L'homme a besoin de distractions ; il faut, et
pour le corps et pour l'esprit, que le travail soit
entremêlé de récréations
qui nous le fassent reprendre avec plus de vigueur.
La morale de l'Évangile ne s'y oppose point,
et le même Dieu qui a semé nos
campagnes de tant de fleurs nous permet aussi, sans
doute, de semer de quelques plaisirs le chemin de
la vie. Mais ces plaisirs cessent d'être
légitimes quand ils blessent les devoirs de
la conscience, quand ils abrutissent la raison, ou
seulement quand ils occupent dans notre existence
une trop grande place. Honnêteté,
modération, réserve : ce sont les
lois qui doivent présider à tous nos
délassements.
En est-il ainsi au village? Pour
quelques-uns, oui; pour le plus grand nombre, non.
Leurs plaisirs son mal choisis, grossiers,
dangereux pour les moeurs, tellement que ce qui
devrait servir surtout à rendre des forces
à l'homme pour travailler, achève
souvent de lui ôter celles qu'il a.
Je ne dirai qu'un mot de ceux qui
accordent trop de temps à leurs amusements :
ce défaut est plus commun dans les villes
que dans les campagnes. Néanmoins on
rencontre aussi quelques villageois qui semblent
croire qu'ils n'ont été mis au monde
que pour se divertir sans trêve ni fin. Le
plaisir, qui ne doit être dans une vie bien
réglée que l'accessoire, devient
l'essentiel dans la leur. Pauvres gens et dignes
d'une grande compassion ! Non-seulement ils mangent
leur fortune, s'ils sont riches, et tombent dans la misère,
s'ils ne le sont
pas ; mais encore, parce qu'ils abusent des
divertissements, ils les rendent pour eux fades et
insipides. C'est la fatigue qui assaisonne les
récréations ; dans l'oisiveté,
nulle jouissance réelle; et je ne sais si
l'excès des divertissements n'est pas enfin
plus pesant pour l'homme et ne lui laisse pas un
coeur plus vide que l'excès du
travail.
Mais quittons les fainéants:
d'autres villageois, bien plus nombreux, appellent
notre attention : je parle des intempérants.
Quel détestable vice que celui de
l'ivrognerie ! et comme il est contagieux ! Allez
dans nos villages le dimanche et les jours de
fête ; placez-vous à la porte des
cafés qui commencent à s'y multiplier
et des cabarets tout est plein, les entrées,
les salles, les cours; et quel bruit ! quels chants
malhonnêtes ! quelles disputes ! Attendez ;
plusieurs de ces malheureux vont sortir l'oeil
terne, le corps chancelant, moins capables de se
conduire que des brutes ; et dans ce honteux
état ils vont s'offrir en spectacle à
leurs femmes et à leurs enfants.
On appelle cela se divertir; je
l'appelle, moi, s'abrutir.
Ah ! si quelqu'un de mes lecteurs
était adonné à l'ivrognerie,
je le conjurerais de se recueillir et de
m'écouter. Mon ami vous avez une passion qui
vous pousse vers l'abîme. Songez à
votre santé déjà
été affaiblie peut-être : ne la
ruinez pas entièrement. Les
intempérants se donnent des maladies
cruelles, et combien meurent avant l'âge !
Êtes-vous assez ennemi de vous-même
pour accepter volontairement une si triste
existence et une mort prématurée
?
Votre santé n'est pas la seule
chose qui souffre par votre ivrognerie: votre
bourse n'en souffre pas moins. Rien de
coûteux comme cette passion; elle
amène l'indigence derrière elle en la
tenant à deux mains : d'abord, on ne
s'enivre pas sans payer; ensuite, quand on s'enivre
souvent, on gagne peu. Aussi, sur quatre mendiants,
y en a-t-il
trois qui
en sont venus là par l'intempérance.
Le cabaret est la porte du bureau de charité
et de l'hôpital.
Ne reculerez-vous pas devant une telle
perspective? Quoi ! vous, dont le père
était si justement respecté, vous qui
portez un nom honorable, vous iriez vous unir un
jour à la troupe des gens sans aveu pour
implorer la pitié des passants? Et l'on
dirait, en vous jetant une dédaigneuse
aumône : Voyez cet homme-là ! il
était notre égal, et il a tout
dévoré dans de vils
excès.
Vous me répondrez que vous
n'irez-pas si loin. Eh! qu'en savez-vous? Il est
bien plus facile, croyez-moi, de renoncer
complètement à l'intempérance
que de la contenir. Quand on s'y livre, on en
devient bientôt esclave, et d'autant plus
qu'elle est funeste pour l'esprit comme pour le
corps. Elle éteint les facultés de
l'intelligence, fausse le jugement, abaisse tout
vôtre moral. Un intempérant, ce n'est
plus un homme qui pense, et qui par sa
pensée est le roi de la nature ; c'est une
créature déchue, à laquelle on
ne sait quelle place assigner dans l'ordre de
l'univers.
Et la famille dont vous êtes le
chef ? Est-ce là ce que vous avez promis
à votre compagne, lorsque vous l'avez
été chercher sous le toit de son
père, et qu'elle vous a remis le soin de son
bonheur? Lui avez-vous annoncé qu'elle
aurait un protecteur qui ne saurait se diriger
soi-même et qui reviendrait près
d'elle la raison égarée et l'injure
à la bouche ? Et vos enfants ? Que
voulez-vous qu'ils fassent, en ayant sans cesse
devant les yeux un si mauvais exemple? Ou ils vous
imiteront, ou ils vous mépriseront. Dans le
premier cas, c'est leur malheur que vous faites
dans le second, c'est le vôtre.
Et votre âme enfin ?
Conçoit-on un intempérant qui, au
sortir de la vie, irait se reposer dans le sein de
Dieu ? Conçoit-on qu'après avoir fait
de ses jours une longue et horrible orgie, il soit
reçu dans la compagnie des anges ! Mais
l'idée seule en est
révoltante non, « les ivrognes
n'hériteront point le royaume de Dieu (1
Cor., VI, 10.) »
Qu'ajouterai-je encore ? Interrogez les
médecins, les directeurs des hôpitaux,
les membres des bureaux de bienfaisance, les juges
des cours d'assises, les geôliers de nos
prisons, ils n'auront qu'une voix pour vous dire
que l'ivrognerie est une source inépuisable
de maladies, d'infirmités, de
misères, de crimes et de douleurs.
Pensez à tout cela, tandis qu'il
en est encore temps. On redresse un jeune
arbrisseau, mais un vieux chêne, on ne le
redresse plus : il garde son ancienne forme ou se
brise avec un long gémissement.
Après l'intempérance, les
jeux de hasard : passion également trop
répandue dans nos campagnes. Je ne
blâme pas indistinctement toute espèce
de jeux. Il y a des jeux d'adresse, qui, se faisant
en pleine campagne, aident à
développer la souplesse du corps en
même temps qu'ils reposent l'esprit, et
donnent au coup d'oeil une justesse qui peut
devenir utile dans des objets plus sérieux.
Que les paysans se divertissent à ces
jeux-là, ils font bien, pourvu qu'ils n'y
laissent absorber ni leur temps ni leur
coeur.
Mais les jeux de hasard ? Outre qu'ils
ne servent pas à fortifier le corps, ni
à l'assouplir, ils excitent l'amour du gain,
la fraude, l'inimitié. Rarement ils
s'achèvent sans dispute, et plus rarement
encore on les quitte content de soi et de sa
journée. On s'emporte, on s'oublie dans la
lutte. Tel père de famille, circonspect dans
toutes ses affaires, ne l'est plus dans
celle-là. Enflammé par ses gains, ou
irrité de ses pertes, il risque sur un coup
de dé, sur une partie de cartes, son
patrimoine, le pain de ses enfants, et s'il joue de
malheur, que devient-il ?
Charles Gournot l'a bienfait voir.
C'était un bon père, un bon voisin ;
on l'avait nommé membre du conseil
municipal. Il possédait une ferme qui avait
prospéré par son
intelligente activité ; mais il avait un
défaut et très-grave : celui
d'être passionné pour les jeux de
hasard. Dans les commencements il y avait
apporté quelque réserve : il ne
jouait qu'après ses heures de travail, et
n'y mettait que des enjeux qu'il pouvait perdre
sans trop d'inconvénient. Mais,
d'année en année, les cartes lui
prenaient plus de temps et les enjeux devenaient
plus forts. Charles Gournot se fiait à son
habileté ; il se croyait le meilleur joueur
du pays, et les parties heureuses qu'il faisait lui
causaient une sorte de vertige.
Mon ami, lui disait sa femme, le jeu
t'occupe trop : nos intérêts y
perdent, ainsi que nos enfants. Quand le
maître n'y est pas tout est
négligé, les domestiques se croisent
les bras; il y a de l'inexactitude dans nos
comptes, et nos deux fils, je le crains, commencent
à jouer comme toi. Bien, bien, lui
répondit Gournot avec d'autant plus de
brusquerie qu'il sentait au fond qu'elle avait
raison ; propos de femme que cela, tout va chez
nous comme par le passé; et quand on
travaille beaucoup, il est bien permis d'un peu se
divertir.
En s'autorisant de ces belles maximes,
il passait des après-dînées
tout entières sur un jeu de cartes. Sa
réputation ne s'en trouvait pas mieux, et
quoiqu'il continuât de jouer assez
heureusement, son humeur s'en aigrissait. Il ne
pouvait se cacher à lui-même, dans ses
moments de sang-froid, que les affaires de sa
maison allaient mal, et que les
bénéfices du jeu ne compensaient pas
de telles pertes. Mais la passion y était :
une fois l'heure du jeu venue, Charles Gournot ne
tenait plus chez lui ni au travail; il se
précipitait vers le cabaret où il
était sûr de trouver d'autres joueurs
qui l'attendaient ; et là, il oubliait sa
femme, ses enfants, sa métairie, le monde
entier.
Son bonheur au jeu ne lui fut pas
toujours fidèle. Il rencontra des joueurs
qui, alléchés par sa fortune, et
moins honnêtes que lui, le firent tomber dans
leurs pièges. piqué au jeu, Gournot
voulait regagner ce qu'il avait perdu, et perdait
encore davantage. Il fît des dettes
considérables qu'il cacha longtemps à
sa femme. Mais les billets qu'il avait souscrits
arrivaient à l'échéance, et
force lui était de les payer. Le pauvre
Gournot se disait parfois : c'est fini, je ne
jouerai plus, mais il faut auparavant que je me
remette à flot. En attendant, au lieu de
réparer ses pertes, il les augmentait. Un
créancier vint, qui, n'étant pas
remboursé à terme, eut recours
à la justice. Alors Gournot avoua, en
pleurant, toute la vérité. Ses
voisins qui l'aimaient, lui ouvrirent leur bourse,
mais ses dettes étaient trop grandes, et les
gens d'affaires qui s'en mêlaient agrandirent
encore le gouffre. On mit aux enchères les
propriétés de Gournot, et son nom fut
rayé de la liste du conseil
municipal.
Ce malheureux fut corrigé par
cette rude leçon ; il ne joua plus ; mais le
coup avait porté au fond de son coeur, et il
ne s'en releva jamais. On le voyait errer dans le
village, le regard triste, l'air abattu,
rongé au dedans d'une peine qu'il ne pouvait
surmonter, et les mères le montraient
à leurs fils, en disant : Charles Gournot
était riche, et il est devenu
misérable parce qu'il aimait le jeu
!
Il y a d'autres amusements moins
ruineux, il est vrai, mais plus cruels. ce sont les
combats d'animaux, dont l'usage s'est
conservé dans quelques-unes de nos
provinces. Quelle indignité de se divertir
à irriter l'un contre l'autre de pauvres
êtres privés de raison, et voir couler
leur sang ! Quoi de plus propre à
éteindre dans les âmes la douce
pitié, les tendres affections et l'horreur
du meurtre ! Ceux qui aiment ces barbares
spectacles s'habituent par degrés, sans le
savoir, à des goûts féroces
qu'ils satisferont peut-être ensuite sur
leurs semblables ; et pour avoir abusé de
leur pouvoir sur les brutes, ils perdent celui
qu'ils devraient conserver sur
eux-mêmes.
Fuyez ces jeux atroces; n'y menez pas vos
enfants. La vue du sang
n'est jamais bonne, elle est trop bien d'accord
avec les mauvais instincts de notre nature (1).
Évitez en même temps les
plaisirs dangereux pour les moeurs, les danses
publiques, les fêtes bruyantes et
désordonnées, où, sous
prétexte d'honorer le saint de son village,
on commet les actes les plus scandaleux. Ces
plaisirs allument dans l'imagination des flammes
impures, et la pudeur s'enfuit, tremblante et
indignée ; ou bien ils provoquent sans sujet
de violentes querelles; et l'on est, le lendemain,
tout affligé d'avoir prodigué de
lâches insultes à un ami dont les
premières années se sont
entrelacées avec les nôtres.
La vanité, d'ailleurs,
préside à ces amusements, et que de
pièges elle sème sous les pas des
deux sexes ! Le jeune homme veut briller aux
dépens de ses rivaux; la jeune fille surtout
veut effacer ses compagnes par l'éclat de sa
toilette. Elle ne se donne point de repos qu'elle
n'ait puisé dans la bourse de son
père de quoi s'acheter une parure qui attire
sur elle tous les yeux ; et si le père n'est
pas riche ou qu'il résiste à ses
folles demandes, qui sait jusqu'où elle se
laissera entraîner par ce besoin de luxe et
d'ostentation ? Hommes sages, parents
prévoyants, considérez quels
effrayants progrès a faits dans nos hameaux
la vanité de la parure, et dites-vous que
cette passion menace, non-seulement d'appauvrir
votre famille, mais de la déshonorer. Vous
êtes avertis : c'est à vous d'y bien
réfléchir.
Ce qui doit enfin vous éloigner
de ces divertissements, c'est qu'ils ont presque
toujours lieu le dimanche. Souvenez-vous de ce que
j'ai écrit sur
la manière de sanctifier le jour du
Seigneur. Or, qu'y a-t-il de plus étranger,
de plus opposé aux saintes
méditations qui doivent remplir le dimanche,
que les fêtes mondaines, les banquets, les
jeux auxquels se livrent tant de villageois?
Essayez, en sortant de là, d'élever
votre âme à Dieu. Si vous le voulez
absolument, vous prononcerez les mots d'une
prière; mais sera-ce une prière? Il
faut donc nécessairement choisir : ou
renoncer à la sanctification du dimanche, et
c'est presque renoncer, je vous en avertis,
à tout sentiment de religion; ou abandonner
ces amusements qui s'accommodent avec tout,
excepté avec la pensée des choses
saintes. « Nul ne peut servir deux
maîtres, » dit le Seigneur. «
L'amour du monde est une inimitié contre
Dieu » (Matth., VI, 24 Jacq., IV, 4.). Voyez
donc quel parti vous devez prendre; et si vous ne
vous décidez pas, le démon en
décidera pour vous.
Mais si vous nous retranchez, dira
quelqu'un, les amusements du dimanche, et les jeux,
et les danses, et les festins, que nous
restera-t-il ? C'est donc une vie d'ermite et de
trappiste que vous prétendez nous imposer?
Nullement; le dimanche a des joies, ne vous l'ai-je
pas dit ? qui sont plus douces que celles du monde,
parce qu'elles sont plus pures. Faites-en
l'épreuve, et vous n'en voudrez plus
d'autres. Je connais des chrétiens au
village, qui, ayant quitté leurs anciens
plaisirs pour goûter ceux de la communion du
Seigneur, s'écrient maintenant : Nous
pensions nous réjouir autrefois et nous ne
faisions que nous étourdir et nous
pervertir. C'est à présent que nous
savons où sont les véritables joies,
et nous n'échangerions pas un seul de nos
dimanches pour les divertissements réunis de
tous ceux que nous avons passés ici-bas,
avant notre conversion.
Que parlez-vous, mes chers lecteurs,
d'une vie d'ermite et de trappiste ! Qui vous
empêche de
réunir autour de vous et vos enfants et vos
amis, pour épancher vos âmes dans les
plus doux entretiens ? Qui vous empêche de
goûter les joies de la charité? Qui
vous empêche enfin de prendre, et le dimanche
et les autres jours, d'honnêtes
récréations, lesquelles, après
vous avoir délassés de vos travaux,
laisseront dans votre mur de riants souvenirs, sans
aucun mélange de regrets ni de remords ?
L'une de ces distractions, et la plus
féconde de toutes peut-être, c'est la
lecture. Elle convient au jeune homme, elle
convient au vieillard elle est accessible à
toutes les conditions. Ce plaisir, on n'a pas
besoin de le chercher hors de chez soi ; il est
là ! sous notre main chaque fois que nous
l'appelons; et il vient, toujours le même,
toujours nouveau, dissiper notre ennui, calmer nos
tristesses, nourrir et ennoblir nos pensées.
Il continue, s'interrompt, se reprend,
s'arrête, docile à toutes nos
volontés, et rempli d'incomparables
douceurs.
Ces réflexions s'appliquent
spécialement à la lecture de la
Bible, que je vous ai déjà plus d'une
fois recommandée. La Bible, lue et relue,
présente sans cesse des choses nouvelles, et
devient plus riche à mesure, qu'on y creuse
plus profondément. Chacun de ses chapitres
pour ainsi parler, comme chaque plante de la
nature, épuiserait la vie d'un homme sans
être lui-même
épuisé.
À la Bible, qui doit toujours
garder la première place et la
dernière dans nos lectures, on peut ajouter
d'autres écrits de religion, et des livres
bien choisis d'histoire, de voyages, de
littérature, de poésie. Il y en a peu
dans notre langue qui méritent une
approbation complète, mais il y en a
pourtant, et quiconque les cherche avec soin ne
manquera pas d'en trouver.
Sont-ce là vos lectures, chers
amis? Hélas ! beaucoup d'entre vous (et je
parle de ceux qui savent lire) ne lisent absolument
rien; il leur semble même que les livres sont
incompatibles
avec
les travaux des champs. Mais pourquoi donc?
Pourquoi ces nobles délassements de l'esprit
ne s'allieraient-ils pas avec vos occupations
habituelles? L'homme qui cultive la terre
abdique-t-il le droit de cultiver sa
raison?
D'autres villageois lisent, à la
vérité, mais de mauvais livres. On ne
leur voit dans les mains que des almanachs
menteurs, des recueils de chansons obscènes
ou impies, de pitoyables romans, ou quelque volume
dépareillé d'un écrit,
soi-disant philosophique : en sorte que leur
âme, dans ce qui devrait développer sa
vie, trouve la mort.
Vous n'êtes pas assez attentifs,
mes amis, aux choix de vos lectures. Tout livre
imprimé n'est pas bon, tant s'en faut : sur
dix, on peut affirmer qu'il y en a neuf de mauvais.
Or, si dans un festin on vous apprenait que sur dix
plats neufs sont empoisonnés, ne vous
tiendriez-vous pas sur vos gardes ? et ne
consulteriez-vous pas avec un soin scrupuleux les
hommes de l'art, afin de n'être pas
exposés à vous tromper ? Faites-en
donc de même pour votre nourriture
intellectuelle. La santé de l'âme ne
mérite-t-elle pas autant de sollicitude que
celle du corps ?
Méfiez-vous de ces marchands
ambulants qui, à côté d'une
foule d'objets de parure, vous offrent des livres
à bon marché. Méfiez-vous de
ceux qui, dans les foires, tiennent boutique de
petites brochures. Considérez si la Bible
est dans le nombre ; sinon, passez votre chemin le
plus vite possible, de peur qu'une page ou une
gravure immorale ne frappent les jeune filles. Ces
marchands ramassent ce qu'ils rencontrent de pire,
parce que l'expérience leur a appris que les
mauvais livres se vendent plus facilement que les
bons. Que leur importe que, par ces lectures, des
jeunes gens soient corrompus, des familles
divisées, des crimes commis ; leur affaire,
à eux, c'est d'y gagner de l'argent. Mais la
vôtre, à vous honnêtes
villageois, c'est de garantir de ces abominables
tentations
et
vos moeurs et celles de votre famille.
Tâchez de ressembler à
Louis Maucroix, le digne, l'excellent homme qu'on
pleure encore dans son village. Louis Maucroix
était un simple cultivateur comme vous,
moins riche peut-être, car il ne
possédait que trois ou quatre arpents de
terre autour d'une maisonnette, mais sa
pauvreté ne l'avait pas empêché
d'avoir du goût pour l'étude.
Étant jeune, il était le premier de
son école; étant vieux, il fut le
conseil et le guide de son hameau.
Chaque jour, au retour des champs, il
consacrait au moins une heure à la lecture;
en hiver, quand l'ouvrage ne pressait pas, il y
employait toute la veillée Il avait dans un
coin de sa chambre trois tablettes couvertes de
livres. On y remarquait une grosse Bible au premier
coup d'oeil ; la couverture et les pages en
étaient usées, et attestaient un long
service entre des mains habituées à
manier la charrue. Près de la Bible
étaient plusieurs volumes proprement
reliés, sur les titres desquels on lisait
les noms de Fénelon, de Pascal et de
quelques sermonnaires. Dans une autre tablette
figuraient les chefs-d'oeuvre de Corneille, de
Racine, de Lafontaine, de Buffon, outre les lettres
de Mme de Sévigné, un
abrégé d'histoire ancienne, une
histoire de France, et quelques volumes de voyage
et d'agriculture. Enfin, la tablette
supérieure était remplie de petits
imprimés. C'est là, disait Maucroix
à ses amis, que je garde la collection de
l'Almanach des Bons-Conseils et une foule d'autres
traités ou brochures que j'aime à
retrouver dans mes heures de loisir.
Maucroix fut d'abord en butte aux
moqueries des jeunes gens du village, parce qu'on
ne le voyait à aucune fête le
dimanche, ni dans aucun lieu de divertissement les
autres jours.
Il est bien sauvage, disait-on :
à quoi passe-t-il donc son temps? Il doit
périr d'ennui, et si tout le monde lui
ressemblait, adieu les plaisirs et la
gaîté ! Mais ceux qui allaient rendre visite à
Maucroix
donnèrent tort à ces mauvais
plaisants. Ils le trouvaient serein, content, un
livre sur la table, et toujours prêt à
rendre service à ses amis. Peu à peu
quelques jeunes gens, plus sérieux que les
autres, prirent l'habitude de passer deux ou trois
heures chez lui le dimanche; car il leur lisait de
bons livres, et les expliquait avec une rare
facilité.
Il savait donner aussi d'excellents avis
en toutes choses ; et sa réputation
s'étant répandue dans les environs,
il eut bientôt plus de visites qu'il n'en
pouvait recevoir. Deux voisins avaient-ils un
démêlé? Ils choisissaient Louis
Maucroix pour arbitre, et le procès
était fini avant d'avoir commencé.
S'agissait-il d'une nouvelle invention : Louis
Maucroix l'étudiait et la jugeait utile, en
faisait l'application ; puis on l'imitait de
confiance. La commune ayant une contestation avec
un propriétaire du voisinage, Maucroix fut
chargé de défendre les
intérêts de sa localité, et
s'en acquitta si parfaitement qu'on voulut le
nommer maire du village.
Il serait difficile de raconter tout ce
qu'il fit de bien autour de lui. Il apprit aux uns
à aimer la religion, aux autres à la
respecter du moins, et nul n'osait en sa
présence se permettre la plus
légère plaisanterie sur les
vérités du christianisme. Il organisa
des souscriptions pour les pauvres, et l'on ne
rencontrait plus un mendiant dans la commune. On
disait en forme de proverbe : Qui a pour lui Louis
Maucroix a déjà prouvé son bon
droit. Il vécut ainsi de longues
années et s'endormit du sommeil des justes.
Tout le village le pleura comme un père. Les
vieillards s'écriaient : Pourquoi ne
sommes-nous pas morts avant lui ? Les jeunes gens
disaient : À qui demanderons-nous maintenant
un bon conseil? Et les pauvres ajoutaient en
sanglotant : Qu'allons-nous devenir ?
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