Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

I

L'enfance (1700-1716)

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Ainsi parle l'Éternel: Placez-vous sur les chemins, regardez, et demandez quels sont les anciens sentiers.... »
JÉRÉMIE VI: 16.

« Miserere mei, Domine Deus »
(Inscription d'Étienne Durand sur le fronton de sa porte).


À quelques kilomètres de Privas, le hameau du Bouchet de Pranles surplombe un ravin profond. De là-haut les lointains apparaissent immenses, au delà des crêtes ardéchoises et de la vallée proche de l'Eyrieux. Au fond de celle-ci coule un petit cours d'eau, maigre en été, sinueux et redoutable lorsque les neiges fondent et le grossissent au printemps.

Quelques maisons cévenoles aux murailles épaisses, aux lucarnes étroites, vraies meurtrières percées dans le granit, se groupent semblables les unes aux autres et séparées par d'étroits passages mal pavés qui laissent deviner, avec d'étranges soubassements, des réduits profonds où s'abritent de petits troupeaux de chèvres, et des escaliers tortueux pleins d'ombre et de mystère.

Tout est calme là-bas. Les dragons du Roi ne montent plus au Bouchet. Les vieilles maisons groupent encore quelques personnes restées fidèles au sol difficile. Elles sont catholiques ou protestantes, par moitié peut-être. Les luttes anciennes, peu à peu, se sont apaisées.
Mais quand les méfiances se seront pour toujours évanouies, un grand et beau souvenir demeurera par-dessus celui des divisions oubliées, et ce sera celui de l'héroïsme des habitants d'autrefois. Car les châtaigniers dont quelques-uns sont plusieurs fois séculaires savent encore d'étranges choses dont ils font part au pèlerin lorsque le vent souffle. La lumière mauve des couchers de soleil, enveloppant le vaste horizon de son voile fragile et doux, porte avec elle la mélancolie d'un passé qui ne saurait être à jamais révolu.

Ici, dans ce petit coin perdu, il y a deux siècles à peine, on a souffert et l'on a pleuré. Une plaque le dit. Sur la dernière maison, presqu'en dehors du hameau simplement, elle porte quelques mots « A la mémoire de Pierre et de Marie Durand... » Le frère et la soeur, tous deux huguenots et martyrs.




Sur son « livre de raison », leur père, greffier consulaire - à peu près le secrétaire de mairie de nos villages d'aujourd'hui - consignait les uns après les autres les événements les plus importants de la vie locale et provinciale. Il s'était sans doute servi de notes gardées dans sa famille, car le registre de papier épais relate dans ses premières pages la révolte de M. de Brison, à Privas, en 1619.



L'Église et le hameau de Pranles

On ne manque pas d'être surpris en parcourant ces pages jaunies par le temps, d'y trouver une information généralement exacte. Dans des temps où l'instruction était peu répandue (il conviendrait peut-être de ne pas étendre trop rigoureusement ce jugement aux provinces où la Réforme avait triomphé), les routes inexistantes, les communications difficiles, les services postaux encore très sommairement organisés, Étienne Durand savait à peu près tout ce qui se passait en Languedoc. Il nous en a laissé la chronique.

Si son enfance ne connut vrai semblablement que le calme d'une vie monotone et retirée, l'orage cependant grondait. Depuis 1660 Louis XIV poursuivait durement la lutte contre le protestantisme français, et la nouvelle, des mesures prises par le souverain n'allait pas tarder à jeter le trouble dans toutes les régions où la Réforme s'était développée. L'adolescent dut partager l'inquiétude sourde de ses parents quand, en 1670, le marquis de Labret vint brûler le temple tout proche de Pranles. L'ère des souffrances commençait pour la famille. Elles ne devaient plus l'épargner durant un siècle : Marie, la cadette, ne sortit qu'en 1768 de la tour de Constance où elle était retenue depuis 1730 « pour cause de religion ».

Après 1681 les malheurs se multiplient. De partout surgissent les motifs d'alarme. On détruit systématiquement les temples sous les prétextes les plus futiles, mais en maintenant toujours à ces mesures arbitraires une apparence de légalité. Les libertés accordées par l'Édit de Nantes « perpétuel et irrévocable », sont arrachées les unes après les autres.

Ce qu'Étienne Durand put souffrir, ses notes ne nous le disent pas. Mais on n'atteint pas un homme dans ses droits les plus chers, ceux dont il vit dans son âme sinon dans son corps, sans qu'il ne connaisse les heures d'angoisse où l'esprit hésite entre la soumission trop facile aux ordres iniques du Prince, ou la résistance insensée, condamnée d'avance à l'échec, mais dans laquelle on meurt en servant son Dieu jusqu'au bout.

Dans les fermes solitaires, sur les crêtes ou près des ravins, dans les hameaux retirés, les rudes travailleurs de la terre, les montagnards ardéchois durent très souvent s'entretenir de ces craintes ou même se risquer à ébaucher des projets de défense. À l'abri, dans les grandes salles aux épaisses, parois de granit noircies par la fumée, près des cheminées énormes et dans l'illusion d'une temporaire sécurité, on est à l'aise pour parler.

Fallait-il espérer la trêve ? La situation s'aggravait de mois en mois. Ou se soumettre ? Quand on est huguenot et cévenol, on prend pas volontiers son parti d'un joug et d'une oppression particulièrement pénibles pour des hommes à la rigide conscience religieuse et morale.

Fallait-il résister ? Peut-être. Mais comment ? Les tentatives avaient échoué, toutes et partout. On se souvenait encore des conséquences dramatiques d'une manifestation récente et d'une belle ampleur. Étienne Durand en répétait souvent l'histoire, et l'on peut croire que sa situation au Bouchet, jointe à l'estime que tous avaient pour un homme aux convictions particulièrement fermes, donnaient à sa parole une autorité peu discutée. Or le greffier rappelait ce que chacun savait, hélas, plus ou moins : À l'assemblée extraordinaire de Chalencon tenue par les ministres du Vivarais, on ne s'était pas mis d'accord. Les uns acceptaient l'idée d'un recours aux armes dans le but de reconquérir les libertés perdues. D'autres préconisaient une méthode différente, celle que l'avocat Claude Brousson avait héroïquement proposée dès 1682. Au printemps suivant seize députés venus des provinces méridionales s'étaient réunis secrètement à Toulouse. Il importait de renseigner le Roi, hors de toute manifestation violente, sur les sentiments exacts de ses sujets réformés, et de le détromper dans les conclusions qu'il pouvait trop facilement tirer des rapports de ses intendants. Ceux-ci, dans leur zèle, étaient peu désireux de fixer le Souverain sur la nature et la raison véritable des succès obtenus uniquement par la crainte,

Après avoir recommandé la repentance, la prière et l'union des fidèles, on devait se grouper le 27 juin, toutes portes ouvertes, et là où les temples étaient déjà rasés, sur leurs ruines. On pouvait beaucoup redouter d'une telle audace : elle ne manquerait pas d'entraîner des arrestations et probablement des supplices. Mais qu'importait la perte de quelques-uns si le salut de la masse était assuré; si le monarque était enfin éclairé sur les dispositions véritables de ses sujets réformés, toujours attachés à leur foi en dépit des affirmations des courtisans et des fausses nouvelles envoyées de toutes parts ?

Le projet de Brousson n'aboutit pas. En divers lieux les assemblées se tinrent, mais point partout ni en même temps. Étienne Durand eut beau écrire, sur son « livre de raison », « qu'on avait prêché dans tous les Temples interdits du Royaume, en dépit des ordonnances royales », il dut se rendre à l'évidence et conclure à l'échec. Les intendants crurent ou feignirent de croire à l'insurrection. Des troupes battirent la campagne et des paysans furent traqués. En Vivarais, ils s'armèrent, puis, affolés par la dragonnade, poussés au désespoir, ils songèrent un moment au soulèvement.

L'incendie menaçait lorsque le paisible du Roure, commandant militaire, et l'Intendant d'Aguesseau promirent l'amnistie malgré les ordres de Louvois. Mais cet engagement était dérisoire et dès le 26 septembre tout le pays fut couvert de garnisons « logées en pure perte » aux frais des habitants. Quelques jours après Durand pouvait noter que le gros, bourg de Saint-Fortunat venait d'être pillé par les fusiliers du Roi. Les contributions les plus lourdes furent imposées aux populations. Enfin le pasteur de Soyons, Isaac Homel, vieillard de plus de 71 ans, fut arrêté et condamné comme l'un des instigateurs de la sédition. Il ne l'avait cependant conseillée qu'après les mesures brutales provoquées par la tentative pacifique de Brousson. Le vénérable ministre mourut à Tournon sur la roue, sans cesser d'exhorter jusqu'au dernier moment les fidèles groupés autour de l'échafaud; et ceci malgré les effroyables souffrances causées par un supplice qui dura cinq heures.

De telles nouvelles étaient singulièrement alarmantes. Tout espoir s'évanouissait et la fatalité pesait sur les consciences violentées. jusque-là on s'était raidi contre l'adversité, on avait voulu croire envers et contre tout à la trêve possible après la tempête. À présent on se sentait prêt à s'abandonner au sort mauvais, prêt à renier la foi des pères pour conserver le droit à la vie. Car où devait être, après tout, la culpabilité d'une abjuration arrachée par le bourreau ? Les convictions n'en demeureraient pas moins fermes dans le secret des âmes; le feu serait maintenu sous la cendre et l'Évangile gardé jusqu'aux jours meilleurs sous le manteau d'un catholicisme affecté.

Très vite maintenant les craintes généralement dominées jusque-là s'amplifient jusqu'à devenir un affolement immense, une hantise pesante et contagieuse. Les désastres, on le dit partout, s'accumulent. Réels ou imaginaires ils frappent de leurs coups pressants et cruels les coeurs et les consciences. Des villages et des bourgs abjurent en masse. La résistance est ridiculement faible. L'Église romaine triomphe. Ah, l'on peut bien chanter le vieux psaume de la persécution, aux paroles brutales et maintenant si vraies

Les gens entrés sont en ton héritage,
Ils ont pollu, Seigneur, par leur outrage,
Ton Temple saint, Jérusalem détruite,
Si qu'en monceaux de pierres l'ont réduite

Après s'être tenue debout comme un homme blessé à mort mais qui ne veut pas tomber, la Réforme toute entière court à la débâcle. Les apostasies se multiplient, la panique s'avance avec les dragons de Louvois...
Alors Louis XIV, mal renseigné, incapable de comprendre la valeur et les raisons vraies de cet effondrement, signe le 18 octobre 1685 l'édit de Révocation. Le protestantisme est proscrit, le coup suprême est porté. La politique des jésuites donne tous ses fruits amers. Les vingt ou vingt-cinq temples encore debout en France sont rasés : Presque tous les hérétiques sont rentrés dans le giron de la Sainte Église apostolique et romaine.

L'histoire que fait le peuple a parfois de singulières intuitions, et la perspicacité d'un bon sens rarement en défaut offre plus de pénétration que l'érudition d'un faux savant : Étienne Durand avait compris : « Par la sollicitation de la Reine », écrivit-il, le drame s'était accompli.

Il fallut que les populations, la rage au coeur, se rendissent à l'Église. Si quelques paysans particulièrement opiniâtres résistaient aux ordres, il leur en coûtait cher. Près du Bouchet, nota le greffier consulaire, « Jean Valette eut les pieds brûlés par les dragons, dans une poêle pleine d'huile bouillante, et Simon Faure, de Franchassis, sa maison rasée; après quoi, à Pâques 1686, chacun se rendit à la communion ». La grande vague d'oppression ne trouvait devant elle que des âmes lassées de souffrir et d'espérer en vain, inquiètes, acceptant de céder sur les formes sans renoncer à la libre et vigoureuse foi huguenote, nourrie de la Bible, et gardée dans le sanctuaire intérieur qu'aucune force ne saurait violer.




La justice a souvent d'étranges retours : Le coup de grâce porté à nos Églises, celui dont à vues humaines elles ne devaient jamais se remettre, fut l'épreuve terrible qui allait démontrer leur miraculeuse vitalité et les arracher à leur torpeur passagère. Très peu de temps et, pour être tout à fait exact, très peu de jours après la date fatale d'octobre 1685 des mouvements se produisirent ici et là, généralement désordonnés et parfois violents. On le conçoit : le protestantisme ruiné, presqu'à l'agonie, privé de tous ses chefs partis en exil, ne voulait pas mourir. Il lutta et sortit vainqueur de ce combat désespéré.

La terreur s'apaisa, et l'on vit plus clair. Il ne fallait rien espérer de la clémence royale, et compter uniquement sur soi, après Dieu. Les religionnaires eurent le remords de leurs défaillances, tirèrent de leurs cachettes les livres de piété dissimulés jusque-là, et le culte recommença secrètement. L'émigration qui sévissait depuis quelques années se poursuivit plus importante encore, privant la Réforme et le pays tout entier d'une élite industrieuse et riche, capable - elle le prouvait - d'accepter l'exil et l'abandon de ses biens, plutôt que de renoncer à servir Dieu selon sa conscience.

Cependant, auprès de ceux qui restaient, quelques hommes plus riches de courage que de savoir s'efforcèrent de remplacer les pasteurs exilés. Sous le manteau la piété s'entretenait grâce à ces humbles, malgré les dangers redoutables et la menace constante de l'amende, de la dragonnade ou des galères. Implacable, le nouvel intendant Lamoignon de Bâville, « toujours prêt, jamais pressé » aux termes mêmes de sa devise, mettait son zèle à bien exécuter les ordres de la Cour. Il n'avait pas approuvé la Révocation de l'Édit de Nantes, mais il se soumit, et sa sévérité dans le Poitou lui valut contre les religionnaires de tels succès qu'il apparut au Roi comme le seul homme capable de « catholiciser » le Languedoc. Il tint à se montrer digne d'une telle estime et l'on sait par quelles terribles mesures il allait marquer son long règne.

Alors naquit et se développa chez les populations huguenotes opprimées, inquiètes, un état spirituel étrange et maladif. L'angoisse était à son comble. Des phénomènes troublants se produisirent. On ne lisait plus guère dans la Bible que les petits prophètes ou l'Apocalypse, avec l'espoir d'y trouver quelques indications sur les signes des temps, et les promesses de la délivrance tant espérée. D'autre part on n'avait plus les livres ou les pasteurs capables de diriger la piété de la foule. On signala des prodiges d'une sombre mais intense poésie. Des anges avaient, en Béarn, chanté les psaumes dans les airs, au-dessus des ruines des temples, et l'on avait entendu une plainte sourde et longue accompagnée du bruit des tambours et des trompettes sonnant la charge. Ces auditions miraculeuses s'étaient reproduites dans tout le Dauphiné, puis en Languedoc.

Presqu'en même temps le ministre Jurieu, réfugié en Hollande, répandait en France ses « lettres pastorales » par lesquelles, dès mars 1686, il prédisait la délivrance pour 1689, en reprenant à son compte une autre prophétie fort en vogue de son grand-père Pierre Dumoulin. Or le bruit se répandait de la formation de la Ligue d'Augsbourg. La guerre était imminente. Elle apparut aux huguenots comme une épreuve voulue de Dieu en punition de la persécution. De telles espérances, jointes aux cruautés de l'Intendant, provoquèrent un état d'exaltation dont les conséquences allaient être tragiques.

Le 3 février 1688, près de Crest, dans la Drôme, une jeune bergère de dix-sept ans, Isabeau Vincent, se mit à parler pendant son sommeil en tenant des discours religieux en patois. Des protestants s'assemblèrent autour de son lit, ne doutant pas qu'il y eût là une manifestation providentielle du Saint-Esprit. Les mêmes phénomènes se reproduisirent durant quelque temps. D'autres jeunes filles et des jeunes gens parlèrent à leur tour assis ou couchés, en tremblant de tous leurs membres. Bien vite ils reçurent le nom de petits prophètes. Ils passèrent le Rhône quelques mois après et le mouvement apparut en Vivarais, plus violent encore. Des assemblées entières se courbaient « sous le souffle de l'Esprit ». Un « inspiré », Gabriel Astier, communiquait le « don » à ses auditeurs. En moins de huit mois, pouvait noter Étienne Durand, « cela se répandit sur grands et petits, hommes, femmes et enfants » ; et il ajoutait avec son habituel discernement : « presque tous gens sans lettres ».

Que dut-il lui-même penser de cela ? Fut-il, effrayé devant les conséquences possibles de ces événements ? Elles n'allaient guère tarder et ses notes nous le diront encore : « Le lundi 15 février 1689 fut faite une assemblée au Serre de Tauzuc, du nombre d'environ 3.000 personnes. Un nommé Valette, par la force de son esprit, en criant : Miséricorde ! Tous se renversaient par terre ». - Quelques heures après, le capitaine Tirbon et neuf de ses hommes étaient massacrés à coups de bâtons et de pierres par des hommes et des femmes hors de sens. La répression fut féroce : Quatre jours plus tard, une assemblée prophétique tenue sur la Serre de la Pale s'acheva dans le carnage. L'inspiré La Branche avait déclaré que l'on n'avait rien à craindre, « puisque l'on était gardé par des anges blancs comme la neige et petits comme le doigt ».
Les huguenots victimes de leur frénésie collective répondirent aux députés envoyés vers eux par des coups de pierres et des malédictions : « Tartara, arrière de moi, Satan ! ».

Alors ce fut la boucherie. Plus de trois cents personnes furent égorgées. Des soldats de milice portaient, dit-on, des doigts de femmes réunis en collier.
Un nouveau, massacre eut lieu deux jours après à Pourchères, près de Privas, et l'intendant Bâville vint en toute hâte de Montpellier avec son beau-frère le duc de Broglie. On conçoit que ce voyage ait été marqué par nombre de décisions frappant les malheureuses populations, folles de terreur et bouleversées par les. appels des inspirés.

Il serait difficile, si douloureux que soit un pareil sujet, de ne pas insister sur l'importance prise dans tous ces événements par le prophétisme. Il a joué un rôle capital dans la vie de la Réforme, à cette époque et longtemps après encore. Né de la persécution, on ne sait s'il faut en dire plus de bien que de mal : néfaste, il le fut à, coup sûr lorsqu'il poussa les foules aux actes de violence et lorsque plus tard il se dressa, vivace, contre l'action des pasteurs s'efforçant de ramener à l'ordre d'autrefois les Églises complètement désagrégées. Ses manifestations d'étrange et sombre ferveur, fort propre à développer un individualisme forcené, ne pouvaient que s'opposer aux efforts tentés en faveur du retour à la vieille discipline huguenote de jadis. Et nous en avons assez dit pour que l'on comprenne comment, avant de paralyser ainsi l'intense labeur de la restauration du protestantisme, il avait, en se montrant follement téméraire et parfois agressif, donné amplement prétexte aux sévices d'une administration ombrageuse et cruelle.

Pourtant tout n'est pas simple dans la vie ni dans l'histoire qui la représente. Hors de tout recours au paradoxe, qui serait ici fort déplacé, il faut reconnaître que ce même prophétisme étrange, aux manifestations troublantes, a sauvé le protestantisme français, au travers de ses excès et sans doute à cause d'eux. Seul il avait encore la force de soulever les âmes; malgré l'oppression ; malgré les efforts du, clergé tenace et désireux d'arriver coûte quel coûte à ses fins; malgré la lassitude, malgré les dragons, malgré la mort. Les « petits prophètes » ont ranimé la piété défaillante : « Pour ceux de notre religion, écrivait longtemps après ces événements le vieil Ebruy, réfugié à Genève, les uns en disaient du bien, les autres du mal. Ceux-ci les croyaient divinement inspirés, ceux-là non. D'autres croyaient que le Saint-Esprit n'agissait pas en eux d'une manière infaillible, mais qu'il y avait cependant quelque chose qui venait de Dieu, qui les poussait à dire de belles et bonnes choses, bien édifiantes... Toujours, nous pouvons dire à la louange de ceux qui se sont exercés à faire des exhortations au peuple, qu'ils ont apporté un grand bien dans les Églises du Vivarais... car avant, tout le monde gisait dans une léthargie spirituelle et mortelle... on ne parlait plus de religion ».

Les croyants d'aujourd'hui oseraient-ils condamner l'attitude des persécutés du dix-septième siècle, leurs révoltes et leurs exaltations stupéfiantes ? Dans les heures tragiques, elles sont fréquentes et parfois seules capables de réaliser ce que la prudente sagesse refuse d'accomplir. Nous leur devons sans doute ce qui reste de vie protestante dans notre pays. Du fond des âges l'apôtre nous en avait avertis :
« Dieu, a choisi les choses folles du monde, pour confondre les sages », écrivait-il à l'Église de Corinthe, dont les « inspirés » lui donnaient, déjà, quelques soucis...




Les années se passèrent, dans la monotonie d'un régime d'oppression toujours maintenu. Peu à peu les troubles s'apaisèrent. Il ne resta plus que des prophètes isolés qui continuèrent à tenir de petites assemblées. De temps à autre on capturait l'un d'entre-eux, et bientôt on l'envoyait aux galères ou à la potence. Les méthodes de l'Intendance de Montpellier ne se départaient pas de leur affreuse régularité.

Toute vie religieuse n'était cependant pas éteinte malgré l'étouffante atmosphère du despotisme et de la bigoterie triomphantes. On n'osait plus, il est vrai, se grouper comme auparavant et souvent le prêtre bénissait les mariages ou baptisait les enfants. On se mettait ainsi en règle avec l'Église romaine et les ordres du Roi. Mais que de remords après l'apostasie ! Que de pleurs et de trouble, que d'amertume pour les, huguenots vaincus !

Pourtant l'espérance demeurait vivace, plus forte que la crainte de l'amende ou de l'emprisonnement. Elle se nourrissait de la lecture des anciens sermonnaires et surtout des psaumes : On ne peut se défendre d'une légitime émotion lorsque l'on parcourt les lettres des « nouveaux convertis » de l'époque, écho direct de leurs préoccupations : Que de grandeur et de simplicité chez ces humbles ! Sans cesse ils redisent la nécessité de la soumission aux ordres de Dieu, et ces mots se retrouvent jusque dans la plainte des mères privées de leurs fils ou de leurs maris capturés; jusque dans les missives des prisonniers, comme un leit-motiv qui semble dominer toute la pensée religieuse de ces paysans cévenols à l'âme profonde. Et si quelque nouveau malheur venait bouleverser leurs plans ou briser leurs coeurs, alors ils ne manquaient jamais de discerner dans ces dures atteintes la marque de la colère divine, juste conséquence de leurs défaillances et de leurs chutes.

Étienne Durand nous a laissé, fixé dans le granit, un peu de sa pensée : Il écrivit sa plainte au fronton de la porte du vieux logis :
« Miserere mei Domine Deus » - 26 May 1694 ».

Mais deux années après, sur le manteau, de la cheminée monumentale qui occupe toute une partie de la cuisine, il ajoutait
« Loué soyt Dieu ».
Les inscriptions se voient encore aujourd'hui.




Les prophètes et quelques prédicants non « inspirés » poursuivaient leur tâche sans aucune méthode, souvent mal reçus par les tièdes qui considéraient, on le comprend, leur activité comme dangereuse, et leur reprochaient d'agir au gré de leurs impulsions désordonnées, hors de tout autre motif légitime. Si encore ils avaient été régulièrement investis de leur charge! Alors on aurait eu, peut-être quelque raison de leur faire crédit. Mais pour le moment mieux valait ne pas s'occuper d'eux.

Ainsi pensait-on le plus souvent dans la petite noblesse ou la bourgeoisie. On affectait la superstition des règles et l'on y trouvait de bons motifs d'esquiver la lutte et ses risques. Le peuple seul s'exposait au danger en courant aux assemblées ou en recevant les prédicateurs vagabonds. Étienne Durand resta fidèle à ses convictions. Les mauvaises notes que le vicaire de Serre devait donner plus tard sur son indocile paroissienne laissent aucun doute sur ce point.

Pourtant, ce « fieffé huguenot » dut se résoudre à faire des concessions, quoi qu'il lui en coûtât : on pouvait recevoir quelque prédicant sans que cela dût être nécessairement découvert. Certaine cachette aménagée dans les murs de la maison du Bouchet dit assez les ressources et les retraites offertes là-bas aux hôtes dangereux que recherchait la police. L'ouverture en est maintenant fermée. On accédait à ce réduit par un trou pratiqué dans l'épaisseur de la muraille, devant l'unique fenêtre de l'immense cuisine. Une brèche faite dans une des parois de l'étable aux moutons laisse voir aujourd'hui son extrémité inférieure, au niveau des soubassements du bâtiment.

Mais si ces infractions aux lois étaient possibles sans trop de danger, d'autres n'auraient pas manqué d'être infailliblement remarquées. Le greffier consulaire, qui ne se cachait guère de ses convictions, allait bientôt se voir contraint d'en tenir compte.



Intérieur de la Maison d'Étienne Durand au Bouchet de Pranles
L'inscription au-dessus de la cheminée « Loué soyt Dieu » se lit encore aujourd'hui.

 

Le 12 septembre 1700, vers le soir, Claudine Gamonet son épouse, donnait le jour à un garçon : Les dispositions des parents avaient été sans doute prises à l'avance et l'on ne retarda guère les formalités consécutives à cet événement. Le surlendemain le petit Pierre était ondoyé par le curé Luquet dans la très vieille et très naïve église romane de Pranles. Pour plus de sûreté la date de la naissance avait été retardée d'un jour et fixée au 13, dans la crainte que le fait d'avoir différé le baptême de vingt-quatre heures ne fût considéré par le prêtre comme un délit.

Pourquoi l'impénitent religionnaire avait-il pris part à cette cérémonie qui inspirait aux huguenots d'autrefois une horreur dont nous nous faisons difficilement l'idée ? Accepter de se rendre à l'Eglise catholique, c'était « plier le genoux devant Baal» ou « mettre le pied dans la Babylone »; en tous cas subir l'humiliation la plus douloureuse, commettre contre la Loi suprême la transgression, la plus cruelle. Or un homme sincère souffre d'indicible manière en agissant ainsi. Mais le prêtre était officier d'état-civil. Il en avait les charges et les exerçait en même temps qu'il consignait ses « actes pastoraux » dans ses registres. On devait donc recourir à lui si l'on voulait éviter que le refus de faire célébrer un baptême ou bénir un mariage par ses soins condamnât l'enfant à rester légalement un bâtard, ou les époux à vivre dans une union considérée comme irrégulière.

Cette situation - nous aurons l'occasion de le redire - a pesé lourdement sur la vie des populations protestantes en les contraignant à renier leur foi par le recours à l'Eglise romaine, ou à se passer de tout état-civil pour eux et les leurs, au risque d'irréductibles difficultés dans la gestion de leurs affaires familiales. La loi ne fut modifiée qu'en 1787, deux années seulement avant la Révolution, par l'Édit de Tolérance qui confiait aux magistrats le soin d'enregistrer les naissances et les mariages des sujets « non catholiques ». jusque-là l'effrayante confusion de l'acte administratif et du sacrement avait bouleversé les consciences ou ruiné la vie domestique des réformés.

On comprendra comment, avant la réorganisation des Églises persécutées, et dans un temps où tout essai méthodique de restauration apparaissait irréalisable, aucune autorité n'ait été assez forte pour imposer une règle aux volontés défaillantes. Parfois quelques prédicants fulminaient contre ces « apostasies » et certains d'entre eux se hasardaient même à baptiser, ou à bénir des mariages à l'issue de petites assemblées. Mais ces efforts restaient sans liens et sans suite. Ils n'empêchaient pas que, tout en gardant à part soi les convictions interdites, on assurait généralement sa sécurité par la soumission extérieure aux ordonnances. Ceci explique comment de très nombreux actes de baptême ont été gardés dans les archives curiales de paroisses presque entièrement protestantes, et comment tant de héros « du désert » reconnurent devant leurs juges avoir « observé les pratiques et les exercices de la religion catholique, apostolique et romaine » pendant un moment au moins de leur jeunesse. Pierre Durand n'a pas échappé à cette loi, arme dangereuse entre les mains du clergé, qui s'en servait pour imposer ensuite sa domination aux fils des huguenots censés lui appartenir en vertu de ces actes pourtant arrachés de force aux parents. De nombreux enlèvements d'enfants n'eurent pas d'autre cause ni d'autre justification.

Le greffier consulaire s'efforça, selon toute vraisemblance, d'écarter du foyer le péril d'une semblable séparation. Pour ne pas donner prise aux accusations de l'Eglise, il accepta que son enfant en suivît les offices et les catéchismes. Lui-même l'y accompagna peut-être, à contre-coeur on peut bien le penser. Mais toute autre attitude risquait d'entraîner une catastrophe.

La question de l'éducation religieuse était ainsi rendue particulièrement délicate : On pouvait craindre que la prédiction du chancelier Letellier ne se réalisât : Si les parents appartenant à la R. P. R. (Religion Prétendue Réformée, ainsi que l'on disait alors) ne devaient jamais faire que de très mauvais catholiques, il n'en serait pas de même de leurs enfants. Ceux-ci, en prenant sous un régime de contrainte les habitudes de piété de l'Eglise détestée, risquaient, à l'âge où les impressions se fixent avec une particulière facilité, d'être gagnés pour toujours à la « religion papiste ».
En outre, ils devaient passer par les écoles catholiques lorsque le moment était venu d'étudier : l'assistance à la messe était obligatoire : Étienne Durand ne l'ignorait pas.
Mais en huguenot convaincu, il s'efforça de réagir contre ces influences redoutées. On peut croire qu'il ne négligea rien pour mettre son petit Pierre en garde contre elles. Il avait des livres de piété : une perquisition effectuée chez lui, longtemps après, en 1730, devait amener la saisie de plusieurs de ces volumes : « Les moyens pour parvenir à la félicité », une Bible, un « Combat chrétien » de Dumoulin, dont la date d'édition était antérieure de près d'un siècle à celle de la perquisition ; un psautier et des sermons de Daillé.

Or beaucoup de ces ouvrages pouvaient être utilisés pour l'instruction : Presque tous les psautiers du dix-septième siècle comportent, en particulier, inclus entre les prières ecclésiastiques et la confession de foi des Églises Réformées, le petit catéchisme de Calvin, On en faisait réciter les articles aux enfants, dont lia plupart avaient appris à lire dans la Bible de famille, excellente formation qui contribuait à fixer d'une manière définitive de nombreux textes dans leur mémoire.

À côté de l'étude,l'éducation, de la piété n'était pas moins soignée : Au logis, les vieilles règles étaient strictement observées. Chaque jour on lisait au culte de famille les psaumes ou les prières liturgiques.

Quiconque pénètre de nos jours dans un intérieur huguenot où se sont maintenues de telles traditions peut se rendre compte de leur valeur. Elles forment des caractères à la forte trempe, à la moralité généralement très élevée, à l'intransigeante sincérité à la générosité sans calculs.
Avant de connaître la lutte de la vie, le petit Pierre avait été sûrement armé. Il nous plaît de nous le représenter courant de ferme en ferme avec ses camarades du hameau, ou s'occupant à suivre les troupeaux de son père qui possédait quelques biens, évalués plus tard par notre héros lui-même, à neuf mille livres environ : une petite fortune d'aujourd'hui.



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