« Sauve
nous,
Seigneur, nous périssons
».
Sceau des Églises sous la
Croix.
Comment et quand s'établirent
les premiers rapports du jeune Pierre Durand avec
les ouvriers de la restauration du protestantisme
méridional ?
Toutes ses dépositions
concordent sur un point :
Jacques Roger fut l'artisan de
sa
vocation, et ce fut sous son inspiration qu'il
accepta les dangers du ministère
itinérant au service des Églises sous
la Croix.
Un mémoire de Daniel Vouland,
dit Dupuy, aux papiers Court à
Genève, donne sur ce point de
précieuses indications. Le caractère
de grande exactitude qu'il offre partout ailleurs,
apporte une présomption sérieuse en
faveur de la véracité de ses dires :
Durand serait allé dès la fin de 1716
en Dauphiné. Ici, nous citerons l'auteur
lui-même
« En octobre, Messieurs
Corteiz et Bonbonnoux qui s'étaient rendus
en Août auprès de Jacques Roger pour
assister au Synode (mentionné dans notre
précédent chapitre)... étaient
prêts à s'en retourner au Languedoc.
Alors M. Martel et M. Durand firent connaissance de
M. Roger, se faisant conduire par M. Brunel. En
passant par Serres, ils pensèrent être
arrêtés. Ils conférèrent
plusieurs jours ensemble et M. Roger conçut
de lui de grandes espérances. M. Durand
passa plusieurs fois le Rhône pour honorer M.
Roger de ses visites et pour prendre conseil de
lui, touchant l'établissement de leur ordre.
Il envoya aussi plusieurs exprès à M.
Roger dans le mois de Novembre 1716 pour lui donner
avis des menées du traître la Pise...
» (Celui-ci avait fait arrêter des
religionnaires et voulait découvrir la
cachette de Roger). Le pasteur « le reprit sur
sa misérable, conduite, le menaçant
des jugements de Dieu. La Pise ayant donc
échoué dans sa mission, on dragonna
les réformes de Valence, de Die et de
Bourdeaux ». Roger, traqué, dut rester
trois semaines dans les bois, « presque
toujours la pluie sur le corps
».
« Alors M. Durand se
mit
à dire à M. Roger, qui dit être
la seule parole qu'il marquât qu'il se
décourageât : « Avouons-le, notre
situation est bien triste». Et ils se
consolèrent l'un l'autre, et par la
prière, et par l'écriture sainte.
»
Cette relation soulève
quelques difficultés parce qu'elle met en
scène un adolescent âgé de
seize ans à peine, et qu'il paraît peu
probable qu'une conversation relative à
l'établissement d'une discipline dans les
Églises ait eu lieu dans de semblables
conditions. En outre, trois années plus
tard, nous retrouverons Pierre Durand prenant part'
à une assemblée prophétique,
attitude surprenante de la part d'un,
prédicant convaincu de la
nécessité du retour à des
traditions plus sobres et mieux
réglées.
Nous sommes donc tentés de
retenir ce récit, mais à la
réserve des exagérations de l'auteur
sur le caractère exact de l'entretien. Le
jeune garçon qui sentait une vocation
s'éveiller en lui ne reçut sans doute de Roger que
des
conseils adaptés à son âge,
à l'exclusion de toute suggestion concernant
un rôle à jouer en faveur du retour
à l'ordre. Soit qu'il demeurât
à Privas ou à la maison paternelle,
il resta donc jusqu'en 1719 en étroites
relations avec les siens, et ne fut
jusque-là qu'un adolescent bien
disposé; nullement un prédicant
attitré.
Ceci nous semble confirmé par
les faits suivants :
En août 1718 Corteiz se rendit
à Zurich où il reçut en secret
la consécration pastorale. Celle-ci pouvait
seule conférer l'autorité
désirable à son ministère
difficile. On contestait souvent en effet la
légitimité de la tâche
poursuivie par un prédicant dépourvu
de titres officiels. Avant de rentrer en Languedoc
le nouveau pasteur traversa le Dauphiné, et,
selon ses propres termes, « il franchit le
Rhône vers la fin du mois de septembre, et
s'en fut donner quelques prédications en
Vivarais. Il assembla même les
prédicants pour leur représenter la
nécessité d'un ordre pour
éviter les confusions qui étaient
arrivées diverses fois parmi eux
».
Pour qui sait l'étroite
collaboration des premiers ouvriers de la
restauration du protestantisme, il n'est
guère douteux que, si Durand avait
été, sur l'appel de Roger, à
l'oeuvre depuis deux années
déjà, Corteiz en aurait
été avisé. Il aurait
rencontré le jeune homme parmi les
prédicants qu'il avait groupés. Or il n'en fut
rien, et la première entrevue des deux
frères d'armes n'eut lieu qu'en 1721. Tout
en supposant véritable sa rencontre de 1716
avec Roger, il faut conclure que Durand n'a pas
joué avant la fin de 1718 un rôle de
premier plan. Lui-même l'attestera : Il n'a
« pris le désert » qu'en 1719, et
nous devons dire maintenant dans quelles
circonstances.
À peu de distance du Bouchet
de Pranles, dans les escarpements aux lignes
austères si caractéristiques de ces
régions, le promeneur peut retrouver,
débouchant dans une vallée assez
évasée, un petit ravin étroit
mais profond, hérissé de rochers
demeurés çà et là au
hasard des bouleversements géologiques et de
leur propre course jamais achevée. Les
broussailles encore épaisses aujourd'hui
rendent malaisé l'accès de ce lieu et
l'on comprend qu'il ait été choisi
par les religionnaires désireux de tenir, en
dépit des ordres royaux, une
assemblée clandestine.
C'est là, dans cette «
Combe » du Navalet-quatre-Bras très
impressive avec ses couleurs vives et ses parois
abruptes, que devait, dans la nuit du 29 au 30
janvier 1719, se jouer un drame aux
conséquences décisives pour la vie du
jeune clerc de Privas.
Une semaine auparavant on
s'était déjà réuni dans
la gorge sauvage. Les dépositions de divers
témoins donnent de curieux détails
sur cette assemblée. Elle groupait une
centaine de personnes venues en cachette de leurs
demeures perdues
dans la
montagne. Deux lampes éclairaient la
scène : on les avait prudemment recouvertes
de manteaux et de jupes afin de n'en laisser
filtrer la lumière que sur un très
petit espace. Près d'un rocher, un
cultivateur habitant le gros bourg de
Chomérac, éloigné de plusieurs
kilomètres, lut pendant une demi-heure des
passages bibliques. Les psaumes furent ensuite
entonnés pendant une autre demi-heure.
Après quoi la veuve Caton,
prophétesse illustre, prêcha deux
heures, suivie elle-même par un jeune homme
qui se coucha par terre, tremblant et soupirant, et
qui tint un assez long discours après ce
moment d'exaltation. Le chant des psaumes, repris
une fois encore et la prière faite pour la
prospérité des assistants et de la
maison, royale terminèrent la
réunion, une heure avant le jour.
Le matin du 29 janvier 1719 on
ne
songeait guère dans la maison du Bouchet
à l'avenir redoutable. On était tout
à la joie de se retrouver entre anus pour
célébrer un culte intime pendant la
messe paroissiale qui éloignait du hameau
certains de ses habitants volontiers hostiles
à leurs voisins huguenots. Dans la chambre
aux murailles noircies par la fumée des
grands feux à l'âtre, devant l'immense
cheminée aux parois de granit, une vingtaine
de personnes se serraient, « auxquelles Pierre
Rouvier, fils d'un notaire royal de Craux, fit la
lecture avant que Pierre Durand ne prêchât ».
Les jeunes gens avaient assisté à
l'assemblée du dimanche
précédent. Comme conclusion à
cette seconde rencontre et en plein accord avec
leurs compagnons ils résolurent de tenir le
soir même, toujours au Navalet, une
réunion à laquelle ils convoqueraient
avant la nuit les religionnaires des bourgades
voisines.
Habitués aux longues courses et
connaissant parfaitement les lieux, ils partirent,
entrant de ferme en ferme, depuis les crêtes
jusqu'aux vallées profondes; traversant les
champs et franchissant les ravins recelant tous
quelque torrent né de l'hiver, maigre mais
désordonné. Le soir, fatigués
par l'effort et grisés d'air, tous deux se
retrouvèrent au foyer du vieil
Étienne Durand pour prendre leur repas de
soupe épaisse, de châtaignes et de
fromage, avec de grandes tranches de pain
campagnard tout roux. Leur mission était
remplie; il fallait jouir de ce moment de calme.
Sans doute ils répétèrent, les
mains jointes, la bénédiction du
père de famille, et l'on se laissa vite
gagner, nous pouvons le croire, par le joyeux
abandon d'une franche intimité, si
bienfaisante en ces temps de perpétuelle
suspicion. La petite Marie souriait aux
convives.
Heure de calme, la dernière
avant la longue tempête !... Bientôt on
quitta la maison. Avec quelques voisins, loin des
chemins
fréquentés, à travers
fourrés et rochers, on s'en allait vers la
Combe.
Or dans le même temps
Simon-Pierre Souche, de Marcoles, hâtait le
pas sur la route de Vernoux. Il avait
été le matin l'hôte
d'Étienne Durand. Vers le milieu de
l'après-midi il s'était retiré
dans la maison d'Antoinette Boiviel, mère de
Marie Bevengut, à laquelle Pierre Ducros
apprenait le catéchisme. Mais, sous le
prétexte d'être appelé
auprès de son père, il quitta
bientôt ses amis qu'il allait livrer. Lui
avait-on déjà remis quelque somme
pour l'inciter à tenir ce triste rôle,
ou supputait-il les avantages qu'il pourrait tirer
de sa trahison ? Les protestants affirmèrent
plus tard qu'il avait reçu, dès avant
ces événements, 50 écus du
brutal Dumolard, subdélégué de
l'intendant, contre la promesse de dénoncer
une assemblée.
Lorsque de toutes parts, une
heure
avant minuit, des religionnaires ralliaient le
groupe déjà constitué depuis
longtemps; lorsque, à la lueur des deux
lampes remises à leur place
accoutumée, un jeune homme exhortait ses
frères, le cri tragique retentit : «
Sauve, Sauve ! » Les troupes étaient
signalées, débouchant de la
vallée par la route de Privas, et
guidées vers le ravin par le renégat.
Alors ce fut la fuite éperdue dans la nuit
obscure, les cris des enfants serrés bien
fort par leurs mères folles d'angoisse, et
quelques secondes plus tard l'arrivée de
deux compagnies du régiment Royal-Comtois. Minute
d'épouvante ! Pourtant les rudes
Ardéchois, habitués à la
course dans les rochers et favorisés par les
ténèbres, s'échappaient peu
à peu, croisant dans leur retraite des
compagnons venus pour prendre eux, aussi part
à l'assemblée, mais aussitôt
avertis du danger, et rebroussant chemin dans la
commune débâcle.
Des coups de feu retentirent.
Les
soldats, incapables dans l'ombre de se saisir des
fuyards, tiraient dans la nuit, au hasard, avec des
cris sauvages : « Tue, Tue ! ». Ils ne
blessèrent personne mais ils parvinrent
cependant à rejoindre trois jeunes filles,
Isabeau Chanéac du Coin, Marie Sucher de
Seouzet, et une enfant âgée de 10
ans.
Durand et son compagnon
s'étaient échappés.
Désormais l'espoir leur était
ôté de retrouver la vie paisible
d'autrefois. Le drame venait de s'accomplir, qui
décidait de leur destinée.
Dumolard fit poursuivre quelques semaines
après, sur une seconde dénonciation
de Souche datée du 5 avril,
différents religionnaires accusés
d'avoir pris part à l'assemblée du 29
janvier. Pierre n'était plus chez lui
lorsque les troupes vinrent pour l'arrêter.
Mais deux cultivateurs moins heureux furent
emmenés à Vernoux
et conduits le 22 avril devant le
subdélégué. Ils se
défendirent tout d'abord avec énergie
contre l'accusation du traître, puis ils
avouèrent. Leurs témoignages
concordent et soulignent le rôle joué
par Durand et Rouvier dans les diverses
réunions où tous deux avaient rempli
les fonctions de lecteurs.
Avant de retrouver les fugitifs
sur
la route de l'exil, suivons l'action judiciaire
intentée contre les captifs : Le 11 mai
l'Intendant de Bernage, qui venait de
succéder en Languedoc au vieux Bâville
sourd et fatigué, prononça le
jugement, non sans s'inspirer des méthodes
de sévérité
préconisées par son
prédécesseur dans ses instructions
secrètes. Combe et Ducros furent
envoyés aux galères pour le reste de
leur vie, et les autres inculpés parmi
lesquels figurait à présent Claudine
Gamonet, la mère du jeune clerc, devaient
être tenus à la disposition de la
justice dans les prisons de la citadelle de
Montpellier. En outre, la maison du Bouchet de
Pranles allait être détruite comme
ayant abrité la petite réunion du 29
janvier.
Aucune pièce des archives de
l'ancienne Intendance ne permet de retrouver trace
de la décision prise contre les deux femmes
capturées pendant la nuit tragique, ou de
supposer que le procès de Claudine Gamonet
ait été instruit. Nous serons
privés désormais de tout
renseignement sur elle. Réussit-elle
à s'échapper ? Une
amnistie lui fut-elle accordée ? On ne sait.
Il semble seulement qu'elle n'entra jamais dans les
cachots de la forteresse de Montpellier. Elle ne
devait sans doute pas survivre bien longtemps
à la dispersion de sa famille. Un acte
daté de 1726 atteste qu'elle était
morte à cette époque.
Ces événements
produisirent une vive impression dans la province.
Une complainte naïve fut
rédigée, plaignant les victimes avec
cet accent inimitable de la pitié populaire.
- Du troupeau du Tout-Puissant
- L'on n'a pris que trois enfants,
- Et c'est des moindres personnes
- De cette assemblée-là.
- Ce n'est que trois jeunes filles
- Qui n'ont pu sortir de là.
Si la versification du poète n'est pas très sûre, il n'en vaut pas moins la peine de reproduire sa conclusion, caractéristique de l'invincible espérance des populations persécutées :
Étienne Durand sut ce qu'il en
coûtait d'être cité par
l'Intendant. Dix-sept soldats restèrent en
garnison pendant vingt-deux jours au Bouchet, aux,
frais des habitants. Pour sa part, il en eut sept
qui, nous dit-il, « se saisirent de son
bétail et de ses meubles puis
démolirent sa demeure avant de
déloger ».
Il faut sans doute entendre par
ce
terme la seule destruction des boiseries et
peut-être de la toiture. Les maisons
cévenoles sont solides et le gros-oeuvre
resta debout, puisque les inscriptions
gravées sur les murailles et toujours
visibles aujourd'hui sont antérieures
à la condamnation de 1719. Nous retrouverons
d'ailleurs Étienne Durand chez lui, deux
années à peine après ces
événements; ce qui ne laisse pas de
surprendre quiconque sait avec quelle rigueur
étaient appliquées les ordonnances.
Mais le coup n'en était pas moins rude pour
le vieux religionnaire atteint dans ses biens et
plus encore dans ses affections et sa vie de
famille à jamais brisée.
Qu'était-il advenu de son fils et de son
compagnon de malheur ? Nous les avons vus s'enfuir
à la faveur de la nuit. Plus tard le premier
déclarera devant ses juges n'avoir
définitivement quitté la maison
paternelle qu'après le décret de
prise de corps rendu contre lui,
voulant sans doute reporter sur cette mesure la
responsabilité de sa vocation. Mais celle-ci
s'était éveillée bien avant la
dramatique aventure et nous savons quelle part le
jeune homme avait prise aux assemblées
interdites.
Il lui était, hélas,
aisé de comprendre l'immense danger
qu'aurait entraîné pour lui-même
et pour les siens son retour au logis. Bien que,
dans l'émotion de l'alerte, il n'ait pu, et
pour cause, se rendre un compte exact des
événements, il avait lieu de croire
que des prisonniers avaient été
faits. Ceux-ci, habilement interrogés,
laisseraient peser par leurs dépositions des
accusations graves sur leurs coreligionnaires. Le
moment ne tarderait guère où l'on se
saisirait d'eux et de leurs parents accusés
d'avoir offert asile à des
prédicants, et rendus complices de leurs
propres enfants. Il y allait pour les uns et les
autres des galères à
perpétuité.
Nous possédons un document
très précis à l'appui de ces
présomptions, en outre du fait
déjà mentionné de l'absence de
Durand lors de la descente de police
effectuée chez lui au début d'avril,
après la dénonciation de Simon-Pierre
Souche. Le 1er juillet 1719 Rouvier écrivit
de Berne à un ami catholique en lui contant
toute l'histoire de sa fuite. Il faisait allusion
aux incidents du Navalet puis déclarait
qu'il était arrivé le 12
février à Genève, avec son
compagnon.
Serait-ce au cours de ce voyage
que
ce dernier aurait rencontré Roger ? On l'a
prétendu. Mais une lettre du pasteur
dauphinois, adressée à Rouvier, et
datée du 18 mai suivant, déclare
expressément que les deux correspondants
« ne se sont pas connus de face ». Il eut
été singulièrement difficile
à des fugitifs poursuivant une course rapide
et complètement imprévue quelques
jours auparavant, d'avertir ou de faire avertir de
leur passage Roger qui, à ce moment
précis, venait lui-même de
s'échapper en pleines montagnes pour fuir
les troupes envoyées à Bourdeaux par
le comte de Médavid.
Les deux jeunes gens s'étaient
retirés en Suisse dans l'espoir d'y
poursuivre des études de théologie,
seules capables de leur permettre de devenir un
jour ministres réguliers. Car on nourrissait
encore l'invincible espoir du retour à la.
liberté de conscience. Le besoin s'imposait
donc d'ouvriers bien préparés pour la
restauration des Églises et la reprise
légale du culte. Les deux
réfugiés voulaient être de
ceux-là. Ils décidèrent de
rester en terre étrangère,
prêts à répondre à
l'appel d'un protestantisme français
recouvrant ses droits à la vie.
Presque aussitôt après
son arrivée à Genève, Rouvier
rencontra l'une de ses tantes
réfugiée là-bas.
« Elle me mit, dit-il,
dans
sa lettre du 1er juillet déjà
citée, entre les mains d'un certain M.
Lafeuille, du Guâ, ancien de l'Eglise
française de la ville, et qui me rendit
beaucoup de services en m'introduisant
auprès d'un gentilhomme
».
La déposition de Rouvier
devait plus tard compléter cette missive sur
un point important : Le jeune homme se rendit sur
ces entrefaites à Lausanne,
accompagné par Durand. Mais le 28
février, seul cette fois, il suivait
à Berne son nouveau protecteur. Sa lettre
nous le redit :
« Je n'y prenais pas
beaucoup de peine, n'ayant que le soin de le servir
à table, de l'habiller, et d'enseigner le
français à ses enfans, dans
quelqu'heure perdue, me divertissant avec eux pour
m'égayer. je gagne 40 écus blancs lui
peuvent faire 60 écus de France ; et comme
l'on prétend qu'avec l'aide de Dieu la
religion sera bien rétablie en France, M.
Hollard, grand professeur, doyen de cette
véritable académie, par sa
charité admirable, m'a fait entrer aux
classes sans qu'il m'en coûte beaucoup. Je
commence en cinquième. Mais ce qui fait
encore plus de plaisir à M. Hollard, c'est
que, sans me flatter, je ne perds pas tout à
fait le temps ; lequel m'assure que, si je
continue, je serai capable de monter en chaire dans
moins de trois ans. Ainsi, mon très cher
ami, quoique l'on voulût me perdre, et
grâces à Dieu, je me retrouverai avec
Son assistance favorable, et quoique mon
père m'ai privé de ses biens, la
charge où j'aspire de jour en jour surpasse
celle des Rois terrestres ; le Fils de Dieu l'a
lui-même exercée... je vous dirai, mon
cher ami, que pour le libertinage que nous lisions
ensemble, il les a bien fallu quitter, car il me
faut être sujet comme un esclave.
Après avoir fait le service de mon
maître, je suis aux études, Dieu
m'ayant donné de si grandes inclinations
là-dessus que je vous peux assurer que j'y
passe souvent des nuits entières ; dont
j'implore incessamment le secours du Tout-Puissant
qui me fasse la grâce de réussir dans
toutes nos justes entreprises...
».
Rouvier donne ensuite à son
correspondant des détails sur la vie de son
ami Durand :
« Je n'ai pas eu
l'honneur
de le voir depuis le 19 février dernier. je
le quittai à Lausanne à la sortie du
temple... Nous versâmes des larmes, car
l'amitié que nous nous témoignons
l'un et l'autre émouvait la tendresse de
nous quitter et de nous tant éloigner. Il
est à Zurich, en Allemagne, dont il me
marqua dernièrement qu'il avait
trouvé un emploi presque semblable au mien.
Il est chez un certain M. Tallandier. Il apprend
aussi le français et l'arithmétique
aux enfants de ce Monsieur. 11, a eu la même
faveur à l'égard des études
que moi, mais il a voulu commencer par la
théologie, ne pouvant attendre l'heure ni le
moment de pouvoir composer quelque sermon. Il a une
grande application pour parvenir au
Saint-Ministère. Un certain Monsieur des
compatriotes de son maître, en mangeant avec
le mien, en donnait fort bon témoignage. il
me marqua qu'il voulait l'écrire au
père, et je lui envoyai par le valet de ce
Monsieur qu'il y mit de mes nouvelles... je lui
marquai aussi de ne se rebuter point dans sa sainte
entreprise, car ce serait une chose glorieuse que
des Jeunes gens comme nous sommes, sans aide de
leurs amis, soient parvenus à une charge si
élevée. je n'aurais pas fini si je
voulais raconter tout le bonheur dont Dieu m'a
voulu honorer... »
Il ne nous paraît donc pas
douteux que Durand a séjourné en
Suisse. Cette lettre nous donne, sur ce point, les
renseignements les plus précis. Elle nous
éclaire en même temps sur deux
problèmes qui, sans cette hypothèse,
resteraient à peu près
insolubles.
On a retrouvé dans le
registre des mariages célébrés
au désert par le prédicant
après 1722, des brouillons écrits en
caractères grecs. Le 23 novembre 1729 il
établissait même le
procès-verbal de la
bénédiction nuptiale donnée
à un collègue, en phrases
complètes rédigées dans la
même langue. Il en possédait donc une
connaissance assez approfondie. Un autre
détail le confirme : Pendant sa
captivité, en 1732, il cita un Père grec dans le
texte
original. D'autre part il essaya, au désert,
de poursuivre l'étude du latin dont il
savait en 1721 les déclinaisons; mais il y
renonça vite, car les conditions
pénibles de sa vie errante rendaient son
projet irréalisable. Comment aurait-il eu
plus de succès avec une autre langue ? Le
grec était moins connu, et les maîtres
capables de l'enseigner d'autant plus
rares.
Tout s'éclaire si l'on admet
son passage à l'Académie de
Zurich.
Il y a plus. En 1719 Court
poursuivait activement son ministère
auprès des communautés
persécutées. Si, comme on l'a cru
jusqu'ici, Durand avait été pendant
ce temps aux côtés de Roger, celui-ci
n'aurait pas manqué d'en faire part au
réorganisateur de nos Églises. Rien
de pareil ne se retrouve dans les documents
conservés par ce dernier, et lorsque Corteiz
partit encore à la fin d'octobre 1720 pour
le Vivarais, ce fut sur la demande du vieux
prédicant Guilhot. Aucune mention n'est
faite 'de Durand, qui n'a certainement eu
jusque-là aucun rapport avec Corteiz, fut-ce
même par correspondance.
Deux années d'activité
auraient donné au fils du greffier une
notoriété suffisante pour que Court
ou Corteiz l'eussent connu de nom, et cité
parmi les ouvriers de la restauration du
protestantisme ardéchois.
Ici et là, une longue absence
peut seule expliquer les faits.
Mais, dira-t-on, Durand s'est
toujours défendu d'avoir passé la
frontière... On comprendra qu'il ait, par
une telle négation, évité de
compromettre ses amis de Suisse et tenté
d'écarter l'éternelle accusation de
rapports avec l'étranger, qui pesait sur les
réformés; rapports auxquels on
prêtait en haut lieu, et bien à tort,
un caractère politique qu'ils ont rarement
eu dans l'histoire et dont ils étaient alors
depuis longtemps dépourvus.
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