L'année s'achève.
Déjà le bilan des résultats
acquis peut être dressé. Les moissons
se préparent dans le péril. Durand, à
vingt et un ans, est un lutteur énergique et
tenace; un homme de Dieu dans le plein sens du mot.
L'avenir sera fécond malgré les
épreuves.
En mars 1722, il
célèbre son premier baptême au
moulin de Chambon, près de Gluiras. Il ne
suffit plus d'interdire aux populations de
présenter leurs enfants à l'Eglise
romaine. Désormais le pasteur lui-même
remplacera le prêtre. À l'issue des
assemblées ou dans le secret des vieilles
maisons cévenoles, les petits seront admis
comme autrefois dans la communauté des
fidèles.
Bientôt reviennent les
inquiétudes. Un employé peu
délicat brûle les lettres à la
poste de Vernoux, non sans avoir auparavant
soustrait l'argent qu'elles contiennent. L'une
d'elles, adressée à Court, a
été remise à un curé
voisin. Il faudrait désormais passer par le
bureau de Privas. Mais encore les missionnaires
catholiques ont répandu, pour assurer le
succès de leur propagande, le bruit de la
mort du professeur Pictet et de son abjuration
préalable. L'effet de cette nouvelle est
considérable. Il importe qu'elle soit
promptement démentie : Durand écrit
en Suisse, sans attendre. Il ajoute un
post-scriptum : Bernard est toujours difficile
à gouverner. Heureusement l'étude du
latin est une tâche moins ingrate que la
tutelle de ce personnage... Ces idées qui se
suivent sans ordre apparent sont pourtant
reliées par un lien solide, puisque toutes sont
inspirées par le seul souci de la
réorganisation des
Églises.
Court était sur le point de
rentrer en France lorsqu'il reçut cette
lettre. Depuis 1720 il était ardemment
sollicité de reprendre sa place au milieu de
ses frères d'armes. On apprit enfin son
départ de Genève. Convaincu de
trouver les routes gardées, il passa par le
nord de la France, le Poitou et la Guyenne, avant
de pénétrer à nouveau en
Languedoc : Durand dut renoncer à recevoir
la visite de son ami.
Le 24 juillet il bénit au
désert son premier mariage. Sans doute
procéda-t-il comme il devait le faire
régulièrement au cours de tout son
ministère. Il remit aux conjoints un
certificat, sans omettre d'en prendre note ni de
mentionner sur son registre le nom du notaire
devant qui le contrat avait été
passé, ainsi que le lieu de résidence
de chacun des nouveaux époux. Ce registre
nous donne les indications les plus précises
sur les courses du pasteur. Car bien que les
bénédictions nuptiales fussent
accordées plutôt à l'issue des
assemblées qu'au domicile particulier de
l'un des fiancés, il est visible que ceux-ci
ne devaient pas, pour cela, s'éloigner
considérablement de leur lieu d'habitation.
Lorsque plusieurs mariages sont
célébrés le même jour,
unissant diverses personnes résidant en une
même localité, on peut, sans risque d'erreur, en
inférer
qu'une assemblée s'est tenue à cette
date précise et en cet endroit.
Vers la fin de l'année,
nouvelles angoisses. Le
subdélégué Dumolard vient de
saisir un grand nombre de lettres extrêmement
importantes, concernant les affaires du Vivarais.
On craint des arrestations. La mort dans
l'âme, Durand supplie ses amis languedociens
de différer leur voyage en Vivarais; voyage
projeté depuis longtemps, mais jamais encore
effectué : Fort des renseignements acquis,
le subdélégué s'était
juré de faire prendre Court; et
l'arrivée de ce dernier ou même de
Corteiz n'eût pas manqué
d'entraîner une catastrophe...
Cet avis laconique nous oblige à
souligner maintenant l'un des caractères les
plus surprenants de l'oeuvre poursuivie par les
pasteurs du désert : Elle s'était,
nous l'avons dit, développée dans
l'entente mutuelle la plus absolue. L'incessant
échange de visites et de correspondance
auquel nous avons assisté en est une preuve
irréfutable. Mais encore ces étroites
relations des bons travailleurs s'accompagnaient
d'une information singulièrement
pénétrante des intentions et des
actes de l'autorité. Nous venons de voir
Durand averti - comment ? - des recherches
poursuivies par Dumolard. Plus
tard lorsque des descentes de police auront lieu
chez le vieil Étienne, celui-ci,
dûment avisé, fuira devant les troupes
qui trouveront la maison vide à leur
arrivée, bien qu'à leur départ
ses habitants eussent été
paisiblement chez eux. Plus tard encore, lorsque
des religionnaires seront arrêtés,
leurs amis sauront tout ce qu'il adviendra d'eux,
même dans les prisons royales. Si
l'espionnage de l'intendance était bien
mené, celui des huguenots ne lui
était pas inférieur par sa rigueur et
la sûreté de ses
informations.
Il était conduit par de
pauvres gens, sans grandes ressources et sans
influence véritable, tous gens de terre ou
de métier. Constatation qui ne peut manquer
de surprendre et de confondre quiconque veut bien
la faire sans aucune prévention. Mais il y
eut des complicités. Corteiz, en 1723, fut
guidé par un officier dans sa course en
Vivarais. Des notaires étaient acquis
à la cause des réformés. Nous
avons vu Durand chez un médecin, puis chez
un avocat, recevant d'eux quelques leçons de
latin. Ces hommes acceptaient à l'occasion
d'aider les prédicants, auxquels ils
accordaient une confiance jadis chichement
mesurée à leurs
prédécesseurs les inspirés ou
les prophètes itinérants. En outre
les religionnaires avaient partout des
alliés : Une darne fit intercéder, en
1719, « l'ami intime du
major de la citadelle de Montpellier » pour
que Pierre Rouvier, alors dans les prisons de la
forteresse, y fût traité avec
ménagement.
Cet extraordinaire accord des
protestants entre eux, joint à leur
connaissance de tout ce qui se faisait en haut
lieu, a seul permis aux pasteurs de rester au
travail sans qu'il y eût plus souvent des
accidents. Si beaucoup d'entre eux périrent
prématurément, exécutés
sur les places publiques de Nîmes,
d'Alès ou de Montpellier, d'autres
parvinrent au bout de leur carrière, contre
toute attente, et malgré les périls
les plus extrêmes. Antoine Court fut à
l'oeuvre de 1715 à 1729; Pierre Corteiz, de
1712 à 1733; et plus tard Paul Rabaut
commença son ministère en 1738 pour
l'achever seulement en 1,92, en pleine
Révolution. If est vrai que depuis 1765 tout
danger sérieux était
écarté.
Pourtant, que de crises, de
retraites précipitées, de moments
pathétiques ces héros n'eurent-ils
pas à supporter ! Assemblées
surprises; recherches effectuées presque
sous leurs yeux; fuites dans la nuit; courses
précipitées; embuscades savamment
dressées... Ceux-ci
échappèrent à tout, mais en
portant le deuil de ceux-là qui, moins
fortunés, se laissèrent prendre un
jour dans les mailles du, filet sans cesse tendu
devant eux.
Franchissons quelques mois. La peste vient enfin
de cesser ses ravages et ne laisse plus qu'un
souvenir d'épouvante. De tous
côtés les Églises reprennent
vie dans un mouvement général de
réveil. Pierre Corteiz, Antoine Court
peuvent être fiers de leur tâche, ou
plutôt ils peuvent dans leur foi robuste
remercier leur Dieu, car leurs espérances
sont partout réalisées. Les
mémoires du clergé signalent le
relâchement du zèle des «
nouveaux convertis ». Ils ne
fréquentent plus l'Eglise et ne donnent plus
leurs enfants aux écoles. De plus en plus
ils ont recours aux prédicants pour
célébrer leurs mariages et leurs
baptêmes. Les plaintes des dignitaires
catholiques affluent à la Cour. Elles auront
bientôt leur suite.
Corteiz, qui n'était plus le
seul pasteur à la tâche depuis la
rentrée de Court, reprit alors le vieux
projet dont en 1721 il s'était ouvert
auprès de Durand : Au mois d'août
1723, accompagné de Rouviére, il
parcourut le Vivarais. Son compagnon, originaire de
Blaizac, près d'Ajoux, connaissait donc la
région; mais il n'exerçait que les
fonctions de lecteur et non celles de
prédicateur proprement dit. Tous deux
assemblèrent leurs compagnons d'armes et
« leur représentèrent la
nécessité d'un ordre ». Hommes
d'âge et d'expérience, ils venaient
à l'aide de leur frère plus jeune.
Celui-ci s'était depuis
près de trois ans attaché à
ramener les Églises à la discipline
d'autrefois. Mais si certains inspirés
avaient semblé se soumettre, ils
étaient souvent retombés dans leurs
errements, et seule une forte organisation pouvait
avoir raison de leur individualisme intransigeant.
En plein accord avec Durand, Corteiz s'appliqua
« à ranger les paroisses en
églises comme en Languedoc ». La
deuxième étape de la restauration
s'accomplissait : Après leur avoir rendu les
règlements, on les dotait d'organismes
capables de veiller en chaque lieu à leur
application.
« La mémoire ne me
fournit pas, écrit Corteiz (Jans son
journal, combien il y a d'Églises en
Vivarais; toutefois il me semble qu'il y en 24.
Après les Églises formées,
Messieurs les prédicateurs du Vivarais
prièrent M. Rouviére et moi de faire
une assemblée dans toutes leurs
Églises pour établir des anciens dans
tous les villages et paroisses ; ce que nous
fîmes heureusement.... »
Quels étaient donc ces
anciens ?
« On appelle ainsi,
répondit Durand aux questions qui lui furent
posées par ses juges, ceux qui sont
proposés dans un certain détour pour
veiller sur la conduite des nouveaux convertis qui
ne sont pas réunis à l'Eglise Romaine
: les avertir des assemblées, prendre soin
des quêtes et des distributions qui se font
pour les pauvres. Ils sont expressément
chargés de veiller à ce qu'on ne
souffre point parmi eux de fanatiques ni de
séditieux. Comme les Églises
protestantes ne peuvent pas être bien
réglées en France, le nombre de ces
anciens n'est pas bien fixe. Il y a des endroits
où il y en a, et d'autres où il n'y
en a point. Ils sont quelquefois proposés
par le Synode même, mais rarement, et
communément ce sont les particuliers qui
choisissent entre eux ceux qui leur paraissent les
plus propres à cet emploi par leur vertu.
»
Un synode fut convoqué le 16
août 1723. Corteiz le présida; Durand
en fut le secrétaire. Deux décisions
bien significatives y furent prises. Pour la
première fois on alloua des gages
réguliers aux prédicants; cent livres
par an, payables en deux fois, à ceux qui
« battaient la campagne » ; cinquante
pour les autres, qui restaient à demeure
fixe en se contentant d'exhorter leurs
frères sans accepter la rude épreuve
de l'itinérance. Bernard se vit accorder un
supplément de cent vingt livres pour qu'il
put subvenir aux soins de sa nombreuse famille.
jusque-là les héros du Désert
avaient dû vivre de leurs propres ressources
ou de la charité publique. Désormais
ils bénéficiaient d'un traitement qui
serait aujourd'hui notoirement insuffisant pour
permettre à un homme seul de vivre
décemment.
Un second arrêt fut pris
contre Monteil. Celui-ci avait, on le sait,
donné jadis quelques craintes à
Durand. Ancien inspiré, il s'était
soumis sans conviction aux règles nouvelles.
À présent, ses relations avec la
jeune Claudine Monnier inspiraient à tous la
plus vive défiance et le faisaient accuser
d'immoralité. Il fut suspendu de ses
fonctions : au XVIIIe siècle les
religionnaires étaient intransigeants
vis-à-vis de leurs conducteurs spirituels et
ne leur pardonnaient pas la moindre atteinte
à la rectitude des moeurs.
Il semble qu'à l'issue de ce
colloque les pasteurs se séparèrent.
Corteiz demeura en Vivarais. Il se préparait à
passer
en Suisse, espérant poursuivre son voyage
sans tarder. Mais il resta néanmoins dans la
région jusqu'au 16 septembre. Durand
descendit à Nîmes et y rencontra
Court. Les lettres qu'il écrivit à
celui-ci peu de temps après, et d'autres,
envoyées celles-là par Corteiz, ne
laissent aucun doute sur ce point. Sa course fut
rapide et dès le 4 octobre il était
rentré.
En son absence, un synode
s'était tenu le 15 Septembre, cette fois
encore sous la présidence de Corteiz. On
confirma l'arrêt pris en août contre
Monteil, qui fut cependant autorisé à
se justifier en présence de dix anciens
« non suspects ».
Nous connaissons assez
exactement
l'ordre du jour observé dans ces
réunions. Le « modérateur »
commençait par la lecture de quelques
passages bibliques, suivie de la prière. On
discutait ensuite les articles qu'il proposait au
vote de ses collègues. Un
procès-verbal était
rédigé, puis consigné sur des
registres spéciaux. L'un de ceux-ci est
parvenu jusqu'à nous en original.
Conservé aux archives de l'Eglise de la
Voulte il garde dans ses pages vieillies le
souvenir exact des préoccupations de nos
Églises martyres du Vivarais. Il s'ouvre
avec le compte-rendu du premier synode de juin
1721, et s'arrête à la
Révolution. Nous y avons retrouvé
nombre de rapports soigneusement copiés par
Durand lui-même, de son écriture fine et
appliquée. Ce volume,
est-il besoin de le dire, a traversé bien
des orages.
À l'issue des
délibérations on
célébrait un culte intime; et Corteiz
lui-même ne manquait guère de faire
chanter avant la dispersion quelques « pauses
» du psaume XCI. Nous en reproduisons
ci-dessous deux strophes dans la version Marot qui
restait généralement encore un usage,
bien que, nous le verrons dans un prochain
chapitre, la version Conrart de 1679
commençât à la supplanter en
Languedoc d'où venait Corteiz
- Qui en la garde du haut Dieu
- Pour jamais se retire,
- En ombre bonne et en fort lieu
- Retiré se peut dire.
- Conclu donc en l'entendement
- Dieu est ma garde sûre,
- Ma haute tour et fondement
- Sur laquelle je m'assure.
- Car du subtil lac des chasseurs
- Et de toute l'outrance
- Des pestifères oppresseurs
- Te don'ra délivrance.
- De ses plumes te couvrira,
- Sûr seras sous son aile,
- Sa défense te servira
- De targe et de rondelle.
Alors seulement on se quittait. Peut-être
pour toujours.
Le 1er octobre, Corteiz
écrivit de Suisse à Antoine Court. Un
prédicant languedocien, Betrine, devait
monter en Vivarais avec Durand, à l'issue de
la course faite par ce dernier à
Nîmes. Les deux hommes avaient-ils
réalisé leur dessein ? Le second
répondit sans le savoir par une lettre
envoyée trois jours plus tard, et dans
laquelle il offrait à Court le remboursement
des sommes avancées pour son voyage de
retour. Il signalait en outre la présence
dans les Boutières de l'ancien camisard
Dortial. Précepteur à Genève
depuis plusieurs années, le proscrit venait
de regagner son pays. Or il était un
partisan convaincu des prophètes et Durand
s'en inquiétait.
Betrine était resté en
Languedoc.
Court, mis en possession de ces
renseignements, en fit bientôt part à
Corteiz qui se trouva satisfait.
Au cours de la rencontre générale
d'août, on avait élaboré de
nombreux projets. Corteiz s'était sans nul
doute ouvert de ses pensées à son
jeune collègue, lui confiant le désir
qu'il avait « de le voir bientôt
régulièrement installé dans sa
charge de ministre ». Il s'agissait de
permettre au fils du greffier de franchir un
échelon de la
hiérarchie ecclésiastique. On
n'oubliera pas en effet que, durant toute la
période du Désert, le titre
général de prédicant
impliquait en réalité trois fonctions
distinctes. Celles du proposant,
débutant oui s'essayait à
prêcher des sermons
généralement appris par coeur; celles
du prédicant proprement dit, qui
exerçait toutes les charges pastorales,
instruction et prédication comprises,
à l'exclusion toutefois de l'administration
des sacrements confiée seulement à la
dernière catégorie, celle des pasteurs consacrés.
Pierre Durand revenait souvent
dans
sa pensée aux promesses de Corteiz et
s'épouvantait de leur caractère de
particulière solennité. il risquait
sa vie chaque jour, mais il ne s'en trouvait pas
moins indigne d'exercer le rôle de ministre.
Pourtant ses compagnons lui conseillaient tous
d'accepter ce titre, non sans lui recommander
cependant d'aller auparavant compléter ses
connaissances en séjournant quelques mois
à Genève. L'autorité du jeune
homme s'était sans doute
singulièrement affirmée pour qu'il
recueillît ainsi, au travers de ce conseil
des vétérans, le magnifique hommage
d'estime et de reconnaissance dû à son
labeur au service des Églises
persécutées.
Il signala bientôt ces faits
à Court, mais sans vouloir prendre aucune
décision qui ne fût
agréée par celui-ci. Le sens de la
discipline s'alliait en lui à la plus
réelle délicatesse de
sentiments.
Nous sommes au début de 1724.
Court répond :
« Il faut que le
candidat au
Ministère travaille sans relâche qu'il
surmonte ses scrupules ; qu'il s'instruise ; et
qu'il se rende les Écritures toujours plus
familières », car elles sont « la
bibliothèque de la science salutaire
».... «Ainsi s'acquièrent la
vigilance et la fidélité, qui sont,
plus que la science ou l'éloquence,
l'essentiel pour un véritable pasteur.
»
Durand s'efforce de réaliser
ce programme. Mais ses charges sont telles qu'il ne
peut songer à se rendre à
Genève pour y étudier. Il poursuit sa
tâche sans arrêt. Pourtant il parvient
à peine à maintenir l'édifice
laborieusement construit par Corteiz quelques mois
auparavant. Il semble qu'à ce moment les
difficultés aient accablé le tenace
ouvrier. Deux années plus tôt il
pouvait de toute sa jeunesse regarder l'avenir avec
confiance. À présent il souffre; il
est prêt à ployer sous le fardeau trop
lourd. Sans doute des résultats sont acquis
; sans doute une organisation est rendue dans toute
la province aux communautés huguenotes. Mais
ici et là l'individualisme écarte
beaucoup de fidèles du cadre dans lequel ils
étaient rentrés sans convictions
véritables.
Une solution se présente
à l'esprit du futur martyr.
Déjà il a fait appel aux concours des
prédicateurs du Bas-Languedoc. Or Corteiz
est depuis septembre à Genève
auprès de sa compagne et de sa fillette.
Trêve bien
méritée après cinq
années de dangers continuels ! Mais il
reviendra bientôt auprès de ses
frères, et passera pour cela par le
Vivarais. Là, pour peu qu'on le lui offre,
il ne manquera pas d'appuyer de toute son
autorité peu contestée, l'action de
son jeune ami.
Le 20 février, avec la
complicité d'un officier, il franchit en
effet le Rhône à La Voulte, puis il
s'engage dans les Boutières,
accompagné de son protecteur qui convoque
lui-même une assemblée « de gens
de distinction ». Les deux hommes se
séparent après que Corteiz a
prêché. Celui-ci préside quatre
jours plus tard un autre culte « à
l'entrée du Vivarais », sans doute
près de l'un des gros bourgs qui s'abritent
dans la partie inférieure de la
vallée de l'Eyrieux. Le dimanche suivant,
« plus enfoncé de deux lieues »,
l'intrépide montagnard « fait une autre
assemblée », la troisième en une
semaine. Et le 29 février « il
confère près de Vernoux avec deux
prédicateurs ». La lettre qui nous
donne ces renseignements ne nomme malheureusement
pas ces derniers qui, découragés, le
supplièrent de rester en Vivarais. Car
« ils se sentaient eux-mêmes impuissants
à rétablir la discipline sans lui
». Dès le lendemain deux autres de
leurs confrères renouvellent cette demande.
Corteiz, ému, accepte de rester au travail
avec eux ; mais il faudra que le synode du
Bas-Languedoc lui en donne l'autorisation
préalable sous la forme d'un congé
d'une année. « Cela
lui semble désirable », car
poursuit-il, « il y a partout des esprits
brouillons opposés au retour de la
discipline ». Puis il distribue, par deux
fois, la Cène aux fidèles.
Grâce impatiemment attendue ! Le passage d'un
pasteur capable d'administrer les sacrements
était une chose rare, dont il importait de
tirer tout le parti possible.
Le bruit s'en répandit vite
dans la contrée et jusqu'à Vals,
distant de plus d'une trentaine de
kilomètres de la retraite du ministre.
Celui-ci reçut bientôt la visite de
quelques religionnaires de cette ville, venus le
supplier de les aider à reconstituer une
Église. Car, « s'il y avait eu jadis un
temple et trois mille communiants, tout y tombait
à présent dans l'idolâtrie et
le dérèglement ». Corteiz se
rendit à leurs arguments. Il ne
réunit pas, au début, plus d'une
quarantaine de personnes; mais le nombre de ses
auditeurs s'accrut très rapidement les jours
suivants. Craignant que tout ne fût
découvert, il s'éloigna, laissant la
charge de la nouvelle Eglise aux
prédicateurs du Vivarais, moins
éloignés de Vals que leurs
frères du Languedoc. Et lui-même
rentra bientôt à Uzès.
Quelques semaines après ces
événements, la déclaration
royale du 14 mai 1724 éclatait comme un coup de
tonnerre et laissait
clairement entendre aux Reformés que leurs
espérances avaient été vaines.
L'ère de l'oppression n'était pas
close et les jours sombres allaient revenir. Le
clergé du Languedoc s'était
ému devant la renaissance du protestantisme.
Il avait fait part de ses inquiétudes
à la Cour. Celle-ci travaillait depuis
plusieurs années à instruire une
vaste enquête sur la question. Alors quelques
prélats, l'évêque de Nantes, et
le vieux conseiller d'État Bâville
presque mourant, mais heureux de satisfaire encore
sa haine contre la Réforme qu'il avait jadis
si véhémentement combattue en
Languedoc, rédigèrent ensemble un
nouvel arrêt. En dix-huit articles, tous les
décrets précédents
étaient résumés et toutes les
ordonnances confirmées. C'était
à nouveau l'inquisition dans la vie des
familles huguenotes, les mesures les plus
redoutables contre les opiniâtres,
l'obligation de recourir à l'Église
romaine pour les baptêmes et les mariages,
considérés sans cela comme nuls. Les
protestants se voyaient
irrémédiablement condamnés
à rester sans état-civil.
Enfin les enfants devaient
être conduits aux écoles et aux
instructions catholiques. « Cette
déclaration fulminante, écrivit Court
dans ses mémoires, rassemblait et aggravait
tout ce que Louis XIV avait rendu contre ses sujets
protestants. Cette sévérité
alarma tous les esprits et
faisait former d'étranges projets aux plus
échauffés ».
Où se trouvait l'auteur de
ces lignes, à ce moment critique ? Monteil
laisse entendre dans une longue lettre qu'il
était en Suisse. Quoi qu'il en soit, Durand
lui écrivit pour lui proposer de le
rencontrer et de le guider ensuite en Vivarais;
mais le 18 mai, il abandonna soudain son projet.
Sans doute venait-il d'être appelé
pour quelque affaire particulièrement
délicate : « Il y avait, dit-il, une
nécessité pressante à rester
auprès des Églises encore mal
reconstituées et qu'il fallait avant tout
ramener à l'ordre ». Ceci correspond
vraisemblablement à des faits 'précis
et inquiétants. Le jeune prédicant
avait été déjà sur le
point de partir pour Genève où il
devait étudier. Il s'était même
fait prêter par Monteil les sommes
nécessaires au voyage. Puis il y avait
dû y renoncer. Et cette fois encore ce fut
son ami Fauriel, dit Lassagne, qui vint à sa
place au devant de Court. La rencontre se fit
à Lyon, s'il faut en croire Monteil, et vers
la fin du mois les deux voyageurs arrivèrent
dans les Boutières. Il fallait calmer les
esprits et les retenir, selon l'expression du
premier, « dans les termes de la plus
scrupuleuse obéissance ». En outre il
importait d'écraser une fois pour toutes le
vieux prophétisme qui ne s'avouait pas
complètement vaincu, et dont les reprises spasmodiques
gênaient ici
et là depuis deux ans l'effort des
prédicants.
Court put enfin s'entretenir
avec
Durand des problèmes de la restauration des
Églises Vivaroises. Il s'émut des
détails donnés sur Monteil.
Après que celui-ci s'était à
demi réconcilié avec le fils du
greffier, au point de lui avancer quelque argent,
ainsi que nous l'avons signalé, de nouvelles
difficultés avaient remis aux prises les
deux anciens adversaires. Sommé de se
justifier en septembre 1723, Monteil n'en avait
rien fait. Pressentant alors les accusations qui ne
pouvaient manquer d'être rapportées
à Court par ses collègues, il
résolut de s'expliquer. Il écrivit
à celui-ci. Sans doute il est coupable, et
il l'avoue. Mais les prédicants ont
exploité sa faute sans aucune indulgence,
afin de le rendre odieux. Bernard et Durand ont
été particulièrement
sévères. N'y aurait-il pas de leur
part une arrière-pensée de jalousie ?
Car enfin, toute chute mérite compassion.
Court saura le comprendre. S'il n'a pas encore
reçu la visite du suppliant, c'est
uniquement parce que celui-ci, âgé de
plus de cinquante ans, n'a plus la force physique
suffisante pour entreprendre de longues courses. La
même raison l'empêche de prêcher
dans toutes les Églises.
La lettre de Monteil resta sans
effet. Court était strict et peu enclin
à l'émotion. Le 8 juin 1724 il
Présida un synode et fit purement et
simplement confirmer la sentence
déjà prise à l'égard du
délinquant, que l'on releva de ses
fonctions. La rigueur de l'artisan de la
restauration protestante n'était pas
inférieure à celle de
Corteiz.
Trois jours après on
convoquait aussi Dortial. Il voulut bien prendre
tous les engagements que l'on exigeait de lui.
Était-il sincère ? On ne sait. Mais
Durand se voyait enfin délivré de
bien lourds soucis.
Les membres de la petite
assemblée se dispersèrent et
retournèrent à la tâche. Court
parcourut sans doute seul le pays pendant quelque
temps. Puis il voulut avant son départ
retrouver une fois encore ses compagnons de
travail. Il indiqua le lieu de sa résidence
à Durand qui se mit immédiatement en
route. Mais, appelé par les religionnaires,
le pasteur languedocien s'éloigna
bientôt, et le jeune prédicant dut le
poursuivre pendant trois jours avant de se croire
enfin, aux dires des huguenots de la région,
sur le point de le rejoindre. Alors il lui fit
passer un billet dans lequel il lui disait sa joie
de le revoir bientôt. Il le priait en
même temps de prolonger son séjour en
Vivarais et l'informait de la démarche d'un
ami qui devait chercher à Cleyssac le
beau-frère du réorganisateur des
Églises, Joffre, demeurant habituellement
à Villeneuve-de-Berg.
La course avait été
longue. Durand épuisé s'arrêta
à la nuit tombante, renonçant
à poursuivre sa marche ce
soir-là. Il écrivit le lendemain pour
s'excuser d'avoir retardé son
arrivée, qu'il annonçait à son
maître pour le jour même. Il le priait
en outre de lui faire savoir s'il comptait
prêcher; car, ajoutait-il, la commère
Nanon serait très désireuse de
l'entendre.
Rien n'est plus vivant que cet
échange de billets hâtifs. On devine,
au travers de leur écriture pâlie,
l'angoisse ou la joie de leurs auteurs. On voit
ceux-ci tels qu'ils sont, voyageurs harassés
mais impatients de se rejoindre pour jouir une fois
encore d'une amitié profonde, fondée
sur les mêmes soucis, les mêmes luttes,
les mêmes espérances... avant le grand
isolement, les fatigues incessantes et les
incompréhensions rencontrées tout au
long de leur vie d'abnégation.
Court était
déjà célèbre et son
passage dans les « quartiers » desservis
par Durand ne manqua pas de faire quelque bruit.
Les troupes furent alertées, trop tard il
est vrai pour se saisir de l'illustre pasteur
reparti pour le Languedoc. Le 12 juillet le pays en
était couvert. Joffre, revenu à
Cleyssac, en avisa son beau-frère. Il
fallait être prudent et n'écrire aux
frères qu'avec circonspection.
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