Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Prédicant (suite)

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L'année s'achève. Déjà le bilan des résultats acquis peut être dressé. Les moissons se préparent dans le péril. Durand, à vingt et un ans, est un lutteur énergique et tenace; un homme de Dieu dans le plein sens du mot. L'avenir sera fécond malgré les épreuves.

En mars 1722, il célèbre son premier baptême au moulin de Chambon, près de Gluiras. Il ne suffit plus d'interdire aux populations de présenter leurs enfants à l'Eglise romaine. Désormais le pasteur lui-même remplacera le prêtre. À l'issue des assemblées ou dans le secret des vieilles maisons cévenoles, les petits seront admis comme autrefois dans la communauté des fidèles.

Bientôt reviennent les inquiétudes. Un employé peu délicat brûle les lettres à la poste de Vernoux, non sans avoir auparavant soustrait l'argent qu'elles contiennent. L'une d'elles, adressée à Court, a été remise à un curé voisin. Il faudrait désormais passer par le bureau de Privas. Mais encore les missionnaires catholiques ont répandu, pour assurer le succès de leur propagande, le bruit de la mort du professeur Pictet et de son abjuration préalable. L'effet de cette nouvelle est considérable. Il importe qu'elle soit promptement démentie : Durand écrit en Suisse, sans attendre. Il ajoute un post-scriptum : Bernard est toujours difficile à gouverner. Heureusement l'étude du latin est une tâche moins ingrate que la tutelle de ce personnage... Ces idées qui se suivent sans ordre apparent sont pourtant reliées par un lien solide, puisque toutes sont inspirées par le seul souci de la réorganisation des Églises.

Court était sur le point de rentrer en France lorsqu'il reçut cette lettre. Depuis 1720 il était ardemment sollicité de reprendre sa place au milieu de ses frères d'armes. On apprit enfin son départ de Genève. Convaincu de trouver les routes gardées, il passa par le nord de la France, le Poitou et la Guyenne, avant de pénétrer à nouveau en Languedoc : Durand dut renoncer à recevoir la visite de son ami.

Le 24 juillet il bénit au désert son premier mariage. Sans doute procéda-t-il comme il devait le faire régulièrement au cours de tout son ministère. Il remit aux conjoints un certificat, sans omettre d'en prendre note ni de mentionner sur son registre le nom du notaire devant qui le contrat avait été passé, ainsi que le lieu de résidence de chacun des nouveaux époux. Ce registre nous donne les indications les plus précises sur les courses du pasteur. Car bien que les bénédictions nuptiales fussent accordées plutôt à l'issue des assemblées qu'au domicile particulier de l'un des fiancés, il est visible que ceux-ci ne devaient pas, pour cela, s'éloigner considérablement de leur lieu d'habitation. Lorsque plusieurs mariages sont célébrés le même jour, unissant diverses personnes résidant en une même localité, on peut, sans risque d'erreur, en inférer qu'une assemblée s'est tenue à cette date précise et en cet endroit.

Vers la fin de l'année, nouvelles angoisses. Le subdélégué Dumolard vient de saisir un grand nombre de lettres extrêmement importantes, concernant les affaires du Vivarais. On craint des arrestations. La mort dans l'âme, Durand supplie ses amis languedociens de différer leur voyage en Vivarais; voyage projeté depuis longtemps, mais jamais encore effectué : Fort des renseignements acquis, le subdélégué s'était juré de faire prendre Court; et l'arrivée de ce dernier ou même de Corteiz n'eût pas manqué d'entraîner une catastrophe...




Cet avis laconique nous oblige à souligner maintenant l'un des caractères les plus surprenants de l'oeuvre poursuivie par les pasteurs du désert : Elle s'était, nous l'avons dit, développée dans l'entente mutuelle la plus absolue. L'incessant échange de visites et de correspondance auquel nous avons assisté en est une preuve irréfutable. Mais encore ces étroites relations des bons travailleurs s'accompagnaient d'une information singulièrement pénétrante des intentions et des actes de l'autorité. Nous venons de voir Durand averti - comment ? - des recherches poursuivies par Dumolard. Plus tard lorsque des descentes de police auront lieu chez le vieil Étienne, celui-ci, dûment avisé, fuira devant les troupes qui trouveront la maison vide à leur arrivée, bien qu'à leur départ ses habitants eussent été paisiblement chez eux. Plus tard encore, lorsque des religionnaires seront arrêtés, leurs amis sauront tout ce qu'il adviendra d'eux, même dans les prisons royales. Si l'espionnage de l'intendance était bien mené, celui des huguenots ne lui était pas inférieur par sa rigueur et la sûreté de ses informations.

Il était conduit par de pauvres gens, sans grandes ressources et sans influence véritable, tous gens de terre ou de métier. Constatation qui ne peut manquer de surprendre et de confondre quiconque veut bien la faire sans aucune prévention. Mais il y eut des complicités. Corteiz, en 1723, fut guidé par un officier dans sa course en Vivarais. Des notaires étaient acquis à la cause des réformés. Nous avons vu Durand chez un médecin, puis chez un avocat, recevant d'eux quelques leçons de latin. Ces hommes acceptaient à l'occasion d'aider les prédicants, auxquels ils accordaient une confiance jadis chichement mesurée à leurs prédécesseurs les inspirés ou les prophètes itinérants. En outre les religionnaires avaient partout des alliés : Une darne fit intercéder, en 1719, « l'ami intime du major de la citadelle de Montpellier » pour que Pierre Rouvier, alors dans les prisons de la forteresse, y fût traité avec ménagement.

Cet extraordinaire accord des protestants entre eux, joint à leur connaissance de tout ce qui se faisait en haut lieu, a seul permis aux pasteurs de rester au travail sans qu'il y eût plus souvent des accidents. Si beaucoup d'entre eux périrent prématurément, exécutés sur les places publiques de Nîmes, d'Alès ou de Montpellier, d'autres parvinrent au bout de leur carrière, contre toute attente, et malgré les périls les plus extrêmes. Antoine Court fut à l'oeuvre de 1715 à 1729; Pierre Corteiz, de 1712 à 1733; et plus tard Paul Rabaut commença son ministère en 1738 pour l'achever seulement en 1,92, en pleine Révolution. If est vrai que depuis 1765 tout danger sérieux était écarté.

Pourtant, que de crises, de retraites précipitées, de moments pathétiques ces héros n'eurent-ils pas à supporter ! Assemblées surprises; recherches effectuées presque sous leurs yeux; fuites dans la nuit; courses précipitées; embuscades savamment dressées... Ceux-ci échappèrent à tout, mais en portant le deuil de ceux-là qui, moins fortunés, se laissèrent prendre un jour dans les mailles du, filet sans cesse tendu devant eux.




Franchissons quelques mois. La peste vient enfin de cesser ses ravages et ne laisse plus qu'un souvenir d'épouvante. De tous côtés les Églises reprennent vie dans un mouvement général de réveil. Pierre Corteiz, Antoine Court peuvent être fiers de leur tâche, ou plutôt ils peuvent dans leur foi robuste remercier leur Dieu, car leurs espérances sont partout réalisées. Les mémoires du clergé signalent le relâchement du zèle des « nouveaux convertis ». Ils ne fréquentent plus l'Eglise et ne donnent plus leurs enfants aux écoles. De plus en plus ils ont recours aux prédicants pour célébrer leurs mariages et leurs baptêmes. Les plaintes des dignitaires catholiques affluent à la Cour. Elles auront bientôt leur suite.

Corteiz, qui n'était plus le seul pasteur à la tâche depuis la rentrée de Court, reprit alors le vieux projet dont en 1721 il s'était ouvert auprès de Durand : Au mois d'août 1723, accompagné de Rouviére, il parcourut le Vivarais. Son compagnon, originaire de Blaizac, près d'Ajoux, connaissait donc la région; mais il n'exerçait que les fonctions de lecteur et non celles de prédicateur proprement dit. Tous deux assemblèrent leurs compagnons d'armes et « leur représentèrent la nécessité d'un ordre ». Hommes d'âge et d'expérience, ils venaient à l'aide de leur frère plus jeune.

Celui-ci s'était depuis près de trois ans attaché à ramener les Églises à la discipline d'autrefois. Mais si certains inspirés avaient semblé se soumettre, ils étaient souvent retombés dans leurs errements, et seule une forte organisation pouvait avoir raison de leur individualisme intransigeant. En plein accord avec Durand, Corteiz s'appliqua « à ranger les paroisses en églises comme en Languedoc ». La deuxième étape de la restauration s'accomplissait : Après leur avoir rendu les règlements, on les dotait d'organismes capables de veiller en chaque lieu à leur application.

« La mémoire ne me fournit pas, écrit Corteiz (Jans son journal, combien il y a d'Églises en Vivarais; toutefois il me semble qu'il y en 24. Après les Églises formées, Messieurs les prédicateurs du Vivarais prièrent M. Rouviére et moi de faire une assemblée dans toutes leurs Églises pour établir des anciens dans tous les villages et paroisses ; ce que nous fîmes heureusement.... »

Quels étaient donc ces anciens ?

« On appelle ainsi, répondit Durand aux questions qui lui furent posées par ses juges, ceux qui sont proposés dans un certain détour pour veiller sur la conduite des nouveaux convertis qui ne sont pas réunis à l'Eglise Romaine : les avertir des assemblées, prendre soin des quêtes et des distributions qui se font pour les pauvres. Ils sont expressément chargés de veiller à ce qu'on ne souffre point parmi eux de fanatiques ni de séditieux. Comme les Églises protestantes ne peuvent pas être bien réglées en France, le nombre de ces anciens n'est pas bien fixe. Il y a des endroits où il y en a, et d'autres où il n'y en a point. Ils sont quelquefois proposés par le Synode même, mais rarement, et communément ce sont les particuliers qui choisissent entre eux ceux qui leur paraissent les plus propres à cet emploi par leur vertu. »

Un synode fut convoqué le 16 août 1723. Corteiz le présida; Durand en fut le secrétaire. Deux décisions bien significatives y furent prises. Pour la première fois on alloua des gages réguliers aux prédicants; cent livres par an, payables en deux fois, à ceux qui « battaient la campagne » ; cinquante pour les autres, qui restaient à demeure fixe en se contentant d'exhorter leurs frères sans accepter la rude épreuve de l'itinérance. Bernard se vit accorder un supplément de cent vingt livres pour qu'il put subvenir aux soins de sa nombreuse famille. jusque-là les héros du Désert avaient dû vivre de leurs propres ressources ou de la charité publique. Désormais ils bénéficiaient d'un traitement qui serait aujourd'hui notoirement insuffisant pour permettre à un homme seul de vivre décemment.

Un second arrêt fut pris contre Monteil. Celui-ci avait, on le sait, donné jadis quelques craintes à Durand. Ancien inspiré, il s'était soumis sans conviction aux règles nouvelles. À présent, ses relations avec la jeune Claudine Monnier inspiraient à tous la plus vive défiance et le faisaient accuser d'immoralité. Il fut suspendu de ses fonctions : au XVIIIe siècle les religionnaires étaient intransigeants vis-à-vis de leurs conducteurs spirituels et ne leur pardonnaient pas la moindre atteinte à la rectitude des moeurs.

Il semble qu'à l'issue de ce colloque les pasteurs se séparèrent. Corteiz demeura en Vivarais. Il se préparait à passer en Suisse, espérant poursuivre son voyage sans tarder. Mais il resta néanmoins dans la région jusqu'au 16 septembre. Durand descendit à Nîmes et y rencontra Court. Les lettres qu'il écrivit à celui-ci peu de temps après, et d'autres, envoyées celles-là par Corteiz, ne laissent aucun doute sur ce point. Sa course fut rapide et dès le 4 octobre il était rentré.
En son absence, un synode s'était tenu le 15 Septembre, cette fois encore sous la présidence de Corteiz. On confirma l'arrêt pris en août contre Monteil, qui fut cependant autorisé à se justifier en présence de dix anciens « non suspects ».

Nous connaissons assez exactement l'ordre du jour observé dans ces réunions. Le « modérateur » commençait par la lecture de quelques passages bibliques, suivie de la prière. On discutait ensuite les articles qu'il proposait au vote de ses collègues. Un procès-verbal était rédigé, puis consigné sur des registres spéciaux. L'un de ceux-ci est parvenu jusqu'à nous en original. Conservé aux archives de l'Eglise de la Voulte il garde dans ses pages vieillies le souvenir exact des préoccupations de nos Églises martyres du Vivarais. Il s'ouvre avec le compte-rendu du premier synode de juin 1721, et s'arrête à la Révolution. Nous y avons retrouvé nombre de rapports soigneusement copiés par Durand lui-même, de son écriture fine et appliquée. Ce volume, est-il besoin de le dire, a traversé bien des orages.

À l'issue des délibérations on célébrait un culte intime; et Corteiz lui-même ne manquait guère de faire chanter avant la dispersion quelques « pauses » du psaume XCI. Nous en reproduisons ci-dessous deux strophes dans la version Marot qui restait généralement encore un usage, bien que, nous le verrons dans un prochain chapitre, la version Conrart de 1679 commençât à la supplanter en Languedoc d'où venait Corteiz

Qui en la garde du haut Dieu
Pour jamais se retire,
En ombre bonne et en fort lieu
Retiré se peut dire.
Conclu donc en l'entendement
Dieu est ma garde sûre,
Ma haute tour et fondement
Sur laquelle je m'assure.
 
Car du subtil lac des chasseurs
Et de toute l'outrance
Des pestifères oppresseurs
Te don'ra délivrance.
De ses plumes te couvrira,
Sûr seras sous son aile,
Sa défense te servira
De targe et de rondelle.

Alors seulement on se quittait. Peut-être pour toujours.

Le 1er octobre, Corteiz écrivit de Suisse à Antoine Court. Un prédicant languedocien, Betrine, devait monter en Vivarais avec Durand, à l'issue de la course faite par ce dernier à Nîmes. Les deux hommes avaient-ils réalisé leur dessein ? Le second répondit sans le savoir par une lettre envoyée trois jours plus tard, et dans laquelle il offrait à Court le remboursement des sommes avancées pour son voyage de retour. Il signalait en outre la présence dans les Boutières de l'ancien camisard Dortial. Précepteur à Genève depuis plusieurs années, le proscrit venait de regagner son pays. Or il était un partisan convaincu des prophètes et Durand s'en inquiétait.
Betrine était resté en Languedoc.
Court, mis en possession de ces renseignements, en fit bientôt part à Corteiz qui se trouva satisfait.




Au cours de la rencontre générale d'août, on avait élaboré de nombreux projets. Corteiz s'était sans nul doute ouvert de ses pensées à son jeune collègue, lui confiant le désir qu'il avait « de le voir bientôt régulièrement installé dans sa charge de ministre ». Il s'agissait de permettre au fils du greffier de franchir un échelon de la hiérarchie ecclésiastique. On n'oubliera pas en effet que, durant toute la période du Désert, le titre général de prédicant impliquait en réalité trois fonctions distinctes. Celles du proposant, débutant oui s'essayait à prêcher des sermons généralement appris par coeur; celles du prédicant proprement dit, qui exerçait toutes les charges pastorales, instruction et prédication comprises, à l'exclusion toutefois de l'administration des sacrements confiée seulement à la dernière catégorie, celle des pasteurs consacrés.

Pierre Durand revenait souvent dans sa pensée aux promesses de Corteiz et s'épouvantait de leur caractère de particulière solennité. il risquait sa vie chaque jour, mais il ne s'en trouvait pas moins indigne d'exercer le rôle de ministre. Pourtant ses compagnons lui conseillaient tous d'accepter ce titre, non sans lui recommander cependant d'aller auparavant compléter ses connaissances en séjournant quelques mois à Genève. L'autorité du jeune homme s'était sans doute singulièrement affirmée pour qu'il recueillît ainsi, au travers de ce conseil des vétérans, le magnifique hommage d'estime et de reconnaissance dû à son labeur au service des Églises persécutées.

Il signala bientôt ces faits à Court, mais sans vouloir prendre aucune décision qui ne fût agréée par celui-ci. Le sens de la discipline s'alliait en lui à la plus réelle délicatesse de sentiments.

Nous sommes au début de 1724. Court répond :

« Il faut que le candidat au Ministère travaille sans relâche qu'il surmonte ses scrupules ; qu'il s'instruise ; et qu'il se rende les Écritures toujours plus familières », car elles sont « la bibliothèque de la science salutaire ».... «Ainsi s'acquièrent la vigilance et la fidélité, qui sont, plus que la science ou l'éloquence, l'essentiel pour un véritable pasteur. »

Durand s'efforce de réaliser ce programme. Mais ses charges sont telles qu'il ne peut songer à se rendre à Genève pour y étudier. Il poursuit sa tâche sans arrêt. Pourtant il parvient à peine à maintenir l'édifice laborieusement construit par Corteiz quelques mois auparavant. Il semble qu'à ce moment les difficultés aient accablé le tenace ouvrier. Deux années plus tôt il pouvait de toute sa jeunesse regarder l'avenir avec confiance. À présent il souffre; il est prêt à ployer sous le fardeau trop lourd. Sans doute des résultats sont acquis ; sans doute une organisation est rendue dans toute la province aux communautés huguenotes. Mais ici et là l'individualisme écarte beaucoup de fidèles du cadre dans lequel ils étaient rentrés sans convictions véritables.

Une solution se présente à l'esprit du futur martyr. Déjà il a fait appel aux concours des prédicateurs du Bas-Languedoc. Or Corteiz est depuis septembre à Genève auprès de sa compagne et de sa fillette. Trêve bien méritée après cinq années de dangers continuels ! Mais il reviendra bientôt auprès de ses frères, et passera pour cela par le Vivarais. Là, pour peu qu'on le lui offre, il ne manquera pas d'appuyer de toute son autorité peu contestée, l'action de son jeune ami.

Le 20 février, avec la complicité d'un officier, il franchit en effet le Rhône à La Voulte, puis il s'engage dans les Boutières, accompagné de son protecteur qui convoque lui-même une assemblée « de gens de distinction ». Les deux hommes se séparent après que Corteiz a prêché. Celui-ci préside quatre jours plus tard un autre culte « à l'entrée du Vivarais », sans doute près de l'un des gros bourgs qui s'abritent dans la partie inférieure de la vallée de l'Eyrieux. Le dimanche suivant, « plus enfoncé de deux lieues », l'intrépide montagnard « fait une autre assemblée », la troisième en une semaine. Et le 29 février « il confère près de Vernoux avec deux prédicateurs ». La lettre qui nous donne ces renseignements ne nomme malheureusement pas ces derniers qui, découragés, le supplièrent de rester en Vivarais. Car « ils se sentaient eux-mêmes impuissants à rétablir la discipline sans lui ». Dès le lendemain deux autres de leurs confrères renouvellent cette demande. Corteiz, ému, accepte de rester au travail avec eux ; mais il faudra que le synode du Bas-Languedoc lui en donne l'autorisation préalable sous la forme d'un congé d'une année. « Cela lui semble désirable », car poursuit-il, « il y a partout des esprits brouillons opposés au retour de la discipline ». Puis il distribue, par deux fois, la Cène aux fidèles. Grâce impatiemment attendue ! Le passage d'un pasteur capable d'administrer les sacrements était une chose rare, dont il importait de tirer tout le parti possible.

Le bruit s'en répandit vite dans la contrée et jusqu'à Vals, distant de plus d'une trentaine de kilomètres de la retraite du ministre. Celui-ci reçut bientôt la visite de quelques religionnaires de cette ville, venus le supplier de les aider à reconstituer une Église. Car, « s'il y avait eu jadis un temple et trois mille communiants, tout y tombait à présent dans l'idolâtrie et le dérèglement ». Corteiz se rendit à leurs arguments. Il ne réunit pas, au début, plus d'une quarantaine de personnes; mais le nombre de ses auditeurs s'accrut très rapidement les jours suivants. Craignant que tout ne fût découvert, il s'éloigna, laissant la charge de la nouvelle Eglise aux prédicateurs du Vivarais, moins éloignés de Vals que leurs frères du Languedoc. Et lui-même rentra bientôt à Uzès.




Quelques semaines après ces événements, la déclaration royale du 14 mai 1724 éclatait comme un coup de tonnerre et laissait clairement entendre aux Reformés que leurs espérances avaient été vaines. L'ère de l'oppression n'était pas close et les jours sombres allaient revenir. Le clergé du Languedoc s'était ému devant la renaissance du protestantisme. Il avait fait part de ses inquiétudes à la Cour. Celle-ci travaillait depuis plusieurs années à instruire une vaste enquête sur la question. Alors quelques prélats, l'évêque de Nantes, et le vieux conseiller d'État Bâville presque mourant, mais heureux de satisfaire encore sa haine contre la Réforme qu'il avait jadis si véhémentement combattue en Languedoc, rédigèrent ensemble un nouvel arrêt. En dix-huit articles, tous les décrets précédents étaient résumés et toutes les ordonnances confirmées. C'était à nouveau l'inquisition dans la vie des familles huguenotes, les mesures les plus redoutables contre les opiniâtres, l'obligation de recourir à l'Église romaine pour les baptêmes et les mariages, considérés sans cela comme nuls. Les protestants se voyaient irrémédiablement condamnés à rester sans état-civil.

Enfin les enfants devaient être conduits aux écoles et aux instructions catholiques. « Cette déclaration fulminante, écrivit Court dans ses mémoires, rassemblait et aggravait tout ce que Louis XIV avait rendu contre ses sujets protestants. Cette sévérité alarma tous les esprits et faisait former d'étranges projets aux plus échauffés ».

Où se trouvait l'auteur de ces lignes, à ce moment critique ? Monteil laisse entendre dans une longue lettre qu'il était en Suisse. Quoi qu'il en soit, Durand lui écrivit pour lui proposer de le rencontrer et de le guider ensuite en Vivarais; mais le 18 mai, il abandonna soudain son projet. Sans doute venait-il d'être appelé pour quelque affaire particulièrement délicate : « Il y avait, dit-il, une nécessité pressante à rester auprès des Églises encore mal reconstituées et qu'il fallait avant tout ramener à l'ordre ». Ceci correspond vraisemblablement à des faits 'précis et inquiétants. Le jeune prédicant avait été déjà sur le point de partir pour Genève où il devait étudier. Il s'était même fait prêter par Monteil les sommes nécessaires au voyage. Puis il y avait dû y renoncer. Et cette fois encore ce fut son ami Fauriel, dit Lassagne, qui vint à sa place au devant de Court. La rencontre se fit à Lyon, s'il faut en croire Monteil, et vers la fin du mois les deux voyageurs arrivèrent dans les Boutières. Il fallait calmer les esprits et les retenir, selon l'expression du premier, « dans les termes de la plus scrupuleuse obéissance ». En outre il importait d'écraser une fois pour toutes le vieux prophétisme qui ne s'avouait pas complètement vaincu, et dont les reprises spasmodiques gênaient ici et là depuis deux ans l'effort des prédicants.

Court put enfin s'entretenir avec Durand des problèmes de la restauration des Églises Vivaroises. Il s'émut des détails donnés sur Monteil. Après que celui-ci s'était à demi réconcilié avec le fils du greffier, au point de lui avancer quelque argent, ainsi que nous l'avons signalé, de nouvelles difficultés avaient remis aux prises les deux anciens adversaires. Sommé de se justifier en septembre 1723, Monteil n'en avait rien fait. Pressentant alors les accusations qui ne pouvaient manquer d'être rapportées à Court par ses collègues, il résolut de s'expliquer. Il écrivit à celui-ci. Sans doute il est coupable, et il l'avoue. Mais les prédicants ont exploité sa faute sans aucune indulgence, afin de le rendre odieux. Bernard et Durand ont été particulièrement sévères. N'y aurait-il pas de leur part une arrière-pensée de jalousie ? Car enfin, toute chute mérite compassion. Court saura le comprendre. S'il n'a pas encore reçu la visite du suppliant, c'est uniquement parce que celui-ci, âgé de plus de cinquante ans, n'a plus la force physique suffisante pour entreprendre de longues courses. La même raison l'empêche de prêcher dans toutes les Églises.

La lettre de Monteil resta sans effet. Court était strict et peu enclin à l'émotion. Le 8 juin 1724 il Présida un synode et fit purement et simplement confirmer la sentence déjà prise à l'égard du délinquant, que l'on releva de ses fonctions. La rigueur de l'artisan de la restauration protestante n'était pas inférieure à celle de Corteiz.

Trois jours après on convoquait aussi Dortial. Il voulut bien prendre tous les engagements que l'on exigeait de lui. Était-il sincère ? On ne sait. Mais Durand se voyait enfin délivré de bien lourds soucis.

Les membres de la petite assemblée se dispersèrent et retournèrent à la tâche. Court parcourut sans doute seul le pays pendant quelque temps. Puis il voulut avant son départ retrouver une fois encore ses compagnons de travail. Il indiqua le lieu de sa résidence à Durand qui se mit immédiatement en route. Mais, appelé par les religionnaires, le pasteur languedocien s'éloigna bientôt, et le jeune prédicant dut le poursuivre pendant trois jours avant de se croire enfin, aux dires des huguenots de la région, sur le point de le rejoindre. Alors il lui fit passer un billet dans lequel il lui disait sa joie de le revoir bientôt. Il le priait en même temps de prolonger son séjour en Vivarais et l'informait de la démarche d'un ami qui devait chercher à Cleyssac le beau-frère du réorganisateur des Églises, Joffre, demeurant habituellement à Villeneuve-de-Berg.

La course avait été longue. Durand épuisé s'arrêta à la nuit tombante, renonçant à poursuivre sa marche ce soir-là. Il écrivit le lendemain pour s'excuser d'avoir retardé son arrivée, qu'il annonçait à son maître pour le jour même. Il le priait en outre de lui faire savoir s'il comptait prêcher; car, ajoutait-il, la commère Nanon serait très désireuse de l'entendre.
Rien n'est plus vivant que cet échange de billets hâtifs. On devine, au travers de leur écriture pâlie, l'angoisse ou la joie de leurs auteurs. On voit ceux-ci tels qu'ils sont, voyageurs harassés mais impatients de se rejoindre pour jouir une fois encore d'une amitié profonde, fondée sur les mêmes soucis, les mêmes luttes, les mêmes espérances... avant le grand isolement, les fatigues incessantes et les incompréhensions rencontrées tout au long de leur vie d'abnégation.

Court était déjà célèbre et son passage dans les « quartiers » desservis par Durand ne manqua pas de faire quelque bruit. Les troupes furent alertées, trop tard il est vrai pour se saisir de l'illustre pasteur reparti pour le Languedoc. Le 12 juillet le pays en était couvert. Joffre, revenu à Cleyssac, en avisa son beau-frère. Il fallait être prudent et n'écrire aux frères qu'avec circonspection.

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