Annonay
l'envoyé du nouveau pasteur, revenu une
seconde fois après la tentative
manquée rapportée plus haut, n'avait
pu remettre au prisonnier l'argent qu'il avait pour
lui. Avec plus de succès « des
personnes charitables de la ville » parvinrent
à lui fournir enfin le
nécessaire.
Vers le 20 octobre, au
Pont-Saint-Esprit, on voulut recommencer; mais en
vain. L'écart compris entre la date
fixée par l'ordre de route de Dumolard et
celle de l'arrivée dans cette
localité laisse penser que les dispositions
prévues par
le subdélégué avaient
été modifiées par l'attitude
déconcertante du pseudo-dément.
Pourtant la démarche tentée
était d'importance. Il s'agissait, sur les
conseils de Court, de suggérer au colporteur
une ingénieuse méthode de
défense : il se déchargerait des
accusations portées contre lui sur son
complice Houser, de Lyon. Réfugié
maintenant à Genève, celui-ci ne
risquait plus rien.
Ce conseil ne parvint jamais. Il
n'aurait pas servi. Le moyen du colporteur
était plus sûr. Au début de
novembre il arriva avec son compagnon à la
citadelle de Montpellier. Là on le mit aux
prises avec un condamné de droit commun qui
reçut la mission de maltraiter le huguenot
prétendu fou, et qui ne se déroba pas
à la tâche. Le captif se vit
frappé, privé de ses aliments; on
alla jusqu'à lui offrir des
excréments en guise de nourriture. Il
supporta tout. Quand on le menait à la salle
d'audience il était sous la menace constante
du pistolet braqué sur lui par son gardien.
Heureusement, « deux dames de la ville »
parvinrent jusqu'à lui et lui
portèrent quelque nourriture « dont il
avait le plus grand besoin ». Il était
épuisé par les brimades que tous,
soldats, compagnons de misère et
geôlier, lui prodiguaient à
l'envi.
Il faut attendre une année
encore avant que s'achève cette terrible
épreuve - au sens complet du mot. Le 6
décembre 1727 Genolhac est enfin
libéré.
Court en reçoit la nouvelle
par les filles Chabriètes, ses amies de
Nîmes. Celles-ci le renseignent sur
l'état véritable du malheureux. Il a
son bon sens. Elles donneront au
réorganisateur des Églises, lors de
sa prochaine visite, tous les détails
désirables. Le colporteur se hâta de
gagner la Suisse, trop heureux de s'être
tiré d'une mésaventure qui pouvait
lui valoir les galères à
perpétuité s'il n'avait pas eu
recours à sa ruse difficile. On sait en
effet tout ce que la simulation de la folie peut
entraîner de fatigues et de tension nerveuse
insupportables, en raison de la surveillance
constante qu'elle entraîne, des actes et des
paroles,
À Genève
l'évadé retrouva sa famille
réfugiée là depuis plusieurs
années. Mais il lui restait à
rembourser au libraire Duvilard les nombreux
volumes déjà portés en France,
et que l'arrestation l'avait empêché
de revendre.
Heureusement les pasteurs
avaient
prévu la difficulté, et dés
avant la libération de leur ancien
collaborateur ils avaient pris toutes les
dispositions nécessaires. Revenons donc avec
eux sur le champ de bataille.
Le 26 septembre 1726, quelques
semaines à peine après l'affaire de
Serrières, Durand est au Rias, et le
lendemain à Saint-André-de-Bruzac, Le
28 Corteiz reçoit de ses nouvelles au
Pompidou. Et le 7 octobre nous
le retrouvons à Boffres. Il est sans cesse
par monts et par vaux, mais il voyage la nuit et se
cache le jour. Le surlendemain, Court, en
possession de sa lettre du 23 septembre, lui
répond et se plaint en termes aigres-doux
des accusations portées contre son propre
silence. Il n'aimait pas les reproches, et
conscient de sa valeur, il en éprouvait un
sentiment de suffisance qui rendit parfois
difficiles ses rapports avec ses collaborateurs.
C'est là le petit côté de cet
homme, admirable sur tant d'autres points, et qui
fut véritablement le sauveur des
Églises dans cette période
douloureuse.
À la fin de cette lettre il
avertissait son jeune compagnon de l'arrivée
de nouveaux livres transportés cette fois
par Louis Mercier, habile colporteur que les
malheurs de son collègue n'avaient pas
réussi à
décourager.
À ce moment on
commençait à s'inquiéter en
Languedoc de la situation créée par
la capture de Genolhac. Ce dernier se trouvait
devoir, nous l'avons dit, de l'argent au libraire
qui lui avait confié les volumes dont une
petite partie seulement avait été
payée. Il était en outre le
débiteur de certains religionnaires dont il
avait reçu des avances, moyennant sa
promesse de leur faire parvenir les livres qu'ils
désiraient. Or sa détention
l'empêchait de les leur remettre. Le
prédicant languedocien Boyer se fit l'interprète
de ces
huguenots victimes de la mésaventure du
colporteur et demanda conseil à Court -
Corteiz, très positif, proposa que l'on
vendît purement et simplement les ouvrages
parvenus alors à Uzès; demandant au
surplus qu'une partie en fut dirigée vers
Florac et l'autre au Pont-de-Montvert. Les sommes
tirées de cette opération seraient
envoyées à Genève, où
la femme de Genolhac, déjà
mère de deux enfants et sur le point de
donner le jour au troisième, se trouvait
à peu près sans
ressources.
Pendant que l'on se
préoccupait ainsi de régler
l'affaire, Durand se trouvait aux prises avec de
terribles difficultés. Elles étaient
suscitées par Dortial, de plus en plus
troublé par ses inspirations, et qui
convoquait sans la moindre prudence
assemblées sur assemblées. On pouvait
tout craindre de son exaltation qui risquait de
gagner ses partisans et d'entraîner des actes
de rébellion graves dont la
répression n'aurait pas manqué
d'être terrible. Le jeune ministre en vint
à se demander un instant s'il ne devait pas
dénoncer le prophète au commandant
militaire. Ressource
désespérée à laquelle
il renonça finalement, après en avoir
appelé à son maître Court. On
voit à quel état d'inquiétude
et d'exaspération les méfaits du
vieux « fanatique » avaient mené
le prudent et calme vivarois.
Celui-ci descendit bientôt
à Vals, à la limite sud de ses
quartiers. Il cherchait à faire lever l'excommunication
lancée
contre Monteil, afin de le « réunir au
corps des prédicateurs ». Sans doute
l'ancien prédicant avait-il donné des
signes de repentir ?... Ceci consolait de cela
!
Les derniers jours de l'année
s'écoulèrent enfin. Elle avait
été lourde pour le nouveau pasteur.
Mais elle n'allait pas s'achever sans lui apporter
une suprême satisfaction : Le 26
décembre, au lendemain des fêtes de
Noël qu'il passa sans doute à Craux, il
donna une consécration précise
à ses espérances, et ses
fiançailles furent officiellement
publiées. Les choses n'avaient pas toujours
été faciles. lsabeau Sautel-Rouvier
ne s'était pas montrée favorable aux
projets d'union de sa fille. Elle craignait que la
situation de son futur gendre ne fût pour
tous, et pour elle en particulier, une raison de
dangers continuels. Veuve d'un notaire royal et
détentrice d'une fortune que l'on estimait
à vingt-cinq mille livres (plus d'un
demi-million d'aujourd'hui), elle connaissait la
valeur de l'argent et n'ignorait pas que ses biens,
risquaient d'être confisqués en cas
d'accusation: de complicité avec le
prédicant. 01: il n'était point
besoin de nombreuses preuves - le seul fait d'avoir
admis un proscrit dans sa parenté pouvait
suffire.
Lorsqu'elle comprit que la
volonté des jeunes gens et leur courage
étaient plus forts que ses craintes, elle céda;
mais elle en
garda toujours rancune à ses
enfants.
La situation du pasteur lui
interdisait de se présenter devant un
notaire pour faire établir le contrat de
mariage habituel. En effet, il aurait couru le
danger de se faire reconnaître et
peut-être arrêter. Et si le
fonctionnaire avait dans le cas contraire consenti
à rédiger malgré tout cet
acte, il se serait rendu complice du vagabond pour
la foi. Celui-ci ne pouvait donc songer à
comparaître devant lui; et il fallut user
d'une autre méthode. Une note des papiers
Serusclat nous renseigne sur les caractères
du contrat qui fut établi sous seing
privé, par les parents des deux futurs
époux :
« Au nom de Dieu soit
fait
!... Les parties, du consentement et permission,
savoir : Ledit sieur Pierre Durand, dudit sieur
Etienne Durand, son père ; la dite
demoiselle Anne Rouvier, de la dite demoiselle
Isabeau Sautel, sa mère, tous deux ici
présents, ont déclaré qu'il y
a un temps considérable qu'ils ont
passé entr'eux une promesse de mariage,
après avoir obtenu le consentement de leurs
parents sus-mentionnés, laquelle ils n'ont
pu accomplir, par rapport à ce qu'ils
attendaient que la divine Providence leur en
présentât l'occasion favorable, mais
désirant de l'accomplir à la grande
gloire de Dieu, à l'édification de
tous les fidèles et pour leur propre salut,
et ne pouvant contracter un mariage reçu par
main publique selon les lois ordinaires de ce
royaume, à cause de l'état où
se trouve ledit sieur Pierre Durand, par rapport
à son ministère ; à cette
cause, de l'avis et consentement de leurs parents
sus-nommés ici présents et de qui
seuls ils dépendent, et sans rien
prétendre d'attenter sur les droits des
légitimes officiers et magistrats, ils se
sont derechef promis et juré comme s'ils
étaient devant leur légitime juge et
principalement devant Dieu, de se prendre et
épouser l'un et l'autre en vrai et
légitime mariage, et de le faire solemniser
dans l'Eglise chrétienne
réformée à la première
réquisition l'un de l'autre : et les dits
sieurs Estienne Durand et demoiselle Isabeau
Sautel, par le plaisir qu'ils prennent au mariage
de leurs enfants, ont aussi promis et juré
de ne permettre pas, autant (que possible leur
sera, que leurs autres enfants fassent aucun tort
aux dits fiancés sur les biens qui, par
cours de nature, leur appartiennent de droit, tant
des chefs de leurs père et mère
défunts, que de leur chef propre. Et ainsi
l'ont promis en présence de nous les
proposants soussignés avec lesdites parties,
excepté ladite demoiselle Isabeau Sautel qui
est illettrée, et qui nous a requis de
signer avec lesdits sieurs Durand et sa
fille.
E. Durand, Clergues,
Durand, Anne
Rouvier, Fauriel, Chabrières
».
Qui rédigea cet acte?
Peut-être Pierre, qui avait été
jadis clerc de notaire. Le contrat nous
révèle une fois de plus la
préoccupation essentielle de ceux qui
l'établirent : « la plus grande gloire
de Dieu », jusque dans le mariage dont ils
acceptaient héroïquement les risques.
Cependant, il fallut attendre le passage de Roger
pour que la bénédiction nuptiale
fût accordée. jusque-là les
deux jeunes gens restèrent fiancés.
Voilà pourquoi, dès le 28
décembre, le pasteur reprit ses courses,
accomplissant des actes pastoraux aux environs de
Craux où il franchit sans doute le seuil de
l'année nouvelle. Il y reçut du
Languedoc une lettre qui lui donnait de
réjouissantes nouvelles de l'oeuvre
poursuivie là-bas. Il valait mieux, selon
Court, ne pas dénoncer les assemblées
prophétiques tenues par Dortial, et dont
Durand s'était si amèrement plaint.
« Malgré les tempêtes, Dieu est
là. Il faut donc avoir espoir quand
même », concluait-il. L'espoir? Ce n'était pas lui
qui
faisait défaut au coeur des jeunes
fiancés !
Le 11 janvier 1727, comme Durand
se
disposait à franchir le Rhône pour
aller trouver Roger, il reçut un mot de
celui-ci, mais n'en continua pas moins son voyage.
L'apôtre du Dauphiné venait de
recevoir près de six cents kilos de livres
de piété, répartis « en
deux charges », l'une destinée à
ses propres Églises, l'autre à celles
du Vivarais et du Languedoc. On remit une forte
prime au voiturier qui avait réussi à
passer ces ouvrages, bien, qu'il eût
reçu pendant trois jours l'aide d'un
religionnaire et de ses trois chevaux. On
n'était pas habitué à de tels
succès, et Genolhac lui-même n'avait
apporté de Suisse, avant l'affaire
d'Annonay, que soixante-quinze volumes
seulement.
Lorsque Durand rejoignit Roger,
il
avait été averti par Court qu'un
jeûne solennel devait être incessamment
célébré par tous les
religionnaires des diverses provinces
méridionales; mais la date fixée
était trop proche pour qu'on pût en
avertir les Églises, et cette mesure ne fut
pas exécutée.
Le mois de février se passa
en courses dans l'Ardèche. Cependant les
fiancés attendaient avec impatience le
moment où leur union serait enfin
consacrée. Il ne tarda plus guère. Le
10 mars, Roger, le fidèle ami de Durand, put
enfin se rendre en Vivarais, et là, «
après l'exercice du soir, selon, les devoirs
de son ministère, il
bénit le mariage - chez Isabeau Sautel -
selon la forme liturgie de la religion
chrétienne et réformée ».
La chambre du vieux logis de famille où eut
lieu la cérémonie était
encore, avant 1900, telle que ces vaillants la
connurent, avec son immense cheminée, et sa
voûte à quatre pans. Depuis lors, elle
a été complètement
modifiée dans sa disposition et son aspect;
bien que le corps du bâtiment lui-même
ait été conservé.
Fauriel-Lassagne et les « proposants »
Faure et Badon avaient été admis
comme témoins. Les engagements pris par les
jeunes gens étaient solennels. Ils les
liaient l'un à l'autre d'une manière
définitive; et c'était beaucoup, dans
un temps où le pasteur était proscrit
et recherché, et où son
ministère difficile risquait d'appeler le
malheur sur sa compagne comme sur leurs familles
respectives. L'avenir, hélas, devait
justifier ces craintes.
Anne Durand resta près de sa
mère. Le mariage avait été
célébré dans le plus grand
mystère et rien ne pouvait le laisser
deviner dans les environs. Plus tard, lorsque la
jeune femme serait compromise par
l'inévitable divulgation du secret, il
serait temps de prendre les précautions
nécessaires.
On ne saurait admettre la
fiction
selon laquelle la mauvaise volonté d'Isabeau
Sautel l'aurait incitée à
congédier sa fille devenue par son mariage,
dont la veuve du notaire royal serait restée
tout d'abord ignorante, une
menace constante pour les biens et la
liberté de sa famille de Craux. Durand
l'affirma devant ses juges; mais les faits laissent
clairement voir. qu'il se proposait ainsi de
disculper sa parente. La réalité
était autre et la vieille mère
s'était résignée devant les
événements.
Sollicité par les devoirs de
son ministère, le pasteur ne savoura pas
longtemps les joies de son union. Nous le
retrouvons trois jours plus tard à
Saint-Jean-Chambre !... Évidemment, la
passion de sa tâche l'emportait sur l'attrait
du foyer nouvellement fondé... Très
peu de temps après, il recevait de Court une
lettre fort optimiste : des proposants allaient
revenir de Suisse. Aidés par Du Plan,
réfugié là-bas, ils avaient
poursuivi quelques études sommaires qui
devaient les préparer à mieux servir
les Églises sous la Croix. Mais les besoins
du Languedoc étaient tels qu'il ne fallait
pas compter sur eux en Vivarais. Durand fut
déçu.
Il était revenu à
Craux dont il parcourait les environs, passant
à Saint-Pierreville, à Marcoles,
à Issamoulenc. Bientôt, son oeuvre
était facilitée par le départ
des dernières troupes appelées dans
la région après le synode national.
Il s'occupa de l'affaire Monteil, toujours
pendante. On regrettait que les amis de ce
prédicant n'eussent pas, voulu tenir compte
des conseils reçus de Genève. Devant
les attaques de ces mal
intentionnés le ministre dut se
défendre d'avoir avivé par son,
animosité la discorde qui mettait leur
maître aux prises avec les partisans de
l'ordre. N'avait-on pas en effet cherché le
moyen de faire réintégrer
l'excommunié dans l'Eglise ? La question des
livres laissés par Genolhac n'était,
pas non plus réglée. Roger proposa
d'établir un accord entre les diverses
communautés, puisque les volumes leur
étaient destinés à toutes.
Puis il souhaita que désormais les ouvrages
fussent remis directement aux provinces
intéressées. Et comme, dans un autre
ordre d'idées, le difficile recrutement des
proposants promettait aux églises de
sérieuses difficultés pour l'avenir
l'apôtre du Dauphiné demanda encore
que l'on. ne décourageât pas les
bonnes volontés et que l'on fit seulement un
choix parmi les meilleurs sujets. On avait en effet
prêté à Court le dessein
d'arrêter désormais toute vocation. Il
convenait d'adopter sur ce point une attitude
prudente, mais néanmoins capable de
sauvegarder « les intérêts de la
R. P. R. ».
Il ne semble pas que ces
préoccupations aient retrouvé grand
place au synode provincial suivant. Sans doute
était-on satisfait des solutions
déjà prises. Les vingt-trois anciens
et les quatre proposants ardéchois qui
s'assemblèrent sous la présidence du
nouveau pasteur se contentèrent d'interdire
la prédication à l'incapable
François Denos, dit Chalaye. Celui-ci, dont l'ignorance
était
notoire, avait envoyé ses enfants à
l'Eglise catholique et s'était livré
à des scènes d'ivrognerie
scandaleuses : « On l'avait vu avec un couteau
à la main, et une rage épouvantable,
et, ne pouvant satisfaire celle-ci, il avait pris
un verre et l'avait brisé tout avec les
dents ! », « de quoi il avait convenu,
étant forcé par l'évidence des
faits ! » Aussi bien, « lui avait-on
représenté avec douceur, autant qu'il
était possible, que son devoir était
de se rendre sage et de travailler pour entretenir
sa famille, et non pas de s'ingérer à
une chose qui est au-delà de ses forces
». Il n'en avait pas moins répondu
qu'il prêcherait malgré tout. On
menaçait donc d'excommunication « ceux
qui l'écouteraient et favoriseraient sa
rébellion », mais on « enjoignait
à, tous, pasteur, proposants et troupeaux,
de prier Dieu qu'il le convertit, lui fit
connaître son devoir, et lui pardonnât
ses crimes ».
Un autre article ramenait à
cent livres les appointements de Bernard : les
églises étaient pauvres. Un dernier
paragraphe exhortait enfin « le peuple
à se munir des psaumes de la nouvelle
version. Pour les y accoutumer, on en chanterait
quelques pauses dans chaque assemblée, et
dans les maisons particulières
».
On sait avec quels succès les
psaumes de Marot et de Théodore de
Bèze avaient été
chantés par les huguenots, dont ils
soutinrent pendant très longtemps la
piété, à l'exclusion de tous
nos cantiques actuels rédigés beaucoup
plus tard, et dont les plus anciens ne datent que
du milieu du XVIIIe siècle.
La langue française
s'était très rapidement
transformée depuis la fin du XVIe
siècle et au commencement du XVIIe. Moins
d'un siècle après la publication du
psautier de 1562, la nécessité d'une
révision s'imposa. Elle fut entreprise par
Valentin Conrart, le fondateur et le premier
secrétaire perpétuel de
l'Académie française, « ancien
» de l'Eglise de Paris. En 1679 le nouveau
recueil était terminé; mais ses vers
« rajeunis » avaient beaucoup perdu de la
vigueur des textes originaux, et le
parallélisme avec le texte hébreu,
très remarquable chez Marot et de
Bèze, était trop souvent
sacrifié à la rime.
On conçoit que
l'époque troublée à laquelle
Conrart acheva son oeuvre ait empêché
sa révision de se répandre dans les
Églises déjà violemment
persécutées. On s'en tenait toujours
aux vieux chants de la Réforme naissante, et
ce sont eux qui ravivèrent encore la foi des
camisards et des premiers héros de la
restauration.
Le mouvement qui se dessinait en
faveur de la version nouvelle avait pris naissance
en Languedoc. Le Vivarais ne le suivit qu'assez
longtemps après; et il fallut attendre la
décision du synode du 21 avril 1727 pour
qu'il prit force de loi. Il nous sera
peut-être permis de le regretter.
Durant tout le printemps le
jeune
pasteur ne s'éloigna pas des environs de
Crau , où son ministère fut
marqué par la célébration de
nombreux actes pastoraux et la tenue de plusieurs
grandes assemblées. L'effort entrepris en
Ardèche fut bientôt poursuivi par
d'autres fidèles dans le sud de la
région. Des communautés se
réorganisèrent entre Vallon et
Saint-Ambroix : La chaîne était
désormais rétablie avec le Languedoc
et le travail des prédicants allait s'en
trouver largement facilité. Corteiz signala
ces succès à Roger sans rien cacher
de la joie qu'il en éprouvait.
Il y eut, il est vrai, quelques
saisies de livres vers la même époque,
mais dans l'ensemble la situation des
Églises était excellente. Pour jeter
les plans d'une action plus vigoureuse encore, on
songea bientôt à réunir un
nouveau synode national. Roger, chargé de le
recevoir en Dauphiné, écrivit
à Court : On pourrait, disait-il, en fixer
la date au 10 octobre et le lieu à Beaumont,
où les pasteurs avaient des aides
dévoués en la personne de la veuve
« d'un nommé Fusier, de Moraye »
et du religionnaire « Gensel », «
rentier au domaine de Chirac », chez qui
Durand lui-même s'était fait parfois
adresser ses lettres. L'homme avait probablement un
autre domicile à Valence même, ainsi
que certains détails semblent l'indiquer.
En attendant la tenue de cette
conférence, les huguenots ne laissaient pas
leur zèle se refroidir. Partout, de Vals
à Saint-Pierreville, de Gluiras à
Gamarre, des assemblées se tiennent presque
journellement. Il fait chaud et les troupes sont
parties. Le pasteur fait preuve d'une
activité débordante; il a même
réussi à s'attacher deux jeunes gens
désireux de prendre le désert et qui
travaillent sous sa direction. L'un et l'autre
s'initient à la théologie, - celle
que l'on peut apprendre dans les bons manuels de
l'époque, - avec un succès
inégal. Le premier fait de rapides
progrès mais son compagnon est plus
lent.
On manque toujours de livres.
L'ancien dragon Boyer, devenu prédicant en
Languedoc, s'est attribué une part trop
forte dans les lots d'ouvrages récemment
reçus en Vivarais et renvoyés vers
'les basses Cévennes pour le partage. Les
proposants ardéchois mécontents
projettent de porter le débat devant le
synode national; et Durand, lui-même victime
des procédés de son peu scrupuleux
collègue, doit faire appel à toute sa
force de persuasion pour convaincre ses compagnons
de renoncer à leur dessein.
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