« Miserere mei,
Domine Deus »
(Inscription d'Étienne Durand
sur le fronton de sa porte).
À quelques kilomètres
de Privas, le hameau du Bouchet de Pranles
surplombe un ravin profond. De là-haut les
lointains apparaissent immenses, au delà des
crêtes ardéchoises et de la
vallée proche de l'Eyrieux. Au fond de
celle-ci coule un petit cours d'eau, maigre en
été, sinueux et redoutable lorsque
les neiges fondent et le grossissent au
printemps.
Quelques maisons cévenoles
aux murailles épaisses, aux lucarnes
étroites, vraies meurtrières
percées dans le granit, se groupent
semblables les unes aux autres et
séparées par d'étroits
passages mal pavés qui laissent deviner,
avec d'étranges soubassements, des
réduits profonds où s'abritent de
petits troupeaux de chèvres, et des
escaliers tortueux pleins d'ombre et de
mystère.
Tout est calme là-bas. Les
dragons du Roi ne montent plus au
Bouchet. Les vieilles maisons groupent encore
quelques personnes restées fidèles au
sol difficile. Elles sont catholiques ou
protestantes, par moitié peut-être.
Les luttes anciennes, peu à peu, se sont
apaisées.
Mais quand les méfiances se
seront pour toujours évanouies, un grand et
beau souvenir demeurera par-dessus celui des
divisions oubliées, et ce sera celui de
l'héroïsme des habitants d'autrefois.
Car les châtaigniers dont quelques-uns sont
plusieurs fois séculaires savent encore
d'étranges choses dont ils font part au
pèlerin lorsque le vent souffle. La
lumière mauve des couchers de soleil,
enveloppant le vaste horizon de son voile fragile
et doux, porte avec elle la mélancolie d'un
passé qui ne saurait être à
jamais révolu.
Ici, dans ce petit coin perdu,
il y
a deux siècles à peine, on a souffert
et l'on a pleuré. Une plaque le dit. Sur la
dernière maison, presqu'en dehors du hameau
simplement, elle porte quelques mots « A la
mémoire de Pierre et de Marie Durand...
» Le frère et la soeur, tous deux
huguenots et martyrs.
Sur son « livre de raison », leur père, greffier consulaire - à peu près le secrétaire de mairie de nos villages d'aujourd'hui - consignait les uns après les autres les événements les plus importants de la vie locale et provinciale. Il s'était sans doute servi de notes gardées dans sa famille, car le registre de papier épais relate dans ses premières pages la révolte de M. de Brison, à Privas, en 1619.
On ne manque pas d'être surpris en
parcourant ces pages jaunies par le temps, d'y
trouver une information généralement
exacte. Dans des temps où l'instruction
était peu répandue (il conviendrait
peut-être de ne pas étendre trop
rigoureusement ce jugement aux provinces où
la Réforme avait triomphé), les
routes inexistantes, les communications difficiles,
les services postaux encore très
sommairement organisés, Étienne
Durand savait à peu près tout ce qui
se passait en Languedoc. Il nous en a laissé
la chronique.
Si son enfance ne connut vrai
semblablement que le calme d'une vie monotone et
retirée, l'orage cependant grondait. Depuis
1660 Louis XIV poursuivait durement la lutte contre
le protestantisme français, et la nouvelle,
des mesures prises par le souverain n'allait pas
tarder à jeter le trouble dans toutes les
régions où la Réforme
s'était développée.
L'adolescent dut partager l'inquiétude
sourde de ses parents quand, en 1670, le marquis de
Labret vint brûler le temple tout proche de
Pranles. L'ère des souffrances
commençait pour la famille. Elles ne
devaient plus l'épargner durant un
siècle : Marie, la cadette, ne sortit qu'en
1768 de la tour de Constance où elle
était retenue depuis 1730 « pour cause
de religion ».
Après 1681 les malheurs se
multiplient. De partout
surgissent les motifs d'alarme. On détruit
systématiquement les temples sous les
prétextes les plus futiles, mais en
maintenant toujours à ces mesures
arbitraires une apparence de
légalité. Les libertés
accordées par l'Édit de Nantes «
perpétuel et irrévocable », sont
arrachées les unes après les
autres.
Ce qu'Étienne Durand put
souffrir, ses notes ne nous le disent pas. Mais on
n'atteint pas un homme dans ses droits les plus
chers, ceux dont il vit dans son âme sinon
dans son corps, sans qu'il ne connaisse les heures
d'angoisse où l'esprit hésite entre
la soumission trop facile aux ordres iniques du
Prince, ou la résistance insensée,
condamnée d'avance à l'échec,
mais dans laquelle on meurt en servant son Dieu
jusqu'au bout.
Dans les fermes solitaires, sur
les
crêtes ou près des ravins, dans les
hameaux retirés, les rudes travailleurs de
la terre, les montagnards ardéchois durent
très souvent s'entretenir de ces craintes ou
même se risquer à ébaucher des
projets de défense. À l'abri, dans
les grandes salles aux épaisses, parois de
granit noircies par la fumée, près
des cheminées énormes et dans
l'illusion d'une temporaire sécurité,
on est à l'aise pour parler.
Fallait-il espérer la
trêve ? La situation s'aggravait de mois en
mois. Ou se soumettre ? Quand on est huguenot et
cévenol, on prend pas volontiers son parti d'un
joug et d'une
oppression particulièrement pénibles
pour des hommes à la rigide conscience
religieuse et morale.
Fallait-il résister ?
Peut-être. Mais comment ? Les tentatives
avaient échoué, toutes et partout. On
se souvenait encore des conséquences
dramatiques d'une manifestation récente et
d'une belle ampleur. Étienne Durand en
répétait souvent l'histoire, et l'on
peut croire que sa situation au Bouchet, jointe
à l'estime que tous avaient pour un homme
aux convictions particulièrement fermes,
donnaient à sa parole une autorité
peu discutée. Or le greffier rappelait ce
que chacun savait, hélas, plus ou moins :
À l'assemblée extraordinaire de
Chalencon tenue par les ministres du Vivarais, on
ne s'était pas mis d'accord. Les uns
acceptaient l'idée d'un recours aux armes
dans le but de reconquérir les
libertés perdues. D'autres
préconisaient une méthode
différente, celle que l'avocat Claude
Brousson avait héroïquement
proposée dès 1682. Au printemps
suivant seize députés venus des
provinces méridionales s'étaient
réunis secrètement à Toulouse.
Il importait de renseigner le Roi, hors de toute
manifestation violente, sur les sentiments exacts
de ses sujets réformés, et de le
détromper dans les conclusions qu'il pouvait
trop facilement tirer des rapports de ses
intendants. Ceux-ci, dans leur zèle,
étaient peu désireux de fixer le
Souverain sur la nature et la
raison véritable des succès obtenus
uniquement par la crainte,
Après avoir recommandé
la repentance, la prière et l'union des
fidèles, on devait se grouper le 27 juin,
toutes portes ouvertes, et là où les
temples étaient déjà
rasés, sur leurs ruines. On pouvait beaucoup
redouter d'une telle audace : elle ne manquerait
pas d'entraîner des arrestations et
probablement des supplices. Mais qu'importait la
perte de quelques-uns si le salut de la masse
était assuré; si le monarque
était enfin éclairé sur les
dispositions véritables de ses sujets
réformés, toujours attachés
à leur foi en dépit des affirmations
des courtisans et des fausses nouvelles
envoyées de toutes parts ?
Le projet de Brousson n'aboutit
pas.
En divers lieux les assemblées se tinrent,
mais point partout ni en même temps.
Étienne Durand eut beau écrire, sur
son « livre de raison », « qu'on
avait prêché dans tous les Temples
interdits du Royaume, en dépit des
ordonnances royales », il dut se rendre
à l'évidence et conclure à
l'échec. Les intendants crurent ou
feignirent de croire à l'insurrection. Des
troupes battirent la campagne et des paysans furent
traqués. En Vivarais, ils s'armèrent,
puis, affolés par la dragonnade,
poussés au désespoir, ils
songèrent un moment au
soulèvement.
L'incendie menaçait lorsque
le paisible du Roure, commandant
militaire, et l'Intendant d'Aguesseau promirent
l'amnistie malgré les ordres de Louvois.
Mais cet engagement était dérisoire
et dès le 26 septembre tout le pays fut
couvert de garnisons « logées en pure
perte » aux frais des habitants. Quelques
jours après Durand pouvait noter que le
gros, bourg de Saint-Fortunat venait d'être
pillé par les fusiliers du Roi. Les
contributions les plus lourdes furent
imposées aux populations. Enfin le pasteur
de Soyons, Isaac Homel, vieillard de plus de 71
ans, fut arrêté et condamné
comme l'un des instigateurs de la sédition.
Il ne l'avait cependant conseillée
qu'après les mesures brutales
provoquées par la tentative pacifique de
Brousson. Le vénérable ministre
mourut à Tournon sur la roue, sans cesser
d'exhorter jusqu'au dernier moment les
fidèles groupés autour de
l'échafaud; et ceci malgré les
effroyables souffrances causées par un
supplice qui dura cinq heures.
De telles nouvelles étaient
singulièrement alarmantes. Tout espoir
s'évanouissait et la fatalité pesait
sur les consciences violentées.
jusque-là on s'était raidi contre
l'adversité, on avait voulu croire envers et
contre tout à la trêve possible
après la tempête. À
présent on se sentait prêt à
s'abandonner au sort mauvais, prêt à
renier la foi des pères pour conserver le
droit à la vie. Car
où devait être, après tout, la
culpabilité d'une abjuration arrachée
par le bourreau ? Les convictions n'en
demeureraient pas moins fermes dans le secret des
âmes; le feu serait maintenu sous la cendre
et l'Évangile gardé jusqu'aux jours
meilleurs sous le manteau d'un catholicisme
affecté.
Très vite maintenant les
craintes généralement dominées
jusque-là s'amplifient jusqu'à
devenir un affolement immense, une hantise pesante
et contagieuse. Les désastres, on le dit
partout, s'accumulent. Réels ou imaginaires
ils frappent de leurs coups pressants et cruels les
coeurs et les consciences. Des villages et des
bourgs abjurent en masse. La résistance est
ridiculement faible. L'Église romaine
triomphe. Ah, l'on peut bien chanter le vieux
psaume de la persécution, aux paroles
brutales et maintenant si vraies
- Les gens entrés sont en ton héritage,
- Ils ont pollu, Seigneur, par leur outrage,
- Ton Temple saint, Jérusalem détruite,
- Si qu'en monceaux de pierres l'ont réduite
Après s'être tenue debout comme un
homme blessé à mort mais qui ne veut
pas tomber, la Réforme toute entière
court à la débâcle. Les
apostasies se multiplient, la panique s'avance avec
les dragons de Louvois...
Alors Louis XIV, mal
renseigné, incapable de comprendre la valeur et les
raisons vraies de cet effondrement, signe le 18
octobre 1685 l'édit de Révocation. Le
protestantisme est proscrit, le coup suprême
est porté. La politique des jésuites
donne tous ses fruits amers. Les vingt ou
vingt-cinq temples encore debout en France sont
rasés : Presque tous les
hérétiques sont rentrés dans
le giron de la Sainte Église apostolique et
romaine.
L'histoire que fait le peuple a
parfois de singulières intuitions, et la
perspicacité d'un bon sens rarement en
défaut offre plus de
pénétration que l'érudition
d'un faux savant : Étienne Durand avait
compris : « Par la sollicitation de la Reine
», écrivit-il, le drame s'était
accompli.
Il fallut que les populations,
la
rage au coeur, se rendissent à
l'Église. Si quelques paysans
particulièrement opiniâtres
résistaient aux ordres, il leur en
coûtait cher. Près du Bouchet, nota le
greffier consulaire, « Jean Valette eut les
pieds brûlés par les dragons, dans une
poêle pleine d'huile bouillante, et Simon
Faure, de Franchassis, sa maison rasée;
après quoi, à Pâques 1686,
chacun se rendit à la communion ». La
grande vague d'oppression ne trouvait devant elle
que des âmes lassées de souffrir et
d'espérer en vain, inquiètes,
acceptant de céder sur les formes sans
renoncer à la libre et vigoureuse foi
huguenote, nourrie de la Bible,
et gardée dans le sanctuaire
intérieur qu'aucune force ne saurait violer.
La justice a souvent d'étranges retours :
Le coup de grâce porté à nos
Églises, celui dont à vues humaines
elles ne devaient jamais se remettre, fut
l'épreuve terrible qui allait
démontrer leur miraculeuse vitalité
et les arracher à leur torpeur
passagère. Très peu de temps et, pour
être tout à fait exact, très
peu de jours après la date fatale d'octobre
1685 des mouvements se produisirent ici et
là, généralement
désordonnés et parfois violents. On
le conçoit : le protestantisme ruiné,
presqu'à l'agonie, privé de tous ses
chefs partis en exil, ne voulait pas mourir. Il
lutta et sortit vainqueur de ce combat
désespéré.
La terreur s'apaisa, et l'on vit
plus clair. Il ne fallait rien espérer de la
clémence royale, et compter uniquement sur
soi, après Dieu. Les religionnaires eurent
le remords de leurs défaillances,
tirèrent de leurs cachettes les livres de
piété dissimulés
jusque-là, et le culte recommença
secrètement. L'émigration qui
sévissait depuis quelques années se
poursuivit plus importante encore, privant la
Réforme et le pays tout entier d'une
élite industrieuse et riche, capable - elle
le prouvait - d'accepter l'exil et l'abandon de ses biens,
plutôt que de
renoncer à servir Dieu selon sa
conscience.
Cependant, auprès de ceux qui
restaient, quelques hommes plus riches de courage
que de savoir s'efforcèrent de remplacer les
pasteurs exilés. Sous le manteau la
piété s'entretenait grâce
à ces humbles, malgré les dangers
redoutables et la menace constante de l'amende, de
la dragonnade ou des galères. Implacable, le
nouvel intendant Lamoignon de Bâville, «
toujours prêt, jamais pressé »
aux termes mêmes de sa devise, mettait son
zèle à bien exécuter les
ordres de la Cour. Il n'avait pas approuvé
la Révocation de l'Édit de Nantes,
mais il se soumit, et sa
sévérité dans le Poitou lui
valut contre les religionnaires de tels
succès qu'il apparut au Roi comme le seul
homme capable de « catholiciser » le
Languedoc. Il tint à se montrer digne d'une
telle estime et l'on sait par quelles terribles
mesures il allait marquer son long
règne.
Alors naquit et se développa
chez les populations huguenotes opprimées,
inquiètes, un état spirituel
étrange et maladif. L'angoisse était
à son comble. Des phénomènes
troublants se produisirent. On ne lisait plus
guère dans la Bible que les petits
prophètes ou l'Apocalypse, avec l'espoir d'y
trouver quelques indications sur les signes des
temps, et les promesses de la délivrance
tant espérée. D'autre part on n'avait plus les
livres ou les
pasteurs
capables de diriger la piété de la
foule. On signala des prodiges d'une sombre mais
intense poésie. Des anges avaient, en
Béarn, chanté les psaumes dans les
airs, au-dessus des ruines des temples, et l'on
avait entendu une plainte sourde et longue
accompagnée du bruit des tambours et des
trompettes sonnant la charge. Ces auditions
miraculeuses s'étaient reproduites dans tout
le Dauphiné, puis en Languedoc.
Presqu'en même temps le
ministre Jurieu, réfugié en Hollande,
répandait en France ses « lettres
pastorales » par lesquelles, dès mars
1686, il prédisait la délivrance pour
1689, en reprenant à son compte une autre
prophétie fort en vogue de son
grand-père Pierre Dumoulin. Or le bruit se
répandait de la formation de la Ligue
d'Augsbourg. La guerre était imminente. Elle
apparut aux huguenots comme une épreuve
voulue de Dieu en punition de la
persécution. De telles espérances,
jointes aux cruautés de l'Intendant,
provoquèrent un état d'exaltation
dont les conséquences allaient être
tragiques.
Le 3 février 1688,
près de Crest, dans la Drôme, une
jeune bergère de dix-sept ans, Isabeau
Vincent, se mit à parler pendant son sommeil
en tenant des discours religieux en patois. Des
protestants s'assemblèrent autour de son
lit, ne doutant pas qu'il y eût là une
manifestation providentielle du Saint-Esprit. Les mêmes
phénomènes
se reproduisirent durant
quelque temps. D'autres jeunes filles et des jeunes
gens parlèrent à leur tour assis ou
couchés, en tremblant de tous leurs membres.
Bien vite ils reçurent le nom de petits
prophètes. Ils passèrent le
Rhône quelques mois après et le
mouvement apparut en Vivarais, plus violent encore.
Des assemblées entières se courbaient
« sous le souffle de l'Esprit ». Un
« inspiré », Gabriel Astier,
communiquait le « don » à ses
auditeurs. En moins de huit mois, pouvait noter
Étienne Durand, « cela se
répandit sur grands et petits, hommes,
femmes et enfants » ; et il ajoutait avec son
habituel discernement : « presque tous gens
sans lettres ».
Que dut-il lui-même penser de
cela ? Fut-il, effrayé devant les
conséquences possibles de ces
événements ? Elles n'allaient
guère tarder et ses notes nous le diront
encore : « Le lundi 15 février 1689 fut
faite une assemblée au Serre de Tauzuc, du
nombre d'environ 3.000 personnes. Un nommé
Valette, par la force de son esprit, en criant :
Miséricorde ! Tous se renversaient par terre
». - Quelques heures après, le
capitaine Tirbon et neuf de ses hommes
étaient massacrés à coups de
bâtons et de pierres par des hommes et des
femmes hors de sens. La répression fut
féroce : Quatre jours plus tard, une
assemblée prophétique tenue sur la
Serre de la Pale s'acheva dans le carnage.
L'inspiré La Branche avait
déclaré que l'on n'avait rien à craindre, «
puisque l'on était gardé par des
anges blancs comme la neige et petits comme le
doigt ».
Les huguenots victimes de leur
frénésie collective
répondirent aux députés
envoyés vers eux par des coups de pierres et
des malédictions : « Tartara,
arrière de moi, Satan ! ».
Alors ce fut la boucherie. Plus
de
trois cents personnes furent
égorgées. Des soldats de milice
portaient, dit-on, des doigts de femmes
réunis en collier.
Un nouveau, massacre eut lieu
deux
jours après à Pourchères,
près de Privas, et l'intendant Bâville
vint en toute hâte de Montpellier avec son
beau-frère le duc de Broglie. On
conçoit que ce voyage ait été
marqué par nombre de décisions
frappant les malheureuses populations, folles de
terreur et bouleversées par les. appels des
inspirés.
Il serait difficile, si
douloureux
que soit un pareil sujet, de ne pas insister sur
l'importance prise dans tous ces
événements par le prophétisme.
Il a joué un rôle capital dans la vie
de la Réforme, à cette époque
et longtemps après encore. Né de la
persécution, on ne sait s'il faut en dire
plus de bien que de mal : néfaste, il le fut
à, coup sûr lorsqu'il poussa les
foules aux actes de violence et lorsque plus tard
il se dressa, vivace, contre l'action des pasteurs
s'efforçant de ramener à l'ordre
d'autrefois les Églises complètement
désagrégées. Ses
manifestations d'étrange et sombre ferveur,
fort propre à développer un
individualisme forcené, ne pouvaient que
s'opposer aux efforts tentés en faveur du
retour à la vieille discipline huguenote de
jadis. Et nous en avons assez dit pour que l'on
comprenne comment, avant de paralyser ainsi
l'intense labeur de la restauration du
protestantisme, il avait, en se montrant follement
téméraire et parfois agressif,
donné amplement prétexte aux
sévices d'une administration ombrageuse et
cruelle.
Pourtant tout n'est pas simple
dans
la vie ni dans l'histoire qui la représente.
Hors de tout recours au paradoxe, qui serait ici
fort déplacé, il faut
reconnaître que ce même
prophétisme étrange, aux
manifestations troublantes, a sauvé le
protestantisme français, au travers de ses
excès et sans doute à cause d'eux.
Seul il avait encore la force de soulever les
âmes; malgré l'oppression ;
malgré les efforts du, clergé tenace
et désireux d'arriver coûte quel
coûte à ses fins; malgré la
lassitude, malgré les dragons, malgré
la mort. Les « petits prophètes »
ont ranimé la piété
défaillante : « Pour ceux de notre
religion, écrivait longtemps après
ces événements le vieil Ebruy,
réfugié à Genève, les
uns en disaient du bien, les autres du mal. Ceux-ci
les croyaient divinement inspirés,
ceux-là non. D'autres croyaient que le
Saint-Esprit n'agissait pas en eux d'une
manière infaillible, mais qu'il y avait cependant
quelque chose qui
venait de Dieu, qui les poussait à dire de
belles et bonnes choses, bien édifiantes...
Toujours, nous pouvons dire à la louange de
ceux qui se sont exercés à faire des
exhortations au peuple, qu'ils ont apporté
un grand bien dans les Églises du
Vivarais... car avant, tout le monde gisait dans
une léthargie spirituelle et mortelle... on
ne parlait plus de religion ».
Les croyants d'aujourd'hui
oseraient-ils condamner l'attitude des
persécutés du dix-septième
siècle, leurs révoltes et leurs
exaltations stupéfiantes ? Dans les heures
tragiques, elles sont fréquentes et parfois
seules capables de réaliser ce que la
prudente sagesse refuse d'accomplir. Nous leur
devons sans doute ce qui reste de vie protestante
dans notre pays. Du fond des âges
l'apôtre nous en avait avertis :
« Dieu, a choisi les choses
folles du monde, pour confondre les sages »,
écrivait-il à l'Église de
Corinthe, dont les « inspirés »
lui donnaient, déjà, quelques
soucis...
Les années se passèrent, dans la
monotonie d'un régime d'oppression toujours
maintenu. Peu à peu les troubles
s'apaisèrent. Il ne resta plus que des
prophètes isolés qui
continuèrent à tenir de petites
assemblées. De temps à autre on
capturait l'un d'entre-eux, et
bientôt on l'envoyait aux galères ou
à la potence. Les méthodes de
l'Intendance de Montpellier ne se
départaient pas de leur affreuse
régularité.
Toute vie religieuse n'était
cependant pas éteinte malgré
l'étouffante atmosphère du despotisme
et de la bigoterie triomphantes. On n'osait plus,
il est vrai, se grouper comme auparavant et souvent
le prêtre bénissait les mariages ou
baptisait les enfants. On se mettait ainsi en
règle avec l'Église romaine et les
ordres du Roi. Mais que de remords après
l'apostasie ! Que de pleurs et de trouble, que
d'amertume pour les, huguenots vaincus !
Pourtant l'espérance
demeurait vivace, plus forte que la crainte de
l'amende ou de l'emprisonnement. Elle se
nourrissait de la lecture des anciens sermonnaires
et surtout des psaumes : On ne peut se
défendre d'une légitime
émotion lorsque l'on parcourt les lettres
des « nouveaux convertis » de
l'époque, écho direct de leurs
préoccupations : Que de grandeur et de
simplicité chez ces humbles ! Sans cesse ils
redisent la nécessité de la
soumission aux ordres de Dieu, et ces mots se
retrouvent jusque dans la plainte des mères
privées de leurs fils ou de leurs maris
capturés; jusque dans les missives des
prisonniers, comme un leit-motiv qui semble dominer
toute la pensée religieuse de ces paysans
cévenols à l'âme profonde. Et
si quelque nouveau malheur venait bouleverser leurs plans
ou briser leurs
coeurs,
alors ils ne manquaient jamais de discerner dans
ces dures atteintes la marque de la colère
divine, juste conséquence de leurs
défaillances et de leurs chutes.
Étienne Durand nous a
laissé, fixé dans le granit, un peu
de sa pensée : Il écrivit sa plainte
au fronton de la porte du vieux logis :
« Miserere mei Domine
Deus
» - 26 May 1694 ».
Mais deux années
après, sur le manteau, de la cheminée
monumentale qui occupe toute une partie de la
cuisine, il ajoutait
« Loué soyt Dieu
».
Les inscriptions se voient
encore
aujourd'hui.
Les prophètes et quelques
prédicants non « inspirés »
poursuivaient leur tâche sans aucune
méthode, souvent mal reçus par les
tièdes qui considéraient, on le
comprend, leur activité comme dangereuse, et
leur reprochaient d'agir au gré de leurs
impulsions désordonnées, hors de tout
autre motif légitime. Si encore ils avaient
été régulièrement
investis de leur charge! Alors on aurait eu,
peut-être quelque raison de leur faire
crédit. Mais pour le moment mieux valait ne
pas s'occuper d'eux.
Ainsi pensait-on le plus souvent
dans la petite noblesse ou la bourgeoisie. On
affectait la superstition des
règles et l'on y trouvait de bons motifs
d'esquiver la lutte et ses risques. Le peuple seul
s'exposait au danger en courant aux
assemblées ou en recevant les
prédicateurs vagabonds. Étienne
Durand resta fidèle à ses
convictions. Les mauvaises notes que le vicaire de
Serre devait donner plus tard sur son indocile
paroissienne laissent aucun doute sur ce
point.
Pourtant, ce « fieffé
huguenot » dut se résoudre à
faire des concessions, quoi qu'il lui en
coûtât : on pouvait recevoir quelque
prédicant sans que cela dût être
nécessairement découvert. Certaine
cachette aménagée dans les murs de la
maison du Bouchet dit assez les ressources et les
retraites offertes là-bas aux hôtes
dangereux que recherchait la police. L'ouverture en
est maintenant fermée. On accédait
à ce réduit par un trou
pratiqué dans l'épaisseur de la
muraille, devant l'unique fenêtre de
l'immense cuisine. Une brèche faite dans une
des parois de l'étable aux moutons laisse
voir aujourd'hui son extrémité
inférieure, au niveau des soubassements du
bâtiment.
Mais si ces infractions aux lois
étaient possibles sans trop de danger,
d'autres n'auraient pas manqué d'être
infailliblement remarquées. Le greffier
consulaire, qui ne se cachait guère de ses
convictions, allait bientôt se voir contraint
d'en tenir compte.
Le 12 septembre 1700, vers le soir, Claudine
Gamonet son épouse, donnait le jour à
un garçon : Les dispositions des parents
avaient
été sans doute prises à
l'avance et l'on ne retarda guère les
formalités consécutives à cet
événement. Le surlendemain le petit
Pierre était ondoyé par le
curé Luquet dans la très vieille et
très naïve église romane de
Pranles. Pour plus de sûreté la date
de la naissance avait été
retardée d'un jour et fixée au 13,
dans la crainte que le fait d'avoir
différé le baptême de
vingt-quatre heures ne fût
considéré par le prêtre comme
un délit.
Pourquoi l'impénitent
religionnaire avait-il pris part à cette
cérémonie qui inspirait aux huguenots
d'autrefois une horreur dont nous nous faisons
difficilement l'idée ? Accepter de se rendre
à l'Eglise catholique, c'était «
plier le genoux devant Baal» ou « mettre
le pied dans la Babylone »; en tous cas subir
l'humiliation la plus douloureuse, commettre contre
la Loi suprême la transgression, la plus
cruelle. Or un homme sincère souffre
d'indicible manière en agissant ainsi. Mais
le prêtre était officier
d'état-civil. Il en avait les charges et les
exerçait en même temps qu'il
consignait ses « actes pastoraux » dans
ses registres. On devait donc recourir à lui
si l'on voulait éviter que le refus de faire
célébrer un baptême ou
bénir un mariage par ses soins
condamnât l'enfant à rester
légalement un bâtard, ou les
époux à vivre dans une union
considérée comme
irrégulière.
Cette situation - nous aurons
l'occasion de le redire - a
pesé lourdement sur la vie des populations
protestantes en les contraignant à renier
leur foi par le recours à l'Eglise romaine,
ou à se passer de tout état-civil
pour eux et les leurs, au risque
d'irréductibles difficultés dans la
gestion de leurs affaires familiales. La loi ne fut
modifiée qu'en 1787, deux années
seulement avant la Révolution, par
l'Édit de Tolérance qui confiait aux
magistrats le soin d'enregistrer les naissances et
les mariages des sujets « non catholiques
». jusque-là l'effrayante confusion de
l'acte administratif et du sacrement avait
bouleversé les consciences ou ruiné
la vie domestique des
réformés.
On comprendra comment, avant la
réorganisation des Églises
persécutées, et dans un temps
où tout essai méthodique de
restauration apparaissait irréalisable,
aucune autorité n'ait été
assez forte pour imposer une règle aux
volontés défaillantes. Parfois
quelques prédicants fulminaient contre ces
« apostasies » et certains d'entre eux se
hasardaient même à baptiser, ou
à bénir des mariages à l'issue
de petites assemblées. Mais ces efforts
restaient sans liens et sans suite. Ils
n'empêchaient pas que, tout en gardant
à part soi les convictions interdites, on
assurait généralement sa
sécurité par la soumission
extérieure aux ordonnances. Ceci explique
comment de très nombreux actes de
baptême ont été gardés
dans les archives curiales de paroisses presque
entièrement protestantes,
et comment tant de héros « du
désert » reconnurent devant leurs juges
avoir « observé les pratiques et les
exercices de la religion catholique, apostolique et
romaine » pendant un moment au moins de leur
jeunesse. Pierre Durand n'a pas
échappé à cette loi, arme
dangereuse entre les mains du clergé, qui
s'en servait pour imposer ensuite sa domination aux
fils des huguenots censés lui appartenir en
vertu de ces actes pourtant arrachés de
force aux parents. De nombreux enlèvements
d'enfants n'eurent pas d'autre cause ni d'autre
justification.
Le greffier consulaire
s'efforça, selon toute vraisemblance,
d'écarter du foyer le péril d'une
semblable séparation. Pour ne pas donner
prise aux accusations de l'Eglise, il accepta que
son enfant en suivît les offices et les
catéchismes. Lui-même l'y accompagna
peut-être, à contre-coeur on peut bien
le penser. Mais toute autre attitude risquait
d'entraîner une catastrophe.
La question de l'éducation
religieuse était ainsi rendue
particulièrement délicate : On
pouvait craindre que la prédiction du
chancelier Letellier ne se réalisât :
Si les parents appartenant à la R. P. R.
(Religion Prétendue Réformée,
ainsi que l'on disait alors) ne devaient jamais
faire que de très mauvais catholiques, il
n'en serait pas de même de leurs enfants.
Ceux-ci, en prenant sous un régime de
contrainte les habitudes de
piété de l'Eglise
détestée, risquaient, à
l'âge où les impressions se fixent
avec une particulière facilité,
d'être gagnés pour toujours à
la « religion papiste ».
En outre, ils devaient passer
par
les écoles catholiques lorsque le moment
était venu d'étudier : l'assistance
à la messe était obligatoire :
Étienne Durand ne l'ignorait pas.
Mais en huguenot convaincu, il
s'efforça de réagir contre ces
influences redoutées. On peut croire qu'il
ne négligea rien pour mettre son petit
Pierre en garde contre elles. Il avait des livres
de piété : une perquisition
effectuée chez lui, longtemps après,
en 1730, devait amener la saisie de plusieurs de
ces volumes : « Les moyens pour parvenir
à la félicité », une
Bible, un « Combat chrétien
» de Dumoulin, dont la date d'édition
était antérieure de près d'un
siècle à celle de la perquisition ;
un psautier et des sermons de
Daillé.
Or beaucoup de ces ouvrages
pouvaient être utilisés pour
l'instruction : Presque tous les psautiers du
dix-septième siècle comportent, en
particulier, inclus entre les prières
ecclésiastiques et la confession de foi des
Églises Réformées, le petit
catéchisme de Calvin, On en faisait
réciter les articles aux enfants, dont lia
plupart avaient appris à lire dans la Bible
de famille, excellente formation qui contribuait
à fixer d'une
manière définitive de nombreux textes
dans leur mémoire.
À côté de
l'étude,l'éducation, de la
piété n'était pas moins
soignée : Au logis, les vieilles
règles étaient strictement
observées. Chaque jour on lisait au culte de
famille les psaumes ou les prières
liturgiques.
Quiconque pénètre de
nos jours dans un intérieur huguenot
où se sont maintenues de telles traditions
peut se rendre compte de leur valeur. Elles forment
des caractères à la forte trempe,
à la moralité
généralement très
élevée, à l'intransigeante
sincérité à la
générosité sans
calculs.
Avant de connaître la lutte de
la vie, le petit Pierre avait été
sûrement armé. Il nous plaît de
nous le représenter courant de ferme en
ferme avec ses camarades du hameau, ou s'occupant
à suivre les troupeaux de son père
qui possédait quelques biens,
évalués plus tard par notre
héros lui-même, à neuf mille
livres environ : une petite fortune d'aujourd'hui.
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