A. F.
Pierre Durand est le premier des « Pasteurs du
Désert » qui ait été exécuté dans le Languedoc au XVIIIe siècle (1).
Avant lui, dans la province où
le Protestantisme ne voulait pas mourir, les « Puissances » avaient
envoyé à la Potence, à la roue ou au bûcher, soit des prédicants
libres soit des inspirés, que le peuple huguenot avait tenus pour de
bons « ministres » et pour des « prophètes », et que les actes
judiciaires nommaient des « prédicants » et des « fanatiques ».
Les prédicants d'abord, au
lendemain de la Révocation de l'Édit de Nantes, s'étaient levés
spontanément, « s'ingérant » à la charge pastorale en vertu d'une
vocation toute personnelle. Les inspirés, qui leur avaient succédé,
apparaissaient plus affranchis encore de l'ordre
traditionnel. Mais les autorités royales n'avaient pas distingué
entre eux. Elles les tinrent tous pour des séditieux, en tant qu'ils
entretenaient une foi condamnée. Elles s'acharnèrent en outre,
contre les prédicants parce que ceux-ci comptaient sur le secours
des armées étrangères pour recouvrer la liberté perdue, et sévirent
avec plus de rage encore contre les prophètes, comme étant les
auteurs et les inspirateurs de la terrible révolte camisarde.
Les protestants d'aujourd'hui ne
veulent renier ni les Prédicants ni les inspirés. C'est à ceux-là
que la Réforme française doit - après Dieu - d'avoir subsisté sous
d'affreuses épreuves.
Les « pasteurs du Désert »
cependant, qui à leur tour, émergèrent lentement du chaos sombre où
la guerre des Camisards avait laissé le Languedoc protestant, sont
dignes d'un hommage tout particulier. Dès 1715 Antoine Court, et
avec lui Pierre Corteiz dont on n'a pas assez noté la valeur,
entreprirent de restaurer les Églises en leur rendant, par la règle
et par la discipline, à la fois la cohésion, la sobriété mystique et
la dignité extérieure qui avaient fait leur force aux XVIe et XVIIe
siècles. Corteiz, revêtu de la charge de pasteur
régulier à Zurich, « consacra » Antoine Court. Tous deux, avec
Roger, leur compagnon du Dauphiné, qui avait été « ordonné » dans le
Wurtemberg, reconstituèrent peu à peu les paroisses locales ; ils
rétablirent les synodes, pour combattre l'illuminisrne des
prophètes, l'indépendance des prédicateurs et répudier nettement
tout appel à la violence, même défensive.
Une nouvelle période s'ouvrit
alors dans notre histoire religieuse. Mais les intendants de la
province, les évêques et la Cour ne tinrent aucun compte de la
révolution qui s'opérait. Pour toutes les autorités, le culte
protestant resta un acte de sédition, et les prédicateurs des
perturbateurs du repos public: Ces pasteurs sans armes, par leurs
exhortations, enlevaient à la messe et au catéchisme Parents et
enfants d'entre les prétendus « nouveaux convertis ». En baptisant
et en mariant « au Désert » ils privaient les cures d'un casuel
longtemps perçu. Leur ministère pacifique et purement évangélique,
continué « sous la croix » avec une inlassable persévérance, resta
passible de la mort.
Pierre Durand, nous l'avons dit,
est le premier de ces purs martyrs. Il fut pendu à Montpellier en
1732. Il s'était donné tout entier à son Vivarais natal. Attiré de
bonne heure aux projets de Roger, de Court et de Corteiz, c'est à
lui qu'on dut de voir renaître les anciennes « Églises » dans les
montagnes de l'Ardèche. L'emprisonnement de son père, la longue
captivité de sa sœur Marie Durand dans la Tour de Constance, le sort
douloureux de sa femme et de ses enfants qui trouvèrent un asile en
Suisse, ajoutèrent au tragique de sa mort. Son nom vécut longtemps
dans le Vivarais, rappelé par une complainte populaire qu'on y
chantait encore il y a soixante-dix ans aux veillées d'hiver.
En 1864, le pasteur Meynadier,
de Valence, avait raconté sa vie et son procès dans une brochure où
il utilisait quelques pièces du dossier judiciaire conservé aux
Archives de l'Hérault. Plus tard, le pasteur Daniel Benoît, en
retraçant les épreuves de Marie Durand, avait redit la destinée de
son frère le pasteur. Les protestants de Privas, depuis lors,
avaient institué une sorte de pèlerinage annuel à la maison du
Bouchet de Pranles où Marie Durand et Pierre
Durand naquirent, et où Marie Durand revint mourir. La Société du
Musée du Désert) enfin, fixa en 1924 une plaque commémorative sur le
mur de granit de la vieille demeure.
Il restait à écrire à nouveau la
vie de Pierre Durand en s'aidant de tous les documents accessibles
et en essayant d'éclaircir certaines des contradictions apparentes
qu'ils présentent parfois. M. André Fabre s'est attaché à ce labeur,
vers lequel nous avons été heureux de l'orienter en lui apportant
une très modeste collaboration. Il a dépouillé entièrement le
dossier judiciaire du martyr et ce qui reste du dossier de son père,
il a lu la correspondance que Durand a entretenue avec Antoine
Court, il a étudié les registres originaux de baptêmes et de
mariages récemment retrouvés dans une demeure protestante de
l'Ardèche, et où certains actes sont non seulement transcrits en
lettres grecques, mais quelquefois même écrits (maladroitement, cela
va sans dire) en langue grecque. Et enfin il a voulu, en recherchant
les anciens plans de la citadelle de Montpellier, fixer
l'emplacement non seulement du cachot où fut enfermé
le pasteur, mais du gibet où s'acheva triomphante dans sa
simplicité, cette existence terrestre consacrée à Dieu. C'est dire
que ce travail apporte aux amis de notre histoire des précisions
nouvelles.
Nous souhaitons qu'il se répande
non seulement dans ces Églises du Vivarais dont le passe fut grand,
mais dans toutes nos communautés de France. Depuis peu, elles
reviennent avec ferveur à ces années d'autrefois où dans les larmes
et dans le sang les persécutés fondaient, sans le savoir, toutes les
libertés d'aujourd'hui. Qu'elles sachent trouver dans l'exemple des
forts, le secret d'une activité évangélique sûre de l'avenir. Le
Dieu des pères reste le Dieu des enfants.
Charles BOST.
La vie de Pierre Durand, à qui les Églises protestantes de l'Ardèche
et de la Haute-Loire doivent leur résurrection au XVIIIe siècle, n'a
pas encore été exactement racontée.
Les pasteurs Étienne Arnaud, dans son Histoire des
protestants du Vivarais, et Daniel Benoît, dans son ouvrage sur
l'héroïne de la Tour de Constance, ont omis de nombreux détails et
sont arrivés ici et là, faute d'une documentation suffisante, à des
conclusions erronées.
Nous nous sommes donc efforcés de compléter leurs
esquisses, et nous devons dire à quelles sources nous avons puisé.
M. le pasteur Charles Bost, sans lequel rien ne se
fût fait, a bien voulu nous faire-part de sa riche information et de
son expérience historique approfondie. Nous lui en exprimons ici notre
entière reconnaissance. C'est à ses indications que
nous avons dû de pouvoir tout d'abord relever les multiples données
des archives de l'Ancienne Intendance à Montpellier. Le dossier C 201,
procès criminel intenté à Pierre Durand, nous en a fourni l'essentiel,
mais il était nécessaire de le rectifier ou de le compléter par
d'autres dépositions. Les cartons C 195, C 197, C 199, C 399 et C 413
ont été dépouillés avec soin. Leurs pièces diverses concernent les
poursuites exercées contre les parents du pasteur vivarois, Pierre
Rouvier son beau-frère, Étienne Durand son père, Marie sa soeur,
Isabeau Sautel-Rouvier enfin, sa belle-mère.
Au cours d'un voyage en Ardèche, et grâce à l'avis
reçu de M. Bost, nous avons eu en mains le très intéressant registre
de mariages ouvert par le proscrit peu de temps avant sa mort. Ce
précieux cahier, dont nous parlerons longuement en son temps, est la
propriété d'un notable protestant qui nous a permis de le recopier et
d'en faire prendre une photographie.
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Revenu à Paris, nous nous sommes imposé la lecture attentive de toute
la correspondance des pasteurs du désert, entre 1715 et 1733. Elle est
conservée à la Bibliothèque de la Société de l'Histoire
du Protestantisme français. (Papiers Court : séries 601-1 à 601-5 ;
601-12 ; 607-1 ; 613-3 ; 617-G1 ; 617-G2 ; 617-H1 ; 617-Q ; 617-R; 639
; 640 -2).
Il ne nous parait pas que les biographes de Durand
aient jamais eu connaissance de ces documents, d'une importance
capitale. Là en effet, dans les lettres écrites à leurs amis et leurs
compagnons d'armes, les artisans de la Restauration de nos églises se
sont livrés sans contrainte, avec leurs sentiments vrais et leur
connaissance exacte des faits qui les concernaient. Il y a, dans ces
quinze gros manuscrits in-folio, recopiés sur les originaux de Genève,
un nombre considérable d'informations inédites que nous avons
largement utilisées et qui nous ont permis d'élucider maints problèmes
restés sans eux très obscurs.
Différents articles parus dans le Bulletin de
la Société de l'Histoire du Protestantisme français, et
particulièrement sous la signature de M. Ch. Bost, nous ont permis de
rejoindre la trace des parents du martyr, détenus comme otages ou
partis pour l'exil, à la suite de son incessante activité
et des poursuites qu'elle ne manqua pas de provoquer.
Enfin l'ouvrage de M. Hugues sur les Synodes du
Désert nous a fourni les procès-verbaux des délibérations tenues entre
1715 et 1732 au cours des assemblées officielles convoquées par les
chefs de nos Églises renaissantes.
Nous avons trouvé, dans notre travail, une source
d'intérêt continuel. Il nous a donné, pensons-nous, une vue assez
exacte de l'intense labeur de réorganisation poursuivi dans les
communautés huguenotes méridionales pendant les 30 premières années du
XVIIIe siècle. Mais surtout, il nous a fait suivre pas à pas un homme
dans son labeur, ses courses et ses souffrances ; il nous a mis en
contact avec son attachante personnalité.
Une telle entreprise doit être très riche en
enseignements. S'il est vrai que la tradition sans vie religieuse
dessèche ceux qui s'en réclament, il ne l'est pas moins qu'une étude
saine du passé doit avertir, rendre confiance, et enthousiasmer. Les difficultés
que le protestantisme français traverse de nos jours sont moins
immédiatement angoissantes que les périls endurés il y a deux siècles.
Mais elles demeurent pourtant réelles, et nous croyons que les
exemples des hommes de Dieu, des bons ouvriers d'autrefois, ont encore
quelque chose à nous dire. Ils nous répètent la nécessité d'une
discipline trop souvent oubliée, d'une foi point trop individualiste,
point trop sentimentale, et qui sache mettre Dieu au centre de toute
notre vie, comme au centre du monde entier. Ils nous répètent que
l'Évangile est une réalité, un idéal suffisamment grands pour qu'on
lui sacrifie ses aises, et plus encore s'il est nécessaire. Ils nous
répètent qu'une piété sincère doit engager toute l'activité du
croyant, matérielle, intellectuelle, spirituelle.
La mission de Pierre Durand ne pouvait être que
fort limitée, et se borner au réveil du protestantisme épuisé par la
souffrance et les départs pour l'exil. Mais des temps nouveaux sont
venus. Aurons-nous, pour faire revivre ce qui s'éteint ou conquérir ce
qui se ferme au christianisme, l'audace, la netteté de vues,
l'abnégation surtout du pasteur vivarois ?
Nous ne pouvons oublier, en terminant, que ce
travail consacré à l'histoire de nos Pères a été préparé, et presque
entièrement écrit dans les régions qu'ils ont jadis parcourues pour y
oeuvrer, y souffrir ou y mourir. Nous remercions donc ceux, quels
qu'ils soient, qui nous ont placé dans l'ambiance nécessaire à la
poursuite de notre tâche. Des maisons se sont ouvertes, en Ardèche ;
nos professeurs et des amis nombreux ont rivalisé de complaisance pour
nous conseiller, nous guider dans des régions peu connues, ou nous
aider dans la révision toujours délicate du texte. D'autres encore ont
bien voulu dessiner pour l'illustration de nos pages quelques-uns des
lieux où le destin de notre héros s'est fixé pour toujours,
l'intérieur de la maison paternelle, au Bouchet de Pranles ; la «
combe » d'où il s'échappa avant de « prendre le désert » ; le hameau
de Gamarre, l'un de ses rendez-vous préférés avec ses alliés
religionnaires et ses collègues. La Cause enfin a pris à sa charge lès
frais d'une édition coûteuse.
Tous ont apporté leur collaboration à l'ouvrage,
très encourageante et très précieuse.
Pourquoi, revenu aux souvenirs, me retrouvé-je près
d'une ancienne ferme vivaroise, au bord d'une route sinueuse? Il était
tard. Accueilli dans l'humble logis avec la dignité simple qui règne
dans ces foyers huguenots où l'Esprit n'est pas encore une chose
morte, j'avais bientôt ouvert pour le culte de famille la grande Bible
contemporaine des années d'angoisse et de persécution. Longtemps la
conversation se prolongea. À la fin, il fallut partir. La nuit était
tombée. Le ravin disparaissait 'presque dans l'obscurité, ne laissant
plus deviner que ses parois déchirées, le chant éternel du torrent, et
les étoiles au-dessus de tout.
« J'ai reconnu, dit l'Ecclésiaste, que tout ce que
Dieu a fait demeurera toujours... et que Dieu agit ainsi afin qu'on le
craigne. Ce qui a déjà été sera, et ce qui sera a déjà été, et Dieu
ramène ce qui est passé... »
Il n'y avait aucune lassitude dans cette parole qui
s'imposait à moi ; rien qu'un grand espoir
« L'amour ne meurt jamais ».
André FABRE.
Glasgow, 1er janvier 1929.
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