Le 18 mai 1719, Roger écrivait à
Rouvier une lettre fort intéressante. Elle
donne certains éclaircissements sur ces
problèmes quoique celui des conditions de
son envoi puisse à première vue
apparaître très obscur, ainsi que nous
le verrons bientôt :
« Après vous avoir
salué, je ne saurais vous exprimer la joie
que je ressens d'apprendre que Dieu, non seulement
appelle tous les jours à son Eglise des gens
pour être sauvés, mais qui plus est
encore, des personnes pour travailler au salut des
autres, ou pour mieux dire des pasteurs par
lesquels il veut ramener ces pauvres brebis
égarées... et comme je souhaite que
tous ceux qui s'emploient à une oeuvre aussi
excellente parvinssent au Saint-Ministère,
je veux dire à un état de pouvoir
soutenir un examen dans un synode et recevoir
l'imposition des mains, je m'assure que vous ne
prendrez pas de mauvaise part si je prends la
liberté de vous adresser mes conseils... Il
faut prier fréquemment et avec ardeur pour
attirer les secours du ciel.
Il vous faut apprendre
par coeur
les catéchismes les plus étendus qui
traitent les vérités de notre Sainte
Religion, et ne jamais vouloir vous entêter
à apprendre une chose dans très peu de temps, car
par
là vous pourriez vous décourager et
ne jamais vous rebuter, car les choses ne viennent
que petit à petit ; et insensiblement on
vient à bout du saint et pieux dessein... Il
faut lire un livre tout de suite avec attention en
vous arrêtant pour bien comprendre le sens de
la doctrine ... et bien prendre garde aux passages
qui appuient la doctrine ... et combattent
l'erreur...
Pour la prédication, si
vous voulez faire vos sermons de vous-même,
il faut, puisque vous avez de la plume, que vous
les écriviez et les appreniez par coeur, ce
qui, appris à loisir, va beaucoup mieux que
tout ce qui se fait autrement, mais pour cet effet,
il vous faut bien retenir le texte avec ce qui va
devant, et qui serait les parties que vous y
pourriez faire, les choses qui doivent être
premières et dernières, et faire
autant qu'il se peut que les plus strictes et
touchants soient vers la fin... et porter les gens
à la piété et à la
crainte de Dieu... Et comme vous êtes jeune,
vous pourrez être quelque chose avec l'aide
du bon Dieu.
Enfin, pour ce qui est
votre
conduite, il vous faut bien mettre dans l'esprit
que dans toutes vos paroles, vos gestes, vos
actions vous devez vous proposer pour exemple aux
autres, car autrement vous détruiriez dans
un moment ce que vous auriez bâti avec
beaucoup de peine... Vous devez aussi prendre un
soin tout particulier, et pour votre conservation
et pour celle de ceux que vous servez ; car
l'expérience ne nous a que trop
montré ces exemples funestes, pour vouloir
trop paraître et faire trop de bruit. je vous
exhorte donc de vous tenir caché, surtout
qu'il vous sera possible, et de n'exposer pas
témérairement les fidèles,
puisque nous ne savons pas si nous aurions les
forces nécessaires pour résister
à la tentation si Dieu permettait que nous
vinssions à y tomber... mais d'un autre
côté nous devons être
assurés qu'en observant les mesures
nécessaires, si Dieu nous y appelle, ne nous
y abandonnera pas. Je trouve donc très
à propos que pour l'édification
publique et le grand bien de l'Eglise nous
écoutions les conseils des autres et ne
cheminions pas à l'étourdi selon nos
propres sentiments, et surtout vous, à cause
de votre jeunesse, vous ne devez pas faire
défaut de vous conformer aux frères
de vos quartiers qui ont vieilli dans le
ministère ; et quand vous vous mettriez
à la suite de quelqu'un de ces anciens, vous
feriez fort bien, puisque bien loin que cela vous
fût honteux et désavantageux, au
contraire vous serait glorieux et profiteriez...
»
Le texte, malheureusement
très endommagé vers la fin de la
lettre, se poursuit dans les fragments auxquels
nous avons fait
allusion
plus haut, et que nous reproduisons à
présent :
« ... écouterez et
mettrez en pratique... dont vous même pourrez
faire... reconnaître la justice et la
nécessité... et
quoique je n'aie pas l'honneur d'être connu
de vous de face (1)
cependant je
vous prie de croire que j'ai pour vous toutes les
tendresses les plus inimaginables et que je
souhaiterais pouvoir vous fournir tout ce qui vous
est nécessaire à votre avancement...
Saluez tous les autres frères de ma part. Le
frère qui est avec moi vous salue bien, et
les autres frères. Au désert ce 31
mai 1719. »
Cette missive écrite par un
homme qui venait en plein hiver de passer plusieurs
semaines dans ses montagnes, pareil à une
bête traquée, s'adresse visiblement
à un jeune religionnaire désireux de
se mettre au service des Églises sous la
Croix. Mais aussi elle le suppose vivant et
travaillant dans nos contrées protestantes
de France. Or Rouvier était depuis trois
mois à Berne. Si Roger avait répondu
à quelque lettre venue de Suisse, il
l'aurait fait en usant d'autres
développements. M. Ch. Bost a proposé
sur ce Point une pénétrante
explication. Les exhortations de l'apôtre du
Dauphiné feraient suite à des
demandes de conseils envoyées avant
l'affaire du Navalet; Roger, nous avons dit
pourquoi, n'eut sans doute pas son courrier pendant
les premiers mois de 1719, et ne le trouva
qu'à la fin de la crise. Mis à ce
moment seulement en possession de
la lettre de Rouvier, il pouvait le croire encore
en France puisqu'il 'ne l'avait pas
rencontré lors de la fuite vers la Suisse :
La missive, adressée au hameau de Craux,
aurait été renvoyée à
Berne, puis à Genève. Rouvier
déclara précisément à
ses juges ne l'avoir reçue là qu'en
septembre seulement. L'ingénieuse
hypothèse de M. Bost, en rendant compte, au
surplus, de la longueur anormale du délai
séparant les dates respectives de la
rédaction, et de l'arrivée en Suisse,
appuie indirectement les déclarations de
Dupuy, et les affirmations de ce dernier touchant
les entrevues de Durand et de Roger situées
par lui avant 1719. Il semble vraisemblable que
Rouvier ait écrit, à son
aîné qu'il ne connaissait pas, la
lettre dont nous possédons la
réponse, en s'autorisant pour cela de ce
qu'il savait de lui par Durand, très au
courant de ses travaux et de ses projets. Or, pour
en parler ainsi, le fils du greffier devait avoir
nécessairement rencontré le vieux
pasteur. Tout s'oppose à ce que ces
relations aient eu lieu après l'affaire du
Navalet, et nous devons les supposer
antérieures à celle-ci.
En août, Rouvier, toujours
à Berne, était
découragé. « Il se sentait trop
âgé », avoua-t-il plus tard,
« pour faire toutes les classes
nécessaires pour parvenir au grade de
ministre ». Les espérances si
clairement énoncées dans sa lettre du
1er juillet s'étaient évanouies. Il supportait
mal l'exil. Il voulait revoir sa mère, veuve
depuis quelques semaines; et bientôt il
partit pour Genève, « où il fut
toujours chez le nommé Bourges, procureur
». Là les conseils enfin reçus
de Roger lui révélèrent qu'il
pourrait se faire recevoir par les synodes
nouvellement établis, sans avoir suivi
d'études régulières et sans
autre préparation que des lectures faites au
désert. Ce fut le coup décisif. De
Genève jusqu'à la France il n'y a
qu'un pas. Il fut vite franchi. En quelques rapides
étapes, le voyageur traversa le
Dauphiné, s'arrêta à Valence
à l'auberge des « Trois Pigeons »,
passa le Rhône à la Voulte et regagna
ses montagnes du Vivarais. L'amour du pays, avec sa
lumière, ses horizons
déchirés, ses habitants dont la ferme
énergie semble modelée sur ces lignes
austères et graves, avait fait taire en lui
la voix de la prudence. Le proscrit revenait au
foyer, l'enfant à sa mère, et le
croyant à ses frères dans
l'épreuve.
À l'est de Vernoux, au
Constant, il s'arrêta chez l'un de ses amis,
le vieux fermier Garnier. Y demeura-t-il quelques
jours, comme les voisins devaient l'affirmer plus
tard ? ou bien n'arriva-t-il que pour se faire
arrêter, trois ou quatre heures à
peine après avoir salué ses
hôtes au soir d'une longue journée
dont il sentait vivement la fatigue ? On ne
sait.
Le voyageur dîna fort
légèrement, et si, à la
demande de ses hôtes, il
célébra le culte de famille
après que
l'obscurité fut tombée sur la
campagne cévenole, ce fut, dirent les
témoins, d'une voix brisée, sans
résonances. Il était
épuisé par la longue étape et
n'avait pour auditeurs qu'une jeune servante et les
deux filles du maître de
céans.
Rouvier dormait depuis un long
moment et la nuit s'avançait lorsque des
coups violents furent frappés à la
porte. Or pareil signal est assez peu
fréquent dans un pays retiré,
où chacun se couche avec le
crépuscule et se lève avec le jour.
Il signifiait, à n'en pas douter, la visite
d'étrangers ou de vagabonds, car à la
maison personne n'était attendu.
Inquiètes, les deux femmes descendirent,
puis sans ouvrir elles s'enquirent du sens de ce
bruit insolite. Le ton bref, sec, d'un ordre fut la
seule réponse. Il fallait ouvrir et sans
attendre. La catastrophe s'abattait sur le foyer
avec les soldats chargés d'investir le vieux
logis.
Alors ce fut en un éclair,
presque d'instinct, la décision prise.
À tout prix, il fallait sauver l'hôte.
Tandis que l'une des soeurs s'essayait à
engager la discussion à travers la porte,
l'autre, sans perdre un instant, allait avertir
Rouvier, Celui-ci, à demi-vêtu,
s'approcha de la fenêtre. En 'même
temps la lueur pâle d'une chandelle le
signalait aux troupes disséminées
dans le jardin pour en garder les issues. Isabeau
Garnier avait voulu montrer au voyageur surpris le
sol sur lequel il allait tomber après
s'être lancé dans le
vide. Mais ce geste imprudent retira ses
dernières chances au fugitif. Il fut
presqu'aussitôt rejoint dans la
deuxième enceinte du verger par un sergent
embusqué derrière une haie, tandis
que de l'autre côté de la ferme on
travaillait encore à enfoncer la porte :
Claire Garnier, en refusant d'ouvrir malgré
les sommations de l'officier, voulait donner au
proscrit le temps de s'échapper.
Maintenant, sous bonne escorte,
les
prisonniers sont menés à Vernoux. Le
procès suit son cours. La félonie se
découvre : Le laboureur Pierre Froment
« était brouillé avec Garnier,
sa femme et ses filles, parce qu'il avait un jour
refusé de voiturer leur foin dans le grenier
». Claire était en outre allée
dans son champ pour y chercher des feuilles de
pommes de terre. « Sur quoi Froment avait
déclaré qu'il se vengerait
».
Ce triste personnage eut
l'audace de
nier ses menaces et d'affirmer que Garnier et
lui-même étaient restés bons
amis 1 Pourtant il avait cyniquement
dénoncé, la visite fatale. Il est
vrai qu'il s'en était fallu de bien peu que
sa démarche n'eût
échoué. L'abbé Desmosins,
prieur de Saint-Félix-de-Châteauneuf,
auquel il s'était ouvert le premier de son
secret. n'avait pas prêté l'oreille au
délateur. Il refusa de lui ouvrir et se
contenta de lui envoyer son neveu. Puis comme
Froment refusait de se nommer, le vieux prêtre
décida de ne
donner aucune suite à sa déposition.
« La route, dit-il, était trop longue
pour qu'on pût avertir à temps les
troupes de Vernoux ». Nous aimons à
croire que d'autres motifs justifiaient son
attitude : Il était tenu par les
religionnaires pour un « homme de bien ».
Presque octogénaire, il devait sans doute
user envers eux d'une large tolérance,
sachant bien que les lois ne peuvent rien contre
les convictions les plus fermes.
Alors, sentant sa proie lui
échapper, le traître, comme un fou,
courut jusqu'à Vernoux où il avertit
le jeune vicaire Charles de Lichery, n'omettant
aucun renseignement sur le prédicant
vêtu d'un habit noir (celui-là
même que le jeune homme déclarait
s'être fait faire à Berne après
l'annonce de la mort de son père le notaire
royal, survenue depuis sa fuite en Suisse), et
logé depuis quelques jours chez Bernard
Garnier, « vieux coquin toujours fort
pernicieux pour la religion et le service de sa
Majesté, ayant eu sa maison rasée 23
ans auparavant, à Serre-Gros, pour raison
d'assemblée ».
De Lichery prévint le
capitaine chevalier de la Romagère...
Traduit devant le dur et violent Dumolard dont
la brutalité était notoire, certain
d'autre part du sort qui
l'attendait, Rouvier, à vingt ans, resta
stoïque. Il avoua s'être rendu au ravin
du Navalet, tout en se défendant d'y avoir
prêché. Il ne convint pas davantage
d'être arrivé chez le fermier trois
jours avant l'arrestation et d'avoir
entraîné le dimanche ses filles
à l'assemblée du hameau voisin de
Loriol, ainsi que Froment l'en accusait.
Mais lorsqu'il fut interrogé
sur sa foi, il fit preuve d'un courage
extraordinaire. Le 25 septembre il réplique
au subdélégué que ses «
parents ont abjuré au moment des conversions
générales. Cependant s'il a
été baptisé par le curé
ou le vicaire de Serres, son aïeul n'avait
aucun droit d'abjurer pour lui qui répond ;
et que, s'il (son aïeul) a été
dans l'erreur pour la religion, il ne peut suivre
son exemple. Il veut vivre et mourir dans la
religion protestante, comme son père qui
l'ayant reconnu pour la meilleure, l'a
professée jusqu'à la mort
».
Le 26 septembre on lui demande
« s'il ne sait pas que, par toutes les
ordonnances du Roi, il est défendu aux
catholiques de changer de religion, et d'apostasier
sous peine de vie ».
Il réplique : « Que si
le Roi s'est trompé dans sa religion qu'il a
professée, et sur laquelle il a fait des
ordonnances, le répondant n'est pas
obligé de s'y conformer, n'ayant rien de
plus cher que sa conscience, et croyant que la R.
P. R. (Religion Prétendue Réformée) est la
seule bonne religion dans laquelle on peut se
sauver ».
Rouvier fut transféré
à Montpellier avec les deux filles de son
hôte. Le 28 octobre, une lettre de Plantier,
un ami de Court, signalait à ce dernier leur
passage à Nîmes.
Le jeune homme, vêtu de son
habit noir, s'était dit à ceux qui
l'interrogeaient, « enfant de Dieu et
prédicateur de l'Évangile ». Il
y eut un moment d'émotion dans la ville, car
on avait pris le captif pour Court lui-même,
et l'on peut juger de la consternation des
huguenots nîmois qui se crurent alors
privés de leur pasteur.
Nous ne saurons plus rien
désormais de Claire et d'Isabeau Garnier.
Plantier, en écrivant à Court,
s'engageait à essayer d'obtenir des
nouvelles des deux prisonnières
enfermées à la Citadelle. Il n'en
donna jamais. Seulement Dumolard, en
résumant la procédure, avait conclu :
« Si Rouvier avouait sur la sellette
l'assemblée de Loriol et que les deux filles
y ont été, il serait expédient
pour l'exemple et la tranquillité du pays de
les envoyer en Louisiane... ».
Le 11 décembre on condamnait
Rouvier aux galères à
perpétuité. Peu s'en était
fallu qu'il n'eût subi la peine capitale. Il
connut la chiourme jusqu'en 1736. Sur sa demande
l'ambassadeur anglais Lord Stanhope avait
intercédé pour lui dès 1720
sans parvenir à
émouvoir l'Intendant qui ne consentit pas
à sa libération. Le forçat
pour la foi fut plus heureux 16 ans plus tard, mais
il n'obtint sa grâce qu'en échange de
là promesse de quitter immédiatement
le royaume. Il gagna la Hollande où des
actes notariés établis sur la demande
de sa mère attestent sa présence en
1739. Depuis 1727 il était devenu le
beau-frère de son ami Durand.
Laissons Rouvier sur son banc de gêne et
retrouvons Durand à Zurich. Nous ne
possédons aucun renseignement sur sa vie
pendant cette époque et jusqu'en mai
1721.
Ce fut sans doute le moment qui
vit
se parfaire sa formation et se mûrir sa
pensée. En Suisse il pouvait suivre de
près la vie d'une Église protestante
fortement organisée. En outre les jugements
sévères portés là-bas
sur les excès des inspirés durent le
mettre à tout jamais en garde contre
ceux-ci, malgré les sympathies qu'il avait
jadis eues pour eux et dont sa présence
à l'assemblée prophétique du
Navalet nous est la preuve.
Il suivit en cela l'évolution
de son maître Antoine Court et de la plupart
des pasteurs du désert de cette
période. Venus du prophétisme, ils en
conservèrent l'intense ferveur, religieuse,
nécessaire pour oser entreprendre leur tâche
périlleuse. Mais ils se mirent bientôt
en devoir de la fixer dans le cadre d'une
discipline rigoureuse et d'institutions fermes,
sauvant ainsi la Réforme
française.
Des recherches poursuivies à
Zurich aux Archives du Collegium Carolinum
où l'on enseignait alors la
Théologie, n'ont pas permis de retrouver le
nom de Durand sur la liste des étudiants de
1719.
Mais des règlements
très stricts n'accordaient aux «
proposants » la fréquentation
régulière des cours qu'après
le passage d'examens préliminaires portant
sur la connaissance des langues mortes. Durand,
nous l'avons vu, ne la possédait pas
à son arrivée. Il ne put donc jamais
figurer au nombre des jeunes gens légalement
immatriculés.
Qu'est-il alors dans sa personne
et
sa pensée ? Physiquement, dira-t-on plus
tard de lui, « c'est un petit homme dont la
physionomie est assez revenante. Il a de la
douceur, de la modération, assez de feu et
de vivacité. Pour médiocre qu'on doit
supposer qu'ait été son
éducation, il ne laisse point d'avoir des
manières et de la politesse. Il ne manque ni
d'esprit ni d'une certaine capacité
».
Comment résistera-t-il aux
fatigues de son dur ministère ? Plusieurs de
ses lettres à Court le montrent assez
facilement lassé. Il est moins bon marcheur
que l'intrépide Corteiz, et les longues
étapes l'épuisent.
Pourtant il exercera malgré tout son
activité d'une manière très
régulière, parcourant sans cesse un
champ de travail vaste comme un
diocèse.
Il jouit d'une excellente
mémoire : Vingt jours après avoir
reçu de Corteiz, dans un synode, l'adresse
de Court qu'il n'a pas notée, il
écrit à celui-ci sans commettre
aucune erreur. En 1729 il se souvient de la couleur
du vêtement porté par son ami lors
d'une visite reçue de lui cinq ans
auparavant.
Ces qualités l'aident
à acquérir des connaissances
théologiques au moins
élémentaires, dont il se servira plus
tard avec à propos. Si ses études de
latin sont tout à fait sommaires ou
même nulles, il apprend le grec qu'il
possédera suffisamment pour l'écrire
et en utiliser le vocabulaire.
Mais surtout il se
pénètre « de la doctrine »,
et celle-ci, fait capital qui exercera sur toute sa
vie la plus profonde influence, est très
proche du calvinisme strict. La Confession de foi
de la Rochelle est encore normative à cette
époque : Dieu lui-même, infini dans
ses attributs, ineffable, personnel, juste, bon, et
plus encore tout-puissant, est au, centre de tout.
Rien ne s'accomplit sans son ordre. De telles
convictions, en ce qu'elles ont d'excessif dans
leur caractère prédestinatien,
heurtent quelque peu nos idées modernes.
Mais nous ne saurions oublier qu'elles furent dans
ces siècles de persécution un immense
réconfort.
« Nous croyons,
déclare l'article VIII de la Confession, que
non seulement Dieu a créé toutes
choses, mais qu'Il les gouverne et conduit,
disposant et ordonnant selon Sa Volonté, de
tout ce qu'il advient au monde. Non pas qu'Il soit
auteur du mal, ou que la coulpe lui en puisse
être imputée, vu que Sa volonté
est la règle souveraine de toute droiture et
équité, mais il a des moyens
admirables de se servir tellement des diables et
des méchants, qu'il fait convertir en bien
le mal qu'ils font et duquel ils sont coupables. Et
ainsi, en confessant que rien ne se fait sans la
providence de Dieu, nous adorons en humilité
les desseins qui nous sont cachés, sans nous
enquérir par-dessus notre mesure : Mais
plutôt appliquons à notre usage ce qui
nous est montré en l'Écriture Sainte,
pour être en repos et sûreté,
d'autant que Dieu, qui a toutes choses sujettes
à soi, veille sur nous d'un soin paternel,
tellement qu'il ne tombera point un cheveu de notre
tête sans Sa volonté. Et cependant il
tient les diables et tous nos ennemis
bridés, en sorte qu'ils ne nous peuvent
faire aucune nuisance sans son congé.
»
Avec cela on meurt plutôt que
de fléchir dans le témoignage rendu
à la vérité, de
l'Évangile; et, loin d'être
anémiés dans leur pensée,
paralysés dans leur action par l'idée
de leur impuissance radicale, les Huguenots de
France, avec les Gueux des Pays-Bas et les
Puritains d'Écosse, se sont montrés
dans l'adversité des personnalités
fortes en même temps qu'extraordinairement
actives, à la foi sereine jusque dans
l'épreuve ou dans la mort. C'est que, nous
dit M. Choisy, « sous la dépendance
immédiate de Dieu, on n'est plus sous le
régime de la foi, mais sous celui de la
grâce qui a, d'ores et déjà.
fait du croyant un élu...
« Il n'y a plus à faire
ou à mériter son salut, mais
seulement à glorifier Dieu par
l'obéissance à Sa volonté
».
À cette foi robuste qui le
maintiendra plus tard au service des Églises
malgré les plus douloureuses
épreuves, Durand joint une grande
délicatesse de sentiments. Il évite
de juger trop durement ses frères
tombés dans les extravagances du
prophétisme, ou le
dérèglement, et ne cesse pas de
porter le souci de leurs erreurs. Il se montre
toujours plein de tact dans les relations avec les
siens. Toutes ces qualités ne sont pas
exclusives d'une gaîté et d'une ironie
que nous retrouvons dans certains badinages de ses
lettres, et même dans une poésie dont
nous citerons ci-dessous quelques passages :
- Malgré tous les malheurs desquels on me menace
- Je veux me faire entendre à cette populace;
- Je veux l'assavanter, je veux lui dire en vers
- Qu'on débite beaucoup de choses de travers.
- ............................................................................
- on parle autant de moi que de personne en France,
- Comme si j'étais cause qu'elle est en décadence.
- L'un dit qu'on me prendra, l'autre que je suis pris;
- L'un dit que je suis blanc, l'autre que je suis gris,
- Que je suis fort savant dans la Théologie;
- L'autre que j'ai passé presque toute ma vie
- À suivre le barreau, et qu'en si peu de temps
- je n'ai pu profiter pour être si savant...
L'auteur fait ensuite allusion à tout ce que l'on dit de lui, de bien ou de mal ; aux calomnies des ecclésiastiques qui l'accusent de bénir les mariages au désert pour un gain sordide; puis il conclut :
- Il faut donc posséder mon âme en patience,
- Vivre même content, sentant mon innocence,
- Vous serez bien heureux, nous dit le fils de Dieu,
- En l'onzième verset du cinq de Saint Matthieu,
- Si pour l'amour de Moi, par une pure envie,
- L'on dit du mal de vous et l'on vous injurie...
À vingt ans, mûri par les épreuves et les périls déjà supportés, sachant sourire aux dangers plus graves encore qui l'attendaient, Pierre Durand était prêt pour l'apostolat et le martyre au service de son Maître, dans nos Églises Réformées de France.
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