Durand, alors à Lamastre, avisa son
maître d'un voeu formulé par quelques
religionnaires fervents. Ceux-ci souhaitaient qu'un
jeûne solennel fût
célébré pendant deux ou trois
jours par tous les protestants de France afin
d'apaiser la colère de Dieu. Pour que la décision
prit un
caractère général, il fallait
se mettre en rapports avec le Languedoc et le
Dauphiné.
Ainsi la solidarité des
persécutés s'avère plus forte
que les arrêts de la Cour. L'ordonnance qui
doit anéantir le protestantisme à
peine ranimé se heurte aux volontés
ordonnées de ceux dont elle se propose de
ruiner une seconde fois la vie religieuse; et le
jeûne des huguenots va lui répondre le
15 octobre suivant d'une manière calme et
pacifique.
Les temps sont changés depuis
l'époque camisarde. La thèse des
pasteurs prêchant la résignation
stoïque a prévalu sur celle des
prophètes de la violence.
La situation des Églises
était par ailleurs à peu près
inchangée. Dortial venait de prendre
possession de ses quartiers et le prédicant
Brunel, qu'il ne faut pas confondre avec le
religionnaire de Craux, mentionné plus haut,
se voyait accusé de courtiser une jeune
fille. Il fut très vivement repris par ses
collègues qui le mirent en demeure de
l'épouser ou de cesser toutes relations avec
elle. Il importait de ne donner aucune prise aux
calomnies des catholiques. On s'appliquait à
faire exécuter méthodiquement les
décisions des synodes. Mais cela ne plaisait
guère à Monteil qui continuait
à tenir des assemblées. L'une d'elles
fut bientôt surprise par Dumolard en juillet
1724. Les conséquences furent dramatiques :
on captura près de trente personnes, les
unes dans une maison voisine de
Gluiras, et les autres près de
Saint-Christol où elles s'étaient
réfugiées. Monteil,
irrémédiablement compromis aux yeux
de ses partisans, abandonné par les
Églises, s'en remit à la
charité de Court non sans se plaindre
amèrement « des mauvaises dispositions
de Durand à son égard », et il
lui demanda de le recommander à ses amis de
Suisse afin qu'ils favorisassent sa
retraite.
La nécessité d'assurer
à Durand une autorité très
ferme sur ses compagnons ressortait de plus en plus
de tous ces événements. Il fallait en
revenir à l'idée que Corteiz
exprimait dès l'année
précédente à son jeune
compagnon d'armes, et qui effrayait tellement
celui-ci. Il fallait l'élever au rang de
ministre régulier. Corteiz écrivit
à Court. Roger était aux portes du
Vivarais et pouvait sans difficultés
examiner et consacrer son ami. Si par
extraordinaire les choses ne pouvaient se
régler ainsi, Durand gardait la ressource
d'aller chercher l'ordination auprès de ses
frères du Bas-Languedoc, après
s'être muni des certificats de bonnes vie,
moeurs et doctrine délivré par les
prédicants du Vivarais. Mais, ajoutait le
prudent Corteiz, il fallait bien
réfléchir avant de prendre une telle
décision. Le nouveau candidat au
ministère était jeune. Les jalousies
ne lui seraient par épargnées,
particulièrement celles de Bernard et de
Dortial plus âgés et plus anciens que
lui. Ils ne manqueraient pas d'interprêter
défavorablement la mesure prise en sa faveur
la sagesse exigeait donc que l'on
prévînt le mal.
Nous verrons bientôt quels
douloureux malentendus cette objection allait
soulever entre son auteur et notre
héros.
Celui-ci, ignorant les
réserves de Corteiz, se hâta
d'écrire à Roger, au reçu
d'une lettre de Court, pour l'inviter à
prendre part au prochain synode. Les incessantes
relations de ces hommes ne se ralentissaient
pas.
Durand s'ouvrit là de ses
scrupules à l'apôtre du
Dauphiné. Il lui devait sa vocation, il
n'hésita pas à se montrer à
lui tel qu'il était, avouant ses craintes et
son sentiment de grande insuffisance.
Âgé de vingt-quatre ans à
peine, il avait au péril de sa vie accompli
l'effrayante tâche de réorganiser les
Églises ardéchoises malgré les
oppositions les plus violentes. Mais il ne s'en
retrouvait pas moins tremblant devant la
gravité de la charge dont il attendait
d'être revêtu. Il y aspirait, certes,
mais il la redoutait. Son âme apparaît
là dans toute sa profondeur. Le lutteur
méthodique est avant tout un croyant plein
de zèle, humble et scrupuleux.
Roger répondit. Il
s'efforça de rassurer Durand. Lui-même
ne pouvait pas se rendre au synode; mais,
disait-il, « si vous regardez M. Court comme
suffisant, et votre assemblée synodale comme
ayant non seulement droit
d'appeler mais aussi de donner vocation, et que
vous vouliez vous conformer à un usage si
saint, pourquoi ne pas profiter de l'occasion et
chercher d'autres moyens que ceux que Dieu vous
présente ? Cependant, souvenez-vous que,
soit que vous le receviez à présent
ou à une autre fois, vous devez apporter une
grande application, accompagnée de
prières et de modération
».
En l'absence de son ami auquel
il se
proposait de demander seulement de présider
le synode à l'exclusion de toute autre
cérémonie de consécration,
Durand réunit quand même
l'assemblée des prédicants. Martel,
un nouveau venu, affirma qu'il était en
état de « conférer
lui-même l'ordination ». II se donnait
ainsi pour un pasteur régulier', mais il
n'avait pas d'autres raisons pour justifier ce
titre que celle d'avoir autrefois rencontré
Claude Brousson lors de son passage en
Dauphiné. L'illustre avocat devenu pasteur
lui aurait-il alors imposé les mains ? Quoi
qu'il en soit, on ne fit pas confiance au
prédicant et l'on décida purement et
simplement que le candidat au «
ministère entier » irait en Languedoc
dès le mois de février suivant
demander à Court de présider à
sa consécration.
Les actes du synode tenu le 11
novembre 1724 en Vivarais, et « fort
édifiant » aux dires du fils du
greffier, nous ont été gardés;
mais ils ne mentionnent pas certaines discussions
dont
le
caractère va mettre désormais un peu
de douceur dans l'austérité de notre
récit. Durand se rendait souvent à
Craux où il était reçu dans la
famille de son ami Pierre Rouvier, toujours aux
galères depuis les incidents de 1719
relatés en leur temps. Une idylle allait
s'ébaucher. Anne Rouvier, de deux
années plus jeune que le prédicant,
lui inspirait une très vive sympathie.
L'accueil et l'aide offerts par les siens au
vagabond pour la foi furent d'autres raisons qui
contribuèrent à éveiller un
sentiment dont il s'ouvrit à la jeune fille.
Une pure lumière venait de se lever sur sa
route sévère. Lutteur courageux,
préoccupé avant tout de mener
à bien sa tâche difficile, il va nous
apparaître désormais plus humain,
accessible aux sentiments les plus normaux et les
plus légitimes, qui lui apporteront, avec
les plus redoutables causes de souffrance,
d'incomparables, satisfactions.
Anne Rouvier devra faire appel
à tout son courage pour accepter de partager
la vie du proscrit. Les séparations seront
incessantes et le jour terrible viendra
peut-être où l'arrestation la privera
pour toujours de son compagnon. Elle sait cela,
mais elle possède une âme fortement
trempée, et elle n'hésite pas. Elle
sera digne dans son héroïsme de celui
qui l'a choisie. Durand tout heureux fait part de
l'événement au synode, comme cela se
doit dans un temps où la discipline la plus
rigoureuse
est prescrite aux troupeaux et aux conducteurs,
Gravement on délibère. Des visites
trop fréquentes donneraient un
prétexte aux calomnies et aux commentaires
que l'on ne manque pas de débiter contre les
nouveaux convertis. Or il faut éviter tout
ce qui pourrait jeter le moindre discrédit
sur « les choses de la religion ». On met
le prédicant en garde contre ces dangers et
l'on, souhaite qu' « il finisse son mariage
» sans attendre. Mais on connaît toute
sa profonde valeur morale et sa modération.
On l'autorise donc, pour finir, à voir sa
fiancée « quand il le voudra ».
Son tact saura bien concilier ces avis
contradictoires.
Plein de ces joies nouvelles,
mais
sans rien oublier néanmoins de ses soucis
coutumiers, il écrit à Court le il'
janvier 1725. Un peu d'inquiétude perce au
travers de ses lignes. Il a su les réserves
de Corteiz touchant sa consécration. Il se
trouble. Pourquoi son vieil ami, auquel il voue une
admiration sans limites, a-t-il émis de
semblables opinions ? Durand ne le comprend pas. Il
fait de fréquents retours sur
lui-même. Il se pose des questions. Corteiz
aurait-il découvert en lui quelque
défaut dont il n'aurait pas pour sa part une
notion suffisamment nette ? Mais il faudrait
qu'alors il en fût averti. Il aspire au Saint
Ministère; Corteiz ne l'ignore pas. «
Que celui-ci l'informe donc de ses raisons, par
charité, cela ne pourra qu'être
très. profitable à
l'un comme à l'autre ». Durand «
le croyait davantage son ami ». Mais Court
« fera part (à Corteiz) de toutes ces
inquiétudes ; car il faut que tout se fasse
au grand jour ». Le jeune prédicant
n'aime pas les arrières-pensées, et
ne veut pas en garder par devers lui. Il se
déclare prêt à se soumettre, en
ce qui concerne son mariage, à toutes les
règles qui lui seront prescrites, afin qu'on
ne puisse pas le suspecter de mauvaise conduite.
Obéissance difficile pour un fiancé !
Heureusement les anciens, indulgents, ne lui
rendent pas la loi trop tyrannique.
Mais peut-être Corteiz va-t-il
encore « broncher » là-dessus ?
Car l'austère cévenol ne recommande
guère le mariage à ses jeunes
collègues. Leur zèle pour les
Églises risque, selon lui, de s'en trouver
refroidi, et les dangers deviennent trop grands.
À quoi bon ajouter à ses propres
périls ceux que l'on fera désormais
partager à toute une famille ? L'oeuvre de
la reconstitution du protestantisme exige l'effort
total de l'homme sans aucune restriction, de
quelque ordre qu'elle soit. Oui, Corteiz
n'approuvera pas ces projets. Mais il
n'empêchera pas que Durand n'entende les
choses d'une autre oreille. Les « affaires
» vont bien; la vie s'ouvre magnifique devant
lui. Il est heureux. Seulement on est encore trop
près de la déclaration de 1724 pour
qu'il se risque à courir
immédiatement la grande aventure du mariage.
Il faut s'armer de patience, car
si les ordonnances n'ont pas encore
été suivies d'une recrudescence de la
persécution, on l'attend d'un moment
à l'autre. L'heure du triomphe sonnera bien
quand même. Il n'est que de prendre ses
dispositions pour arriver sain et sauf jusque
là.
Durand, gêné par la
température rigoureuse, resta sans doute en
Vivarais jusqu'en février. Il ne quitta
guère quelques maisons amies où il se
cachait soigneusement. Mais à la fin du mois
il traversa le Rhône et s'en fut en
Dauphiné. Là il rencontra le fameux
« colporteur » dont il n'a
malheureusement pas laissé le nom dans ses
relations.
Redoutable métier que
celui-là ! Plus que toute autre religion, le
protestantisme a besoin de livres. On sait à
quels terribles égarements il s'était
laissé aller, avec le prophétisme,
pour avoir voulu substituer à
l'autorité de la Bible celle de la libre
« inspiration » du croyant. Mais les
volumes restés entre les mains des huguenots
étaient rares. Il était impossible
d'en renouveler le tirage en France. Tout au plus
parvenait-on à éditer d'une
manière clandestine, et non sans grands
risques, quelques placets ou quelques feuilles de
peu d'importance. Le ravitaillement en exemplaires
des Saintes Écritures était
pratiquement impossible depuis la
Révocation. Une seule ressource subsistait :
l'introduction secrète de psautiers ou de Bibles
achetés en Suisse.
On y recourut largement. Les contrebandiers
passaient la frontière par des pistes
détournées ou se hasardaient
même à fréquenter les grands
chemins, mais en plaçant les ouvrages
interdits dans des tonneaux parfois munis de
doubles fonds, dans des voitures chargées de
fourrage, ou dans des accessoires de sellerie. On
vit cacher des psautiers dans les bâts des
mulets. La dangereuse marchandise était
ensuite dissimulée dans les balles des
colporteurs. On franchissait le Rhône en face
de La Voulte ou du Pouzin. Les habitants des
îles ou des rives, presque tous
religionnaires, étaient à la fois
pêcheurs et passeurs. On comprend toute
l'importance du concours qu'ils pouvaient apporter
dans de telles conditions.
Les livres de piété
étaient déposés chez quelque
ami fidèle, en Vivarais, à Valence ou
à Beaumont. Il fallait ensuite
procéder à leur répartition
entre les provinces protestantes, Vivarais,
Languedoc et Dauphiné. L'opération
était souvent délicate, chacun
s'efforçant d'être le mieux servi.
Toute la correspondance des pasteurs est
embarrassée de ces questions parfois
épineuses et qui soulevèrent bien des
contestations.
L'accord réalisé, il
restait enfin à faire prendre les divers
colis par quelque délégué qui
se dissimulait le plus possible pendant son voyage
de retour. Les arrestations étaient
fréquentes ; et cette forme de désobéissance aux
arrêts royaux pouvait entraîner les
châtiments les plus
sévères.
Le rôle effacé des
colporteurs était donc d'une importance
capitale. Chaque pasteur avait recours aux services
de quelques-uns de ces hommes. Auxiliaires
fidèles, ils appuyaient de la plus
sûre manière l'action des
prédicateurs, et ces humbles ouvriers de la
Restauration du Protestantisme méritent
qu'on rappelle ici leurs efforts
héroïques et discrets.
Durand resta trois jours avec
l'un
d'eux. Mais les termes volontairement ambigus de sa
lettre donnent à penser que le «
marchand » rencontré en Dauphiné
était un prédicant officiellement
attitré, peut-être Roger
lui-même. Le fils! du greffier se trouvait
alors très recherché, et recourut
probablement au langage secret habituel.
Tous deux parlèrent de
beaucoup de choses. L'apôtre du Vivarais
attendait un exemplaire de la Théologie de
Pictet. Il se mit d'accord sur les conditions
d'achat. L'autre « se déclara satisfait
du prix donné », et fit part de son
intention de revoir bientôt son ami en
Ardèche. Jusque là il s'appliquerait
à « rétablir l'ordre dans son
coin ». L'exemple de Court et de ses
collaborateurs était bien suivi. Mais le
« marchand » demandait pour cela qu'un
collègue vint l'assister. Enfin il
émettait un voeu : il s'agissait de prier
Court d'envoyer deux délégués
dans toutes les
communautés du Royaume afin de les sommer
d'accepter les règlements sous peine
d'excommunication. L'unité ne manquerait pas
d'être ainsi resserrée.
On retrouve une fois encore la
preuve des liens très étroits qui
unissaient entre elles les Églises de
régions très diverses, et celle de
l'extraordinaire continuité de vues des
ouvriers de la restauration de la réforme
française.
Durand séjourna vers le
milieu de mars 1724 à Valence, où il
se fit adresser des lettres par
l'intermédiaire de M. Saint-André,
« praticien » (clerc de notaire) chez le
procureur Guérin. Une recrudescence de
surveillance avait lieu, et le voyageur
méfiant écrivit sous un pseudonyme,
priant au surplus que l'on usât envers lui du
même procédé. Il
s'inquiétait toujours des motifs qui avaient
poussé Corteiz à recommander
l'ajournement de sa consécration, et sans
cesse il revenait à ces
préoccupations. Était-ce manque de
savoir ? Mais Corteiz avait expressément
déclaré qu'on pourrait 's'il le
fallait recevoir le candidat sans examen, puisque
les circonstances ne permettaient pas son
départ pour Genève... Ou bien,
s'agissait-il de défauts que
l'austère Cévenol jugeait assez
graves pour qu'ils rendissent impossible la
consécration de son jeune frère
d'armes? Mais entre amis dont l'affection est
scellée par les mêmes soucis et les
mêmes ambitions, tout doit pouvoir être
dit... Quelles mystérieuses raisons
laissaient donc le vieux pasteur hésiter
devant les décisions à prendre ?
Elles devaient être bien sérieuses
pour qu'il s'appliquât ainsi à les
retarder...
L'urgence du travail à
poursuivre ne laissa pas Durand longtemps à
ses méditations anxieuses. Il était
depuis quelques jours avec un jeune compagnon qui
devait plus tard devenir son collègue et son
successeur. Sans doute s'appliquait-il à
l'initier aux difficultés de son
ministère; mais, en même temps, il
concevait les plus graves soucis sur l'attitude de
Monteil; déjà virtuellement
séparé des Églises qu'il avait
autrefois servies.
Le prédicant reprit
bientôt ses courses et descendit à
Villeneuve-de-Berg. Le 15 avril 1725, il y
rencontra Joffre, et fut nommé le
surlendemain modérateur d'un synode tenu
« en Vivarais ». La coutume était
maintenant prise entre prédicants de se
réunir deux fois par an pour
délibérer. Leur difficile labeur ne
se poursuivait pas au hasard, mais selon un plan
nettement établi et rigoureusement
suivi.
En raison des fâcheux
incidents dont souffraient alors les Églises
de l'Ardèche, ce synode prit le
caractère d'une conférence
disciplinaire. On suspendit Martel et Dortial. Le
premier était de plus en plus suspect de
n'être pas pasteur, bien qu'il l'eût
affirmé devant les membres de
l'assemblée réunie le 11 novembre
précédent. L'autre ne se conformait
pas à ses engagements. Tous deux troublaient
l'ordre et calomniaient les prédicants.
Ceux-ci restaient en liaison constante et pouvaient
se grouper très rapidement en cas de
nécessité.
Ces dispositions eurent
bientôt à jouer. Le 15 mai, Durand
s'en fut à Blaizac trouver Rouvière
dans sa maison familiale. Ce dernier, fidèle
compagnon d'oeuvre de Corteiz, avait, sous le
surnom de Crote (voûte), pris part aux
premiers synodes du Bas-Languedoc et s'était
trouvé mêlé de très
près depuis lors à la
réorganisation des Églises de cette
province. Il venait d'être envoyé par
Court en Vivarais afin de coordonner les efforts
entrepris dans ces diverses régions. Roger
lui-même avait passé le Rhône et
parcourait le pays. Avec Rouvière et Bernard
il visitait les communautés, dans les
montagnes et les Boutières,
établissant des anciens partout où
cette mesure lui semblait
nécessaire.
Mais, comme pour rappeler la
fragilité de toute action humaine, Monteil
le dissident défaisait ici ce que les
prédicants reconstruisaient là.
À Marcoles, en particulier, il
détournait les fidèles de leur devoir
de soumission envers les institutions nouvelles,
conseils d'anciens et synodes enfin
restaurés.
Cela n'empêcha pas les
prédicateurs de se réunir le 21 juin
1725 avec 45 de ces anciens, accompagnés des
délégués du Languedoc et du
Dauphiné, de Rouvière
déjà nommé, et de Roger qui
présida la conférence. Elle fut
particulièrement importante. On y consacra
l'accord étroit qui devait désormais
unir les Églises des trois provinces. Aucune
d'elles ne devait être mise sur un plan
d'infériorité par rapport aux autres.
L'influence de Court se faisait en effet fortement
sentir et l'on pouvait craindre qu'une
préséance fût attribuée
aux communautés dont il avait la direction
dans les Cévennes et dans la plaine aux
alentours de Nîmes. Il n'en fut rien. Au
surplus un article fut voté, qui rendait
obligatoire l'adhésion aux quarante articles
de la vieille confession de foi de 1559. La
discipline était remise en vigueur, et le
principe proclamé selon lequel les provinces
se devaient entre elles aide et secours « dans
tous les cas ». Toutefois on ne crut pas
devoir exiger un serment des proposants.
Désormais les Églises pouvaient se
prêter les unes aux autres leurs pasteurs et
leur argent « pour le relèvement des
maisons que la persécution pourrait abattre
», ou « pour aider aux pauvres et
prisonniers qu'elle pourrait faire ». On
devait à cet effet réunir des fonds
sous le contrôle étroit des colloques,
autorisés à s'envoyer mutuellement
des visiteurs dûment
qualifiés.
Des mesures étaient prises en
outre pour que les assemblées ne fussent
convoquées qu'à bon escient, et par les anciens
avertis par
le
prédicant lui-même de son prochain
passage. Car les religionnaires se rassemblaient
parfois sur de fausses indications, et personne ne
venait ensuite présider leur réunion.
Si des fidèles étaient
capturés, les Églises devaient se
considérer engagées à les
aider, eux et leurs familles, par tous les moyens
en leur pouvoir, sauf au cas où le malheur
serait dû à la
témérité.
Un article mérite
d'être entièrement recopié en
raison de l'émouvant témoignage qu'il
rend au courage et au loyalisme des huguenots
opprimés :
« Sur la proposition
qui a
été faite de quelle manière
doivent se conduire les fidèles qui viennent
à être arrêtés par les
ennemis à l'occasion des assemblées,
sur les interrogations qui peuvent à eux
être faites à ce sujet, la compagnie a
décidé que si ceux qui les
interrogeront sont de simples particuliers qui n'en
aient aucun ordre de la part du Roi, il, ne leur
sera rien répondu ; au contraire, que si
c'est un magistrat ou plusieurs,
représentant la personne du Roi, qui le
fassent, on sera obligé de leur
déclarer la vérité en ce qui
regarde le particulier et tout ce qui tend à
la gloire de Dieu et à l'édification
de son Église ; mais que, sur tout ce qui ne
tend pas à ce but, on gardera un profond
silence, n'étant pas obligé, ni par
les lois naturelles, ni par celles de l'Evangile,
de révéler ce qui peut être
préjudiciable à nos frères,
lorsque, d'ailleurs, ce qu'on
révélerait ne saurait contribuer ni
à la gloire de Dieu, ni à
l'édification de l'Eglise, ni au bien ni
à la tranquillité de I'État.
Que si quelqu'un était assez faible ou
méchant que de cacher le moindre des
articles qui pourraient contribuer à ce but,
sera déclaré, pour ce qui regarde
l'Eglise, traître et apostat, et pour ce qui
regarde l'État, rebelle et séditieux,
et comme tel poursuivi par toutes voies
ecclésiastiques. »
Il serait difficile de prêter
aux protestants, comme on a pourtant voulu le
faire, le rôle odieux de révoltés ou de
mauvais Français. Cette décision
n'était pas une imposture. Elle devait comme
les autres, rester secrète et ceux qui la
prenaient n'avaient donc aucune raison de
dissimuler leurs véritables
sentiments.
Les derniers paragraphes du
procès-verbal recommandent de placer des
sentinelles aux abords des bourgades logeant des
troupes, afin d'avertir à temps les
assemblées de la sortie éventuelle de
ces garnisons. Ils prescrivent enfin aux
religionnaires de s'abstenir de toute participation
aux danses et fêtes votives. S'ils ont des
procès entre eux, ils devront les
régler en les portant devant les conseils
d'anciens de préférence aux
magistrats. La paix doit régner dans les
communautés qui doivent apaiser
elles-mêmes les différends survenus
entre leurs membres. Ces
délibérations ne sont pas, on le
voit, exclusives de toute préoccupation
sociale.
Le rôle de Rouvière fut
particulièrement apprécié.
Mention en fut faite sur le certificat de
présence qu'il devait rapporter après
l'avoir fait parapher par le modérateur du
synode auprès duquel il venait d'être
délégué.
Tandis que Durand se trouvait le
28
juin près de Gluiras, Rouvière et
Roger repassaient le Rhône près de
Valence et gagnaient les montagnes du
Dauphiné. Bientôt ils adressaient
à Court, en deux longues lettres, la
relation détaillée des
réunions et des mesures
récemment adoptées. Tout un
échange de correspondance allait
s'établir entre ces hommes. Une question
délicate devait être résolue.
Au synode, on avait désigné Benjamin
Du Plan comme délégué des
Églises auprès des puissances
étrangères. Ce gentilhomme
d'Alès, religionnaire convaincu, devait sur
les instigations de Court plaider la cause des
Églises persécutées
auprès de leurs soeurs des pays voisins, de
Suisse, de Hollande, d'Angleterre et d'Allemagne,
et s'efforcer de trouver, pour le protestantisme
français, des secours de sympathies et
d'argent. Nouvelle méthode de
défense, étape nouvelle du plan
conçu par le génie de Court, dont les
résultats n'allaient guère tarder,
rendant au labeur de ses collègues une
assurance que les succès obtenus en France
avaient déjà légitimement
développée.
Malheureusement la
personnalité de Du Plan était
discutée. On connaissait ses sympathies pour
les inspirés. Corteiz en particulier
protesta avec sa vigueur accoutumée contre
le choix fait par Court. Quelques nuages
compromirent momentanément les relations
jusque là si cordiales et si confiantes des
deux hommes. Le second mit ses efforts à
convaincre les provinces de la
légitimité de cette mesure qu'il
avait préconisée. Roger inquiet
écrivit à Durand peu de temps
après. Il pensait que la nomination devrait
être ratifiée par un synode national.
Or ceci imposait préalablement aux
diverses Églises fa désignation de
leurs représentants.
Durand fit part de ces
conversations
à Court, non sans signaler qu'il venait
d'écrire cinq autres lettres. On
était au milieu d'août. Le pasteur
languedocien répondit immédiatement
par une longue missive : Il avait vu Corteiz et
l'avait amené à ses vues. Les deux
amis réconciliés étaient
acquis en outre à l'idée de voir
installer leur jeune frère d'armes dans
toutes les charges du 'Ministère, « y
compris celle de la distribution des sacrements
» ; et ceci malgré les jalousies
possibles de ses collègues plus
âgés. Court fit donc à son
correspondant une longue exhortation, et souligna
le caractère particulièrement
solennel de la fonction à laquelle il allait
être appelé :
« Il faut, pour cela,
des
lumières, sans lesquelles on serait un
flambeau dépourvu de clarté ; de la
piété, du courage. Il faut que le
conducteur puisse dire aux fidèles: «
Soyez nos imitateurs, comme je le suis
moi-même du Christ » ; et que sa vie
morale soit irréprochable. Et encore, il
doit être prudent, car la moindre faute peut
coûter cher à l'Eglise sous la croix
»...
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