Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

L'enfance (suite)

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Mais déjà des événements nouveaux ramenaient le trouble dans les esprits : L'insurrection camisarde venait d'éclater. On, en eut rapidement les échos en Vivarais. Étienne Durand les notait méthodiquement. Sa relation comporte quelques exagérations, mais elle n'en demeure pas moins généralement exacte. Elle signale le meurtre initial, au Pont de Montvert, de l'abbé du Chayla, missionnaire, espion et à l'occasion tortionnaire (juillet 1702). Avec ceci les combats en Languedoc et les défaites infligées au maréchal de Montrevel par les troupes de Cavalier et de Roland.
La légende a même trouvé place sur le registre, selon laquelle le titre de camisards aurait été décerné aux insurgés après l'enlèvement des chemises blanches dérobées « à la lessive » de la ville d'Alès.

L'expédition de répression de l'apostat julien, incendiant méthodiquement 466 bourgs lozerots afin de priver les rebelles de toute ressource et de terroriser leurs partisans, eut un retentissement sinistre dans tout le Midi protestant. Mais le moment n'allait plus tarder où la guerre arriverait jusqu'à la porte de la paisible maison des Durand. Déjà en février 1703 Cavalier avait vainement tenté de franchir l'Ardèche pour remonter jusqu'en Vivarais. Une année plus tard Jean-Pierre Dortial, dont le nom reviendra maintes fois dans notre récit, tenta de soulever la région avec l'aide de quelques alliés. Les bandes qu'il avait recrutées atteignirent successivement Gluiras, Saint-Maurice de Chalencon, Saint-Fortunat, Saint-Apollinaire-de-Rias, Saint-Jean-Chambre, et finalement Saint-Sauveur de Montage. Partout les églises catholiques furent brûlées et des prêtres massacrés. Mais le 23 février Dortial était surpris à son tour par Julien revenu sur les lieux. Ce fut la déroute. Les survivants se dispersèrent. On enterra 135 cadavres; puis, en punition de l'hospitalité offerte la nuit précédente aux « attroupés », le commandant militaire fit occuper le hameau de Franchassis, à 3 kilomètres à peine du Bouchet de Pranles, donnant ordre de massacrer les habitants et de renverser jusqu'aux fondations de leurs logis.

Ces événements marquèrent en Vivarais la fin du mouvement camisard. Peu de temps après, dans le Bas-Languedoc, Cavalier rencontrait à Durfort le baron d'Aigalliers, puis à Nîmes le maréchal de Villars lui-même. Celui-ci, l'un des meilleurs généraux de Louis XIV, avait été envoyé par la Cour inquiète, pour mettre fin à la révolte. Aussi habile qu'énergique il sut obtenir la soumission du jeune chef cévenol. Roland, demeuré irréductible, fut tué par surprise et ses amis bientôt arrêtés et suppliciés.
Tout rentra dans l'ordre.

Les difficultés provoquées par la guerre de Succession d'Espagne contraignirent les pouvoirs à relâcher quelque peu la surveillance. Le souvenir des horreurs de la récente insurrection y aida sans doute. On craignait le retour de pareilles atrocités et l'oppression devint moins insupportable pour les populations réformées. Les plus courageux se hasardèrent à réunir, ici et là, des assemblées dont quelques-unes furent assez nombreuses. Étienne Durand y prit-il part lui-même ? Ses notes ne nous le disent pas; mais on. peut être tenté de l'admettre lorsque l'on sait comment il devait offrir plus tard sa propre maison pour l'exercice en commun du culte interdit. Seulement il ne le fit qu'à la dérobée, évitant toute manifestation de désobéissance ouverte aux ordonnances de l'Eglise catholique et de la Cour. Cette prudence lui valut de connaître pendant près de quinze ans une tranquillité relative qui ne s'accompagnait vraisemblablement pas d'une parfaite sérénité d'âme.

L'inquiétude demeurait vive chez les « religionnaires ». En 1709 le greffier assista, en spectateur ému, à la nouvelle tentative de soulèvement effectuée en Vivarais par l'ancien brigadier camisard Abraham Mazel aidé d'un petit nombre de réfugiés revenus de Genève. Après qu'ils eurent réuni des alliés et remporté quelques succès près de Gilhoc et d'Issamoulenc des renforts arrivèrent dans le pays avec l'intendant Bâville en personne; et deux défaites successives, la dernière à Font-Real, près de Chalencon, mirent fin à la révolte.
Une quarantaine de prisonniers furent exécutés sur la roue « les jours de marché dans les principaux lieux du Vivarais ».

Ce sanglant épilogue clôtura l'ère du recours aux armes, dans l'histoire du protestantisme français persécuté. Aucun essai n'en fut plus jamais tenté. Une autre méthode allait désormais prévaloir. À près de vingt siècles de distance, la petite Eglise renaissante, pauvre et peu nombreuse, reprenait, devant le pouvoir oppresseur, l'attitude de résistance religieuse, exclusive de toute révolte à main armée, qui fut celle des premières communautés chrétiennes, au temps des Césars...
Mais n'anticipons pas.




Les lettres de Pierre Durand et ses dépositions devant les juges de Montpellier en 1732 nous donnent les unes et les autres des renseignements concordants sur son sort pendant la période qui suivit ces événements. L'enfant fréquenta l'école à Privas, où, sur le désir de son père, il étudia « la pratique ». Sans doute avait-il une dizaine d'années lorsqu'il suivit pour la première fois cet enseignement élémentaire mais pourtant solide, qui devait lui ouvrir la carrière du notariat. Il signalait en effet plus tard à son ami Court « qu'il avait passé huit ou neuf années au barreau » avant de prendre le désert en 1719. Selon toute vraisemblance il comprenait dans ce délai le temps de la préparation. Par ailleurs il déclara comment « la petite ville l'avait reçu dans son enceinte et comment il y avait fait quelques études qui, quoique peu considérables, ne lui furent pas inutiles ». Enfin, il reconnut, et ceci reste très suggestif, « qu'il avait fréquenté les offices de la religion catholique jusqu'à douze ou quinze ans ». Il n'est pas douteux qu'il ait dû faire siennes ces pratiques au, moment où, soumis à la surveillance étroite de ses maîtres, il ne pouvait s'en dispenser sans s'exposer aux plus graves dangers. Il avoua même s'être un. jour confessé. « Sans savoir ce qu'il faisait », ajouta-t-il comme pour s'en excuser.

Sitôt entré au service d'un « maître » de Privas, il se sentit plus libre et renonça à ces habitudes détestées, sous l'influence de l'enseignement familial qui lui avait sans doute jusque là recommandé la prudence.

Toute la correspondance du futur martyr, ses registres de baptêmes et de mariages, les procédures qu'il eut à établir en 1731 contre un pasteur indigne, se ressentent d'une telle formation. Il ne l'oublia jamais. En 1719 nous le verrons donner en Suisse des leçons de français et d'arithmétique, et son style correct, parfois légèrement apprêté, toujours clair, resta celui de l'homme de loi. La rédaction est précise, méticuleuse, et les détails exactement notés.
Cependant il était toujours en relations étroites avec les siens. La distance réduite le séparant de Privas lui permit-elle de demeurer au foyer et de ne le quitter que pour se rendre au travail ? ou dût-il au contraire trouver pension à la ville ? on ne sait.

En 1715 une petite Marie naquit à la maison familiale. Sans doute ne fut-elle pas baptisée par le prêtre. car aucun registre curial de la région ne fait mention d'une telle cérémonie. Mais la naissance peut avoir été postérieure à la mort de Louis XIV, et l'on espérait que cet événement apporterait une amélioration au sort des persécutés.
Quiconque connaît les prévenances d'un grand frère pour une soeur plus jeune peut facilement se représenter la joie de l'adolescent amusant l'enfant pendant les heures de loisirs. L'ère des malheurs était pourtant proche.




Où en était alors la cause du protestantisme en Languedoc et en Vivarais ? L'inspiration persistait. Des femmes, à présent, s'essayaient à convoquer des assemblées et il n'était pas rare que tous les assistants fussent gagnés par leur exaltation. Ils se roulaient par terre en soupirant. Ils demandaient grâce à Dieu et recevaient, disaient-ils, les ordres et les communications de l'Esprit. On devine les excès que pouvaient entraîner les déclarations de ces prophétesses. Elles délaissaient peu à peu les enseignements bibliques pour ne plus obéir qu'à leurs prétendues révélations. La piété huguenote et tout le protestantisme avec elle étaient à la veille de disparaître dans la multitude des sectes fondées par chacun des inspirés.

C'est alors qu'apparaît Antoine Court, dont la figure domine toute l'époque qui va désormais s'ouvrir, celle de la restauration méthodique des Églises.

Les efforts de cet organisateur de génie vont rendre au protestantisme sa véritable tradition, et avec elle une activité que cinquante années de persécution ne sauront que restreindre pendant de courtes périodes sans jamais la supprimer tout à fait.

Né en 1694, à Villeneuve-de-Berg, dans le sud du Vivarais, puis élevé par une mère très pieuse, Court avait été mené par elle aux cultes des prophétesses. Il se destina à devenir prédicateur; mais sa clairvoyance lui fit bientôt comprendre comment, pour sauver les Églises, il n'y avait pas d'autre ressource que le retour à l'ordre. En plein accord avec l'austère et courageux Pierre Corteiz, jadis mêlé aux affaires camisardes mais revenu depuis à de plus sages opinions, il travailla sans relâche à réaliser cette tâche difficile. Il fut la tête et son rude compagnon le bras. À vingt ans, en 1715, quelques semaines avant la mort du vieux Louis XIV accablé de malheurs et d'infirmités, il présida au, hameau des Montèzes, près de Saint-Hippolyte-du-Fort, dans le Gard, le premier synode régulièrement constitué depuis la Révocation. « On réunit, écrit M. Ch. Bost, les prédicateurs en un corps où ils devaient se surveiller mutuellement; on interdit aux femmes de prêcher, et il fut décidé qu'on tiendrait l'Écriture comme seule règle de foi ». Puis il entra encore en relations avec l'ancien prédicant Jacques Roger. Celui-ci avait été le ministre régulier d'une communauté de réfugiés, à Marienberg, en Wurtemberg. Revenu en Dauphiné il luttait aussi contre le prophétisme, et, avec Corteiz alors âgé de 32 ans, il convoqua, en août 1716, un synode dans sa province.

Les règlements établis par cette assemblée furent adoptés en Languedoc. C'était le début d'un grand mouvement d'ensemble qui devait, par l'effort et l'étroite liaison de tous, sauver une seconde fois la Réforme française. Le prophétisme avait renouvelé la ferveur et la vie religieuse. Il fallait désormais apporter un cadre solide à ces aspirations désordonnées et sporadiques qui se seraient sans lui peu à peu dissipées en rêveries vagues, voire en illuminisme. Or des hommes s'étaient levés, qui pouvaient enfin, à force de clairvoyance et de ténacité, mener à bien cette mission souvent dangereuse et toujours délicate.

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