Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

II

Vocation - Préparation (1716-1721)

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 « Sauve nous, Seigneur, nous périssons ».
Sceau des Églises sous la Croix.


Comment et quand s'établirent les premiers rapports du jeune Pierre Durand avec les ouvriers de la restauration du protestantisme méridional ?
Toutes ses dépositions concordent sur un point :
Jacques Roger fut l'artisan de sa vocation, et ce fut sous son inspiration qu'il accepta les dangers du ministère itinérant au service des Églises sous la Croix.

Un mémoire de Daniel Vouland, dit Dupuy, aux papiers Court à Genève, donne sur ce point de précieuses indications. Le caractère de grande exactitude qu'il offre partout ailleurs, apporte une présomption sérieuse en faveur de la véracité de ses dires : Durand serait allé dès la fin de 1716 en Dauphiné. Ici, nous citerons l'auteur lui-même

« En octobre, Messieurs Corteiz et Bonbonnoux qui s'étaient rendus en Août auprès de Jacques Roger pour assister au Synode (mentionné dans notre précédent chapitre)... étaient prêts à s'en retourner au Languedoc. Alors M. Martel et M. Durand firent connaissance de M. Roger, se faisant conduire par M. Brunel. En passant par Serres, ils pensèrent être arrêtés. Ils conférèrent plusieurs jours ensemble et M. Roger conçut de lui de grandes espérances. M. Durand passa plusieurs fois le Rhône pour honorer M. Roger de ses visites et pour prendre conseil de lui, touchant l'établissement de leur ordre. Il envoya aussi plusieurs exprès à M. Roger dans le mois de Novembre 1716 pour lui donner avis des menées du traître la Pise... » (Celui-ci avait fait arrêter des religionnaires et voulait découvrir la cachette de Roger). Le pasteur « le reprit sur sa misérable, conduite, le menaçant des jugements de Dieu. La Pise ayant donc échoué dans sa mission, on dragonna les réformes de Valence, de Die et de Bourdeaux ». Roger, traqué, dut rester trois semaines dans les bois, « presque toujours la pluie sur le corps ».
« Alors M. Durand se mit à dire à M. Roger, qui dit être la seule parole qu'il marquât qu'il se décourageât : « Avouons-le, notre situation est bien triste». Et ils se consolèrent l'un l'autre, et par la prière, et par l'écriture sainte. »

Cette relation soulève quelques difficultés parce qu'elle met en scène un adolescent âgé de seize ans à peine, et qu'il paraît peu probable qu'une conversation relative à l'établissement d'une discipline dans les Églises ait eu lieu dans de semblables conditions. En outre, trois années plus tard, nous retrouverons Pierre Durand prenant part' à une assemblée prophétique, attitude surprenante de la part d'un, prédicant convaincu de la nécessité du retour à des traditions plus sobres et mieux réglées.

Nous sommes donc tentés de retenir ce récit, mais à la réserve des exagérations de l'auteur sur le caractère exact de l'entretien. Le jeune garçon qui sentait une vocation s'éveiller en lui ne reçut sans doute de Roger que des conseils adaptés à son âge, à l'exclusion de toute suggestion concernant un rôle à jouer en faveur du retour à l'ordre. Soit qu'il demeurât à Privas ou à la maison paternelle, il resta donc jusqu'en 1719 en étroites relations avec les siens, et ne fut jusque-là qu'un adolescent bien disposé; nullement un prédicant attitré.
Ceci nous semble confirmé par les faits suivants :

En août 1718 Corteiz se rendit à Zurich où il reçut en secret la consécration pastorale. Celle-ci pouvait seule conférer l'autorité désirable à son ministère difficile. On contestait souvent en effet la légitimité de la tâche poursuivie par un prédicant dépourvu de titres officiels. Avant de rentrer en Languedoc le nouveau pasteur traversa le Dauphiné, et, selon ses propres termes, « il franchit le Rhône vers la fin du mois de septembre, et s'en fut donner quelques prédications en Vivarais. Il assembla même les prédicants pour leur représenter la nécessité d'un ordre pour éviter les confusions qui étaient arrivées diverses fois parmi eux ».

Pour qui sait l'étroite collaboration des premiers ouvriers de la restauration du protestantisme, il n'est guère douteux que, si Durand avait été, sur l'appel de Roger, à l'oeuvre depuis deux années déjà, Corteiz en aurait été avisé. Il aurait rencontré le jeune homme parmi les prédicants qu'il avait groupés. Or il n'en fut rien, et la première entrevue des deux frères d'armes n'eut lieu qu'en 1721. Tout en supposant véritable sa rencontre de 1716 avec Roger, il faut conclure que Durand n'a pas joué avant la fin de 1718 un rôle de premier plan. Lui-même l'attestera : Il n'a « pris le désert » qu'en 1719, et nous devons dire maintenant dans quelles circonstances.

À peu de distance du Bouchet de Pranles, dans les escarpements aux lignes austères si caractéristiques de ces régions, le promeneur peut retrouver, débouchant dans une vallée assez évasée, un petit ravin étroit mais profond, hérissé de rochers demeurés çà et là au hasard des bouleversements géologiques et de leur propre course jamais achevée. Les broussailles encore épaisses aujourd'hui rendent malaisé l'accès de ce lieu et l'on comprend qu'il ait été choisi par les religionnaires désireux de tenir, en dépit des ordres royaux, une assemblée clandestine.

C'est là, dans cette « Combe » du Navalet-quatre-Bras très impressive avec ses couleurs vives et ses parois abruptes, que devait, dans la nuit du 29 au 30 janvier 1719, se jouer un drame aux conséquences décisives pour la vie du jeune clerc de Privas.

Une semaine auparavant on s'était déjà réuni dans la gorge sauvage. Les dépositions de divers témoins donnent de curieux détails sur cette assemblée. Elle groupait une centaine de personnes venues en cachette de leurs demeures perdues dans la montagne. Deux lampes éclairaient la scène : on les avait prudemment recouvertes de manteaux et de jupes afin de n'en laisser filtrer la lumière que sur un très petit espace. Près d'un rocher, un cultivateur habitant le gros bourg de Chomérac, éloigné de plusieurs kilomètres, lut pendant une demi-heure des passages bibliques. Les psaumes furent ensuite entonnés pendant une autre demi-heure. Après quoi la veuve Caton, prophétesse illustre, prêcha deux heures, suivie elle-même par un jeune homme qui se coucha par terre, tremblant et soupirant, et qui tint un assez long discours après ce moment d'exaltation. Le chant des psaumes, repris une fois encore et la prière faite pour la prospérité des assistants et de la maison, royale terminèrent la réunion, une heure avant le jour.

Le matin du 29 janvier 1719 on ne songeait guère dans la maison du Bouchet à l'avenir redoutable. On était tout à la joie de se retrouver entre anus pour célébrer un culte intime pendant la messe paroissiale qui éloignait du hameau certains de ses habitants volontiers hostiles à leurs voisins huguenots. Dans la chambre aux murailles noircies par la fumée des grands feux à l'âtre, devant l'immense cheminée aux parois de granit, une vingtaine de personnes se serraient, « auxquelles Pierre Rouvier, fils d'un notaire royal de Craux, fit la lecture avant que Pierre Durand ne prêchât ». Les jeunes gens avaient assisté à l'assemblée du dimanche précédent. Comme conclusion à cette seconde rencontre et en plein accord avec leurs compagnons ils résolurent de tenir le soir même, toujours au Navalet, une réunion à laquelle ils convoqueraient avant la nuit les religionnaires des bourgades voisines.



Ravin du Navalet, où fut surprise l'Assemblée du 29 janvier 1719

Habitués aux longues courses et connaissant parfaitement les lieux, ils partirent, entrant de ferme en ferme, depuis les crêtes jusqu'aux vallées profondes; traversant les champs et franchissant les ravins recelant tous quelque torrent né de l'hiver, maigre mais désordonné. Le soir, fatigués par l'effort et grisés d'air, tous deux se retrouvèrent au foyer du vieil Étienne Durand pour prendre leur repas de soupe épaisse, de châtaignes et de fromage, avec de grandes tranches de pain campagnard tout roux. Leur mission était remplie; il fallait jouir de ce moment de calme. Sans doute ils répétèrent, les mains jointes, la bénédiction du père de famille, et l'on se laissa vite gagner, nous pouvons le croire, par le joyeux abandon d'une franche intimité, si bienfaisante en ces temps de perpétuelle suspicion. La petite Marie souriait aux convives.

Heure de calme, la dernière avant la longue tempête !... Bientôt on quitta la maison. Avec quelques voisins, loin des chemins fréquentés, à travers fourrés et rochers, on s'en allait vers la Combe.
Or dans le même temps Simon-Pierre Souche, de Marcoles, hâtait le pas sur la route de Vernoux. Il avait été le matin l'hôte d'Étienne Durand. Vers le milieu de l'après-midi il s'était retiré dans la maison d'Antoinette Boiviel, mère de Marie Bevengut, à laquelle Pierre Ducros apprenait le catéchisme. Mais, sous le prétexte d'être appelé auprès de son père, il quitta bientôt ses amis qu'il allait livrer. Lui avait-on déjà remis quelque somme pour l'inciter à tenir ce triste rôle, ou supputait-il les avantages qu'il pourrait tirer de sa trahison ? Les protestants affirmèrent plus tard qu'il avait reçu, dès avant ces événements, 50 écus du brutal Dumolard, subdélégué de l'intendant, contre la promesse de dénoncer une assemblée.

Lorsque de toutes parts, une heure avant minuit, des religionnaires ralliaient le groupe déjà constitué depuis longtemps; lorsque, à la lueur des deux lampes remises à leur place accoutumée, un jeune homme exhortait ses frères, le cri tragique retentit : « Sauve, Sauve ! » Les troupes étaient signalées, débouchant de la vallée par la route de Privas, et guidées vers le ravin par le renégat. Alors ce fut la fuite éperdue dans la nuit obscure, les cris des enfants serrés bien fort par leurs mères folles d'angoisse, et quelques secondes plus tard l'arrivée de deux compagnies du régiment Royal-Comtois. Minute d'épouvante ! Pourtant les rudes Ardéchois, habitués à la course dans les rochers et favorisés par les ténèbres, s'échappaient peu à peu, croisant dans leur retraite des compagnons venus pour prendre eux, aussi part à l'assemblée, mais aussitôt avertis du danger, et rebroussant chemin dans la commune débâcle.

Des coups de feu retentirent. Les soldats, incapables dans l'ombre de se saisir des fuyards, tiraient dans la nuit, au hasard, avec des cris sauvages : « Tue, Tue ! ». Ils ne blessèrent personne mais ils parvinrent cependant à rejoindre trois jeunes filles, Isabeau Chanéac du Coin, Marie Sucher de Seouzet, et une enfant âgée de 10 ans.
Durand et son compagnon s'étaient échappés. Désormais l'espoir leur était ôté de retrouver la vie paisible d'autrefois. Le drame venait de s'accomplir, qui décidait de leur destinée.




Dumolard fit poursuivre quelques semaines après, sur une seconde dénonciation de Souche datée du 5 avril, différents religionnaires accusés d'avoir pris part à l'assemblée du 29 janvier. Pierre n'était plus chez lui lorsque les troupes vinrent pour l'arrêter. Mais deux cultivateurs moins heureux furent emmenés à Vernoux et conduits le 22 avril devant le subdélégué. Ils se défendirent tout d'abord avec énergie contre l'accusation du traître, puis ils avouèrent. Leurs témoignages concordent et soulignent le rôle joué par Durand et Rouvier dans les diverses réunions où tous deux avaient rempli les fonctions de lecteurs.

Avant de retrouver les fugitifs sur la route de l'exil, suivons l'action judiciaire intentée contre les captifs : Le 11 mai l'Intendant de Bernage, qui venait de succéder en Languedoc au vieux Bâville sourd et fatigué, prononça le jugement, non sans s'inspirer des méthodes de sévérité préconisées par son prédécesseur dans ses instructions secrètes. Combe et Ducros furent envoyés aux galères pour le reste de leur vie, et les autres inculpés parmi lesquels figurait à présent Claudine Gamonet, la mère du jeune clerc, devaient être tenus à la disposition de la justice dans les prisons de la citadelle de Montpellier. En outre, la maison du Bouchet de Pranles allait être détruite comme ayant abrité la petite réunion du 29 janvier.

Aucune pièce des archives de l'ancienne Intendance ne permet de retrouver trace de la décision prise contre les deux femmes capturées pendant la nuit tragique, ou de supposer que le procès de Claudine Gamonet ait été instruit. Nous serons privés désormais de tout renseignement sur elle. Réussit-elle à s'échapper ? Une amnistie lui fut-elle accordée ? On ne sait. Il semble seulement qu'elle n'entra jamais dans les cachots de la forteresse de Montpellier. Elle ne devait sans doute pas survivre bien longtemps à la dispersion de sa famille. Un acte daté de 1726 atteste qu'elle était morte à cette époque.

Ces événements produisirent une vive impression dans la province. Une complainte naïve fut rédigée, plaignant les victimes avec cet accent inimitable de la pitié populaire.

Du troupeau du Tout-Puissant
L'on n'a pris que trois enfants,
Et c'est des moindres personnes
De cette assemblée-là.
Ce n'est que trois jeunes filles
Qui n'ont pu sortir de là.

Si la versification du poète n'est pas très sûre, il n'en vaut pas moins la peine de reproduire sa conclusion, caractéristique de l'invincible espérance des populations persécutées :

Cela ne doit pas nous surprendre
Ni vous faire chanceler,
Car le Monarque suprême
Saura bien nous délivrer.

Étienne Durand sut ce qu'il en coûtait d'être cité par l'Intendant. Dix-sept soldats restèrent en garnison pendant vingt-deux jours au Bouchet, aux, frais des habitants. Pour sa part, il en eut sept qui, nous dit-il, « se saisirent de son bétail et de ses meubles puis démolirent sa demeure avant de déloger ».

Il faut sans doute entendre par ce terme la seule destruction des boiseries et peut-être de la toiture. Les maisons cévenoles sont solides et le gros-oeuvre resta debout, puisque les inscriptions gravées sur les murailles et toujours visibles aujourd'hui sont antérieures à la condamnation de 1719. Nous retrouverons d'ailleurs Étienne Durand chez lui, deux années à peine après ces événements; ce qui ne laisse pas de surprendre quiconque sait avec quelle rigueur étaient appliquées les ordonnances. Mais le coup n'en était pas moins rude pour le vieux religionnaire atteint dans ses biens et plus encore dans ses affections et sa vie de famille à jamais brisée.




Qu'était-il advenu de son fils et de son compagnon de malheur ? Nous les avons vus s'enfuir à la faveur de la nuit. Plus tard le premier déclarera devant ses juges n'avoir définitivement quitté la maison paternelle qu'après le décret de prise de corps rendu contre lui, voulant sans doute reporter sur cette mesure la responsabilité de sa vocation. Mais celle-ci s'était éveillée bien avant la dramatique aventure et nous savons quelle part le jeune homme avait prise aux assemblées interdites.

Il lui était, hélas, aisé de comprendre l'immense danger qu'aurait entraîné pour lui-même et pour les siens son retour au logis. Bien que, dans l'émotion de l'alerte, il n'ait pu, et pour cause, se rendre un compte exact des événements, il avait lieu de croire que des prisonniers avaient été faits. Ceux-ci, habilement interrogés, laisseraient peser par leurs dépositions des accusations graves sur leurs coreligionnaires. Le moment ne tarderait guère où l'on se saisirait d'eux et de leurs parents accusés d'avoir offert asile à des prédicants, et rendus complices de leurs propres enfants. Il y allait pour les uns et les autres des galères à perpétuité.

Nous possédons un document très précis à l'appui de ces présomptions, en outre du fait déjà mentionné de l'absence de Durand lors de la descente de police effectuée chez lui au début d'avril, après la dénonciation de Simon-Pierre Souche. Le 1er juillet 1719 Rouvier écrivit de Berne à un ami catholique en lui contant toute l'histoire de sa fuite. Il faisait allusion aux incidents du Navalet puis déclarait qu'il était arrivé le 12 février à Genève, avec son compagnon.

Serait-ce au cours de ce voyage que ce dernier aurait rencontré Roger ? On l'a prétendu. Mais une lettre du pasteur dauphinois, adressée à Rouvier, et datée du 18 mai suivant, déclare expressément que les deux correspondants « ne se sont pas connus de face ». Il eut été singulièrement difficile à des fugitifs poursuivant une course rapide et complètement imprévue quelques jours auparavant, d'avertir ou de faire avertir de leur passage Roger qui, à ce moment précis, venait lui-même de s'échapper en pleines montagnes pour fuir les troupes envoyées à Bourdeaux par le comte de Médavid.




Les deux jeunes gens s'étaient retirés en Suisse dans l'espoir d'y poursuivre des études de théologie, seules capables de leur permettre de devenir un jour ministres réguliers. Car on nourrissait encore l'invincible espoir du retour à la. liberté de conscience. Le besoin s'imposait donc d'ouvriers bien préparés pour la restauration des Églises et la reprise légale du culte. Les deux réfugiés voulaient être de ceux-là. Ils décidèrent de rester en terre étrangère, prêts à répondre à l'appel d'un protestantisme français recouvrant ses droits à la vie.

Presque aussitôt après son arrivée à Genève, Rouvier rencontra l'une de ses tantes réfugiée là-bas.

« Elle me mit, dit-il, dans sa lettre du 1er juillet déjà citée, entre les mains d'un certain M. Lafeuille, du Guâ, ancien de l'Eglise française de la ville, et qui me rendit beaucoup de services en m'introduisant auprès d'un gentilhomme ».

La déposition de Rouvier devait plus tard compléter cette missive sur un point important : Le jeune homme se rendit sur ces entrefaites à Lausanne, accompagné par Durand. Mais le 28 février, seul cette fois, il suivait à Berne son nouveau protecteur. Sa lettre nous le redit :

« Je n'y prenais pas beaucoup de peine, n'ayant que le soin de le servir à table, de l'habiller, et d'enseigner le français à ses enfans, dans quelqu'heure perdue, me divertissant avec eux pour m'égayer. je gagne 40 écus blancs lui peuvent faire 60 écus de France ; et comme l'on prétend qu'avec l'aide de Dieu la religion sera bien rétablie en France, M. Hollard, grand professeur, doyen de cette véritable académie, par sa charité admirable, m'a fait entrer aux classes sans qu'il m'en coûte beaucoup. Je commence en cinquième. Mais ce qui fait encore plus de plaisir à M. Hollard, c'est que, sans me flatter, je ne perds pas tout à fait le temps ; lequel m'assure que, si je continue, je serai capable de monter en chaire dans moins de trois ans. Ainsi, mon très cher ami, quoique l'on voulût me perdre, et grâces à Dieu, je me retrouverai avec Son assistance favorable, et quoique mon père m'ai privé de ses biens, la charge où j'aspire de jour en jour surpasse celle des Rois terrestres ; le Fils de Dieu l'a lui-même exercée... je vous dirai, mon cher ami, que pour le libertinage que nous lisions ensemble, il les a bien fallu quitter, car il me faut être sujet comme un esclave. Après avoir fait le service de mon maître, je suis aux études, Dieu m'ayant donné de si grandes inclinations là-dessus que je vous peux assurer que j'y passe souvent des nuits entières ; dont j'implore incessamment le secours du Tout-Puissant qui me fasse la grâce de réussir dans toutes nos justes entreprises... ».

Rouvier donne ensuite à son correspondant des détails sur la vie de son ami Durand :

« Je n'ai pas eu l'honneur de le voir depuis le 19 février dernier. je le quittai à Lausanne à la sortie du temple... Nous versâmes des larmes, car l'amitié que nous nous témoignons l'un et l'autre émouvait la tendresse de nous quitter et de nous tant éloigner. Il est à Zurich, en Allemagne, dont il me marqua dernièrement qu'il avait trouvé un emploi presque semblable au mien. Il est chez un certain M. Tallandier. Il apprend aussi le français et l'arithmétique aux enfants de ce Monsieur. 11, a eu la même faveur à l'égard des études que moi, mais il a voulu commencer par la théologie, ne pouvant attendre l'heure ni le moment de pouvoir composer quelque sermon. Il a une grande application pour parvenir au Saint-Ministère. Un certain Monsieur des compatriotes de son maître, en mangeant avec le mien, en donnait fort bon témoignage. il me marqua qu'il voulait l'écrire au père, et je lui envoyai par le valet de ce Monsieur qu'il y mit de mes nouvelles... je lui marquai aussi de ne se rebuter point dans sa sainte entreprise, car ce serait une chose glorieuse que des Jeunes gens comme nous sommes, sans aide de leurs amis, soient parvenus à une charge si élevée. je n'aurais pas fini si je voulais raconter tout le bonheur dont Dieu m'a voulu honorer... »

Il ne nous paraît donc pas douteux que Durand a séjourné en Suisse. Cette lettre nous donne, sur ce point, les renseignements les plus précis. Elle nous éclaire en même temps sur deux problèmes qui, sans cette hypothèse, resteraient à peu près insolubles.

On a retrouvé dans le registre des mariages célébrés au désert par le prédicant après 1722, des brouillons écrits en caractères grecs. Le 23 novembre 1729 il établissait même le procès-verbal de la bénédiction nuptiale donnée à un collègue, en phrases complètes rédigées dans la même langue. Il en possédait donc une connaissance assez approfondie. Un autre détail le confirme : Pendant sa captivité, en 1732, il cita un Père grec dans le texte original. D'autre part il essaya, au désert, de poursuivre l'étude du latin dont il savait en 1721 les déclinaisons; mais il y renonça vite, car les conditions pénibles de sa vie errante rendaient son projet irréalisable. Comment aurait-il eu plus de succès avec une autre langue ? Le grec était moins connu, et les maîtres capables de l'enseigner d'autant plus rares.
Tout s'éclaire si l'on admet son passage à l'Académie de Zurich.
Il y a plus. En 1719 Court poursuivait activement son ministère auprès des communautés persécutées. Si, comme on l'a cru jusqu'ici, Durand avait été pendant ce temps aux côtés de Roger, celui-ci n'aurait pas manqué d'en faire part au réorganisateur de nos Églises. Rien de pareil ne se retrouve dans les documents conservés par ce dernier, et lorsque Corteiz partit encore à la fin d'octobre 1720 pour le Vivarais, ce fut sur la demande du vieux prédicant Guilhot. Aucune mention n'est faite 'de Durand, qui n'a certainement eu jusque-là aucun rapport avec Corteiz, fut-ce même par correspondance.

Deux années d'activité auraient donné au fils du greffier une notoriété suffisante pour que Court ou Corteiz l'eussent connu de nom, et cité parmi les ouvriers de la restauration du protestantisme ardéchois.
Ici et là, une longue absence peut seule expliquer les faits.

Mais, dira-t-on, Durand s'est toujours défendu d'avoir passé la frontière... On comprendra qu'il ait, par une telle négation, évité de compromettre ses amis de Suisse et tenté d'écarter l'éternelle accusation de rapports avec l'étranger, qui pesait sur les réformés; rapports auxquels on prêtait en haut lieu, et bien à tort, un caractère politique qu'ils ont rarement eu dans l'histoire et dont ils étaient alors depuis longtemps dépourvus.


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