LE PHARE SUR LE
ROC
CHAPITRE V
Notre rayon de soleil
Mon grand-père et Jem Miller
étaient assis près du feu, dans la
petite chambre au haut du phare, et j'étais
auprès d'eux avec la petite sur mes genoux.
J'avais trouvé un vieux livre d'images qui
l'amusait beaucoup, et elle tournait les pages en
faisant les remarques les plus
drôles.
- Eh bien, dit tout à coup
Miller, qu'allons nous faire d'elle ?
- Ce que nous en ferons ? dit mon
grand-père en caressant la petite tête
de l'enfant. Nous la garderons ! N'est-ce pas,
petite chérie ?
- Oui, répondit la fillette en
levant les yeux et en secouant la tête comme
si elle comprenait de quoi il s'agissait.
- Nous devrions pourtant chercher ses
parents, reprit Jem. Elle doit en avoir.
- Mais comment les
trouver ?
- Oh ! nous pouvons demander au
capitaine Sayers, quand il viendra lundi, de
s'informer quel est le navire qui
a fait naufrage ; puis il faudra écrire
aux propriétaires du vaisseau ; ils ont
toujours une liste des passagers.
- Tu as sans doute raison, Jem ;
nous verrons ce qu'ils diront. Seulement, si ceux
qui tenaient de près à l'enfant sont
au fond de la mer, j'espère que personne
d'autre ne viendra nous l'enlever.
- Si je n'en avais pas
déjà tant... commença
Miller.
- Oui, oui, je sais bien, dit mon
grand-père en l'interrompant, ta maison
n'est déjà que trop pleine ! La
petite peut rester avec Alain et moi. Elle sera une
gentille compagne pour nous, et Marie aura la
bonté de s'occuper de ses vêtements et
des petites choses qui sont plus de sa
compétence que de la nôtre.
- Oui, oui, elle le fera bien
volontiers, car elle est tout émue chaque
fois qu'elle parle de cette petite.
Mon grand-père suivit le conseil
de Miller et, lorsque le capitaine Sayers aborda le
lundi suivant, il lui fit le récit du
naufrage et le pria de prendre les informations
nécessaires.
Oh ! comme je désirais que
personne ne vînt réclamer notre petit
trésor ! Elle me devenait plus
chère de jour en jour, et il
me semblait que mon coeur serait
brisé s'il fallait me séparer d'elle.
Tous les soirs, quand Mme Miller l'avait
couchée, et que je venais auprès de
son lit, elle joignait les mains pour
« parler à Dieu », comme
elle disait. Évidemment sa mère lui
avait appris à prier, car le premier soir
elle avait commencé d'elle-même :
« Mon Dieu, garde-moi et bénis
tous ceux que j'aime... » puis elle
s'était arrêtée, paraissant
attendre que je lui aide à continuer.
Dès lors, elle répéta
après moi les paroles que je lui
suggérais.
Je n'avais jamais prié
jusque-là, car mon grand-père ne me
l'avait pas enseigné ; mais, en voyant
la chère petite, je me disais que ma
mère m'aurait sans doute aussi fait prier,
si j'avais eu le bonheur de la conserver.
Je ne savais pas grand'chose sur la
Bible ; mon grand-père en avait
pourtant une, mais, comme il ne la lisait jamais,
elle avait été placée sur le
rayon le plus élevé de notre
étagère. Le dimanche était
pour nous absolument comme les autres jours. Il n'y
avait aucun lieu de culte où nous aurions pu
aller, et rien ne marquait pour nous le jour du
Seigneur.
J'ai bien souvent pensé à
cette terrible journée pendant laquelle nous
sommes allés au secours du
vaisseau naufragé. Si notre bateau avait
chaviré, si nous avions été
noyés, que seraient devenues nos
âmes ? C'est une pensée
très solennelle, et je ne puis être
assez reconnaissant envers Dieu de nous avoir
épargnés. Mon grand-père
était un vieillard honnête et droit,
au coeur affectueux ; mais je sais maintenant
que cela ne suffit pas pour entrer au ciel.
Jésus est le seul chemin, et
grand-père ne le connaissait pas.
La petite Lily devint ma compagne
constante, au dedans et au dehors. Elle
était intimidée par les enfants
Miller, qui étaient très bruyants,
mais elle ne voulait jamais me quitter. Jour
après jour elle apprenait des mots nouveaux,
et nous faisait tous rire par ses gentilles
remarques. Son plus grand plaisir était de
prendre un livre et d'y chercher les lettres,
qu'elle connaissait parfaitement, quoiqu'elle ne
sût pas encore très bien
parler.
Chère petite ! Il me semble
encore la voir assise à mes pieds sur une
pierre plate au bord de la mer, et m'appelant
à tout moment pour regarder un A ou un 0.
Ainsi, très vite, elle avait pris possession
de nos coeurs, et nous redoutions de recevoir la
réponse à une lettre que mon
grand-père avait écrite aux
propriétaires de la Victoire
(c'est ainsi que s'appelait le
vaisseau naufragé).
Il pleuvait beaucoup le lundi où
la réponse arriva. J'avais attendu longtemps
sur la jetée, de sorte que j'étais
trempé de part en part quand le bateau
à vapeur aborda. Le capitaine Sayers me
tendit la lettre avant tout autre chose, et je
courus tout de suite la porter à mon
grand-père. Je ne pouvais attendre que nos
provisions fussent
débarquées.
Lily était assise sur un petit
tabouret aux pieds de mon grand-père, et
s'amusait avec un bout de ficelle ; elle
courut au devant de moi et leva son joli petit
visage pour recevoir un baiser.
Et si cette lettre allait nous annoncer
qu'on viendrait nous la prendre ! Je pouvais
à peine respirer tandis que mon
grand-père ouvrait la lettre.
C'était une réponse
très polie des propriétaires du
vaisseau nous remerciant de tout ce que nous avions
fait pour sauver l'équipage et les
passagers, mais disant qu'ils ne savaient
absolument rien à propos de l'enfant, car
aucun passager, ni aucun matelot du nom de
Villiers, n'était inscrit sur leurs livres.
Ils ajoutaient qu'ils prendraient des
renseignements à Calcutta d'où le
vaisseau était parti et, en attendant,
ils demandaient à mon
grand-père de bien vouloir prendre soin de
l'enfant, l'assurant qu'il en serait largement
récompensé.
- Bon ! dis-je en poussant un
soupir de soulagement lorsque mon grand-père
eut achevé de lire la lettre à haute
voix. Ainsi elle ne va pas nous quitter pour le
moment !
- Non, dit mon grand-père, pauvre
petite ! nous aurions peine à nous
passer d'elle. Mais je n'ai pas besoin de leurs
récompenses ! Voilà la meilleure
des récompenses ! ajouta-t-il en
soulevant l'enfant sur ses genoux et en la baisant
tendrement sur le front.
.
CHAPITRE VI
La question du vieux monsieur
Le lundi suivant Lily m'accompagna pour
assister à l'arrivée du bateau
à vapeur. Elle avait dans les bras une
poupée que Mme Miller lui avait
donnée et dont elle était toute
fière.
Le capitaine me fit signe d'approcher
dès qu'il m'aperçut, et il me dit
qu'il y avait deux messieurs qui étaient
venus voir mon grand-père. Je serrai la main
de Lily étroitement dans la mienne, car je
sentais que c'était pour elle que venaient
ces messieurs.
Quelques minutes après, ils
débarquèrent. L'un d'eux était
un homme d'une quarantaine d'années,
à la figure très distinguée.
Il me dit qu'il était venu voir M. Samuel
Fergusson, et me demanda de lui montrer le chemin
de sa demeure. .
- M. Fergusson est mon
grand-père, dis-je; je vais vous
conduire..
.
Et marchant les premiers, Lily et moi,
nous nous dirigeâmes vers le phare..
L'autre monsieur était
très âgé ; ses cheveux
étaient tout blancs, il avait des lunettes,
et la figure la plus aimable possible..
Lily n'avançait pas bien vite,
et, à tout moment, elle quittait ma main
pour cueillir des fleurs ou ramasser des
cailloux ; aussi je la pris dans mes bras et
la portai..
- Est-ce votre petite soeur ?
demanda le vieux monsieur..
- Non, monsieur, c'est la petite fille
qui se trouvait à bord de la
Victoire..
- Vraiment ! vraiment !
Laissez-moi la regarder, dit-il en arrangeant ses
lunettes..
.
Mais Lily était intimidée,
et elle cacha sa tête contre mon
épaule en pleurant..
- Bien, bien ! dit le vieux
monsieur, nous ferons connaissance plus
tard...
Sur ces entrefaites nous arrivâmes
à la maison, et le plus jeune des visiteurs
se présenta à mon grand-père
comme M. Forster, un des propriétaires du
vaisseau naufragé, ajoutant qu'il
était venu avec son beau-père, M.
Benson, pour savoir tout ce que nous pourrions lui
dire sur le naufrage.
Mon grand-père les fit asseoir et
me donna l'ordre de préparer du café
pour eux. Ils étaient tous deux de charmants
messieurs et se montrèrent très
aimables avec mon grand-père. M. Forster
voulait lui offrir un beau présent, en
remerciement de ce qu'il avait fait ; mais mon
grand-père ne voulut pas l'accepter. Ils
parlèrent beaucoup de Lily, et, tout en
préparant les tasses, je ne pouvais
m'empêcher d'écouter leur
conversation. Ils n'avaient toujours rien appris
sur sa famille ; et ils
répétèrent que personne du nom
de Villiers n'était inscrit sur la liste des
passagers. Ils offrirent de prendre l'enfant
jusqu'à ce qu'on eût découvert
quelque chose à son sujet, mais mon
grand-père demanda à la garder, et,
voyant combien elle paraissait heureuse
auprès de nous, ils y consentirent
volontiers.
Après avoir
déjeuné, M. Forster dit qu'il
aimerait bien visiter le phare, et mon
grand-père le conduisit jusqu'au sommet de
la tour, lui montrant avec fierté tout ce
qu'il y avait à voir. Le vieux M. Benson
était fatigué et
préféra rester avec Lily et
moi.
- Ce phare est solidement bâti, me
dit-il lorsque les autres se furent
éloignés.
- Oh oui ! monsieur. Mais c'est
bien nécessaire, car le vent souffle ici
d'une manière terrible !
- Quelle sorte de fondation
a-t-il ? continua le vieillard, en frappant le
sol de sa canne.
- Oh, il est construit sur le rocher,
monsieur ; notre maison et le phare, tout est
bâti sur le rocher ; ils ne
supporteraient pas la tempête sans
cela.
- Et toi, es-tu aussi sur le Roc, mon
garçon ? demanda M. Benson en me
regardant à travers ses lunettes.
- Comment ? demandai-je, pensant
avoir mal entendu.
- Es-tu sur le Roc ?
répéta-t-il.
- Sur le roc, monsieur ? oh oui,
dis-je, pensant qu'il n'avait pas compris ce que je
venais de lui expliquer. Tout ici est bâti
sur le roc, sinon le vent et la mer nous
emporteraient inévitablement.
- Mais toi, insista-t-il encore, es-tu
sur le Roc ?
- Pardon, monsieur, je ne vous comprends
pas.
- Vraiment ? dit-il ; alors je
le demanderai à ton grand-père
lorsqu'il reviendra.
Je me tus, me demandant ce que cela
voulait dire, et si le vieillard n'avait pas perdu
la tête.
Aussitôt que mon grand-père
fut de retour, il lui posa la même
question ; et mon grand-père lui
répondit comme je l'avais fait, l'assurant
que le phare et ses dépendances
étaient bâties solidement sur le
rocher.
- Et vous-même, depuis quand
êtes-vous sur le Roc ?
- Moi, monsieur ? Vous voulez
savoir depuis quand j'habite ici ? Il y a plus
de quarante ans, monsieur.
- Et combien de temps
espérez-vous encore y
demeurer ?
- Oh ! je n'en sais rien, dit mon
grand-père. Jusqu'à la fin de mes
jours, je suppose. Alain, que voici, me
succédera bientôt ; c'est un
solide garçon.
- Et où irez-vous vivre quand
vous quitterez cette île ?
- Oh ! je ne pense pas la quitter
jamais, pas jusqu'à ma mort,
monsieur.
- Et alors ? Où serez-vous
alors ?
- Oh, je ne sais pas, monsieur, dit mon
grand-père. Au ciel, je suppose. Mais
laissons cela, je ne suis pas près d'y aller
encore.
Il paraissait embarrassé par la
tournure que prenait la conversation.
- Me permettez-vous de vous poser encore
une seule question ? dit M. Benson.
Voudriez-vous me dire pourquoi vous
pensez que vous irez au ciel ? Vous ne m'en
voulez pas de vous le demander ?
- Oh non, monsieur, pas du tout. Et
bien, voilà, je n'ai jamais fait de mal
à personne, et Dieu est
miséricordieux ; ainsi je suis
sûr que tout ira bien pour finir.
- Eh bien, mon cher ami, dit le
vieillard, je pensais que vous m'aviez dit
être sur le Roc. Vous n'êtes pas du
tout sur le Roc, mais sur le sable !
Il allait en dire davantage, lorsqu'un
matelot arriva en courant pour dire que le bateau
était prêt à partir, et que le
capitaine Sayers priait ces messieurs de venir sans
tarder.
Ils se levèrent
précipitamment, nous serrèrent
affectueusement la main et partirent. Mais, en
prenant congé de mon grand-père, le
vieux M. Benson lui dit :
- Mon ami, vous bâtissez sur le
sable, oui, vraiment ! et votre construction
ne pourra pas résister à
l'orage ; elle n'y résistera
pas !
Il n'eut pas le temps d'en dire
davantage, le matelot le pressant de
partir.
Je suivis nos visiteurs jusqu'à
la jetée, et restai là pendant que le
capitaine donnait ses derniers ordres.
Il y eut encore un léger retard
après que les messieurs se furent
embarqués, et je vis M. Benson s'asseoir sur
le pont, sortir un carnet de sa poche et y
écrire quelque chose. Puis il déchira
la page et la donna à un des matelots pour
qu'il me la passât. Un instant après
le bateau était en route.
.
CHAPITRE VII
Un épais brouillard
J'ai encore, parmi mes trésors, la petite
feuille de papier qui me fut donnée ce
jour-là. Et cependant elle contenait peu de
chose, seulement ces lignes d'un cantique :
- À mes pieds l'océan
gronde ;
- Le vent siffle autour de moi :
- Sur Christ, mon rocher, se fonde
- Mon espérance et ma foi.
- Mon rocher, ma forteresse,
- Mon asile protecteur,
- Mon recours dans la détresse,
- C'est Jésus, le Rédempteur.
Je retournai lentement à la maison en
lisant ces quelques lignes. Mon grand-père
était sorti avec Miller, de sorte que je ne
pus lui montrer le papier tout de suite, mais je
relus ces paroles bien des fois tout
en jouant avec Lily, et je me
demandais ce qu'elles pouvaient signifier.
Mon grand-père et Miller
passaient toujours la soirée dans la petite
chambre au haut du phare, en surveillant les
lampes, et j'avais l'habitude d'y amener aussi Lily
jusqu'à ce qu'il fût temps de la
coucher. Cela l'amusait beaucoup de gravir les
marches de l'escalier de la tour ; elle disait
à chaque pas : « Hop !
hop ! hop ! » jusqu'à ce
qu'elle fût arrivée en haut, et alors
elle se précipitait dans la chambre en
poussant un joyeux éclat de rire.
Quand j'arrivai avec elle ce
soir-là, mon grand-père et Miller
parlaient de la visite que nous avions
reçue.
- Je ne comprends pas ce que le vieux
monsieur voulait dire avec ce roc auquel il
revenait toujours, disait mon grand-père. Je
ne vois vraiment pas à quoi il voulait en
venir. Et toi, Jem, le sais-tu ?
- Regarde, grand-père, lui dis-je
en lui tendant la feuille de papier et en lui
racontant comment je l'avais reçue.
Mon grand-père lut la strophe
à haute voix.
- Eh bien Jem, qu'en dis-tu ?
Qu'est-ce que cela signifie ? Il m'a
dit : « Vous n'êtes pas sur le
Roc, mais sur le sable ! » L'as-tu
entendu ?
-Oui, répondit Jem
pensivement ; et cela m'a fait
réfléchir, Samuel. Je sais assez ce
qu'il voulait dire.
- Et quoi donc ?
- Il voulait dire que nous ne pouvons
aller au ciel si nous ne venons pas à
Christ ; il n'y a pas d'autre chemin.
Voilà ce que cela signifie,
Samuel !
- Veux-tu dire, reprit mon
grand-père, que je ne pourrais pas aller au
ciel, quand même je me serais conduit de mon
mieux pendant toute ma vie ?
- Non, non, cela ne sert à rien,
Samuel, car tout ce que nous faisons de mieux est
encore rempli de péché ; il n'y
a qu'un seul chemin pour aller au ciel ; je
sais assez cela !
- Mais, Jem ! Je ne t'ai jamais
entendu parler ainsi 1
- Non, dit Jem, je n'ai plus
pensé à ces choses depuis que je suis
venu vivre sur cette île. J'avais une bonne
mère, une vraie chrétienne...
J'aurais dû l'écouter...
Il n'ajouta rien, et resta silencieux
toute la soirée.
Mon grand-père lut le journal
à haute voix, et chercha à maintenir
la conversation, mais les pensées de Miller
étaient évidemment ailleurs.
Le lendemain était jour de
congé de Jem Miller. Lui et mon
grand-père allaient à terre à
tour de rôle, le dernier mardi du mois ;
c'était la seule fois qu'il leur
était permis de quitter l'île.
Quand c'était le tour de mon
grand-père, je l'accompagnais ordinairement,
et c'était une vraie joie pour moi. Du
reste, quel que fût celui d'entre nous qui y
allât, c'était un grand jour pour nous
tous, car c'était alors que se faisaient
toutes nos emplettes, soit pour la maison, soit
pour le jardin.
Nous allâmes donc, comme de
coutume, accompagner Miller jusqu'à la
jetée, et, tandis que je lui aidais à
porter des sacs vides dans le bateau, il me dit
à mi-voix :
- Alain, mon garçon, garde bien
le papier que ce vieux monsieur t'a donné.
Tout ce qu'il a dit est vrai. J'y ai beaucoup
pensé depuis hier, et, Alain, je crois que
maintenant, je suis sur le Roc.
Il n'ajouta rien, mais arrangea ses
rames, et, une minute plus tard, il partait. Mais,
tandis qu'il s'éloignait, je l'entendis
fredonner doucement :
- Sur Christ, mon rocher, se fonde
Mon espérance et ma foi.
Nous restâmes à regarder le bateau
jusqu'à ce qu'il se perdît dans la
brume, puis rentrâmes à la maison,
impatients d'arriver au soir et
de voir Miller revenir avec toutes les choses qu'il
devait nous rapporter.
L'après-midi fut très
sombre. Un épais brouillard s'étendit
sur la mer et nous enveloppa peu à peu, au
point que nous pouvions à peine voir
à un mètre devant nous.
La petite Lily se mit à
tousser ; aussi je la gardai en chambre et
l'amusai en lui montrant un livre d'images.
L'obscurité devint telle que mon
grand-père dut allumer les lampes du phare
beaucoup plus tôt que d'habitude. Je ne me
souviens pas d'avoir jamais passé une
après-midi plus triste, et, à mesure
que le soir avançait, le brouillard
redoublait d'intensité.
Inutile d'aller guetter le retour de
Miller, puisque nous ne pouvions même pas
voir la mer ; nous restâmes donc au coin
du feu.
Mon grand-père fumait sa pipe en
gardant le silence.
- Je pensais que Jem serait de retour
avant cette heure, dit-il enfin quand je me mis
à préparer le souper.
- Oh ! il va certainement arriver
bientôt, répondis-je. Je me demande
s'il aura su nous choisir une bonne
bêche ?
Nous finissions de souper lorsque la
porte s'ouvrit brusquement, et nous levâmes
la tête, pensant que c'était Miller.
Mais non, c'était seulement sa
femme qui dit à mon
grand-père :
- S'il vous plaît, pourriez-vous
me dire quelle heure il est ? Ma pendule s'est
arrêtée.
- Il est six heures vingt, dit mon
grand-père après avoir regardé
sa montre.
- Six heures vingt !
répéta-t-elle. Mais c'est très
tard ; mon mari devrait être
rentré !
- Oui, dit mon grand-père. Je
vais aller jusqu'à la jetée.
Mais il revint bientôt, disant
qu'il était impossible de voir quoi que ce
fût ; le brouillard était si
épais qu'il y avait même du danger
à marcher sur la jetée.
- Mais, continua-t-il, il faut qu'il
soit de retour à sept heures (c'était
l'heure réglementaire pour qu'il fût
à son poste), il ne tardera donc
pas.
L'horloge avançait, mais Jem
n'arrivait pas. Mme Miller courait à la
porte à tout moment, espérant
l'entendre ou le voir, mais c'était toujours
en vain.
Enfin sept heures
sonnèrent.
- Je ne l'ai jamais vu jusqu'ici manquer
à son poste ! dit mon grand-père
en se levant pour retourner sur la jetée.
.
CHAPITRE VIII
Dans l'attente
Mme Miller suivit mon grand-père, mais,
à cause de Lily, je n'osai sortir. Je restai
près de la fenêtre, guettant le bruit
de leurs pas revenant au logis.
Mais la pendule sonna sept heures et
demie, et aucun son ne se faisait entendre. N'y
tenant plus, j'enveloppai l'enfant dans un
châle et la portai chez les Miller, où
je la confiai à l'aînée des
fillettes. Puis je courus à travers
l'épais brouillard, pour rejoindre mon
grand-père.
Je le trouvai sur la jetée,
à côté de Mme Miller. Il lui
disait au moment de mon
arrivée :
- Courage, Marie, ne vous tourmentez
pas. Il aura seulement attendu que le brouillard se
dissipe un peu. Rentrez maintenant, je vous promets
que je viendrai vous prévenir dès
qu'on entendra le bruit de ses rames. Vous
êtes toute mouillée, vous allez
prendre froid !
En effet, sa robe était toute
trempée et elle tremblait de froid ;
mais elle ne voulait d'abord pas se laisser
persuader de quitter la jetée. À la
fin elle y consentit, et mon grand-père lui
promit de m'envoyer la prévenir
aussitôt que Jem arriverait.
Lorsqu'elle se fut
éloignée, mon grand-père me
dit :
- Alain, il est arrivé quelque
chose à Jem, j'en suis sûr. J'ai
cherché à rassurer cette pauvre
femme, mais je suis très inquiet. Si
seulement nous avions le bateau, j'irais à
sa recherche.
Nous nous promenions sur la
jetée, nous arrêtant de temps en temps
pour écouter si nous entendions le bruit des
rames, car nous n'aurions pas pu voir le bateau
avant qu'il fût tout près de
nous.
- Que je voudrais qu'il arrive !
répétait constamment mon
grand-père.
Quant à moi, je pensais à
la belle matinée ensoleillée par
laquelle Miller était parti, et je croyais
l'entendre encore chanter :
- Sur Christ, mon rocher, se fonde
Mon espérance et ma foi.
Le temps passait. N'arriverait-il donc
jamais ? Notre anxiété croissait
de plus en plus.
Mme Miller nous envoya
l'aîné de ses garçons pour nous
demander si nous n'entendions toujours
rien.
- Non, pas encore, répondit mon
grand-père, mais cela ne peut
tarder.
- Maman a l'air malade, dit le petit
garçon. Je pense qu'elle a pris froid ;
elle grelotte tout le temps et elle est si
agitée !
- Eh bien, rentre vite auprès
d'elle, et tâche de la persuader de se
coucher.
Lorsqu'il se fut éloigné,
mon grand-père murmura :
- Pauvre femme ! Cela vaut
peut-être mieux ainsi.
- Que veux-tu dire ?
demandai-je.
- Seulement que, s'il y a un malheur,
elle y sera ainsi un peu
préparée ; et, si Jem arrive en
bonne santé, eh bien, elle n'en sera que
plus heureuse.
Enfin je dis :
- Grand-papa, je crois que j'entends un
bateau.
Au premier moment mon grand-père
me répondit qu'il n'entendait rien ;
mais bientôt il distingua, comme moi, les
coups réguliers des rames.
- Oui, c'est un bateau, dit-il.
Je voulais courir pour prévenir
Mme Miller, mais mon grand-père me retint.
- Attends un peu, Alain, me
dit-il ; il nous faut d'abord savoir ce que
c'est ; peut-être n'est-ce pas Jem
après tout !
- Mais il vient ici, grand-papa, je
l'entends toujours mieux.
Cependant il continuait à me
retenir par l'épaule.
Il se passa encore plusieurs minutes
avant que le bateau abordât, car il
était assez éloigné lorsque
nous avions commencé à l'entendre,
mais peu à peu le bruit des rames devint de
plus en plus fort. Enfin il fut assez près
pour que mon grand-père pût
crier :
- Holà ! Jem, tu as bien
tardé !
- Holà ! répondit une
voix du bateau.
Mais ce n'était pas la voix de
Jem.
- Où peut-on
débarquer ? reprit la voix. On n'y voit
goutte !
- Miller n'y est pas !
m'écriai-je en serrant le bras de mon
grand-père.
- Non, répondit-il, je savais
bien qu'il lui était arrivé
malheur !
Il indiqua à l'homme la direction
qu'il devait prendre, et nous allâmes
attendre le bateau à l'endroit où il
devait aborder.
Il contenait quatre hommes qui
m'étaient tous inconnus. Celui qui nous
avait déjà parlé sortit le
premier et vint à mon grand-père.
- Il y a eu un malheur ? dit mon
grand-père, avant que l'homme eût eu
le temps de commencer.
- Oui, dit-il, nous le ramenons.
Un frisson me parcourut de la tête
aux pieds en entendant cela.
- Qu'y a-t-il ? A-t-il eu un
accident ? Est-il gravement
blessé ?
- Il est mort ! dit l'homme avec
solennité.
-Est-ce possible ! dit mon
grand-père d'une voix
étouffée. Comment annoncer cela
à sa pauvre femme ? Oh ! comment
l'annoncer à cette pauvre
Marie !
- Comment est-ce arrivé ?
m'aventurai-je à demander, dès que je
pus retrouver la voix.
- Il était occupé à
embarquer un sac de farine là-bas ; le
brouillard était si épais qu'il a
manqué la planche, et il est tombé
dans l'eau.
-Oui, dit un autre homme. Il a dû
se heurter la tête contre un pilier en
tombant et perdre connaissance, car il n'a pas
essayé de nager. Joe Malcolm l'a vu tomber
et nous a tout de suite appelés. Nous avons
eu de la peine à le retrouver et, quand
enfin nous l'avons repêché,
c'était trop tard ! Nous avons fait
venir un médecin, on a essayé par
tous les moyens de le faire
revenir à lui, mais cela n'a servi à
rien !... Faut-il le porter à la
maison ?
- Attendez un moment, dit mon
grand-père ; il faut d'abord avertir sa
pauvre femme ! Qui de vous ira le lui
dire ?
Les hommes se regardèrent l'un
l'autre sans répondre. À la fin, l'un
d'entre eux, qui connaissait un peu mon
grand-père, lui dit :
- Vous feriez mieux d'aller le lui dire
vous-même, Samuel ; elle vous
connaît et elle le supportera mieux de votre
part que d'un étranger. Nous attendrons ici
jusqu'à votre retour.
- Eh bien, dit mon grand-père en
poussant un profond soupir, j'irai !
Et il s'éloigna
tristement.
Il marchait très lentement, et
moi, je restai en arrière avec les quatre
hommes. J'étais fort effrayé ;
il me semblait faire un horrible rêve, et je
souhaitais ardemment me réveiller et
découvrir que ce n'était pas vrai.
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