Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

IV

Pasteur et homme de douleur (1726-1732)

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«Ceux qui sèment avec larmes... »
Ps. 126: 5.


Dès le 18 mai 1726 Corteiz quittait ses compagnons et s'en allait avec Rouvière vers le plateau de la Haute-Loire, en. saluant au passage quelques « bons fidèles qu'il avait connus ». Parvenu là-haut il convoquait deux assemblées et bénissait sept mariages. C'est ainsi que les pasteurs s'aidaient mutuellement en organisant les uns chez les autres de véritables missions. L'audition de voix étrangères apportaient à tous les paysans qu'ils visitaient un grand réconfort et la certitude qu'ils n'étaient pas seuls à la tâche.

Durand reprit lui-même son ministère avec plus d'ardeur que jamais. Malheureusement les pouvoirs publics avaient été informés de la tenue du synode et des troupes furent logées un peu partout avec la mission de s'emparer du nouveau ministre dont le rôle avait été certainement dénoncé. Le Haut Vivarais et les Boutières souffrirent particulièrement de leur passage. Ces mesures rendaient la prudence absolument nécessaire et durant quatre mois l'ancien clerc de Privas n'écrivit plus, craignant de" voir ses lettres interceptées ou d'être arrêté lui-même en se rendant au bureau de poste. Il se tint caché quelques jours à Ajoux où il bénit deux mariages. Entre temps Du Plan qui n'avait toujours pas reçu l'avis de réception des livres envoyés à Lyon le mois précédent se plaignit à Corteiz et à Roger de la négligence de Durand.
L'austère cévenol et son collègue, incapables de donner le moindre renseignement au député général, prièrent Court de poursuivre l'affaire. Mais ce dernier ne savait rien non plus de son jeune ami depuis le synode. Nous en connaissons la raison.

Pourtant le nouveau pasteur ne restait pas inactif malgré son silence. Il poursuivait ses randonnées et tenait assemblées sur assemblées. Il n'allait pas lui-même avertir les religionnaires, mais il donnait en secret ses instructions à quelques-uns d'entre eux, choisis ou non parmi les anciens, suivant les circonstances. Ces délégués convoquaient à leur tour les populations. Durand n'aurait pu procéder autrement sans courir les plus graves dangers. Il était déjà célèbre et des rapports trop fréquents avec des inconnus ou des protestants peu sûrs l'auraient exposé à se voir dénoncer ou peut-être même saisir par eux.

Aussi laissait-il à d'autres le soin de la propagande. Ceux-ci, demeurant sur place, étaient plus capables que lui de la faire avec prudence et discernement auprès d'amis dont ils connaissaient, pour les éprouver chaque jour, les sentiments véritables.

Les assemblées se réunissaient ensuite, d'importance inégale et souvent très peu nombreuses. Certaines groupaient parfois, il est vrai, plus d'une centaine de personnes.

Ces renseignements fort précieux, donnés plus tard par le martyr à ses juges, nous laissent voir qu'à cette première époque de la restauration des Églises les auditoires étaient encore fort restreints. Il en était de même en Languedoc. Il fallut l'inlassable persévérance d'un Court et plus encore celle d'un Corteiz et de ses intrépides successeurs pour eue, pendant une période de calme relatif, ils pussent en 1744 parler devant plusieurs milliers de fidèles réunis aux portes de Nîmes ou dans les Cévennes. Pour le moment on n'en était pas encore là.

Durand, maintenant installé dans toutes ses fonctions, distribuait presque toujours la Cène à l'issue des assemblées qu'il avait convoquées et présidées. jamais il ne la donna dans des maisons particulières.

Des mariages étaient souvent bénis là. Mais lorsque le registre des actes pastoraux du ministre en signale plusieurs dans la même journée, on peut être presque certain qu'ils furent célébrés devant l'Église entière et non dans le secret du logis où le pasteur s'abritait pour quelques heures, avant de reprendre ses courses.
Suivons-le dans quelques-unes de celles-ci. Mieux que beaucoup de commentaires, elles nous feront comprendre son activité fiévreuse, ses fatigues et les satisfactions de son ministère.

Le 29 août 1726 il est au Grand Crouzet, à deux kilomètres environ au nord de Fay-le-Froid. Le lendemain à Créaux, près de Vastres. Le 1er septembre il bénit les mariages de divers religionnaires demeurant respectivement au Bouchet, à la Faye, au Chambon, à la Bastie et au Pré. Le lieu de la réunion ne saurait être exactement déterminé puisqu'aucun des conjoints ne réside au même lieu; mais il est visible, en examinant la carte, que les uns et les autres ont parcouru plusieurs kilomètres pour se rejoindre en un point central situé sans doute à égale distance entre ces diverses localités.

Dix jours après Durand bénit un mariage non loin de Privas, à Serres, près de Saint-André-de-Creysseilles. Il a traversé l'actuel département de l'Ardèche dans presque toute sa longueur. Le 12 septembre nous le retrouvons à proximité de Saiat-Jean-Chambre.
Aussi bien se fait-il autoriser par le synode provincial qu'il préside deux jours après, le 14 septembre 1726, à posséder un cheval « en propre ». Il ne peut guère s'en passer dans ses courses rapides et parfois longues. Mais cette mesure n'est valable que pour lui seul à l'exclusion des autres prédicants. Les Églises doivent prendre le soin de faire transporter ceux-ci en leur prêtant les montures indispensables. Il ne paraît pas que cette règle ait jamais été régulièrement observée.
En outre de cette décision, l'assemblée en, prit une autre d'importance capitale : elle reçut Clergue et Fauriel, dit Lassagne, au rang des proposants. Le dernier répondit à son examen d'une manière fort satisfaisante et Durand put « s'attendre, Dieu aidant, d'y avoir un bon second ».
Il s'était trouvé jusque-là très isolé et devait s'avouer sans fausse modestie qu'il était le seul homme de valeur qui fût alors en Vivarais. Ses visites et ses rapports avec ses collègues du Languedoc et du Dauphiné avaient été nécessaires pour lui rendre confiance et le prémunir contre les découragements possibles. Or il possédait à présent un auxiliaire vigoureux et clairvoyant sur lequel il pouvait pleinement s'appuyer.

Le 17 septembre il est à Majerouans, près de Pranles; Isabeau Sautel-Rouvier en était peut-être originaire.
Malheureusement une catastrophe était survenue quelques jours auparavant. Le colporteur Genolhac venait de passer le Rhône pour se rendre en Languedoc pendant que ses livres filaient sur la route avec un voiturier. Celui-ci fut surpris et Genolhac surveillé, puis arrêté le 23 août 1726 à Serrières, en Vivarais. On l'avait pris pour le guide de Rouvière et de Corteiz. Il fut bientôt conduit à Annonay et laissé dans les prisons de la ville où séjournait déjà le religionnaire Vernet, accusé d'avoir reçu des livres de Genève, et qui se trouvait au surplus être le cousin germain d'Étienne Durand.

Genolhac était accompagné d'un Suisse dont, selon le subdélégué Dumolard, il n'était que l'auxiliaire. Cet homme parvint à s'échapper. Le fils et la fille de Vernet « prirent le désert », puis se réfugièrent finalement à Genève.

Pierre, non loin de là, respirait un peu car les troupes « qui avaient jusque-là visité d'une belle manière le Haut Vivarais et les Boutières » commençaient à regagner leurs garnisons. La nouvelle de l'accident le replongea dans les alarmes. Il se savait particulièrement poursuivi, et lui qui n'avait jamais complètement interrompu « le cours de ses occupations », reçut des anciens l'ordre de se terrer et de ne plus donner signe de vie pendant quelque temps. Il obéit trois jours, après lesquels, repris par la passion dei sa tâche, il quitta le plateau de la Haute-Loire où la mauvaise nouvelle l'avait atteint, Il en était d'autant plus ému que l'un des deux captifs était, nous l'avons dit, son parent. Il y eut quelque émoi parmi les populations protestantes et le jeune pasteur s'en fut loin de ces régions devenues dangereuses pour lui. Il prit la résolution d'interrompre au moins momentanément sa correspondance.

Mais bientôt après il reçut une lettre de Court, et, revenant sur son dessein, lui répondit sans attendre. Alors on avait déjà reçu des détails sur la douloureuse aventure. Un émissaire avait été envoyé jusqu'à Annonay, mais sans qu'il pût joindre les prisonniers. Il apprit seulement la fuite des deux enfants de Vernet. Le nouveau ministre n'osa pas se rendre lui-même jusqu'à la ville où se trouvaient détenus ses amis. « Il était trop connu là-bas ». « Tout ceci m'est le sujet d'une vive douleur », avouait-il à Court; et « d'un autre côté, le schismatique Dortial court le pays ». « Il administre la Cène, et a été cause (par son imprudence avérée) que bien des pauvres gens ont eu des troupes en pure perte qui leur ont fait bien des ravages ». Bernard menaçait de suivre l'exemple du prédicant excommunié, et la lettre du pasteur se ressent de son inquiétude et de ses angoisses.




Suivons maintenant Genolhac dans sa prison. Un très long mémoire du prévenu nous apporte les plus intéressants détails sur sa détention et sur la manière dont il sut s'y soustraire. D'autres lettres de Roger et de Durand nous en donnent la confirmation.

Le malheureux contrefit l'insensé. Il joua sans doute bien son rôle, car si le juge avait sur la réalité de cet état les doutes les plus complets, les protestants, avertis par des complices de tout ce qui se passait dans les geôles d'Annonay, crurent que l'intelligence du captif avait réellement sombré. Mais le colporteur sut de quel prix il fallut payer la délivrance. Il reçut la visite de Dumolard. Celui-ci, mis de fort mauvaise humeur par les réponses incohérentes de l'accusé, lui adressa de violentes menaces, alla jusqu'à lui lancer le poing sur le visage, et l'assura « qu'il se souviendrait toujours bien de lui, s'il ne le connaissait pas ». Puis il lui déclara finalement « qu'il le ferait pendre s'il ne disait pas la vérité ».

Après quoi, voulant être fixé sur la réalité de la situation lamentable de son prisonnier, il lui infligea le supplice de l'insomnie, le faisant réveiller d'heure en heure par 14 soldats qui se relayaient pour cette tâche cruelle.

Mais Genolhac ne faiblit pas. Dumolard, qui ne voulait pas prendre la responsabilité de sa libération, ordonna dans les premiers jours d'octobre que le colporteur serait conduit à Montpellier où l'Intendant prendrait lui-même les décisions nécessaires.
Dans les prisons où le malheureux fut logé après les étapes successives qui devaient l'amener jusqu'à la citadelle de la capitale languedocienne, le traitement ne fut pas meilleur. Le jour on, l'attachait sur un cheval. La nuit on le laissait par terre, entouré de liens; une corde passée autour de son cou le reliait au poignet de l'un des soldats chargés de le garder. Ainsi fut-il laissé dans les cachots de Tournon, situés « au-dessus de la porte de la ville, en venant de Châteaubourg », puis dans ceux de Charmes, de Cruas, de Viviers, du Pont-Saint-Esprit, de Valiguières, de Nîmes et de Lunel; route classique que Durand devait lui-même reprendre six années plus tard, dans les mêmes dramatiques conditions. Mais, au cours de ce voyage, la constance du colporteur ne se relâcha point.
On avait essayé de le faire visiter, malgré le danger, par des personnes amies. Déjà à Annonay l'envoyé du nouveau pasteur, revenu une seconde fois après la tentative manquée rapportée plus haut, n'avait pu remettre au prisonnier l'argent qu'il avait pour lui. Avec plus de succès « des personnes charitables de la ville » parvinrent à lui fournir enfin le nécessaire.

Vers le 20 octobre, au Pont-Saint-Esprit, on voulut recommencer; mais en vain. L'écart compris entre la date fixée par l'ordre de route de Dumolard et celle de l'arrivée dans cette localité laisse penser que les dispositions prévues par le subdélégué avaient été modifiées par l'attitude déconcertante du pseudo-dément. Pourtant la démarche tentée était d'importance. Il s'agissait, sur les conseils de Court, de suggérer au colporteur une ingénieuse méthode de défense : il se déchargerait des accusations portées contre lui sur son complice Houser, de Lyon. Réfugié maintenant à Genève, celui-ci ne risquait plus rien.

Ce conseil ne parvint jamais. Il n'aurait pas servi. Le moyen du colporteur était plus sûr. Au début de novembre il arriva avec son compagnon à la citadelle de Montpellier. Là on le mit aux prises avec un condamné de droit commun qui reçut la mission de maltraiter le huguenot prétendu fou, et qui ne se déroba pas à la tâche. Le captif se vit frappé, privé de ses aliments; on alla jusqu'à lui offrir des excréments en guise de nourriture. Il supporta tout. Quand on le menait à la salle d'audience il était sous la menace constante du pistolet braqué sur lui par son gardien. Heureusement, « deux dames de la ville » parvinrent jusqu'à lui et lui portèrent quelque nourriture « dont il avait le plus grand besoin ». Il était épuisé par les brimades que tous, soldats, compagnons de misère et geôlier, lui prodiguaient à l'envi.

Il faut attendre une année encore avant que s'achève cette terrible épreuve - au sens complet du mot. Le 6 décembre 1727 Genolhac est enfin libéré.
Court en reçoit la nouvelle par les filles Chabriètes, ses amies de Nîmes. Celles-ci le renseignent sur l'état véritable du malheureux. Il a son bon sens. Elles donneront au réorganisateur des Églises, lors de sa prochaine visite, tous les détails désirables. Le colporteur se hâta de gagner la Suisse, trop heureux de s'être tiré d'une mésaventure qui pouvait lui valoir les galères à perpétuité s'il n'avait pas eu recours à sa ruse difficile. On sait en effet tout ce que la simulation de la folie peut entraîner de fatigues et de tension nerveuse insupportables, en raison de la surveillance constante qu'elle entraîne, des actes et des paroles,

À Genève l'évadé retrouva sa famille réfugiée là depuis plusieurs années. Mais il lui restait à rembourser au libraire Duvilard les nombreux volumes déjà portés en France, et que l'arrestation l'avait empêché de revendre.
Heureusement les pasteurs avaient prévu la difficulté, et dés avant la libération de leur ancien collaborateur ils avaient pris toutes les dispositions nécessaires. Revenons donc avec eux sur le champ de bataille.

Le 26 septembre 1726, quelques semaines à peine après l'affaire de Serrières, Durand est au Rias, et le lendemain à Saint-André-de-Bruzac, Le 28 Corteiz reçoit de ses nouvelles au Pompidou. Et le 7 octobre nous le retrouvons à Boffres. Il est sans cesse par monts et par vaux, mais il voyage la nuit et se cache le jour. Le surlendemain, Court, en possession de sa lettre du 23 septembre, lui répond et se plaint en termes aigres-doux des accusations portées contre son propre silence. Il n'aimait pas les reproches, et conscient de sa valeur, il en éprouvait un sentiment de suffisance qui rendit parfois difficiles ses rapports avec ses collaborateurs. C'est là le petit côté de cet homme, admirable sur tant d'autres points, et qui fut véritablement le sauveur des Églises dans cette période douloureuse.

À la fin de cette lettre il avertissait son jeune compagnon de l'arrivée de nouveaux livres transportés cette fois par Louis Mercier, habile colporteur que les malheurs de son collègue n'avaient pas réussi à décourager.

À ce moment on commençait à s'inquiéter en Languedoc de la situation créée par la capture de Genolhac. Ce dernier se trouvait devoir, nous l'avons dit, de l'argent au libraire qui lui avait confié les volumes dont une petite partie seulement avait été payée. Il était en outre le débiteur de certains religionnaires dont il avait reçu des avances, moyennant sa promesse de leur faire parvenir les livres qu'ils désiraient. Or sa détention l'empêchait de les leur remettre. Le prédicant languedocien Boyer se fit l'interprète de ces huguenots victimes de la mésaventure du colporteur et demanda conseil à Court - Corteiz, très positif, proposa que l'on vendît purement et simplement les ouvrages parvenus alors à Uzès; demandant au surplus qu'une partie en fut dirigée vers Florac et l'autre au Pont-de-Montvert. Les sommes tirées de cette opération seraient envoyées à Genève, où la femme de Genolhac, déjà mère de deux enfants et sur le point de donner le jour au troisième, se trouvait à peu près sans ressources.

Pendant que l'on se préoccupait ainsi de régler l'affaire, Durand se trouvait aux prises avec de terribles difficultés. Elles étaient suscitées par Dortial, de plus en plus troublé par ses inspirations, et qui convoquait sans la moindre prudence assemblées sur assemblées. On pouvait tout craindre de son exaltation qui risquait de gagner ses partisans et d'entraîner des actes de rébellion graves dont la répression n'aurait pas manqué d'être terrible. Le jeune ministre en vint à se demander un instant s'il ne devait pas dénoncer le prophète au commandant militaire. Ressource désespérée à laquelle il renonça finalement, après en avoir appelé à son maître Court. On voit à quel état d'inquiétude et d'exaspération les méfaits du vieux « fanatique » avaient mené le prudent et calme vivarois.
Celui-ci descendit bientôt à Vals, à la limite sud de ses quartiers. Il cherchait à faire lever l'excommunication lancée contre Monteil, afin de le « réunir au corps des prédicateurs ». Sans doute l'ancien prédicant avait-il donné des signes de repentir ?... Ceci consolait de cela !

Les derniers jours de l'année s'écoulèrent enfin. Elle avait été lourde pour le nouveau pasteur. Mais elle n'allait pas s'achever sans lui apporter une suprême satisfaction : Le 26 décembre, au lendemain des fêtes de Noël qu'il passa sans doute à Craux, il donna une consécration précise à ses espérances, et ses fiançailles furent officiellement publiées. Les choses n'avaient pas toujours été faciles. lsabeau Sautel-Rouvier ne s'était pas montrée favorable aux projets d'union de sa fille. Elle craignait que la situation de son futur gendre ne fût pour tous, et pour elle en particulier, une raison de dangers continuels. Veuve d'un notaire royal et détentrice d'une fortune que l'on estimait à vingt-cinq mille livres (plus d'un demi-million d'aujourd'hui), elle connaissait la valeur de l'argent et n'ignorait pas que ses biens, risquaient d'être confisqués en cas d'accusation: de complicité avec le prédicant. 01: il n'était point besoin de nombreuses preuves - le seul fait d'avoir admis un proscrit dans sa parenté pouvait suffire.
Lorsqu'elle comprit que la volonté des jeunes gens et leur courage étaient plus forts que ses craintes, elle céda; mais elle en garda toujours rancune à ses enfants.

La situation du pasteur lui interdisait de se présenter devant un notaire pour faire établir le contrat de mariage habituel. En effet, il aurait couru le danger de se faire reconnaître et peut-être arrêter. Et si le fonctionnaire avait dans le cas contraire consenti à rédiger malgré tout cet acte, il se serait rendu complice du vagabond pour la foi. Celui-ci ne pouvait donc songer à comparaître devant lui; et il fallut user d'une autre méthode. Une note des papiers Serusclat nous renseigne sur les caractères du contrat qui fut établi sous seing privé, par les parents des deux futurs époux :

« Au nom de Dieu soit fait !... Les parties, du consentement et permission, savoir : Ledit sieur Pierre Durand, dudit sieur Etienne Durand, son père ; la dite demoiselle Anne Rouvier, de la dite demoiselle Isabeau Sautel, sa mère, tous deux ici présents, ont déclaré qu'il y a un temps considérable qu'ils ont passé entr'eux une promesse de mariage, après avoir obtenu le consentement de leurs parents sus-mentionnés, laquelle ils n'ont pu accomplir, par rapport à ce qu'ils attendaient que la divine Providence leur en présentât l'occasion favorable, mais désirant de l'accomplir à la grande gloire de Dieu, à l'édification de tous les fidèles et pour leur propre salut, et ne pouvant contracter un mariage reçu par main publique selon les lois ordinaires de ce royaume, à cause de l'état où se trouve ledit sieur Pierre Durand, par rapport à son ministère ; à cette cause, de l'avis et consentement de leurs parents sus-nommés ici présents et de qui seuls ils dépendent, et sans rien prétendre d'attenter sur les droits des légitimes officiers et magistrats, ils se sont derechef promis et juré comme s'ils étaient devant leur légitime juge et principalement devant Dieu, de se prendre et épouser l'un et l'autre en vrai et légitime mariage, et de le faire solemniser dans l'Eglise chrétienne réformée à la première réquisition l'un de l'autre : et les dits sieurs Estienne Durand et demoiselle Isabeau Sautel, par le plaisir qu'ils prennent au mariage de leurs enfants, ont aussi promis et juré de ne permettre pas, autant (que possible leur sera, que leurs autres enfants fassent aucun tort aux dits fiancés sur les biens qui, par cours de nature, leur appartiennent de droit, tant des chefs de leurs père et mère défunts, que de leur chef propre. Et ainsi l'ont promis en présence de nous les proposants soussignés avec lesdites parties, excepté ladite demoiselle Isabeau Sautel qui est illettrée, et qui nous a requis de signer avec lesdits sieurs Durand et sa fille.
E. Durand, Clergues, Durand, Anne Rouvier, Fauriel, Chabrières ».

Qui rédigea cet acte? Peut-être Pierre, qui avait été jadis clerc de notaire. Le contrat nous révèle une fois de plus la préoccupation essentielle de ceux qui l'établirent : « la plus grande gloire de Dieu », jusque dans le mariage dont ils acceptaient héroïquement les risques. Cependant, il fallut attendre le passage de Roger pour que la bénédiction nuptiale fût accordée. jusque-là les deux jeunes gens restèrent fiancés. Voilà pourquoi, dès le 28 décembre, le pasteur reprit ses courses, accomplissant des actes pastoraux aux environs de Craux où il franchit sans doute le seuil de l'année nouvelle. Il y reçut du Languedoc une lettre qui lui donnait de réjouissantes nouvelles de l'oeuvre poursuivie là-bas. Il valait mieux, selon Court, ne pas dénoncer les assemblées prophétiques tenues par Dortial, et dont Durand s'était si amèrement plaint. « Malgré les tempêtes, Dieu est là. Il faut donc avoir espoir quand même », concluait-il. L'espoir? Ce n'était pas lui qui faisait défaut au coeur des jeunes fiancés !

Le 11 janvier 1727, comme Durand se disposait à franchir le Rhône pour aller trouver Roger, il reçut un mot de celui-ci, mais n'en continua pas moins son voyage. L'apôtre du Dauphiné venait de recevoir près de six cents kilos de livres de piété, répartis « en deux charges », l'une destinée à ses propres Églises, l'autre à celles du Vivarais et du Languedoc. On remit une forte prime au voiturier qui avait réussi à passer ces ouvrages, bien, qu'il eût reçu pendant trois jours l'aide d'un religionnaire et de ses trois chevaux. On n'était pas habitué à de tels succès, et Genolhac lui-même n'avait apporté de Suisse, avant l'affaire d'Annonay, que soixante-quinze volumes seulement.

Lorsque Durand rejoignit Roger, il avait été averti par Court qu'un jeûne solennel devait être incessamment célébré par tous les religionnaires des diverses provinces méridionales; mais la date fixée était trop proche pour qu'on pût en avertir les Églises, et cette mesure ne fut pas exécutée.

Le mois de février se passa en courses dans l'Ardèche. Cependant les fiancés attendaient avec impatience le moment où leur union serait enfin consacrée. Il ne tarda plus guère. Le 10 mars, Roger, le fidèle ami de Durand, put enfin se rendre en Vivarais, et là, « après l'exercice du soir, selon, les devoirs de son ministère, il bénit le mariage - chez Isabeau Sautel - selon la forme liturgie de la religion chrétienne et réformée ». La chambre du vieux logis de famille où eut lieu la cérémonie était encore, avant 1900, telle que ces vaillants la connurent, avec son immense cheminée, et sa voûte à quatre pans. Depuis lors, elle a été complètement modifiée dans sa disposition et son aspect; bien que le corps du bâtiment lui-même ait été conservé. Fauriel-Lassagne et les « proposants » Faure et Badon avaient été admis comme témoins. Les engagements pris par les jeunes gens étaient solennels. Ils les liaient l'un à l'autre d'une manière définitive; et c'était beaucoup, dans un temps où le pasteur était proscrit et recherché, et où son ministère difficile risquait d'appeler le malheur sur sa compagne comme sur leurs familles respectives. L'avenir, hélas, devait justifier ces craintes.

Anne Durand resta près de sa mère. Le mariage avait été célébré dans le plus grand mystère et rien ne pouvait le laisser deviner dans les environs. Plus tard, lorsque la jeune femme serait compromise par l'inévitable divulgation du secret, il serait temps de prendre les précautions nécessaires.

On ne saurait admettre la fiction selon laquelle la mauvaise volonté d'Isabeau Sautel l'aurait incitée à congédier sa fille devenue par son mariage, dont la veuve du notaire royal serait restée tout d'abord ignorante, une menace constante pour les biens et la liberté de sa famille de Craux. Durand l'affirma devant ses juges; mais les faits laissent clairement voir. qu'il se proposait ainsi de disculper sa parente. La réalité était autre et la vieille mère s'était résignée devant les événements.

Sollicité par les devoirs de son ministère, le pasteur ne savoura pas longtemps les joies de son union. Nous le retrouvons trois jours plus tard à Saint-Jean-Chambre !... Évidemment, la passion de sa tâche l'emportait sur l'attrait du foyer nouvellement fondé... Très peu de temps après, il recevait de Court une lettre fort optimiste : des proposants allaient revenir de Suisse. Aidés par Du Plan, réfugié là-bas, ils avaient poursuivi quelques études sommaires qui devaient les préparer à mieux servir les Églises sous la Croix. Mais les besoins du Languedoc étaient tels qu'il ne fallait pas compter sur eux en Vivarais. Durand fut déçu.

Il était revenu à Craux dont il parcourait les environs, passant à Saint-Pierreville, à Marcoles, à Issamoulenc. Bientôt, son oeuvre était facilitée par le départ des dernières troupes appelées dans la région après le synode national. Il s'occupa de l'affaire Monteil, toujours pendante. On regrettait que les amis de ce prédicant n'eussent pas, voulu tenir compte des conseils reçus de Genève. Devant les attaques de ces mal intentionnés le ministre dut se défendre d'avoir avivé par son, animosité la discorde qui mettait leur maître aux prises avec les partisans de l'ordre. N'avait-on pas en effet cherché le moyen de faire réintégrer l'excommunié dans l'Eglise ? La question des livres laissés par Genolhac n'était, pas non plus réglée. Roger proposa d'établir un accord entre les diverses communautés, puisque les volumes leur étaient destinés à toutes. Puis il souhaita que désormais les ouvrages fussent remis directement aux provinces intéressées. Et comme, dans un autre ordre d'idées, le difficile recrutement des proposants promettait aux églises de sérieuses difficultés pour l'avenir l'apôtre du Dauphiné demanda encore que l'on. ne décourageât pas les bonnes volontés et que l'on fit seulement un choix parmi les meilleurs sujets. On avait en effet prêté à Court le dessein d'arrêter désormais toute vocation. Il convenait d'adopter sur ce point une attitude prudente, mais néanmoins capable de sauvegarder « les intérêts de la R. P. R. ».

Il ne semble pas que ces préoccupations aient retrouvé grand place au synode provincial suivant. Sans doute était-on satisfait des solutions déjà prises. Les vingt-trois anciens et les quatre proposants ardéchois qui s'assemblèrent sous la présidence du nouveau pasteur se contentèrent d'interdire la prédication à l'incapable François Denos, dit Chalaye. Celui-ci, dont l'ignorance était notoire, avait envoyé ses enfants à l'Eglise catholique et s'était livré à des scènes d'ivrognerie scandaleuses : « On l'avait vu avec un couteau à la main, et une rage épouvantable, et, ne pouvant satisfaire celle-ci, il avait pris un verre et l'avait brisé tout avec les dents ! », « de quoi il avait convenu, étant forcé par l'évidence des faits ! » Aussi bien, « lui avait-on représenté avec douceur, autant qu'il était possible, que son devoir était de se rendre sage et de travailler pour entretenir sa famille, et non pas de s'ingérer à une chose qui est au-delà de ses forces ». Il n'en avait pas moins répondu qu'il prêcherait malgré tout. On menaçait donc d'excommunication « ceux qui l'écouteraient et favoriseraient sa rébellion », mais on « enjoignait à, tous, pasteur, proposants et troupeaux, de prier Dieu qu'il le convertit, lui fit connaître son devoir, et lui pardonnât ses crimes ».

Un autre article ramenait à cent livres les appointements de Bernard : les églises étaient pauvres. Un dernier paragraphe exhortait enfin « le peuple à se munir des psaumes de la nouvelle version. Pour les y accoutumer, on en chanterait quelques pauses dans chaque assemblée, et dans les maisons particulières ».

On sait avec quels succès les psaumes de Marot et de Théodore de Bèze avaient été chantés par les huguenots, dont ils soutinrent pendant très longtemps la piété, à l'exclusion de tous nos cantiques actuels rédigés beaucoup plus tard, et dont les plus anciens ne datent que du milieu du XVIIIe siècle.

La langue française s'était très rapidement transformée depuis la fin du XVIe siècle et au commencement du XVIIe. Moins d'un siècle après la publication du psautier de 1562, la nécessité d'une révision s'imposa. Elle fut entreprise par Valentin Conrart, le fondateur et le premier secrétaire perpétuel de l'Académie française, « ancien » de l'Eglise de Paris. En 1679 le nouveau recueil était terminé; mais ses vers « rajeunis » avaient beaucoup perdu de la vigueur des textes originaux, et le parallélisme avec le texte hébreu, très remarquable chez Marot et de Bèze, était trop souvent sacrifié à la rime.

On conçoit que l'époque troublée à laquelle Conrart acheva son oeuvre ait empêché sa révision de se répandre dans les Églises déjà violemment persécutées. On s'en tenait toujours aux vieux chants de la Réforme naissante, et ce sont eux qui ravivèrent encore la foi des camisards et des premiers héros de la restauration.
Le mouvement qui se dessinait en faveur de la version nouvelle avait pris naissance en Languedoc. Le Vivarais ne le suivit qu'assez longtemps après; et il fallut attendre la décision du synode du 21 avril 1727 pour qu'il prit force de loi. Il nous sera peut-être permis de le regretter.

Durant tout le printemps le jeune pasteur ne s'éloigna pas des environs de Crau , où son ministère fut marqué par la célébration de nombreux actes pastoraux et la tenue de plusieurs grandes assemblées. L'effort entrepris en Ardèche fut bientôt poursuivi par d'autres fidèles dans le sud de la région. Des communautés se réorganisèrent entre Vallon et Saint-Ambroix : La chaîne était désormais rétablie avec le Languedoc et le travail des prédicants allait s'en trouver largement facilité. Corteiz signala ces succès à Roger sans rien cacher de la joie qu'il en éprouvait.
Il y eut, il est vrai, quelques saisies de livres vers la même époque, mais dans l'ensemble la situation des Églises était excellente. Pour jeter les plans d'une action plus vigoureuse encore, on songea bientôt à réunir un nouveau synode national. Roger, chargé de le recevoir en Dauphiné, écrivit à Court : On pourrait, disait-il, en fixer la date au 10 octobre et le lieu à Beaumont, où les pasteurs avaient des aides dévoués en la personne de la veuve « d'un nommé Fusier, de Moraye » et du religionnaire « Gensel », « rentier au domaine de Chirac », chez qui Durand lui-même s'était fait parfois adresser ses lettres. L'homme avait probablement un autre domicile à Valence même, ainsi que certains détails semblent l'indiquer.

En attendant la tenue de cette conférence, les huguenots ne laissaient pas leur zèle se refroidir. Partout, de Vals à Saint-Pierreville, de Gluiras à Gamarre, des assemblées se tiennent presque journellement. Il fait chaud et les troupes sont parties. Le pasteur fait preuve d'une activité débordante; il a même réussi à s'attacher deux jeunes gens désireux de prendre le désert et qui travaillent sous sa direction. L'un et l'autre s'initient à la théologie, - celle que l'on peut apprendre dans les bons manuels de l'époque, - avec un succès inégal. Le premier fait de rapides progrès mais son compagnon est plus lent.

On manque toujours de livres. L'ancien dragon Boyer, devenu prédicant en Languedoc, s'est attribué une part trop forte dans les lots d'ouvrages récemment reçus en Vivarais et renvoyés vers 'les basses Cévennes pour le partage. Les proposants ardéchois mécontents projettent de porter le débat devant le synode national; et Durand, lui-même victime des procédés de son peu scrupuleux collègue, doit faire appel à toute sa force de persuasion pour convaincre ses compagnons de renoncer à leur dessein.


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