Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

QUELLE ÉDUCATION DONNEZ-VOUS À VOS ENFANTS ?

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Sujet sérieux entre tous les autres, et sur lequel je vous engage à réfléchir de toutes les forces de votre âme. J'y compte mes amis; car je vais vous parler de vos enfants.
Ces petits êtres, votre vivante image, qui portent votre nom, et qui garderont votre souvenir dans leur coeur, lorsque vous ne serez plus, ces enfants si gais, qui se suspendant à votre cou, le soir, quand vous revenez fatigués du travail des champs, et qui réjouissent votre chaumière de leurs jeux naïfs, vous les aimez, n'est-ce pas ? Vous sacrifieriez pour eux votre vie, s'il le fallait: comment donc ne seriez vous pas attentifs aux conseils que je vais vous donner sur leur éducation ?

Bonnes mères, qui m'avez écouté jusqu'ici, prêtez-moi une oreille encore plus docile : c'est à vous d'abord que j'ai d'intéressantes paroles a dire. Vous pouvez beaucoup pour le bonheur de vos enfants ; vous y pouvez plus peut-être que les pères eux-mêmes, Dieu a voulu vous confier tout spécialement leur avenir, sachant bien que nul ne les aime autant que vous. Une mère pieuse, intelligente, dévouée, c'est en quelque sorte la providence visible de la génération naissante. ! Oh ! sentez-bien l'importance et la sainteté de vos devoirs : Ils sont aussi grands que votre amour.

Je vous recommande par-dessus tout de donner à vos enfants, dès l'âge le plus tendre, une bonne éducation religieuse. Par cela même que la religion est l'essentiel pour l'homme, l'éducation religieuse est l'essentiel pour l'enfant; car si l'enfant vit sans Dieu, comment, devenu homme, prendra-t-il plaisir à vivre avec Dieu ? Qui ne sème rien au printemps ne moissonne rien dans l'été.

C'est un doux spectacle de voir une mère, son petit enfant sur les genoux, l'instruisant à prononcer le nom du Seigneur et à l'aimer. Elle ne se contente pas de lui apprendre de simples mots qui seraient inintelligibles pour sa raison à peine éclose ; elle les lui explique avec patience, avec tendresse, par des comparaisons qui sont à la portée du premier âge ; et, encouragé par le sourire de sa mère, le petit enfant essaie lui-même d'expliquer ce qu'il a compris. Enseignement sublime, que le mondain méprise peut-être, mais devant lequel s'incline l'homme sage avec une profonde vénération ! Les leçons maternelles ne s'oublient jamais, En pensant à sa mère, le vieillard pense à Dieu ; en se souvenant de Dieu, il se souvient de sa mère, et unissant dans son coeur celui qui l'a créé avec celle qui lui a donné le jour, il goûte dans ses méditations religieuses, jusque sur le bord de la tombe, un doux charme que ne connaissent point les hommes qui n'ont pas eu de mères chrétiennes.

Mais l'enfant grandit; il accompagne déjà son père dans les champs. C'est maintenant à celui-ci de diriger vers la religion sa jeune intelligence. Et quel trésor de saintes instructions lui présente la nature!
Le livre de la nature parle un langage que les enfants savent entendre, et jamais il ne s'épuise, car il multiplie ses leçons à mesure qu'on y est plus attentif. Pères, voilà le livre où, par vos soins, vos enfants doivent apprendre à lire. Conduisez-les dans la plaine où le vent qui se joue fait mollement ondoyer la tète des épis, ou devant le torrent qui se précipite avec un bruit sourd dans la vallée, ou près d'une petite plante qui fleurit, solitaire et fraîche, sur le penchant du coteau, et accoutumez-les à voir partout la main de Dieu.

Ah ! qu'il doit être impie et insensé le père qui, traversant avec son fils des campagnes toutes couvertes de riches moissons, ne lui enseigne pas à remercier le Créateur pour de si grandes marques de sa bonté ! Il habitue cet enfant à l'ingratitude ; et si, parvenu à l'âge mûr, son fils n'a pour lui aucune reconnaissance de quoi le père osera-t-il se plaindre? Qui est ingrat envers Dieu peut bien l'être envers ses parents; et, après que vous l'avez instruit à se juger quitte des bienfaits du Seigneur, est-il étonnant qu'il se tienne également quitte des vôtres?

Tout est lié dans le coeur humain ; tout y subsiste ou y tombe ensemble. Non-seulement la reconnaissance, mais l'obéissance d'un enfant envers son père dépend de celle qu'il rend à Dieu. S'il a secoué l'autorité divine, il méconnaîtra bientôt l'autorité paternelle. Vous qui n'empêchez pas votre fils de se révolter contre son Créateur, de quel droit prétendrez-vous qu'il continue de vous obéir? Votre pouvoir est-il plus sacré, plus inviolable que celui de Dieu?

Pères, élevez vos enfants dans la connaissance et dans la crainte du Seigneur. Lisez, méditez avec eux, chaque jour, la sainte Bible. Si la nature leur parle du Créateur, la Bible leur parlera du Rédempteur. Elle leur dira comment Jésus, dans son amour infini, ayant pris un corps semblable au nôtre, « est mort pour nos offenses et ressuscité pour notre justification » ( Rom., IV, 25.). Elle leur dira qu'ils doivent recevoir par le Saint-Esprit un esprit nouveau, un nouveau coeur, afin d'être transformés à l'image de Dieu, et de se disposer ainsi à entrer dans son royaume : vérités salutaires et immuables; chaîne divine, qui unit l'homme à Dieu, la terre le temps à l'éternité.

Priez avec vos enfants. La prière d'un père, faites avec foi, est puissante. Elle se grave en caractères profonds, que les années, ni les passions, ni les sophismes des incrédules ne pourront effacer entièrement. Il y a dans le culte domestique je ne sais quoi d'auguste et d'intime qui ne se trouve nulle part ailleurs. Un père inclinant devant la majesté du Seigneur sa couronne de cheveux blancs; à côté de lui la femme chaste et forte, qui se dévoué aux soins de sa maison; près d'eux les nombreux enfants, depuis le jeune homme robuste jusqu'au nourrisson qui bégaie à peine ses premières paroles; et avec eux les serviteurs qui, dans ce moment solennel, sont les égaux de leurs maîtres ; tous à genoux devant le Roi des rois, pour lui rendre l'adoration en esprit et en vérité ; la voix du chef de la famille s'élevant au nom de tous pour invoquer sur lui et sur les siens les bénédictions du ciel ; et au-dessus de cette pieuse assemblée, le Seigneur lui-même écoutant les supplications de ses faibles créatures et prenant plaisir à les exaucer: qu'y a-t-il ici-bas de plus attendrissant et de plus élevé tout ensemble? Voyageurs d'un jour dans les sentiers du monde, vous marchez du même pas vers votre céleste patrie. Aux liens du sang que la mort va briser, vous ajoutez le lien de la foi qui ne se brisera jamais, et en vous voyant si étroitement unis dans la même prière, je me dis : Cette union se renouera, plus étroite encore et plus durable, dans lès demeures des cieux.

De la foi viennent les oeuvres comme une plante sort de sa racine, une éducation vraiment religieuse est en même temps une éducation morale. Si vos fils et vos filles se convertissent au Dieu-Sauveur ne soyez plus inquiets de leur conduite ils n'introduiront pas le déshonneur sous votre toit; ils n'abreuveront pas votre coeur d'amertume. Vous pourrez vous appuyer sur eux, en descendant la route pénible de la vieillesse ; et les dernières larmes qui mouilleront vos yeux seront des larmes de joie, parce que vos enfants vous rappelleront les promesses dont vous les avez instruits dans leur jeune âge. Ils seront là, autour de votre lit de mort, vous soutenant, vous consolant, priant avec vous, et à l'heure du départ, vous remettrez en paix, entre les mains de Dieu, et votre âme et celle de vos enfants.

Pourquoi de telles scènes sont-elles si rares? C'est que rien n'est plus rare qu'une éducation chrétienne. Les parents manquent à leurs devoirs, et, par une conséquence presque inévitable, les enfants manquent aux leurs. Ah! puissiez-vous, mes chers amis, n'en pas faire la cruelle expérience ! Puissiez-vous conduire de bonne heure vos fils et vos filles à Jésus-Christ, afin qu'il les bénisse, et que vous soyez bénis vous-mêmes avec eux !

En accordant la première place à l'enseignement religieux, ne négligez pas non plus l'instruction proprement dite. Vos enfants doivent savoir lire, écrire, compter, et posséder les éléments de toutes les connaissances qui se rattachent à l'agriculture. Sans en faire des savants, vous en devez faire des hommes capables de bien remplir leur tâche dans la position qu'ils occuperont après vous.
Beaucoup de villageois tombent en cela dans deux excès opposés. Les uns font trop peu pour l'instruction de leurs enfants, et les autres en veulent trop faire. Les uns et les autres manquent de prévoyance et de discernement.
Ceux-là que disent-ils? Nous ne savons ni lire ni écrire, et nous avons pourtant assez bien dirigé nos affaires : pourquoi donc nos enfants devraient-ils en savoir plus que nous ? Le monde allait-il plus mal quand il n'y avait pas d'écoles dans tous nos villages? Au lieu de perdre sur des livres le meilleur de leur temps, que nos enfants apprennent à travailler : ils s'en trouveront mieux, et nous de même.

Lecteurs, s'il y a dans votre voisinage des gens qui parlent de la sorte, prenez ce livre, je vous prie, et faites-leur part des lignes suivantes :
Vos raisonnements ne valent rien, mes amis, quoique votre intention soit bonne, je n'en doute pas. Vous dites que vous avez fort bien fait vos affaires sans savoir ni lire ni écrire; mais avouez, la main sur la conscience que vous avez été souvent dans de fâcheux embarras. Il fallait lire une lettre que vous écrivait un de vos parents, et ne te pouvant, point, vous avez dû recourir à un voisin : ne vous seriez-vous pas volontiers passé de l'initier dans vos secrets de famille? Une autre fois, il fallait signer un acte, et ne le pouvant pas davantage, vous avez mis une croix, un peu honteux, confessez-le, d'en être réduit là devant tout le monde. Dans quelque autre occasion, il fallait régler un compte un peu difficile, et comment vous en êtes-vous tirés ? Vous avez mis un jour et une nuit à faire dans votre tête ce qui ne vous aurait coûté que cinq minutes la plume à la main. En un mot, il y a eu mille circonstances où vous auriez souhaité de savoir lire, vous ne le nierez pas. Eh bien ! voulez-vous que vos enfants aient les mêmes embarras que vous?
Ne les aimez-vous pas assez pour les en garantir au prix de quelques légers sacrifices? Vous, leurs mères, ne plaiderez-vous pas cette cause auprès de vos maris? Sollicitez, priez, importunez : il le faut pour le bonheur même de vos enfants.

Je conviens qu'on peut avoir, sans connaître la lecture ni l'écriture, des qualités excellentes et un grand sens : ignorance n'est pas vice. Je conviens aussi que plusieurs de ceux qui ont appris à lire en sont devenus plus corrompus, parce qu'ils n'ont lu que de mauvais livres. Mais l'abus ne détruit pas la règle. Il est certain, à tout prendre, que l'homme qui ne sait pas lire est plus exposé que celui qui le sait à admettre de dangereuses erreurs. Comme il ne peut pas tout vérifier par lui-même, on le trompe plus aisément, dès qu'on a intérêt à le tromper. Cet homme-là d'ailleurs, n'ayant pas le moyen d'occuper ses loisirs par de bonnes lectures, il ira se distraire au cabaret; il y prendra un caractère grossier, et suivra, sans y trop réfléchir, l'exemple du mal. Encore une fois, je ne dis pas cela de tous, mais on le doit dire d'un grand nombre. Est-ce donc là le sort auquel vous condamnez vos enfants, lorsqu'il vous en coûterait si peu de leur en procurer un meilleur?

Observez, en effet, que si vous ne les faites pas instruire, vous êtes bien moins excusables que vos pères. Ceux-ci n'avaient pas toujours une école à leur portée pour vous y envoyer; mais aujourd'hui n'y a-t-il pas des écoles partout ? et l'enseignement n'y est-il pas gratuit, ou à peu près? Point d'obstacles donc, ni dans l'éloignement de l'instituteur, ni dans le prix des leçons. Vous n'y perdrez que le travail de vos enfants, et qu'est-ce qu'il vous rapporte? Pères et mères, ne commettez pas une faute dont vous auriez longtemps peut-être à gémir.

Que vos enfants sans exception aillent à l'école pendant plusieurs années; et quand ils sauront lire, mettez-leur entre les mains la Parole de Dieu. On a vu des vieillards apprendre encore à lire, et avec quels efforts! avec quelle peine ! pour pouvoir étudier cette sainte Parole; mais combien n'est-il pas préférable de le faire dès ses jeunes années !

J'en viens à ceux qui tombent dans l'excès contraire. Non contents que leurs enfants connaissent tout ce qu'on enseigne à l'école du village, ils aspirent à les voir savants, à les transformer en messieurs, et tâchent de les pousser dans une carrière plus haute que la leur. Pour y réussir, les dépenses les plus lourdes ne les arrêtent point ; ils épuisent à ces beaux projets toutes leurs épargnes, et afin d'élever tel de leur fils au-dessus de son état, ils consentent eux-mêmes à descendre au-dessous.

Quand un enfant montre dans ses premières études des facultés décidément supérieures, je conçois ces grands sacrifices : on ne paie jamais trop cher un homme éminent. Mais c'est fort souvent pour de très-pauvres sujets que les parents consument des ressources acquises par vingt années de travaux et d'économies. Un enfant a de la vivacité d'esprit et quelque mémoire; il obtient lés éloges du maître d'école. Cela suffit aux mères pour s'imaginer que leur fils est un grand génie, et elles le répètent tant de fois à leurs maris qu'ils finissent par le croire à leur tour. Cet enfant doit aller au collège puis à l'académie : c'est un point résolu. Il deviendra homme d'église, homme de loi, médecin, magistrat, et qui sait s'il ne parviendra pas, comme tant d'autres, aux plus hautes dignités? N'a-t-on pas vu des évêques et des présidents qui n'étaient au sortir de l'enfance que des fils de pauvres paysans?

On ne résiste point à une perspective si séduisante. L'enfant part pour la ville, et à force de temps et d'argent, il traverse les examens du collège et de l'académie. Mais ses facultés sont médiocres, et ses études aussi. Il entre dans une carrière pour laquelle il n'a point de vocation prononcée, il y trouve une foule de concurrents plus habiles que lui; et d'agriculteur aisé qu'il aurait pu être, il devient un pauvre solliciteur d'antichambre, un coureur de places, ou un écrivain du dernier ordre, ce qui est le pire des états. Ainsi toute la famille est misérable du même coup : les parents, parce qu'ils se sont ruinés pour donner à leur fils une éducation brillante, et le fils, parce qu'il n'arrive à rien.
Et quelles sont les causes de cette manie qui se répand de plus en plus dans nos campagnes ? C'est d'abord le mécontentement de son état, défaut dont j'ai parlé dans un autre chapitre. Un père qui a éprouvé quelques mécomptes (et quel homme n'en a point ?) arrache son fils à son village natal, sans penser qu'il lui ôte une existence paisible pour le jeter dans les aventures d'une carrière qui lui est inconnue. C'est ensuite l'orgueil. On a pour son fils une vanité insatiable on concentre en lui toute son ambition on veut qu'il soit grand pour s'agrandir soi-même ; et voilà ces parents imprudents qui, pour avoir voulu porter leur enfant trop haut, creusent au moins une fois sur deux un abîme sous ses pas !

Que le fils d'un paysan soit paysan, sauf les exceptions fondées sur des qualités éminentes : c'est le plus raisonnable de beaucoup et le plus sûr. On est d'ordinaire plus propre au genre de vie dans lequel on a été élevé qu'à tout autre ; les habitudes d'enfance rendent faciles les plus rudes travaux. Le fils ayant toujours eu sous les yeux l'exemple de son père, s'accoutumera sans effort, et presque sans y songer, à le suivre. Il deviendra seulement plus habile dans son état, parce qu'aux leçons de ses premières années il pourra joindre de bonnes lectures. L'héritage paternel. s'étendra par ses soins, et en fermant les yeux dans la métairie où il a vu le jour, il la laissera à ses enfants plus grande et mieux cultivée.

J'aime ces familles patriarcales qui, de père en fils, durant de longues générations, demeurent sous le même toit, et arrosent les mêmes champs de leurs sueurs. Elles ne montent point, tout d'un coup, mais elles ne sont pas non plus exposées à des chutes profondes. On les voit marquer chaque nouvelle génération par quelque heureux progrès. Il y a là des traditions de travail, d'honneur et de probité qui ne se perdent point. On m'a parlé d'une de ces familles qui, depuis plus de trois cents ans, est établie dans le même domaine. En écoutant l'histoire de ces paysans si laborieux, si intègres, et qui sont entrés en quelque sorte, par cette longue succession, dans la famille des propriétaires du sol, j'ai dit en mon coeur : Ces villageois ont aussi leurs quartiers de noblesse, et à leur place je ne les échangerais pas contre les titres des plus grandes maisons; car ils ont fécondé la terre que d'autres ont couverte de sang et de débris !

Mes chers lecteurs, gardez vos enfants près de vous quand vous le pouvez. ils ne seront, nulle part mieux qu'à votre foyer; et il est bon qu'en allant à leur travail ils passent à côté de la fosse où dorment les ossements de leurs pères.

Jean Fournel et Prosper Desroches étaient deux vieux amis, voisins l'un de l'autre, mais d'un caractère tout différent. On avait coutume de dire dans le village qu'il était impossible de voir deux hommes plus unis à la fois et plus divisés. Ils n'avaient l'un et l'autre qu'un seul fils, et la diversité de leurs sentiments se montra en ce point d'une façon singulière. Jean Fournel, homme d'une irréprochable probité mais sans instruction, prétendit que son fils ne devait pas plus que lui savoir lire ni écrire. Prosper Desroches, moins ignorant, mais encore plus vaniteux qu'instruit, avait pour le sien une ambition immodérée, et l'envoya dans les plus célèbres écoles du pays. Les deux amis se disputaient souvent sur ce chapitre. Mon ami, disait Desroches, ton fils est mal élevé: il ne sait rien. Mon ami, répondait Fournel, le tien te causera du chagrin quelque jour il en sait trop.

Les enfants suivirent donc des routes complètement opposées. L'un, privé de toute culture d'esprit, livré à l'impulsion de ses penchants naturels, était comme un petit sauvage; il courait les bois et les montagnes avec les troupeaux confiés à sa garde. L'autre, petit homme déjà fort prétentieux sur les bancs du collègue, affectait en venant à son village, pendant les vacances, un air imposant et un langage doctoral le plus ridicule du monde. Ton fils est un vagabond, disait Desroches; le tien est un petit-maître tout à fait suffisant, répondait Fournel; et la dispute s'échauffait s'en s'aigrir, parce que les deux voisins s'aimaient de coeur.

Lorsque le fils de Jean Fournel eut atteint l'âge de seize ans, il fit la connaissance de quelques vauriens qui l'entraînèrent dans leurs désordres. Son père, fort mécontent de ces liaisons, lui tint de sages discours sur le danger des mauvaises compagnies. Le jeune homme ne l'écouta point; il était sans intelligence, grossier, emporté. Le fils de Prosper Desroches arrivé au même âge, ne voulait plus fréquenter les amis de son père, disant que c'étaient des gens ignorants, insupportables pour un homme bien élevé, et quand on lui adressait la parole, il ne répondait que par de monosyllabes dédaigneux, ce qui fit qu'il était détesté de tout le village. En vain le vieux Desroches lui adressa-t-il de vives réprimandes sur une conduite si déplacée - le jeune homme faisait peu de cas des avis de son père même. Eh bien ! que penses-tu de ton fils est-il assez brutal ? demandait Prosper Desroches à son voisin. Et que penses-tu du tien ? répondait Jean Fournel; est-il assez impertinent?

Les deux jeunes gens poursuivirent leur route, chacun dans la direction qu'il avait prise. Le fils de Jean Fournel, s'abandonnant toujours plus au dérèglement, et incapable de se soumettre à une vie laborieuse et tranquille, alla s'engager comme soldat. Il croyait devenir plus libre, mais il fut fort trompé. Ses chefs lui firent sentir un peu rudement que l'état militaire veut de la discipline, et le jeune homme, ne s'y accoutumant point, passa aux arrêts la plus grande partie de son temps. Lorsque ses années de service furent terminées, il était dégoûté du métier, et résolut de vivre d'industrie dans l'une des principales villes de France avec quelques mauvais sujets de son espèce. Jamais il ne donnait de ses nouvelles à son pauvre père, qui n'avait pas encore abandonné l'espoir de le voir revenir à de meilleurs sentiments. Mais, hélas ! il apprit un jour que son fils, convaincu de vol, avait été condamné à plusieurs années de prison.

Le fils de Prosper Desroches ne descendit point si bas, mais il s'en fallut de peu, et son père fut peut-être encore plus à plaindre que l'autre. Ce jeune homme acheva ses études comme il les avait commencées, avec beaucoup de prétentions et peu de succès. Il coûta des sommes énormes à sa famille. Desroches vendit successivement tout ce qu'il avait, se dépouilla même des choses les plus nécessaires, voulant à quelque prix que ce fût pousser son fils jusqu'au bout, et comptant bien qu'il serait récompensé plus tard de tant de sacrifices. Mais quel affreux mécompte ! Quand le jeune Desroches eut été inscrit sur le tableau des avocats, son père s'empressa de l'aller voir pour le féliciter et pour s'établir chez lui. Ce fils ingrat, lancé dans une société élégante, eut honte de son père; il le reçut mal, et, chose horrible à dire, il ne lui permit pas même de se mettre à table avec lui. Le bon villageois s'en retourna dans son hameau, le coeur brisé.

Ce qui mettait le comble à sa peine, c'est qu'il n'avait plus rien, ni économies, ni maison, ni forces pour travailler. Et pourtant, aveuglé qu'il était par l'orgueil paternel, il se ranimait encore à la pensée d'apprendre les brillants succès de son fils. Mais cette dernière attente fut également déçue. L'avocat Desroches plaidait mal.

Plus homme de plaisir que de cabinet, il négligea le peu d'affaires qui lui furent confiées, et n'en trouva plus d'autres. Tombé dans la misère, il se jeta dans les complots politiques, et fut mis en prison comme le fils de Jean Fournel.

Ce n'était plus le temps où les deux voisins se disaient des mots vifs avec un sourire d'amitié. Autrefois l'espérance éclatait à travers leurs disputes; maintenant ils ne se querellaient plus; ils exhalaient ensemble leurs poignantes douleurs. Jean Fournel avait pris dans sa maison Prosper Desroches, et le traitait comme un frère. Ils se rappelaient leurs anciennes discussions, et après avoir pesé le pour et le contre, ils disaient d'une même voix : Nous avons eu tort tous les deux. l'un, pour n'avoir donné aucune instruction à son fils; l'autre pour lui en avoir donné une au-dessus de son état. Heureux les hommes sages qui ne font ni trop ni trop peu !

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