Sujet sérieux entre tous les autres, et
sur lequel je vous engage à
réfléchir de toutes les forces de
votre âme. J'y compte mes amis; car je vais
vous parler de vos enfants.
Ces petits êtres, votre vivante
image, qui portent votre nom, et qui garderont
votre souvenir dans leur coeur, lorsque vous ne
serez plus, ces enfants si gais, qui se suspendant
à votre cou, le soir, quand vous revenez
fatigués du travail des champs, et qui
réjouissent votre chaumière de leurs
jeux naïfs, vous les aimez, n'est-ce pas ?
Vous sacrifieriez pour eux votre vie, s'il le
fallait: comment donc ne seriez vous pas attentifs
aux conseils que je vais vous donner sur leur
éducation ?
Bonnes mères, qui m'avez
écouté jusqu'ici, prêtez-moi
une oreille encore plus docile : c'est à
vous d'abord que j'ai d'intéressantes
paroles a dire. Vous pouvez beaucoup pour le
bonheur de vos enfants ; vous y pouvez plus
peut-être que les pères
eux-mêmes, Dieu a voulu vous confier tout
spécialement leur avenir, sachant bien que
nul ne les aime autant que vous. Une mère
pieuse, intelligente, dévouée, c'est
en quelque sorte la providence visible de la
génération naissante. ! Oh !
sentez-bien l'importance et la sainteté de
vos devoirs : Ils sont aussi grands que votre
amour.
Je vous recommande par-dessus tout de
donner à vos enfants, dès l'âge
le plus tendre, une bonne éducation
religieuse. Par cela même que la religion est
l'essentiel pour l'homme, l'éducation
religieuse est l'essentiel pour l'enfant; car si
l'enfant vit sans Dieu, comment, devenu homme, prendra-t-il
plaisir à
vivre avec Dieu ? Qui ne sème rien au
printemps ne moissonne rien dans
l'été.
C'est un doux spectacle de voir une
mère, son petit enfant sur les genoux,
l'instruisant à prononcer le nom du Seigneur
et à l'aimer. Elle ne se contente pas de lui
apprendre de simples mots qui seraient
inintelligibles pour sa raison à peine
éclose ; elle les lui explique avec
patience, avec tendresse, par des comparaisons qui
sont à la portée du premier âge
; et, encouragé par le sourire de sa
mère, le petit enfant essaie lui-même
d'expliquer ce qu'il a compris. Enseignement
sublime, que le mondain méprise
peut-être, mais devant lequel s'incline
l'homme sage avec une profonde
vénération ! Les leçons
maternelles ne s'oublient jamais, En pensant
à sa mère, le vieillard pense
à Dieu ; en se souvenant de Dieu, il se
souvient de sa mère, et unissant dans son
coeur celui qui l'a créé avec celle
qui lui a donné le jour, il goûte dans
ses méditations religieuses, jusque sur le
bord de la tombe, un doux charme que ne connaissent
point les hommes qui n'ont pas eu de mères
chrétiennes.
Mais l'enfant grandit; il accompagne
déjà son père dans les champs.
C'est maintenant à celui-ci de diriger vers
la religion sa jeune intelligence. Et quel
trésor de saintes instructions lui
présente la nature!
Le livre de la nature parle un langage
que les enfants savent entendre, et jamais il ne
s'épuise, car il multiplie ses leçons
à mesure qu'on y est plus attentif.
Pères, voilà le livre où, par
vos soins, vos enfants doivent apprendre à
lire. Conduisez-les dans la plaine où le
vent qui se joue fait mollement ondoyer la
tète des épis, ou devant le torrent
qui se précipite avec un bruit sourd dans la
vallée, ou près d'une petite plante
qui fleurit, solitaire et fraîche, sur le
penchant du coteau, et accoutumez-les à voir
partout la main de Dieu.
Ah ! qu'il doit être impie et
insensé le père qui, traversant avec
son fils des campagnes toutes
couvertes de riches moissons, ne lui enseigne pas
à remercier le Créateur pour de si
grandes marques de sa bonté ! Il habitue cet
enfant à l'ingratitude ; et si, parvenu
à l'âge mûr, son fils n'a pour
lui aucune reconnaissance de quoi le père
osera-t-il se plaindre? Qui est ingrat envers Dieu
peut bien l'être envers ses parents; et,
après que vous l'avez instruit à se
juger quitte des bienfaits du Seigneur, est-il
étonnant qu'il se tienne également
quitte des vôtres?
Tout est lié dans le coeur humain
; tout y subsiste ou y tombe ensemble.
Non-seulement la reconnaissance, mais
l'obéissance d'un enfant envers son
père dépend de celle qu'il rend
à Dieu. S'il a secoué
l'autorité divine, il
méconnaîtra bientôt
l'autorité paternelle. Vous qui
n'empêchez pas votre fils de se
révolter contre son Créateur, de quel
droit prétendrez-vous qu'il continue de vous
obéir? Votre pouvoir est-il plus
sacré, plus inviolable que celui de
Dieu?
Pères, élevez vos enfants
dans la connaissance et dans la crainte du
Seigneur. Lisez, méditez avec eux, chaque
jour, la sainte Bible. Si la nature leur parle du
Créateur, la Bible leur parlera du
Rédempteur. Elle leur dira comment
Jésus, dans son amour infini, ayant pris un
corps semblable au nôtre, « est mort
pour nos offenses et ressuscité pour notre
justification » ( Rom., IV, 25.). Elle leur
dira qu'ils doivent recevoir par le Saint-Esprit un
esprit nouveau, un nouveau coeur, afin d'être
transformés à l'image de Dieu, et de
se disposer ainsi à entrer dans son royaume
: vérités salutaires et immuables;
chaîne divine, qui unit l'homme à
Dieu, la terre le temps à
l'éternité.
Priez avec vos enfants. La prière
d'un père, faites avec foi, est puissante.
Elle se grave en caractères profonds, que
les années, ni les passions, ni les
sophismes des incrédules ne pourront effacer
entièrement. Il y a dans le culte domestique
je ne sais quoi d'auguste et d'intime qui ne se
trouve nulle part ailleurs. Un père
inclinant devant la majesté du Seigneur sa
couronne de cheveux blancs; à
côté de lui la femme chaste et forte,
qui se dévoué aux soins de sa maison;
près d'eux les nombreux enfants, depuis le
jeune homme robuste jusqu'au nourrisson qui
bégaie à peine ses premières
paroles; et avec eux les serviteurs qui, dans ce
moment solennel, sont les égaux de leurs
maîtres ; tous à genoux devant le Roi
des rois, pour lui rendre l'adoration en esprit et
en vérité ; la voix du chef de la
famille s'élevant au nom de tous pour
invoquer sur lui et sur les siens les
bénédictions du ciel ; et au-dessus
de cette pieuse assemblée, le Seigneur
lui-même écoutant les supplications de
ses faibles créatures et prenant plaisir
à les exaucer: qu'y a-t-il ici-bas de plus
attendrissant et de plus élevé tout
ensemble? Voyageurs d'un jour dans les sentiers du
monde, vous marchez du même pas vers votre
céleste patrie. Aux liens du sang que la
mort va briser, vous ajoutez le lien de la foi qui
ne se brisera jamais, et en vous voyant si
étroitement unis dans la même
prière, je me dis : Cette union se renouera,
plus étroite encore et plus durable, dans
lès demeures des cieux.
De la foi viennent les oeuvres comme une
plante sort de sa racine, une éducation
vraiment religieuse est en même temps une
éducation morale. Si vos fils et vos filles
se convertissent au Dieu-Sauveur ne soyez plus
inquiets de leur conduite ils n'introduiront pas le
déshonneur sous votre toit; ils
n'abreuveront pas votre coeur d'amertume. Vous
pourrez vous appuyer sur eux, en descendant la
route pénible de la vieillesse ; et les
dernières larmes qui mouilleront vos yeux
seront des larmes de joie, parce que vos enfants
vous rappelleront les promesses dont vous les avez
instruits dans leur jeune âge. Ils seront
là, autour de votre lit de mort, vous soutenant,
vous consolant,
priant avec vous, et à l'heure du
départ, vous remettrez en paix, entre les
mains de Dieu, et votre âme et celle de vos
enfants.
Pourquoi de telles scènes
sont-elles si rares? C'est que rien n'est plus rare
qu'une éducation chrétienne. Les
parents manquent à leurs devoirs, et, par
une conséquence presque inévitable,
les enfants manquent aux leurs. Ah! puissiez-vous,
mes chers amis, n'en pas faire la cruelle
expérience ! Puissiez-vous conduire de bonne
heure vos fils et vos filles à
Jésus-Christ, afin qu'il les bénisse,
et que vous soyez bénis vous-mêmes
avec eux !
En accordant la première place
à l'enseignement religieux, ne
négligez pas non plus l'instruction
proprement dite. Vos enfants doivent savoir lire,
écrire, compter, et posséder les
éléments de toutes les connaissances
qui se rattachent à l'agriculture. Sans en
faire des savants, vous en devez faire des hommes
capables de bien remplir leur tâche dans la
position qu'ils
occuperont
après vous.
Beaucoup de villageois tombent en cela
dans deux excès opposés. Les uns font
trop peu pour l'instruction de leurs enfants, et
les autres en veulent trop faire. Les uns et les
autres manquent de prévoyance et de
discernement.
Ceux-là que disent-ils? Nous ne
savons ni lire ni écrire, et nous avons
pourtant assez bien dirigé nos affaires :
pourquoi donc nos enfants devraient-ils en savoir
plus que nous ? Le monde allait-il plus mal quand
il n'y avait pas d'écoles dans tous nos
villages? Au lieu de perdre sur des livres le
meilleur de leur temps, que nos enfants apprennent
à travailler : ils s'en trouveront mieux, et
nous de même.
Lecteurs, s'il y a dans votre voisinage
des gens qui parlent de la sorte, prenez ce livre,
je vous prie, et faites-leur part des lignes
suivantes :
Vos raisonnements ne valent rien, mes
amis, quoique votre intention soit bonne, je n'en
doute pas. Vous
dites
que vous avez fort bien fait vos affaires sans
savoir ni lire ni écrire; mais avouez, la
main sur la conscience que vous avez
été souvent dans de fâcheux
embarras. Il fallait lire une lettre que vous
écrivait un de vos parents, et ne te
pouvant, point, vous avez dû recourir
à un voisin : ne vous seriez-vous pas
volontiers passé de l'initier dans vos
secrets de famille? Une autre fois, il fallait
signer un acte, et ne le pouvant pas davantage,
vous avez mis une croix, un peu honteux,
confessez-le, d'en être réduit
là devant tout le monde. Dans quelque autre
occasion, il fallait régler un compte un peu
difficile, et comment vous en êtes-vous
tirés ? Vous avez mis un jour et une nuit
à faire dans votre tête ce qui ne vous
aurait coûté que cinq minutes la plume
à la main. En un mot, il y a eu mille
circonstances où vous auriez souhaité
de savoir lire, vous ne le nierez pas. Eh bien !
voulez-vous que vos enfants aient les mêmes
embarras que vous?
Ne les aimez-vous pas assez pour les en
garantir au prix de quelques légers
sacrifices? Vous, leurs mères, ne
plaiderez-vous pas cette cause auprès de vos
maris? Sollicitez, priez, importunez : il le faut
pour le bonheur même de vos enfants.
Je conviens qu'on peut avoir, sans
connaître la lecture ni l'écriture,
des qualités excellentes et un grand sens :
ignorance n'est pas vice. Je conviens aussi que
plusieurs de ceux qui ont appris à lire en
sont devenus plus corrompus, parce qu'ils n'ont lu
que de mauvais livres. Mais l'abus ne
détruit pas la règle. Il est certain,
à tout prendre, que l'homme qui ne sait pas
lire est plus exposé que celui qui le sait
à admettre de dangereuses erreurs. Comme il
ne peut pas tout vérifier par
lui-même, on le trompe plus aisément,
dès qu'on a intérêt à le
tromper. Cet homme-là d'ailleurs, n'ayant
pas le moyen d'occuper ses loisirs par de bonnes
lectures, il ira se distraire au cabaret; il y
prendra un caractère grossier, et suivra,
sans y trop réfléchir,
l'exemple du mal. Encore une fois, je ne dis pas
cela de tous, mais on le doit dire d'un grand
nombre. Est-ce donc là le sort auquel vous
condamnez vos enfants, lorsqu'il vous en
coûterait si peu de leur en procurer un
meilleur?
Observez, en effet, que si vous ne les
faites pas instruire, vous êtes bien moins
excusables que vos pères. Ceux-ci n'avaient
pas toujours une école à leur
portée pour vous y envoyer; mais aujourd'hui
n'y a-t-il pas des écoles partout ? et
l'enseignement n'y est-il pas gratuit, ou à
peu près? Point d'obstacles donc, ni dans
l'éloignement de l'instituteur, ni dans le
prix des leçons. Vous n'y perdrez que le
travail de vos enfants, et qu'est-ce qu'il vous
rapporte? Pères et mères, ne
commettez pas une faute dont vous auriez longtemps
peut-être à gémir.
Que vos enfants sans exception aillent
à l'école pendant plusieurs
années; et quand ils sauront lire,
mettez-leur entre les mains la Parole de Dieu. On a
vu des vieillards apprendre encore à lire,
et avec quels efforts! avec quelle peine ! pour
pouvoir étudier cette sainte Parole; mais
combien n'est-il pas préférable de le
faire dès ses jeunes années !
J'en viens à ceux qui tombent
dans l'excès contraire. Non contents que
leurs enfants connaissent tout ce qu'on enseigne
à l'école du village, ils aspirent
à les voir savants, à les transformer
en messieurs, et tâchent de les pousser dans
une carrière plus haute que la leur. Pour y
réussir, les dépenses les plus
lourdes ne les arrêtent point ; ils
épuisent à ces beaux projets toutes
leurs épargnes, et afin d'élever tel
de leur fils au-dessus de son état, ils
consentent eux-mêmes à descendre
au-dessous.
Quand un enfant montre dans ses
premières études des facultés
décidément supérieures, je
conçois ces grands sacrifices : on ne paie
jamais trop cher un homme éminent. Mais
c'est fort souvent pour de très-pauvres
sujets que les parents consument des ressources
acquises par vingt années
de travaux et d'économies. Un enfant a de la
vivacité d'esprit et quelque mémoire;
il obtient lés éloges du maître
d'école. Cela suffit aux mères pour
s'imaginer que leur fils est un grand génie,
et elles le répètent tant de fois
à leurs maris qu'ils finissent par le croire
à leur tour. Cet enfant doit aller au
collège puis à l'académie :
c'est un point résolu. Il deviendra homme
d'église, homme de loi, médecin,
magistrat, et qui sait s'il ne parviendra pas,
comme tant d'autres, aux plus hautes
dignités? N'a-t-on pas vu des
évêques et des présidents qui
n'étaient au sortir de l'enfance que des
fils de pauvres paysans?
On ne résiste point à une
perspective si séduisante. L'enfant part
pour la ville, et à force de temps et
d'argent, il traverse les examens du collège
et de l'académie. Mais ses facultés
sont médiocres, et ses études aussi.
Il entre dans une carrière pour laquelle il
n'a point de vocation prononcée, il y trouve
une foule de concurrents plus habiles que lui; et
d'agriculteur aisé qu'il aurait pu
être, il devient un pauvre solliciteur
d'antichambre, un coureur de places, ou un
écrivain du dernier ordre, ce qui est le
pire des états. Ainsi toute la famille est
misérable du même coup : les parents,
parce qu'ils se sont ruinés pour donner
à leur fils une éducation brillante,
et le fils, parce qu'il n'arrive à
rien.
Et quelles sont les causes de cette
manie qui se répand de plus en plus dans nos
campagnes ? C'est d'abord le mécontentement
de son état, défaut dont j'ai
parlé dans un autre chapitre. Un père
qui a éprouvé quelques
mécomptes (et quel homme n'en a point ?)
arrache son fils à son village natal, sans
penser qu'il lui ôte une existence paisible
pour le jeter dans les aventures d'une
carrière qui lui est inconnue. C'est ensuite
l'orgueil. On a pour son fils une vanité
insatiable on concentre en lui toute son ambition
on veut qu'il soit grand pour s'agrandir
soi-même ; et voilà ces parents
imprudents qui, pour avoir voulu
porter leur enfant trop haut, creusent au moins une
fois sur deux un abîme sous ses pas !
Que le fils d'un paysan soit paysan,
sauf les exceptions fondées sur des
qualités éminentes : c'est le plus
raisonnable de beaucoup et le plus sûr. On
est d'ordinaire plus propre au genre de vie dans
lequel on a été élevé
qu'à tout autre ; les habitudes d'enfance
rendent faciles les plus rudes travaux. Le fils
ayant toujours eu sous les yeux l'exemple de son
père, s'accoutumera sans effort, et presque
sans y songer, à le suivre. Il deviendra
seulement plus habile dans son état, parce
qu'aux leçons de ses premières
années il pourra joindre de bonnes lectures.
L'héritage paternel. s'étendra par
ses soins, et en fermant les yeux dans la
métairie où il a vu le jour, il la
laissera à ses enfants plus grande et mieux
cultivée.
J'aime ces familles patriarcales qui, de
père en fils, durant de longues
générations, demeurent sous le
même toit, et arrosent les mêmes champs
de leurs sueurs. Elles ne montent point, tout d'un
coup, mais elles ne sont pas non plus
exposées à des chutes profondes. On
les voit marquer chaque nouvelle
génération par quelque heureux
progrès. Il y a là des traditions de
travail, d'honneur et de probité qui ne se
perdent point. On m'a parlé d'une de ces
familles qui, depuis plus de trois cents ans, est
établie dans le même domaine. En
écoutant l'histoire de ces paysans si
laborieux, si intègres, et qui sont
entrés en quelque sorte, par cette longue
succession, dans la famille des
propriétaires du sol, j'ai dit en mon coeur
: Ces villageois ont aussi leurs quartiers de
noblesse, et à leur place je ne les
échangerais pas contre les titres des plus
grandes maisons; car ils ont fécondé
la terre que d'autres ont couverte de sang et de
débris !
Mes chers lecteurs, gardez vos enfants
près de vous quand vous le pouvez. ils ne
seront, nulle part mieux qu'à votre foyer;
et il est bon qu'en allant à leur travail ils
passent à
côté de la fosse où dorment les
ossements de leurs pères.
Jean Fournel et Prosper Desroches
étaient deux vieux amis, voisins l'un de
l'autre, mais d'un caractère tout
différent. On avait coutume de dire dans le
village qu'il était impossible de voir deux
hommes plus unis à la fois et plus
divisés. Ils n'avaient l'un et l'autre qu'un
seul fils, et la diversité de leurs
sentiments se montra en ce point d'une façon
singulière. Jean Fournel, homme d'une
irréprochable probité mais sans
instruction, prétendit que son fils ne
devait pas plus que lui savoir lire ni
écrire. Prosper Desroches, moins ignorant,
mais encore plus vaniteux qu'instruit, avait pour
le sien une ambition immodérée, et
l'envoya dans les plus célèbres
écoles du pays. Les deux amis se disputaient
souvent sur ce chapitre. Mon ami, disait Desroches,
ton fils est mal élevé: il ne sait
rien. Mon ami, répondait Fournel, le tien te
causera du chagrin quelque jour il en sait
trop.
Les enfants suivirent donc des routes
complètement opposées. L'un,
privé de toute culture d'esprit,
livré à l'impulsion de ses penchants
naturels, était comme un petit sauvage; il
courait les bois et les montagnes avec les
troupeaux confiés à sa garde.
L'autre, petit homme déjà fort
prétentieux sur les bancs du
collègue, affectait en venant à son
village, pendant les vacances, un air imposant et
un langage doctoral le plus ridicule du monde. Ton
fils est un vagabond, disait Desroches; le tien est
un petit-maître tout à fait suffisant,
répondait Fournel; et la dispute
s'échauffait s'en s'aigrir, parce que les
deux voisins s'aimaient de coeur.
Lorsque le fils de Jean Fournel eut
atteint l'âge de seize ans, il fit la
connaissance de quelques vauriens qui
l'entraînèrent dans leurs
désordres. Son père, fort
mécontent de ces liaisons, lui tint de sages
discours sur le danger des mauvaises compagnies. Le
jeune homme ne l'écouta point; il
était sans intelligence, grossier, emporté. Le
fils de
Prosper Desroches arrivé au même
âge, ne voulait plus fréquenter les
amis de son père, disant que
c'étaient des gens ignorants, insupportables
pour un homme bien élevé, et quand on
lui adressait la parole, il ne répondait que
par de monosyllabes dédaigneux, ce qui fit
qu'il était détesté de tout le
village. En vain le vieux Desroches lui
adressa-t-il de vives réprimandes sur une
conduite si déplacée - le jeune homme
faisait peu de cas des avis de son père
même. Eh bien ! que penses-tu de ton fils
est-il assez brutal ? demandait Prosper Desroches
à son voisin. Et que penses-tu du tien ?
répondait Jean Fournel; est-il assez
impertinent?
Les deux jeunes gens poursuivirent leur
route, chacun dans la direction qu'il avait prise.
Le fils de Jean Fournel, s'abandonnant toujours
plus au dérèglement, et incapable de
se soumettre à une vie laborieuse et
tranquille, alla s'engager comme soldat. Il croyait
devenir plus libre, mais il fut fort trompé.
Ses chefs lui firent sentir un peu rudement que
l'état militaire veut de la discipline, et
le jeune homme, ne s'y accoutumant point, passa aux
arrêts la plus grande partie de son temps.
Lorsque ses années de service furent
terminées, il était
dégoûté du métier, et
résolut de vivre d'industrie dans l'une des
principales villes de France avec quelques mauvais
sujets de son espèce. Jamais il ne donnait
de ses nouvelles à son pauvre père,
qui n'avait pas encore abandonné l'espoir de
le voir revenir à de meilleurs sentiments.
Mais, hélas ! il apprit un jour que son
fils, convaincu de vol, avait été
condamné à plusieurs années de
prison.
Le fils de Prosper Desroches ne
descendit point si bas, mais il s'en fallut de peu,
et son père fut peut-être encore plus
à plaindre que l'autre. Ce jeune homme
acheva ses études comme il les avait
commencées, avec beaucoup de
prétentions et peu de succès. Il
coûta des sommes énormes à sa
famille. Desroches vendit successivement tout ce
qu'il avait, se
dépouilla même des choses les plus
nécessaires, voulant à quelque prix
que ce fût pousser son fils jusqu'au bout, et
comptant bien qu'il serait récompensé
plus tard de tant de sacrifices. Mais quel affreux
mécompte ! Quand le jeune Desroches eut
été inscrit sur le tableau des
avocats, son père s'empressa de l'aller voir
pour le féliciter et pour s'établir
chez lui. Ce fils ingrat, lancé dans une
société élégante, eut
honte de son père; il le reçut mal,
et, chose horrible à dire, il ne lui permit
pas même de se mettre à table avec
lui. Le bon villageois s'en retourna dans son
hameau, le coeur brisé.
Ce qui mettait le comble à sa
peine, c'est qu'il n'avait plus rien, ni
économies, ni maison, ni forces pour
travailler. Et pourtant, aveuglé qu'il
était par l'orgueil paternel, il se ranimait
encore à la pensée d'apprendre les
brillants succès de son fils. Mais cette
dernière attente fut également
déçue. L'avocat Desroches plaidait
mal.
Plus homme de plaisir que de cabinet, il
négligea le peu d'affaires qui lui furent
confiées, et n'en trouva plus d'autres.
Tombé dans la misère, il se jeta dans
les complots politiques, et fut mis en prison comme
le fils de Jean Fournel.
Ce n'était plus le temps
où les deux voisins se disaient des mots
vifs avec un sourire d'amitié. Autrefois
l'espérance éclatait à travers
leurs disputes; maintenant ils ne se querellaient
plus; ils exhalaient ensemble leurs poignantes
douleurs. Jean Fournel avait pris dans sa maison
Prosper Desroches, et le traitait comme un
frère. Ils se rappelaient leurs anciennes
discussions, et après avoir pesé le
pour et le contre, ils disaient d'une même
voix : Nous avons eu tort tous les deux. l'un, pour
n'avoir donné aucune instruction à
son fils; l'autre pour lui en avoir donné
une au-dessus de son état. Heureux les
hommes sages qui ne font ni trop ni trop peu !
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