Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

III

Prédicant (1721-1726)

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« Levons-nous, et bâtissons ! »
NÉHÉMIE Il : 18.


La question de la date du retour de Durand en Ardèche est très imprécise. Nous n'avons sur elle que quelques données fort vagues. Le futur martyr dira plus tard qu'il prêcha « environ en 1722 ». Nous le retrouverons d'autre part membre du synode de Durfort le 22 mai 1721. Les lettres et les mémoires de Corteiz, avec ceux de Bonbonnoux, le représentent alors comme le « délégué des Églises du Vivarais ». Mais nous ne possédons pas d'indications antérieures à celles-là.

Telles quelles, elles laissent cependant supposer qu'il devait avoir conquis une certaine notoriété et s'être même affirmé avec maîtrise pour que, très jeune encore, il eût recueilli les suffrages des prédicants désireux d'envoyer un député auprès de leurs collègues du Bas-Languedoc. Cela ne va pas sans impliquer une période d'activité préalable déjà longue.

Vers la fin de 1720 lia peste avait éclaté dans le Languedoc et la Provence, contraignant les garnisons à maintenir en quarantaine les bourgades atteintes par le fléau. Les religionnaires, sentant la surveillance se relâcher, faisaient preuve d'une activité plus intense que jamais. Antoine Court venait alors de gagner la Suisse. Si Durand s'était trouvé là-bas lorsque son collègue y parvint, n'aurait-il pas eu quelque chance d'en être averti ? Car si le départ du pasteur languedocien avait été secret, le bruit de son passage à Genève s'était rapidement répandu dans la ville et ailleurs. Court allait y plaider la cause de nos Églises en pleine réorganisation. Elles n'étaient plus guère connues que sous le jour fâcheux jeté sur elles par les extravagances des inspirés parvenus en terre de refuge; et les professeurs, dont l'autorité était très forte jusque dans notre pays, avaient besoin d'être instruits de l'effort de restauration poursuivi par les prédicants, pour lesquels ils n'avaient que méfiance et préventions.

Est-il possible de placer sans trop de hardiesse le retour de Durand vers l'automne de 1720, à l'issue d'une seconde année d'études, complète celle-là, poursuivie à Zurich ?

Revenu dans ses contrées escarpées, le jeune homme ne se hasarda plus à fréquenter assidûment la maison paternelle. Il restait sous le coup du décret rendu contre lui le 11 mai 1719 et savait que ses visites étaient dangereuses pour les siens. Est-ce à dire qu'il ne les revît jamais? Il l'affirma devant les juges, et son père avec lui, dans le but évident de soustraire ses parents à la lourde accusation de complicité avec un pasteur furieusement poursuivi et dont la tête était mise à prix. La réalité pourtant est autre. En diverses occasions il pria Court de lui faire parvenir ses instructions au Bouchet. Le père et le fils se sont donc vus, quoique de telles rencontres aient été sans doute assez rares.

On ne cessait pas pour cela de garder à la maison le souvenir de l'enfant proscrit. On s'associait, dans une pensée d'affection, à ses travaux et à ses souffrances. Mais ces sentiments qui s'affirmèrent en plusieurs lettres restèrent cachés pour les pouvoirs publics, à qui le vieil Étienne déclara toujours avoir cessé tous rapports avec son fils, depuis le jugement porté contre celui-ci.

Le prédicant dut se rendre assez fréquemment au hameau de Craux où sa correspondance lui parvenait également. Il y retrouvait les parents de son ami Pierre Rouvier : Isabeau Sautel-Rouvier, mère du galérien pour la foi, menait là son veuvage avec ses autres fils Marc et Jean-Pierre, et trois filles, dont Anne, l'aînée, devint plus tard la femme du jeune visiteur, et la cadette celle d'un voisin, le religionnaire Brunel. La dernière, Marie Judith, n'avait pas Sept ans.

Pierre Durand reprit la lutte difficile avec beaucoup de vigueur. Il était malheureusement le seul homme de quelque talent qui fût au travail dans la région, et se trouvait à peu près réduit à ses propres moyens : « Ici, écrivait-il en 1721, il n'y a pour pasteurs que quelques pauvres vieux sans connaissances, incapables de soutenir un fort petit examen. je suis le seul jeune et je ne puis pas faire grand chose, faute de mille facultés qui me manquent ». Ces « pauvres vieux » étaient notamment Guilhot, déjà cité, âgé de cinquante et un ans, Bernard plus jeune de cinq ans, Brunel, qu'il ne faut pas confondre avec son homonyme de Craux, et Monteil, qui venaient de passer la quarantaine. La situation générale du protestantisme en Vivarais n'était donc guère différente de ce que, nous l'avons vue avant 1719. Corteiz s'en inquiétait et Roger avec lui. Le premier n'avait-il pas écrit à Court le 26 octobre 720 :

« Je vous ai toujours dit qu'il était d'une indispensable nécessité d'y aller faire quelque séjour pour y établir un ordre pour bannir les vices et faire fleurir la vertu. Il est bien certain que tout sera dans le chaos, dans le désordre jusqu'à ce qu'on y aura établi un bon ordre et de bons règlements pour faire toutes choses dans l'ordre de la justice et dans les règles de la piété ».

Mais divers indices témoignent d'idées nouvelles et d'un mouvement se dessinant en faveur du retour à la discipline :

« ... Nous avons reçu une lettre de nos chers collègues du Vivarais. Ils nous prient de venir pour les seconder à établir un ordre. C'est M. Guilhot qui envoie la lettre qui est fort sage. Je l'avais parlé (sic) de M. Roger qui est plus proche que nous, mais il nous a fait connaître que nous lui serons très utiles pour y dresser une bonne discipline. Nous vous prions d'y aller. »

Notons au passage de quelle manière cette lettre fait ressortir à la fois le solide bon sens, la clarté de vues de son auteur, et l'étonnante liaison des premiers pasteurs du Désert. Ils n'entreprennent rien qui ne fasse partie d'un plan d'ensemble; ils sont en relations étroites. les uns avec les autres, ils se donnent la main et s'appuient mutuellement dans leurs efforts. La présence de Durand au Synode du 22 mai ne sera qu'une preuve de plus de notre affirmation.
Les Églises du Vivarais furent-elles invitées à envoyer leur délégué, ou prirent-elles d'elles-mêmes cette initiative ? On ne sait. Mais rendons la parole à Corteiz :

« Nous allâmes à Durfort embrasser le frère Deleuze, le frère Bombonnoux et un de nos frères prédicateurs, député des autres annonciateurs de la parole de Dieu qui sont en Vivarais.
Après l'avoir embrassé, je lui demanda (sic) le sujet de son voyage. Il me dit qu'un bon nombre de fidèles et quelques-uns des prédicateurs étaient dans nos avis ; qu'ils voulaient embrasser nos règlements ; mais parce qu'il appréhendait de trouver un nombre infini de difficultés rebutantes, il était donc d'une urgente nécessité que je allasse dans le Vivarais... Nous le priâmes de nous exposer une prédication, ce qu'il fit avec de belles gestes et nous remarquâmes qu'il y avait observé beaucoup d'ordre ».

Ce qui faisait dire au courageux Bombonnoux :

« Si Dieu lui prête vie, il sera un jour un grand homme, car je l'ai entendu une fois une prédication, et il a beaucoup de lumières. »

« Il s'est rendu avec nous au synode », ajouta Corteiz dont nous utiliserons une autre lettre pour compléter celle-ci : « On y décida de faire signer à tous les ministres et proposants la confession de foi, la discipline ecclésiastique et les règlements. On préconisera la soumission au Roi. On fera peu d'assemblées dans un même endroit ». Durand, qui avait assisté à la « réception » du prédicant Roux et à l'examen de très nombreux « anciens », fut « parfaitement content de tout ce qui se passa en sa présence dans notre assemblée synodale ». « Il est âgé d'environ 22 ans, a demeuré longtemps pour clerc chez des notaires de Privas. Il a bonne plume et me paraît avoir un bon esprit et bon chrétien. Il est vrai - ajoute le prudent pasteur - qu'on ne connaît pas une personne tout d'abord ». « Cela m'a fort édifié », lui déclara le « Monsieur député des frères du Vivarais ». « Vous me l'aviez déjà appris par lettre, mais cela n'est rien au prix de le voir... »

« Et comme la prudence, poursuit toujours Corteiz, veut qu'on ne confie à 60 personnes (comme nous étions dans le dit Synode) sans compter tant d'autres que de nécessité par rapport aux vices, s'y rendent (bien qu'on les fasse sortir de la chambre, néanmoins toujours ils entendent quelque chose) ce qui nous a obligé à le dire seulement à 8 anciens... savoir que dans quelques mois nous irons en Vivarais pour voir si nous y pouvons planter une discipline qu'à la vérité y est d'une indispensable nécessité. »

Ici, la lettre comporte un vigoureux rappel à l'ordre. Court restait bloqué à Genève par l'épidémie toujours violente et ne répondait pas aux objurgations qu'il recevait sans cesse de ses collègues débordés de travail :

Si vous étiez tant brave que de passer là bas, vous nous garantiriez de cette peine. C'est ce que vous pourriez faire si vous n'étiez pas tant poltron en passant par Lyon, à Saint-Étienne, à Montfaucon, tenant la route du Puy jusqu'à Saint-Jeures et puis prenant à gauche, demandant Saint-Agrève qui n'est qu'à 3 ou 4 lieues de Saint-Jeures, demandant M. Pelicier, maréchal, ou M. Bonnet, tous deux proches de Fay le froid passé une grande lieue plus haut que Saint-Agrève contre Saint-Jeures, où l'on fait des assemblées, à ce que nous dit le frère député des frères du Vivarais, et que nous savons par expérience. Si vous écoutez ces messieurs de chez vous, vous ne viendrez jamais car ils sont tous épouvantés ; et moi-même, quand j'ai resté à Genève, je me trouve tout intimidé. Il me semble que dès que je serai en France, je trouverai derrière chaque rocher une troupe de miquelets pour me tuer. Finalement, s'il ne faut pas être imprudent, il ne faut pas non plus être couard ou lâche ».

Corteiz, huguenot et montagnard, était un homme d'un caractère vigoureux et d'une intransigeante sincérité. En lui comme en Roger, Durand avait un incomparable maître de courage et de clairvoyance.

Le jeune prédicant quitta le Bas-Languedoc et s'arrêta quelques jours à Villeneuve-de-Berg avant de regagner l'Ardèche. Ses compagnons d'armes l'avaient, à Durfort, entretenu des projets de Court et de sa vie. Avant d'écrire à celui-ci qu'il connaissait désormais par le témoignage de ses amis, le fils du greffier résolut d'en visiter les parents : Marie Gebelin était fort inquiète sur le sort de son fils. Elle vivait en compagnie de ses petits neveux et voulut même faire demander par Durand que l'on s'occupât à Genève de l'aîné d'entre eux « afin qu'il apprit là bas la vocation de feu son père ». Mais le visiteur fut d'un autre avis. Il pensa que l'enfant « pourrait lui être avec l'aide de Dieu, d'un grand secours dans la suite ». Puis il s'offrit à lui apprendre le catéchisme et les éléments de latin qu'il possédait.

Bientôt, il s'éloigna de Villeneuve et reprit le travail difficile. Fort des enseignements reçus et des observations faites, il était prêt pour la lutte. Aux premiers jours de juin il avait déjà réuni les prédicants et développé ses plans. Bernard entra dans ses vues. Bientôt le fougueux Monteil acceptait aussi « la discipline » après un échange de lettres et quelques conversations. Or l'influence de cet homme était considérable, bien qu'il eût versé dans l'inspiration. Son adhésion aux règlements et aux divers principes de la signature de la confession de foi, de l'interdiction prononcée contre les femmes prédicantes et des examens imposés aux proposants sur leur savoir et leur vie privée, tout cela devait avoir dans le pays une très heureuse répercussion. Durand se sentit rempli d'espoir. Il en fit part bientôt après à Corteiz, le 7 juin, en demandant à son illustre collègue le secours de son affection, tant il se sentait malgré tout seul et jeune en face de sa tâche écrasante.
Puis il passa chez ses parents « un jour et deux nuits », ainsi qu'il devait le reconnaître plus tard. Il voulait « se faire habiller ».

Le 18 juin il écrivait à Court. Il était malheureusement déjà moins optimiste sur le compte de Bernard qui paraissait retourner à l'illuminisme; et il pria son ami d'obtenir contre ces excès une lettre du professeur Pictet. Puis il l'adjura encore de rentrer en France, et « de n'oublier pas de lui rendre visite » dans ses montagnes du Vivarais, s'offrant à le faire guider depuis Lyon jusque-là.
Il avait demandé à Corteiz de lui écrire à Craux; mais à Court il donna son adresse du Bouchet de Pranles.

Moins de deux mois après ces événements il convoquait un synode provincial, le premier qui se tint en Vivarais depuis la Révocation. Il s'agissait de faire adopter les règlements du Bas-Languedoc. Bernard fut nommé président, « modérateur », selon le terme de la vieille discipline huguenote. Six proposants et deux « anciens », à peu prés nos conseillers presbytéraux d'aujourd'hui, se trouvaient là. Durand était secrétaire. L'assemblée prit dix-huit résolutions dont l'une, détail émouvant, tendait à rendre obligatoire pour les prédicants le serment de fidélité au Roi, « sauf en ce qui concernait les ordonnances qui pourraient être préjudiciables à la foi et à l'Eglise ». Les temps sont changés depuis les événements de 1703 ou de 1709. Il ne s'agit plus que de vaincre à force de soumission la cruauté royale. La résistance aux édits sera désormais pacifique; « elle se fera sans armes, autour des pasteurs, avec l'appui moral, religieux et financier de l'Europe protestante ». Près de trente ans après l'échec le vieux projet de Claude Brousson va se trouver repris et mené à bien. Déjà, il est appliqué en Languedoc et en Dauphiné. Le Vivarais se prépare à l'adopter à son, tour.

Une autre décision du synode était, elle aussi, d'importance capitale. Les religionnaires coupables d'avoir fait baptiser leurs enfants et bénir leur mariage par le prêtre devaient être « suspendus de la communion ».

On allait jusqu'aux conséquences extrêmes de la nouvelle attitude proposée aux populations. Il fallait du courage pour cela, car on n'ignorait pas les difficultés et les épreuves qu'il ne manquerait pas d'en coûter aux familles désormais privées d'état-civil régulier. Mais on allait bientôt instituer, avec l'appui de l'opinion publique presque toute entière, une forme de mariage à la fois civil et religieux, dont la validité devait être peu à peu tacitement reconnue, puis imposée au Gouvernement lui-même qui la consacra enfin par le tardif mais réparateur Édit de Tolérance de 1787. Seul le prêtre avait eu jusque-là le droit de bénir les mariages et de les enregistrer. Or si les unions consacrées au désert par un pasteur étaient pour les huguenots religieusement valables, elles manquaient vis-à-vis du reste de la population de la publicité indispensable pour en assurer le respect. « Ils inventèrent donc le mariage civil, dit à ce propos M. Léonard, en transformant, pour le leur dispenser, les notaires d'officiers civils qu'ils étaient, en véritables officiers d'état-civil. Le contrat de mariage était alors comme il l'est aujourd'hui dans les habitudes courantes ; mais les fiancés catholiques dont la fortune était minime s'en passaient souvent. Les protestants, au contraire, si pauvres qu'ils fussent, eurent presque toujours recours au notaire lorsque celui-ci s'y prêtait. Il courait en effet quelque danger à passer un contrat sans la présentation d'un certificat de bonne catholicité constatant que sa procédure serait ultérieurement validée par un mariage béni à l'Eglise.

« Le contrat, reçu en présence de plusieurs témoins et dûment enregistré, tenait lieu, à l'égard de la population catholique, de bans et d'inscriptions à l'état civil. Puis les époux, au lieu, de se présenter à l'Eglise, attendaient une assemblée pour recevoir la bénédiction nuptiale qui devait consacrer ensuite leur mariage ». Très souvent elle consacrait en fait une vie conjugale depuis longtemps commencée. Nous verrons Durand bénir certaines unions alors que plusieurs enfants étaient déjà nés de celles-ci. Mais, dans ce cas comme dans les autres, le contrat existait et le prédicant ne manqua jamais de l'exiger avant la célébration du mariage. Il le mentionnait ensuite avec soin sur le procès-verbal de la bénédiction religieuse.
« Ainsi le gouvernement avait cru réduire les protestants à l'union libre, avec tout le discrédit de la clandestinité : Ses ordonnances furent si bien tournées qu'il ne put que ratifier plus tard une pratique dont l'usage avait montré les avantages ».

Malheureusement, la victoire devait être, là comme sur les autres points, chèrement acquise, au prix de beaucoup de drames, de procès et de condamnations.




Durand se mit en devoir de faire appliquer les règlements. Il n'y parvint pas sans résistances : Honni par les « fanatiques », accablé sous leurs anathèmes, il ne se découragea point :

« Ils m'en veulent particulièrement, dit-il à Court le 25 septembre suivant ; ils racontent que je suis leur plus grand enne mi : mais j'ai toujours regardé ces foudres comme partant de gens sans connaissances, et par conséquent dignes de support ».

Il s'était vu chassé de la maison d'un inspiré auquel il s'appliquait à démontrer le caractère illusoire de ses prétendues révélations :

« J'ai regardé cela comme rien, et je vous assure que si je n'avais profité du conseil que je reçus de mon bon Père M. Corteiz, et que j'avais déjà conçu avant l'entreprise, et que vous me donnez encore, je n'aurai rien pu faire que perdre courage. Mais, à Dieu en soit la gloire, nous avons déjà établi des corps de consistoires par toutes nos Églises excepté quelques-unes. »

En même temps il priait Court de questionner le professeur Pictet sur divers point touchant la discipline et sur les condamnations portées par les pasteurs suisses contre les inspirés. Puis il demandait conseil à propos de sa propre formation. Devait-il apprendre le latin ? Un médecin, M. de Vaugiron, venait de lui donner quelques leçons, mais, sa mort prématurée rendait difficile la continuation d'une telle étude, plus gravement compromise encore par la vie errante du prédicant et le soin des Églises à ranimer. Le mieux eût été sans doute d'aller à Genève auprès de Court. Mais où trouver le temps d'entreprendre un pareil voyage ?

Il signala les relations étroites qu'il entretenait avec Corteiz, auquel il écrivait souvent; puis il mentionna, en terminant, les voeux que tous faisaient pour le pasteur parti vers la Suisse, et pour le succès de sa mission. Étienne Durand en particulier lui recommandait « la direction dé son fils... ».

Rien n'est plus touchant que cette correspondance des héros du désert. Leur forme souvent défectueuse exprime les sentiments les plus délicats et les plus confiants; le souci permanent de l'oeuvre entreprise. Ces hommes., sous la menace constante de la mort, atteignaient entre eux à l'affection la plus rare, à la sérénité d'une amitié liée pour toujours par la communion dans l'espérance et le danger. Leurs lettres n'ont pas l'ordonnance de nos chefs-d'oeuvre classiques, mais elles possèdent plus que cela. Le sublime habituel, sans la recherche de l'effet, sans la suffisance de l'auteur satisfait de son oeuvre.




Vers la même époque Durand fit demander au prédicant Pierredon la copie des règlements adoptés en Bas-Languedoc. Ainsi devait-il pouvoir s'y référer plus facilement et s'autoriser, contre les réfractaires au retour à l'ordre, des précédents établis là-bas. Pareilles intentions ne manquèrent pas de plaire beaucoup au sage et vigoureux Corteiz. Il y vit la marque d'un esprit fort judicieux, la garantie d'un succès certain; et dans sa joie il écrivit aussitôt à Court, en joignant à ses impressions d'autres détails, plus prosaïques, sur la manière dont la correspondance devait être adressée de Genève en France. On ferait parvenir à l'adresse d'un religionnaire inconnu des autorités les lettres destinées à Durand, en spécifiant sur le billet, lui-même, et non pas sur l'enveloppe, le nom véritable du destinataire. M. Pouchon, marchand drapier à Vernoux, accepta de jouer ce rôle d'intermédiaire. Mais la peste sévissait toujours avec violence. Des cordons de troupes gardaient maintenant tous les chemins et interdisaient l'accès des villes contaminées. Les, ordres étaient si sévères et la surveillance si serrée qu'en dépit des assurances données à son jeune collègue, Corteiz ne pouvait songer à se rendre dans l'Ardèche.

La fin de l'année s'approchait. Avec ses derniers jours, la vie de vagabond pour la foi devenait plus rude. On peut croire cependant qu'il disposait de quelques retraites sûres, mais il n'était pas possible d'y séjourner longtemps sans, imprudence. Les adresses, toujours différentes, des, lettres que le jeune homme reçut durant son ministère, et bien plus encore les indications données par son registre de mariages dont nous parlerons plus loin' laissent clairement voir qu'il ne resta jamais plus de quelques semaines et très rarement plus de quelques jours au même endroit.

Le 25 novembre il reçut une réponse de Court à sa missive de septembre. Son correspondant s'y montre tel qu'il est : homme aux vues claires, conscient de sa valeur et volontiers autoritaire. Ses conseils sont ceux d'un ami, mais aussi d'un maître. Il exprime ses regrets de l'attitude de Bernard, signalé dès le 18 juin comme revenant à l'illuminisme; mais il ne veut pas que l'on fasse la moindre concession : « Si Bernard a quelque piété, il se soumettra ».

Le succès couronna l'énergique attitude des bons ouvriers ardéchois : « Les fidèles des Boutières reçurent l'ordre »; et, avec eux, ceux de Lamastre et de Desaignes. Seules quelques prophétesses erraient toujours vers Saint-Agrève, au rebord du plateau de la Haute-Loire. Une fois encore l'avis en fut donné à Court par le fidèle Corteiz resté seul à la tâche et devenu en l'absence de son collègue le véritable chef des Églises. Il était en étroites relations avec ses frères d'armes, alors même qu'ils étaient au travail dans d'autres provinces. Ainsi put-il faire part à Court des nouvelles qu'il recevait lui-même du Vivarais.

D'ores et déjà la nécessité s'imposait, selon lui, de donner au travail du jeune Durand une consécration nécessaire. Il voulait qu'on lui conférât l' « ordination ». Ainsi son ministère serait désormais plus complet et plus respecté de tous. Mais il importait que cet acte solennel s'accomplît dans les formes remises en vigueur depuis quelques années. Or Roger, le seul ministre proche qui fût régulièrement consacré, ne pouvait, à en croire Corteiz, franchir le Rhône dont tous les passages étaient gardés. Il fallait donc qu'en dépit des difficultés Durand descendit en Languedoc. Un colloque « examinerait sa capacité ».
Les desseins du rude compagnon de Court ne devaient se réaliser que quatre ans plus tard.

Le 18 décembre, le fils du, greffier écrivait de Vernoux à Genève. Il avait été corrigé dans ses lettres précédentes par Court qui, non sans pédanterie, se piquait de rectifier ses phrases et son vocabulaire. Qu'était-il pour prétendre jouer un tel rôle ! Mais il suivait depuis quelques mois les leçons de l'Académie de Genève et, dans l'enthousiasme des études entreprises pour la première fois, il éprouvait le besoin de répéter aux autres ce qu'il apprenait. Durand ne se vexa point. Sa culture générale, très incomplète, était cependant supérieure à celle de tous ses collègues - à l'exception peut-être de Roger. - Mais il ne voulut voir dans les observations de son correcteur « qu'une charité faite à son disciple ». On ne saurait faire preuve de plus de véritable humilité.

Le latin, décidément, s'avérait difficile à apprendre. « Pas de maître, pas de tranquillité, pas de livres ». Et la théologie elle-même ne lui paraissait pas toujours entièrement intelligible. Une lettre nous éclaire sur ses doutes et ses scrupules. Il a peur de son ignorance; il se juge inférieur à sa tâche. Pourtant, il se sent, appelé à persévérer malgré tout. La passion des Églises le consume. Et surtout, Dieu reste fidèle. Il promet à Court la relation des événements survenus en Vivarais depuis qu'il a pris le désert ci le 29 janvier 1719 ». Il demande des livres, même catholiques, pourvu ci qu'ils ne soient pas trop hérétiques » (sic) ! Ces ouvrages devront être envoyés chez son: père.

Il vient d'être malade et se remet peu à peu. Sans doute l'alimentation défectueuse et peu régulière à laquelle il est soumis depuis qu'il a pris le désert en est la cause. Il se plaint en effet de vives douleurs d'estomac.
Avec Monteil, il est toujours en relation d'amitié. Mais il n'oublie pas ses compagnons partis au loin. Que Court salue donc Alexandre Chambon réfugié à Genève.
Enfin, il se dit accompagné d'un garçon de quatorze ans, ci dont on pourra faire quelque chose » - sans qu'on sache si ce petit est ou non le neveu de Court, auquel il faisait allusion trois mois auparavant, après son passage à Villeneuve-de-Berg. Le voyageur songe à l'avenir des Églises auxquelles il faut donner des chefs qualifiés.

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