Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Vocation - Préparation (suite)

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Le 18 mai 1719, Roger écrivait à Rouvier une lettre fort intéressante. Elle donne certains éclaircissements sur ces problèmes quoique celui des conditions de son envoi puisse à première vue apparaître très obscur, ainsi que nous le verrons bientôt :

« Après vous avoir salué, je ne saurais vous exprimer la joie que je ressens d'apprendre que Dieu, non seulement appelle tous les jours à son Eglise des gens pour être sauvés, mais qui plus est encore, des personnes pour travailler au salut des autres, ou pour mieux dire des pasteurs par lesquels il veut ramener ces pauvres brebis égarées... et comme je souhaite que tous ceux qui s'emploient à une oeuvre aussi excellente parvinssent au Saint-Ministère, je veux dire à un état de pouvoir soutenir un examen dans un synode et recevoir l'imposition des mains, je m'assure que vous ne prendrez pas de mauvaise part si je prends la liberté de vous adresser mes conseils... Il faut prier fréquemment et avec ardeur pour attirer les secours du ciel.
Il vous faut apprendre par coeur les catéchismes les plus étendus qui traitent les vérités de notre Sainte Religion, et ne jamais vouloir vous entêter à apprendre une chose dans très peu de temps, car par là vous pourriez vous décourager et ne jamais vous rebuter, car les choses ne viennent que petit à petit ; et insensiblement on vient à bout du saint et pieux dessein... Il faut lire un livre tout de suite avec attention en vous arrêtant pour bien comprendre le sens de la doctrine ... et bien prendre garde aux passages qui appuient la doctrine ... et combattent l'erreur...
Pour la prédication, si vous voulez faire vos sermons de vous-même, il faut, puisque vous avez de la plume, que vous les écriviez et les appreniez par coeur, ce qui, appris à loisir, va beaucoup mieux que tout ce qui se fait autrement, mais pour cet effet, il vous faut bien retenir le texte avec ce qui va devant, et qui serait les parties que vous y pourriez faire, les choses qui doivent être premières et dernières, et faire autant qu'il se peut que les plus strictes et touchants soient vers la fin... et porter les gens à la piété et à la crainte de Dieu... Et comme vous êtes jeune, vous pourrez être quelque chose avec l'aide du bon Dieu.

Enfin, pour ce qui est votre conduite, il vous faut bien mettre dans l'esprit que dans toutes vos paroles, vos gestes, vos actions vous devez vous proposer pour exemple aux autres, car autrement vous détruiriez dans un moment ce que vous auriez bâti avec beaucoup de peine... Vous devez aussi prendre un soin tout particulier, et pour votre conservation et pour celle de ceux que vous servez ; car l'expérience ne nous a que trop montré ces exemples funestes, pour vouloir trop paraître et faire trop de bruit. je vous exhorte donc de vous tenir caché, surtout qu'il vous sera possible, et de n'exposer pas témérairement les fidèles, puisque nous ne savons pas si nous aurions les forces nécessaires pour résister à la tentation si Dieu permettait que nous vinssions à y tomber... mais d'un autre côté nous devons être assurés qu'en observant les mesures nécessaires, si Dieu nous y appelle, ne nous y abandonnera pas. Je trouve donc très à propos que pour l'édification publique et le grand bien de l'Eglise nous écoutions les conseils des autres et ne cheminions pas à l'étourdi selon nos propres sentiments, et surtout vous, à cause de votre jeunesse, vous ne devez pas faire défaut de vous conformer aux frères de vos quartiers qui ont vieilli dans le ministère ; et quand vous vous mettriez à la suite de quelqu'un de ces anciens, vous feriez fort bien, puisque bien loin que cela vous fût honteux et désavantageux, au contraire vous serait glorieux et profiteriez... »

Le texte, malheureusement très endommagé vers la fin de la lettre, se poursuit dans les fragments auxquels nous avons fait allusion plus haut, et que nous reproduisons à présent :

« ... écouterez et mettrez en pratique... dont vous même pourrez faire... reconnaître la justice et la nécessité... et quoique je n'aie pas l'honneur d'être connu de vous de face (1) cependant je vous prie de croire que j'ai pour vous toutes les tendresses les plus inimaginables et que je souhaiterais pouvoir vous fournir tout ce qui vous est nécessaire à votre avancement... Saluez tous les autres frères de ma part. Le frère qui est avec moi vous salue bien, et les autres frères. Au désert ce 31 mai 1719. »

Cette missive écrite par un homme qui venait en plein hiver de passer plusieurs semaines dans ses montagnes, pareil à une bête traquée, s'adresse visiblement à un jeune religionnaire désireux de se mettre au service des Églises sous la Croix. Mais aussi elle le suppose vivant et travaillant dans nos contrées protestantes de France. Or Rouvier était depuis trois mois à Berne. Si Roger avait répondu à quelque lettre venue de Suisse, il l'aurait fait en usant d'autres développements. M. Ch. Bost a proposé sur ce Point une pénétrante explication. Les exhortations de l'apôtre du Dauphiné feraient suite à des demandes de conseils envoyées avant l'affaire du Navalet; Roger, nous avons dit pourquoi, n'eut sans doute pas son courrier pendant les premiers mois de 1719, et ne le trouva qu'à la fin de la crise. Mis à ce moment seulement en possession de la lettre de Rouvier, il pouvait le croire encore en France puisqu'il 'ne l'avait pas rencontré lors de la fuite vers la Suisse : La missive, adressée au hameau de Craux, aurait été renvoyée à Berne, puis à Genève. Rouvier déclara précisément à ses juges ne l'avoir reçue là qu'en septembre seulement. L'ingénieuse hypothèse de M. Bost, en rendant compte, au surplus, de la longueur anormale du délai séparant les dates respectives de la rédaction, et de l'arrivée en Suisse, appuie indirectement les déclarations de Dupuy, et les affirmations de ce dernier touchant les entrevues de Durand et de Roger situées par lui avant 1719. Il semble vraisemblable que Rouvier ait écrit, à son aîné qu'il ne connaissait pas, la lettre dont nous possédons la réponse, en s'autorisant pour cela de ce qu'il savait de lui par Durand, très au courant de ses travaux et de ses projets. Or, pour en parler ainsi, le fils du greffier devait avoir nécessairement rencontré le vieux pasteur. Tout s'oppose à ce que ces relations aient eu lieu après l'affaire du Navalet, et nous devons les supposer antérieures à celle-ci.

En août, Rouvier, toujours à Berne, était découragé. « Il se sentait trop âgé », avoua-t-il plus tard, « pour faire toutes les classes nécessaires pour parvenir au grade de ministre ». Les espérances si clairement énoncées dans sa lettre du 1er juillet s'étaient évanouies. Il supportait mal l'exil. Il voulait revoir sa mère, veuve depuis quelques semaines; et bientôt il partit pour Genève, « où il fut toujours chez le nommé Bourges, procureur ». Là les conseils enfin reçus de Roger lui révélèrent qu'il pourrait se faire recevoir par les synodes nouvellement établis, sans avoir suivi d'études régulières et sans autre préparation que des lectures faites au désert. Ce fut le coup décisif. De Genève jusqu'à la France il n'y a qu'un pas. Il fut vite franchi. En quelques rapides étapes, le voyageur traversa le Dauphiné, s'arrêta à Valence à l'auberge des « Trois Pigeons », passa le Rhône à la Voulte et regagna ses montagnes du Vivarais. L'amour du pays, avec sa lumière, ses horizons déchirés, ses habitants dont la ferme énergie semble modelée sur ces lignes austères et graves, avait fait taire en lui la voix de la prudence. Le proscrit revenait au foyer, l'enfant à sa mère, et le croyant à ses frères dans l'épreuve.

À l'est de Vernoux, au Constant, il s'arrêta chez l'un de ses amis, le vieux fermier Garnier. Y demeura-t-il quelques jours, comme les voisins devaient l'affirmer plus tard ? ou bien n'arriva-t-il que pour se faire arrêter, trois ou quatre heures à peine après avoir salué ses hôtes au soir d'une longue journée dont il sentait vivement la fatigue ? On ne sait.

Le voyageur dîna fort légèrement, et si, à la demande de ses hôtes, il célébra le culte de famille après que l'obscurité fut tombée sur la campagne cévenole, ce fut, dirent les témoins, d'une voix brisée, sans résonances. Il était épuisé par la longue étape et n'avait pour auditeurs qu'une jeune servante et les deux filles du maître de céans.

Rouvier dormait depuis un long moment et la nuit s'avançait lorsque des coups violents furent frappés à la porte. Or pareil signal est assez peu fréquent dans un pays retiré, où chacun se couche avec le crépuscule et se lève avec le jour. Il signifiait, à n'en pas douter, la visite d'étrangers ou de vagabonds, car à la maison personne n'était attendu. Inquiètes, les deux femmes descendirent, puis sans ouvrir elles s'enquirent du sens de ce bruit insolite. Le ton bref, sec, d'un ordre fut la seule réponse. Il fallait ouvrir et sans attendre. La catastrophe s'abattait sur le foyer avec les soldats chargés d'investir le vieux logis.

Alors ce fut en un éclair, presque d'instinct, la décision prise. À tout prix, il fallait sauver l'hôte. Tandis que l'une des soeurs s'essayait à engager la discussion à travers la porte, l'autre, sans perdre un instant, allait avertir Rouvier, Celui-ci, à demi-vêtu, s'approcha de la fenêtre. En 'même temps la lueur pâle d'une chandelle le signalait aux troupes disséminées dans le jardin pour en garder les issues. Isabeau Garnier avait voulu montrer au voyageur surpris le sol sur lequel il allait tomber après s'être lancé dans le vide. Mais ce geste imprudent retira ses dernières chances au fugitif. Il fut presqu'aussitôt rejoint dans la deuxième enceinte du verger par un sergent embusqué derrière une haie, tandis que de l'autre côté de la ferme on travaillait encore à enfoncer la porte : Claire Garnier, en refusant d'ouvrir malgré les sommations de l'officier, voulait donner au proscrit le temps de s'échapper.
Maintenant, sous bonne escorte, les prisonniers sont menés à Vernoux. Le procès suit son cours. La félonie se découvre : Le laboureur Pierre Froment « était brouillé avec Garnier, sa femme et ses filles, parce qu'il avait un jour refusé de voiturer leur foin dans le grenier ». Claire était en outre allée dans son champ pour y chercher des feuilles de pommes de terre. « Sur quoi Froment avait déclaré qu'il se vengerait ».

Ce triste personnage eut l'audace de nier ses menaces et d'affirmer que Garnier et lui-même étaient restés bons amis 1 Pourtant il avait cyniquement dénoncé, la visite fatale. Il est vrai qu'il s'en était fallu de bien peu que sa démarche n'eût échoué. L'abbé Desmosins, prieur de Saint-Félix-de-Châteauneuf, auquel il s'était ouvert le premier de son secret. n'avait pas prêté l'oreille au délateur. Il refusa de lui ouvrir et se contenta de lui envoyer son neveu. Puis comme Froment refusait de se nommer, le vieux prêtre décida de ne donner aucune suite à sa déposition. « La route, dit-il, était trop longue pour qu'on pût avertir à temps les troupes de Vernoux ». Nous aimons à croire que d'autres motifs justifiaient son attitude : Il était tenu par les religionnaires pour un « homme de bien ». Presque octogénaire, il devait sans doute user envers eux d'une large tolérance, sachant bien que les lois ne peuvent rien contre les convictions les plus fermes.

Alors, sentant sa proie lui échapper, le traître, comme un fou, courut jusqu'à Vernoux où il avertit le jeune vicaire Charles de Lichery, n'omettant aucun renseignement sur le prédicant vêtu d'un habit noir (celui-là même que le jeune homme déclarait s'être fait faire à Berne après l'annonce de la mort de son père le notaire royal, survenue depuis sa fuite en Suisse), et logé depuis quelques jours chez Bernard Garnier, « vieux coquin toujours fort pernicieux pour la religion et le service de sa Majesté, ayant eu sa maison rasée 23 ans auparavant, à Serre-Gros, pour raison d'assemblée ».
De Lichery prévint le capitaine chevalier de la Romagère...




Traduit devant le dur et violent Dumolard dont la brutalité était notoire, certain d'autre part du sort qui l'attendait, Rouvier, à vingt ans, resta stoïque. Il avoua s'être rendu au ravin du Navalet, tout en se défendant d'y avoir prêché. Il ne convint pas davantage d'être arrivé chez le fermier trois jours avant l'arrestation et d'avoir entraîné le dimanche ses filles à l'assemblée du hameau voisin de Loriol, ainsi que Froment l'en accusait.
Mais lorsqu'il fut interrogé sur sa foi, il fit preuve d'un courage extraordinaire. Le 25 septembre il réplique au subdélégué que ses « parents ont abjuré au moment des conversions générales. Cependant s'il a été baptisé par le curé ou le vicaire de Serres, son aïeul n'avait aucun droit d'abjurer pour lui qui répond ; et que, s'il (son aïeul) a été dans l'erreur pour la religion, il ne peut suivre son exemple. Il veut vivre et mourir dans la religion protestante, comme son père qui l'ayant reconnu pour la meilleure, l'a professée jusqu'à la mort ».

Le 26 septembre on lui demande « s'il ne sait pas que, par toutes les ordonnances du Roi, il est défendu aux catholiques de changer de religion, et d'apostasier sous peine de vie ».
Il réplique : « Que si le Roi s'est trompé dans sa religion qu'il a professée, et sur laquelle il a fait des ordonnances, le répondant n'est pas obligé de s'y conformer, n'ayant rien de plus cher que sa conscience, et croyant que la R. P. R. (Religion Prétendue Réformée) est la seule bonne religion dans laquelle on peut se sauver ».

Rouvier fut transféré à Montpellier avec les deux filles de son hôte. Le 28 octobre, une lettre de Plantier, un ami de Court, signalait à ce dernier leur passage à Nîmes.

Le jeune homme, vêtu de son habit noir, s'était dit à ceux qui l'interrogeaient, « enfant de Dieu et prédicateur de l'Évangile ». Il y eut un moment d'émotion dans la ville, car on avait pris le captif pour Court lui-même, et l'on peut juger de la consternation des huguenots nîmois qui se crurent alors privés de leur pasteur.

Nous ne saurons plus rien désormais de Claire et d'Isabeau Garnier. Plantier, en écrivant à Court, s'engageait à essayer d'obtenir des nouvelles des deux prisonnières enfermées à la Citadelle. Il n'en donna jamais. Seulement Dumolard, en résumant la procédure, avait conclu : « Si Rouvier avouait sur la sellette l'assemblée de Loriol et que les deux filles y ont été, il serait expédient pour l'exemple et la tranquillité du pays de les envoyer en Louisiane... ».

Le 11 décembre on condamnait Rouvier aux galères à perpétuité. Peu s'en était fallu qu'il n'eût subi la peine capitale. Il connut la chiourme jusqu'en 1736. Sur sa demande l'ambassadeur anglais Lord Stanhope avait intercédé pour lui dès 1720 sans parvenir à émouvoir l'Intendant qui ne consentit pas à sa libération. Le forçat pour la foi fut plus heureux 16 ans plus tard, mais il n'obtint sa grâce qu'en échange de là promesse de quitter immédiatement le royaume. Il gagna la Hollande où des actes notariés établis sur la demande de sa mère attestent sa présence en 1739. Depuis 1727 il était devenu le beau-frère de son ami Durand.




Laissons Rouvier sur son banc de gêne et retrouvons Durand à Zurich. Nous ne possédons aucun renseignement sur sa vie pendant cette époque et jusqu'en mai 1721.

Ce fut sans doute le moment qui vit se parfaire sa formation et se mûrir sa pensée. En Suisse il pouvait suivre de près la vie d'une Église protestante fortement organisée. En outre les jugements sévères portés là-bas sur les excès des inspirés durent le mettre à tout jamais en garde contre ceux-ci, malgré les sympathies qu'il avait jadis eues pour eux et dont sa présence à l'assemblée prophétique du Navalet nous est la preuve.
Il suivit en cela l'évolution de son maître Antoine Court et de la plupart des pasteurs du désert de cette période. Venus du prophétisme, ils en conservèrent l'intense ferveur, religieuse, nécessaire pour oser entreprendre leur tâche périlleuse. Mais ils se mirent bientôt en devoir de la fixer dans le cadre d'une discipline rigoureuse et d'institutions fermes, sauvant ainsi la Réforme française.

Des recherches poursuivies à Zurich aux Archives du Collegium Carolinum où l'on enseignait alors la Théologie, n'ont pas permis de retrouver le nom de Durand sur la liste des étudiants de 1719.
Mais des règlements très stricts n'accordaient aux « proposants » la fréquentation régulière des cours qu'après le passage d'examens préliminaires portant sur la connaissance des langues mortes. Durand, nous l'avons vu, ne la possédait pas à son arrivée. Il ne put donc jamais figurer au nombre des jeunes gens légalement immatriculés.

Qu'est-il alors dans sa personne et sa pensée ? Physiquement, dira-t-on plus tard de lui, « c'est un petit homme dont la physionomie est assez revenante. Il a de la douceur, de la modération, assez de feu et de vivacité. Pour médiocre qu'on doit supposer qu'ait été son éducation, il ne laisse point d'avoir des manières et de la politesse. Il ne manque ni d'esprit ni d'une certaine capacité ».

Comment résistera-t-il aux fatigues de son dur ministère ? Plusieurs de ses lettres à Court le montrent assez facilement lassé. Il est moins bon marcheur que l'intrépide Corteiz, et les longues étapes l'épuisent. Pourtant il exercera malgré tout son activité d'une manière très régulière, parcourant sans cesse un champ de travail vaste comme un diocèse.
Il jouit d'une excellente mémoire : Vingt jours après avoir reçu de Corteiz, dans un synode, l'adresse de Court qu'il n'a pas notée, il écrit à celui-ci sans commettre aucune erreur. En 1729 il se souvient de la couleur du vêtement porté par son ami lors d'une visite reçue de lui cinq ans auparavant.
Ces qualités l'aident à acquérir des connaissances théologiques au moins élémentaires, dont il se servira plus tard avec à propos. Si ses études de latin sont tout à fait sommaires ou même nulles, il apprend le grec qu'il possédera suffisamment pour l'écrire et en utiliser le vocabulaire.
Mais surtout il se pénètre « de la doctrine », et celle-ci, fait capital qui exercera sur toute sa vie la plus profonde influence, est très proche du calvinisme strict. La Confession de foi de la Rochelle est encore normative à cette époque : Dieu lui-même, infini dans ses attributs, ineffable, personnel, juste, bon, et plus encore tout-puissant, est au, centre de tout. Rien ne s'accomplit sans son ordre. De telles convictions, en ce qu'elles ont d'excessif dans leur caractère prédestinatien, heurtent quelque peu nos idées modernes. Mais nous ne saurions oublier qu'elles furent dans ces siècles de persécution un immense réconfort.

« Nous croyons, déclare l'article VIII de la Confession, que non seulement Dieu a créé toutes choses, mais qu'Il les gouverne et conduit, disposant et ordonnant selon Sa Volonté, de tout ce qu'il advient au monde. Non pas qu'Il soit auteur du mal, ou que la coulpe lui en puisse être imputée, vu que Sa volonté est la règle souveraine de toute droiture et équité, mais il a des moyens admirables de se servir tellement des diables et des méchants, qu'il fait convertir en bien le mal qu'ils font et duquel ils sont coupables. Et ainsi, en confessant que rien ne se fait sans la providence de Dieu, nous adorons en humilité les desseins qui nous sont cachés, sans nous enquérir par-dessus notre mesure : Mais plutôt appliquons à notre usage ce qui nous est montré en l'Écriture Sainte, pour être en repos et sûreté, d'autant que Dieu, qui a toutes choses sujettes à soi, veille sur nous d'un soin paternel, tellement qu'il ne tombera point un cheveu de notre tête sans Sa volonté. Et cependant il tient les diables et tous nos ennemis bridés, en sorte qu'ils ne nous peuvent faire aucune nuisance sans son congé. »

Avec cela on meurt plutôt que de fléchir dans le témoignage rendu à la vérité, de l'Évangile; et, loin d'être anémiés dans leur pensée, paralysés dans leur action par l'idée de leur impuissance radicale, les Huguenots de France, avec les Gueux des Pays-Bas et les Puritains d'Écosse, se sont montrés dans l'adversité des personnalités fortes en même temps qu'extraordinairement actives, à la foi sereine jusque dans l'épreuve ou dans la mort. C'est que, nous dit M. Choisy, « sous la dépendance immédiate de Dieu, on n'est plus sous le régime de la foi, mais sous celui de la grâce qui a, d'ores et déjà. fait du croyant un élu...
« Il n'y a plus à faire ou à mériter son salut, mais seulement à glorifier Dieu par l'obéissance à Sa volonté ».

À cette foi robuste qui le maintiendra plus tard au service des Églises malgré les plus douloureuses épreuves, Durand joint une grande délicatesse de sentiments. Il évite de juger trop durement ses frères tombés dans les extravagances du prophétisme, ou le dérèglement, et ne cesse pas de porter le souci de leurs erreurs. Il se montre toujours plein de tact dans les relations avec les siens. Toutes ces qualités ne sont pas exclusives d'une gaîté et d'une ironie que nous retrouvons dans certains badinages de ses lettres, et même dans une poésie dont nous citerons ci-dessous quelques passages :

Malgré tous les malheurs desquels on me menace
Je veux me faire entendre à cette populace;
Je veux l'assavanter, je veux lui dire en vers
Qu'on débite beaucoup de choses de travers.

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on parle autant de moi que de personne en France,
Comme si j'étais cause qu'elle est en décadence.
L'un dit qu'on me prendra, l'autre que je suis pris;
L'un dit que je suis blanc, l'autre que je suis gris,
Que je suis fort savant dans la Théologie;
L'autre que j'ai passé presque toute ma vie
À suivre le barreau, et qu'en si peu de temps
je n'ai pu profiter pour être si savant...

L'auteur fait ensuite allusion à tout ce que l'on dit de lui, de bien ou de mal ; aux calomnies des ecclésiastiques qui l'accusent de bénir les mariages au désert pour un gain sordide; puis il conclut :

Il faut donc posséder mon âme en patience,
Vivre même content, sentant mon innocence,
Vous serez bien heureux, nous dit le fils de Dieu,
En l'onzième verset du cinq de Saint Matthieu,
Si pour l'amour de Moi, par une pure envie,
L'on dit du mal de vous et l'on vous injurie...

À vingt ans, mûri par les épreuves et les périls déjà supportés, sachant sourire aux dangers plus graves encore qui l'attendaient, Pierre Durand était prêt pour l'apostolat et le martyre au service de son Maître, dans nos Églises Réformées de France.


1. C'est nous qui soulignons.
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