« Levons-nous, et bâtissons ! »
NÉHÉMIE Il : 18.
La question
de la date du retour de Durand en Ardèche est très imprécise. Nous
n'avons sur elle que quelques données fort vagues. Le futur martyr
dira plus tard qu'il prêcha « environ en 1722 ». Nous le retrouverons
d'autre part membre du synode de Durfort le 22 mai 1721. Les lettres
et les mémoires de Corteiz, avec ceux de Bonbonnoux, le représentent
alors comme le « délégué des Églises du Vivarais ». Mais nous ne
possédons pas d'indications antérieures à celles-là.
Telles quelles, elles laissent cependant supposer
qu'il devait avoir conquis une certaine notoriété et s'être même
affirmé avec maîtrise pour que, très jeune encore, il eût recueilli
les suffrages des prédicants désireux d'envoyer un député auprès de
leurs collègues du Bas-Languedoc. Cela ne va pas sans impliquer
une période d'activité préalable déjà longue.
Vers la fin de 1720 lia peste avait éclaté dans le
Languedoc et la Provence, contraignant les garnisons à maintenir en
quarantaine les bourgades atteintes par le fléau. Les religionnaires,
sentant la surveillance se relâcher, faisaient preuve d'une activité
plus intense que jamais. Antoine Court venait alors de gagner la
Suisse. Si Durand s'était trouvé là-bas lorsque son collègue y
parvint, n'aurait-il pas eu quelque chance d'en être averti ? Car si
le départ du pasteur languedocien avait été secret, le bruit de son
passage à Genève s'était rapidement répandu dans la ville et ailleurs.
Court allait y plaider la cause de nos Églises en pleine
réorganisation. Elles n'étaient plus guère connues que sous le jour
fâcheux jeté sur elles par les extravagances des inspirés parvenus en
terre de refuge; et les professeurs, dont l'autorité était très forte
jusque dans notre pays, avaient besoin d'être instruits de l'effort de
restauration poursuivi par les prédicants, pour lesquels ils n'avaient
que méfiance et préventions.
Est-il possible de placer sans trop de hardiesse le
retour de Durand vers l'automne de 1720, à l'issue d'une seconde année
d'études, complète celle-là, poursuivie à Zurich ?
Revenu dans ses contrées escarpées, le jeune homme
ne se hasarda plus à fréquenter assidûment la maison paternelle. Il
restait sous le coup du décret rendu contre lui le 11 mai 1719 et
savait que ses visites étaient dangereuses pour les siens. Est-ce à
dire qu'il ne les revît jamais? Il l'affirma devant les juges, et son
père avec lui, dans le but évident de soustraire ses parents à la
lourde accusation de complicité avec un pasteur furieusement poursuivi
et dont la tête était mise à prix. La réalité pourtant est autre. En
diverses occasions il pria Court de lui faire parvenir ses
instructions au Bouchet. Le père et le fils se sont donc vus, quoique
de telles rencontres aient été sans doute assez rares.
On ne cessait pas pour cela de garder à la maison
le souvenir de l'enfant proscrit. On s'associait, dans une pensée
d'affection, à ses travaux et à ses souffrances. Mais ces sentiments
qui s'affirmèrent en plusieurs lettres restèrent cachés pour les
pouvoirs publics, à qui le vieil Étienne déclara toujours avoir cessé
tous rapports avec son fils, depuis le jugement porté contre celui-ci.
Le prédicant dut se rendre assez fréquemment au
hameau de Craux où sa correspondance lui parvenait également. Il y
retrouvait les parents de son ami Pierre Rouvier : Isabeau
Sautel-Rouvier, mère du galérien pour la foi, menait là son veuvage
avec ses autres fils Marc et Jean-Pierre, et trois filles, dont
Anne, l'aînée, devint plus tard la femme du jeune visiteur, et la
cadette celle d'un voisin, le religionnaire Brunel. La dernière, Marie
Judith, n'avait pas Sept ans.
Pierre Durand reprit la lutte difficile avec
beaucoup de vigueur. Il était malheureusement le seul homme de quelque
talent qui fût au travail dans la région, et se trouvait à peu près
réduit à ses propres moyens : « Ici, écrivait-il en 1721, il n'y a
pour pasteurs que quelques pauvres vieux sans connaissances,
incapables de soutenir un fort petit examen. je suis le seul jeune et
je ne puis pas faire grand chose, faute de mille facultés qui me
manquent ». Ces « pauvres vieux » étaient notamment Guilhot, déjà
cité, âgé de cinquante et un ans, Bernard plus jeune de cinq ans,
Brunel, qu'il ne faut pas confondre avec son homonyme de Craux, et
Monteil, qui venaient de passer la quarantaine. La situation générale
du protestantisme en Vivarais n'était donc guère différente de ce que,
nous l'avons vue avant 1719. Corteiz s'en inquiétait et Roger avec
lui. Le premier n'avait-il pas écrit à Court le 26 octobre 720 :
« Je vous ai toujours dit qu'il était d'une
indispensable nécessité d'y aller faire quelque séjour pour y
établir un ordre pour bannir les vices et faire fleurir la vertu. Il
est bien certain que tout sera dans le chaos, dans le désordre
jusqu'à ce qu'on y aura établi un bon ordre et de bons règlements
pour faire toutes choses dans l'ordre de la justice et dans les
règles de la piété ».
Mais divers indices témoignent d'idées nouvelles et
d'un mouvement se dessinant en faveur du retour à la discipline :
« ... Nous avons reçu une lettre de nos chers
collègues du Vivarais. Ils nous prient de venir pour les seconder à
établir un ordre. C'est M. Guilhot qui envoie la lettre qui est fort
sage. Je l'avais parlé (sic) de M. Roger qui est plus proche que
nous, mais il nous a fait connaître que nous lui serons très utiles
pour y dresser une bonne discipline. Nous vous prions d'y aller. »
Notons au passage de quelle manière cette lettre
fait ressortir à la fois le solide bon sens, la clarté de vues de son
auteur, et l'étonnante liaison des premiers pasteurs du Désert. Ils
n'entreprennent rien qui ne fasse partie d'un plan d'ensemble; ils
sont en relations étroites. les uns avec les autres, ils se donnent la
main et s'appuient mutuellement dans leurs efforts. La présence de
Durand au Synode du 22 mai ne sera qu'une preuve de plus de notre
affirmation.
Les Églises du Vivarais furent-elles invitées à
envoyer leur délégué, ou prirent-elles d'elles-mêmes cette initiative
? On ne sait. Mais rendons la parole à Corteiz :
« Nous allâmes à Durfort embrasser le frère
Deleuze, le frère Bombonnoux et un de nos frères prédicateurs,
député des autres annonciateurs de la parole de Dieu qui sont en
Vivarais.
Après l'avoir embrassé, je lui demanda (sic) le
sujet de son voyage. Il me dit qu'un bon nombre de fidèles et
quelques-uns des prédicateurs étaient dans nos avis ; qu'ils
voulaient embrasser nos règlements ; mais parce qu'il appréhendait
de trouver un nombre infini de difficultés rebutantes, il était donc
d'une urgente nécessité que je allasse dans le Vivarais... Nous le
priâmes de nous exposer une prédication, ce qu'il fit avec de belles
gestes et nous remarquâmes qu'il y avait observé beaucoup d'ordre ».
Ce qui faisait dire au courageux Bombonnoux :
« Si Dieu lui prête vie, il sera un jour un
grand homme, car je l'ai entendu une fois une prédication, et il a
beaucoup de lumières. »
« Il s'est rendu avec nous au synode », ajouta
Corteiz dont nous utiliserons une autre lettre pour compléter celle-ci
: « On y décida de faire signer à tous les ministres et proposants la
confession de foi, la discipline ecclésiastique et les règlements. On
préconisera la soumission au Roi. On fera peu d'assemblées dans un
même endroit ». Durand, qui avait assisté à la « réception » du
prédicant Roux et à l'examen de très nombreux « anciens », fut «
parfaitement content de tout ce qui se passa en sa présence dans notre
assemblée synodale ». « Il est âgé d'environ 22 ans, a demeuré
longtemps pour clerc chez des notaires de Privas. Il a bonne plume et
me paraît avoir un bon esprit et bon chrétien. Il est vrai - ajoute le
prudent pasteur - qu'on ne connaît pas une personne tout d'abord ». «
Cela m'a fort édifié », lui déclara le « Monsieur député des frères du
Vivarais ». « Vous me l'aviez déjà appris par lettre, mais cela n'est
rien au prix de le voir... »
« Et comme la prudence, poursuit toujours
Corteiz, veut qu'on ne confie à 60 personnes (comme nous étions dans
le dit Synode) sans compter tant d'autres que de nécessité par
rapport aux vices, s'y rendent (bien qu'on les
fasse sortir de la chambre, néanmoins toujours ils entendent quelque
chose) ce qui nous a obligé à le dire seulement à 8 anciens...
savoir que dans quelques mois nous irons en Vivarais pour voir si
nous y pouvons planter une discipline qu'à la vérité y est d'une
indispensable nécessité. »
Ici, la lettre comporte un vigoureux rappel
à l'ordre. Court restait bloqué à Genève par l'épidémie toujours
violente et ne répondait pas aux objurgations qu'il recevait sans
cesse de ses collègues débordés de travail :
Si vous étiez tant brave que de passer là bas,
vous nous garantiriez de cette peine. C'est ce que vous pourriez
faire si vous n'étiez pas tant poltron en passant par Lyon, à
Saint-Étienne, à Montfaucon, tenant la route du Puy jusqu'à
Saint-Jeures et puis prenant à gauche, demandant Saint-Agrève qui
n'est qu'à 3 ou 4 lieues de Saint-Jeures, demandant M. Pelicier,
maréchal, ou M. Bonnet, tous deux proches de Fay le froid passé une
grande lieue plus haut que Saint-Agrève contre Saint-Jeures, où l'on
fait des assemblées, à ce que nous dit le frère député des frères du
Vivarais, et que nous savons par expérience. Si vous écoutez ces
messieurs de chez vous, vous ne viendrez jamais car ils sont tous
épouvantés ; et moi-même, quand j'ai resté à Genève, je me trouve
tout intimidé. Il me semble que dès que je serai en France, je
trouverai derrière chaque rocher une troupe de miquelets pour me
tuer. Finalement, s'il ne faut pas être imprudent, il ne faut pas
non plus être couard ou lâche ».
Corteiz, huguenot et montagnard, était un homme
d'un caractère vigoureux et d'une intransigeante sincérité. En lui
comme en Roger, Durand avait un incomparable maître de courage et de
clairvoyance.
Le jeune prédicant quitta le Bas-Languedoc et
s'arrêta quelques jours à Villeneuve-de-Berg avant de regagner
l'Ardèche. Ses compagnons d'armes l'avaient, à
Durfort, entretenu des projets de Court et de sa vie. Avant d'écrire à
celui-ci qu'il connaissait désormais par le témoignage de ses amis, le
fils du greffier résolut d'en visiter les parents : Marie Gebelin
était fort inquiète sur le sort de son fils. Elle vivait en compagnie
de ses petits neveux et voulut même faire demander par Durand que l'on
s'occupât à Genève de l'aîné d'entre eux « afin qu'il apprit là bas la
vocation de feu son père ». Mais le visiteur fut d'un autre avis. Il
pensa que l'enfant « pourrait lui être avec l'aide de Dieu, d'un grand
secours dans la suite ». Puis il s'offrit à lui apprendre le
catéchisme et les éléments de latin qu'il possédait.
Bientôt, il s'éloigna de Villeneuve et reprit le
travail difficile. Fort des enseignements reçus et des observations
faites, il était prêt pour la lutte. Aux premiers jours de juin il
avait déjà réuni les prédicants et développé ses plans. Bernard entra
dans ses vues. Bientôt le fougueux Monteil acceptait aussi « la
discipline » après un échange de lettres et quelques conversations. Or
l'influence de cet homme était considérable, bien qu'il eût versé dans
l'inspiration. Son adhésion aux règlements et aux divers principes de
la signature de la confession de foi, de l'interdiction prononcée
contre les femmes prédicantes et des examens imposés aux proposants
sur leur savoir et leur vie privée, tout cela devait avoir dans le
pays une très heureuse répercussion. Durand se
sentit rempli d'espoir. Il en fit part bientôt après à Corteiz, le 7
juin, en demandant à son illustre collègue le secours de son
affection, tant il se sentait malgré tout seul et jeune en face de sa
tâche écrasante.
Puis il passa chez ses parents « un jour et deux
nuits », ainsi qu'il devait le reconnaître plus tard. Il voulait « se
faire habiller ».
Le 18 juin il écrivait à Court. Il était
malheureusement déjà moins optimiste sur le compte de Bernard qui
paraissait retourner à l'illuminisme; et il pria son ami d'obtenir
contre ces excès une lettre du professeur Pictet. Puis il l'adjura
encore de rentrer en France, et « de n'oublier pas de lui rendre
visite » dans ses montagnes du Vivarais, s'offrant à le faire guider
depuis Lyon jusque-là.
Il avait demandé à Corteiz de lui écrire à Craux;
mais à Court il donna son adresse du Bouchet de Pranles.
Moins de deux mois après ces événements il
convoquait un synode provincial, le premier qui se tint en Vivarais
depuis la Révocation. Il s'agissait de faire adopter les règlements du
Bas-Languedoc. Bernard fut nommé président, « modérateur », selon le
terme de la vieille discipline huguenote. Six proposants et deux «
anciens », à peu prés nos conseillers presbytéraux d'aujourd'hui, se
trouvaient là. Durand était secrétaire.
L'assemblée prit dix-huit résolutions dont l'une, détail émouvant,
tendait à rendre obligatoire pour les prédicants le serment de
fidélité au Roi, « sauf en ce qui concernait les ordonnances qui
pourraient être préjudiciables à la foi et à l'Eglise ». Les temps
sont changés depuis les événements de 1703 ou de 1709. Il ne s'agit
plus que de vaincre à force de soumission la cruauté royale. La
résistance aux édits sera désormais pacifique; « elle se fera sans
armes, autour des pasteurs, avec l'appui moral, religieux et financier
de l'Europe protestante ». Près de trente ans après l'échec le vieux
projet de Claude Brousson va se trouver repris et mené à bien. Déjà,
il est appliqué en Languedoc et en Dauphiné. Le Vivarais se prépare à
l'adopter à son, tour.
Une autre décision du synode était, elle aussi,
d'importance capitale. Les religionnaires coupables d'avoir fait
baptiser leurs enfants et bénir leur mariage par le prêtre devaient
être « suspendus de la communion ».
On allait jusqu'aux conséquences extrêmes de la
nouvelle attitude proposée aux populations. Il fallait du courage pour
cela, car on n'ignorait pas les difficultés et les épreuves qu'il ne
manquerait pas d'en coûter aux familles désormais privées d'état-civil
régulier. Mais on allait bientôt instituer, avec l'appui de l'opinion
publique presque toute entière, une forme de mariage
à la fois civil et religieux, dont la validité devait être peu à peu
tacitement reconnue, puis imposée au Gouvernement lui-même qui la
consacra enfin par le tardif mais réparateur Édit de Tolérance de
1787. Seul le prêtre avait eu jusque-là le droit de bénir les mariages
et de les enregistrer. Or si les unions consacrées au désert par un
pasteur étaient pour les huguenots religieusement valables, elles
manquaient vis-à-vis du reste de la population de la publicité
indispensable pour en assurer le respect. « Ils inventèrent donc le
mariage civil, dit à ce propos M. Léonard, en transformant, pour le
leur dispenser, les notaires d'officiers civils qu'ils étaient, en
véritables officiers d'état-civil. Le contrat de mariage était alors
comme il l'est aujourd'hui dans les habitudes courantes ; mais les
fiancés catholiques dont la fortune était minime s'en passaient
souvent. Les protestants, au contraire, si pauvres qu'ils fussent,
eurent presque toujours recours au notaire lorsque celui-ci s'y
prêtait. Il courait en effet quelque danger à passer un contrat sans
la présentation d'un certificat de bonne catholicité constatant que sa
procédure serait ultérieurement validée par un mariage béni à
l'Eglise.
« Le contrat, reçu en présence de plusieurs témoins
et dûment enregistré, tenait lieu, à l'égard de la population
catholique, de bans et d'inscriptions à l'état civil. Puis les époux,
au lieu, de se présenter à l'Eglise, attendaient
une assemblée pour recevoir la bénédiction nuptiale qui devait
consacrer ensuite leur mariage ». Très souvent elle consacrait en fait
une vie conjugale depuis longtemps commencée. Nous verrons Durand
bénir certaines unions alors que plusieurs enfants étaient déjà nés de
celles-ci. Mais, dans ce cas comme dans les autres, le contrat
existait et le prédicant ne manqua jamais de l'exiger avant la
célébration du mariage. Il le mentionnait ensuite avec soin sur le
procès-verbal de la bénédiction religieuse.
« Ainsi le gouvernement avait cru réduire les
protestants à l'union libre, avec tout le discrédit de la
clandestinité : Ses ordonnances furent si bien tournées qu'il ne put
que ratifier plus tard une pratique dont l'usage avait montré les
avantages ».
Malheureusement, la victoire devait être, là comme
sur les autres points, chèrement acquise, au prix de beaucoup de
drames, de procès et de condamnations.
Durand se mit en devoir de faire appliquer les règlements. Il n'y
parvint pas sans résistances : Honni par les « fanatiques », accablé
sous leurs anathèmes, il ne se découragea point :
« Ils m'en veulent particulièrement, dit-il à
Court le 25 septembre suivant ; ils racontent que je suis leur plus
grand enne mi : mais j'ai toujours regardé ces
foudres comme partant de gens sans connaissances, et par conséquent
dignes de support ».
Il s'était vu chassé de la maison d'un inspiré
auquel il s'appliquait à démontrer le caractère illusoire de ses
prétendues révélations :
« J'ai regardé cela comme rien, et je vous
assure que si je n'avais profité du conseil que je reçus de mon bon
Père M. Corteiz, et que j'avais déjà conçu avant l'entreprise, et
que vous me donnez encore, je n'aurai rien pu faire que perdre
courage. Mais, à Dieu en soit la gloire, nous avons déjà établi des
corps de consistoires par toutes nos Églises excepté quelques-unes.
»
En même temps il priait Court de questionner le
professeur Pictet sur divers point touchant la discipline et sur les
condamnations portées par les pasteurs suisses contre les inspirés.
Puis il demandait conseil à propos de sa propre formation. Devait-il
apprendre le latin ? Un médecin, M. de Vaugiron, venait de lui donner
quelques leçons, mais, sa mort prématurée rendait difficile la
continuation d'une telle étude, plus gravement compromise encore par
la vie errante du prédicant et le soin des Églises à ranimer. Le mieux
eût été sans doute d'aller à Genève auprès de Court. Mais où trouver
le temps d'entreprendre un pareil voyage ?
Il signala les relations étroites qu'il entretenait
avec Corteiz, auquel il écrivait souvent; puis il mentionna, en
terminant, les voeux que tous faisaient pour le pasteur parti vers la
Suisse, et pour le succès de sa mission. Étienne
Durand en particulier lui recommandait « la direction dé son fils...
».
Rien n'est plus touchant que cette correspondance
des héros du désert. Leur forme souvent défectueuse exprime les
sentiments les plus délicats et les plus confiants; le souci permanent
de l'oeuvre entreprise. Ces hommes., sous la menace constante de la
mort, atteignaient entre eux à l'affection la plus rare, à la sérénité
d'une amitié liée pour toujours par la communion dans l'espérance et
le danger. Leurs lettres n'ont pas l'ordonnance de nos chefs-d'oeuvre
classiques, mais elles possèdent plus que cela. Le sublime habituel,
sans la recherche de l'effet, sans la suffisance de l'auteur satisfait
de son oeuvre.
Vers la même époque Durand fit demander au prédicant Pierredon la
copie des règlements adoptés en Bas-Languedoc. Ainsi devait-il pouvoir
s'y référer plus facilement et s'autoriser, contre les réfractaires au
retour à l'ordre, des précédents établis là-bas. Pareilles intentions
ne manquèrent pas de plaire beaucoup au sage et vigoureux Corteiz. Il
y vit la marque d'un esprit fort judicieux, la garantie d'un succès
certain; et dans sa joie il écrivit aussitôt à Court, en joignant à
ses impressions d'autres détails, plus prosaïques, sur
la manière dont la correspondance devait être adressée de Genève en
France. On ferait parvenir à l'adresse d'un religionnaire inconnu des
autorités les lettres destinées à Durand, en spécifiant sur le billet,
lui-même, et non pas sur l'enveloppe, le nom véritable du
destinataire. M. Pouchon, marchand drapier à Vernoux, accepta de jouer
ce rôle d'intermédiaire. Mais la peste sévissait toujours avec
violence. Des cordons de troupes gardaient maintenant tous les chemins
et interdisaient l'accès des villes contaminées. Les, ordres étaient
si sévères et la surveillance si serrée qu'en dépit des assurances
données à son jeune collègue, Corteiz ne pouvait songer à se rendre
dans l'Ardèche.
La fin de l'année s'approchait. Avec ses derniers
jours, la vie de vagabond pour la foi devenait plus rude. On peut
croire cependant qu'il disposait de quelques retraites sûres, mais il
n'était pas possible d'y séjourner longtemps sans, imprudence. Les
adresses, toujours différentes, des, lettres que le jeune homme reçut
durant son ministère, et bien plus encore les indications données par
son registre de mariages dont nous parlerons plus loin' laissent
clairement voir qu'il ne resta jamais plus de quelques semaines et
très rarement plus de quelques jours au même endroit.
Le 25 novembre il reçut une réponse de Court à sa
missive de septembre. Son correspondant s'y montre tel qu'il est :
homme aux vues claires, conscient de sa valeur et
volontiers autoritaire. Ses conseils sont ceux d'un ami, mais aussi
d'un maître. Il exprime ses regrets de l'attitude de Bernard, signalé
dès le 18 juin comme revenant à l'illuminisme; mais il ne veut pas que
l'on fasse la moindre concession : « Si Bernard a quelque piété, il se
soumettra ».
Le succès couronna l'énergique attitude des bons
ouvriers ardéchois : « Les fidèles des Boutières reçurent l'ordre »;
et, avec eux, ceux de Lamastre et de Desaignes. Seules quelques
prophétesses erraient toujours vers Saint-Agrève, au rebord du plateau
de la Haute-Loire. Une fois encore l'avis en fut donné à Court par le
fidèle Corteiz resté seul à la tâche et devenu en l'absence de son
collègue le véritable chef des Églises. Il était en étroites relations
avec ses frères d'armes, alors même qu'ils étaient au travail dans
d'autres provinces. Ainsi put-il faire part à Court des nouvelles
qu'il recevait lui-même du Vivarais.
D'ores et déjà la nécessité s'imposait, selon lui,
de donner au travail du jeune Durand une consécration nécessaire. Il
voulait qu'on lui conférât l' « ordination ». Ainsi son ministère
serait désormais plus complet et plus respecté de tous. Mais il
importait que cet acte solennel s'accomplît dans les formes remises en
vigueur depuis quelques années. Or Roger, le seul ministre proche qui
fût régulièrement consacré, ne pouvait, à en croire Corteiz, franchir
le Rhône dont tous les passages étaient gardés. Il
fallait donc qu'en dépit des difficultés Durand descendit en
Languedoc. Un colloque « examinerait sa capacité ».
Les desseins du rude compagnon de Court ne devaient
se réaliser que quatre ans plus tard.
Le 18 décembre, le fils du, greffier écrivait de
Vernoux à Genève. Il avait été corrigé dans ses lettres précédentes
par Court qui, non sans pédanterie, se piquait de rectifier ses
phrases et son vocabulaire. Qu'était-il pour prétendre jouer un tel
rôle ! Mais il suivait depuis quelques mois les leçons de l'Académie
de Genève et, dans l'enthousiasme des études entreprises pour la
première fois, il éprouvait le besoin de répéter aux autres ce qu'il
apprenait. Durand ne se vexa point. Sa culture générale, très
incomplète, était cependant supérieure à celle de tous ses collègues -
à l'exception peut-être de Roger. - Mais il ne voulut voir dans les
observations de son correcteur « qu'une charité faite à son disciple
». On ne saurait faire preuve de plus de véritable humilité.
Le latin, décidément, s'avérait difficile à
apprendre. « Pas de maître, pas de tranquillité, pas de livres ». Et
la théologie elle-même ne lui paraissait pas toujours entièrement
intelligible. Une lettre nous éclaire sur ses doutes et ses scrupules.
Il a peur de son ignorance; il se juge inférieur à sa tâche. Pourtant,
il se sent, appelé à persévérer malgré tout. La passion des
Églises le consume. Et surtout, Dieu reste fidèle. Il promet à Court
la relation des événements survenus en Vivarais depuis qu'il a pris le
désert ci le 29 janvier 1719 ». Il demande des livres, même
catholiques, pourvu ci qu'ils ne soient pas trop hérétiques » (sic) !
Ces ouvrages devront être envoyés chez son: père.
Il vient d'être malade et se remet peu à peu. Sans
doute l'alimentation défectueuse et peu régulière à laquelle il est
soumis depuis qu'il a pris le désert en est la cause. Il se plaint en
effet de vives douleurs d'estomac.
Avec Monteil, il est toujours en relation d'amitié.
Mais il n'oublie pas ses compagnons partis au loin. Que Court salue
donc Alexandre Chambon réfugié à Genève.
Enfin, il se dit accompagné d'un garçon de quatorze
ans, ci dont on pourra faire quelque chose » - sans qu'on sache si ce
petit est ou non le neveu de Court, auquel il faisait allusion trois
mois auparavant, après son passage à Villeneuve-de-Berg. Le voyageur
songe à l'avenir des Églises auxquelles il faut donner des chefs
qualifiés.
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