Notre siècle, vous le savez, mes chers
lecteurs, est le siècle des inventions. Sans
cesse et partout on découvre des
procédés nouveaux, et l'on emploie de
nouvelles forces de la nature à nos besoins
ou à nos plaisirs. Machines pour
l'industrie, machines pour l'agriculture, voies de
communication perfectionnées, l'homme
exploite s'assujettit la matière avec une
autorité de plus en plus absolue. et l'on ne
saurait marquer la limite devant laquelle il dira:
Voici où je dois m'arrêter !
Cette direction de notre époque a
certainement un côté fâcheux :
gardons-nous d'y applaudir de tout point. Si
l'homme se laissait absorber dans l'exploitation de
la matière, il finirait par se
matérialiser lui-même, et deviendrait
l'esclave de cette poudre qui n'est faite que pour
être la sienne. Il y a pour nous, ici-bas,
une oeuvre plus haute à remplir, un avenir
plus glorieux à désirer. Mais ces
restrictions posées, il est incontestable
que nous devons profiter des découvertes
réellement importantes et qu'il y aurait
presque aussi peu de sagesse à y rester par
système complètement étranger,
qu'à y renfermer toute sa
destinée.
Où en êtes-vous sur ce
point, mes amis? Avez-vous employé au
service de vos travaux agricoles ce qu'il y a
d'utile dans les nouvelles inventions ?
Franchement, je crains que non pour plusieurs de
vous. Il règne dans nos villages un esprit
de routine qui fait que ce qui est ancien,
fût-ce la méthode la plus ingrate, la
machine la plus incommode, se conserve
religieusement, et que ce qui est nouveau, quand ce
serait le plus ingénieux des
perfectionnements, est rejeté sans
examen.
Nos ancêtres, dites-vous, nous
valaient bien. Leurs instruments d'agriculture leur
manière de semer, de couper, de
récolter, de battre le grain, tout cela
était fondé sur une bonne vieille
expérience : la mieux est de s'y tenir.
Pourrait-on nous blâmer de ne
prétendre pas être plus sages que nos
pères?
Oui, l'on peut vous en blâmer :
d'un sentiment honorable, en soi vous tirez une
très-fausse conséquence. Il est bon
de respecter les traditions de ses ancêtres,
mais il ne l'est pas de s'y asservir. Si les hommes
avaient toujours suivi les anciennes coutumes, nous
ne serions pas sortis de l'état sauvage. Nos
aïeux ont fait plus et mieux que leurs
devanciers ; pourquoi nous, à notre tour, ne
ferions-nous pas plus et mieux que les nôtres
? L'immobilité est contraire aux lois de
l'esprit humain, elle l'est à la
volonté de Dieu même.
Mais ce n'est peut-être pas
l'excès de vénération pour les
habitudes paternelles qui vous inspire un esprit de
routine; c'est tout simplement la paresse de votre intelligence.
Il en
coûterait quelques efforts d'étude et
de réflexion pour connaître les
procédés nouveaux; il faudrait, pour
les appliquer, sortir avec précaution de son
ornière accoutumée. Vous reculez
devant ces difficultés, et tout reste
immobile. Mais je ne vous comprends pas, mes chers
lecteurs, vous surtout qui êtes si actifs
dans votre travail ! Quoi ! pour les fatigues du
corps tant de courage, et tant de faiblesse pour
celles de l'esprit ! Ne sauriez-vous pas
établir entre les deux grandes forces de
votre nature un plus juste équilibre? Et
notez bien que ce serait précisément
en travaillant plus d'esprit que vous pourriez
moins travailler de corps, sans rien retrancher au
produit de vos champs.
Soit, répliquerez-vous la
perspective est admirable, mais les effets y
répondraient-ils? Combien de belles
inventions nous ont été
annoncées, qui, mises en oeuvre, n'ont
amené que de tristes mécomptes ! Les
bonnes gens qui se sont enthousiasmés de ces
magnifiques découvertes ont cru faire leur
fortune, et n'ont fait que leur misère. Le
plus sage, à notre avis, est de garder les
méthodes qui ont été
sanctionnées par l'expérience : elles
promettent moins, mais en définitive elles
donnent plus.
Entendons-nous. Lorsque je vous engage
à secouer l'aveugle esprit de routine, je
n'ai nullement l'intention de vous faire, adopter
de prime abord toutes les nouveautés qui
s'annoncent dans les journaux comme de grandes
merveilles. À ce jeu on serait bientôt
à la besace. Ni l'un de ces extrêmes,
ni l'autre. Autant il y aurait de folie, à
suivre inconsidérément les
procédés qui ne s'appuient que sur
les promesses de leurs inventeurs, autant il y en
a, ce me semble, à repousser ce qui est
nouveau, par cela seul que c'est nouveau.
Mais le moyen, direz-vous encore, de
distinguer le vrai du faux, les inventions utiles
des inventions ruineuses? Le moyen, je vous l'ai
déjà indiqué : c'est l'examen,
l'étude, l'observation. L'essentiel est de vous
bien persuader d'abord
qu'il est très-fâcheux de rejeter
aveuglément tout ce qui changerait quelque
chose à votre manière de faire.
Ensuite viendront les précautions à
prendre pour n'être pas trompé dans
vos tentatives de perfectionnement.
Considérez avec soin les changements qu'on
vous propose; voyez si quelqu'un de vos voisins en
a fait l'application, et quels résultats il
a obtenus; interrogez les agriculteurs instruits
comme il s'en trouve dans toutes nos provinces ;
faites enfin vous-mêmes des essais en petit
pour vous assurer, autant que possible, que vous
n'échouerez pas sur une grande
échelle. De la circonspection, de la
défiance même, autant que vous le
jugerez à propos; mais de grâce, que
cette défiance n'aille pas jusqu'à
l'entêtement ! Votre propre
intérêt le demande, et
l'intérêt public aussi.
L'agriculture est encore loin de
produire en France tout ce qu'elle devrait
produire, et la principale cause en est l'apathie
d'une multitude de paysans qui s'obstinent à
tourner dans le même cercle, comme s'ils y
étaient emprisonnés sous des
barrières de fer. On emploie en beaucoup de
lieux de mauvaises charrues qui n'entament le sol
qu'à la surface. On suit des méthodes
d'ensemencement qui ne donnent que les
récoltes les plus chétives. On ne
connaît pas même de nom certains
instruments qui augmenteraient d'une manière
considérable les revenus des villageois, ou,
si l'on en apprend quelque chose, on n'y accorde
pas la moindre attention.
Que je vous cite à ce propos un
fait qui m'a beaucoup frappé. Il n'y a pas
longtemps qu'un homme arriva dans l'un de nos
départements avec une nouvelle machine pour
peigner le chanvre. Il présentait les plus
honorables recommandations. Sa machine avait
été essayée en plusieurs
endroits, et jugée excellente : elle rendait
sensiblement plus avec moins de main d'oeuvre. Le
préfet, les conseillers municipaux, les
notables du pays voulurent doter la campagne de
cette ingénieuse découverte. Ils
payèrent l'inventeur à condition
qu'il enseignerait son procédé dans
des leçons publiques, et invitèrent
les paysans à y assister; ils offrirent
même, pour attirer plus de monde, des primes
d'argent à ceux qui apprendraient le mieux
à faire marcher l'instrument. L'annonce en
fût communiquée par les maires
à tous les habitants de leurs communes. Eh
bien ! quel fut le fruit de tant de
démarches? Êtes-vous curieux de le
savoir? Des villageois convoqués il n'en
vint pas un sur cent ; tous les autres
demeurèrent chez eux, sans se soucier
aucunement de la découverte, et ils
continueront à peigner leur chanvre tout
à la fois plus mal et plus
péniblement.
Voilà un fait! On en trouverait
des milliers d'autres non moins tristes. Les
inventions les plus importantes, les plus
précieuses, vont se briser contre cette
force d'inertie. La routine pose un épais
bandeau sur les yeux de millions de villageois, et
quand des mains amies essaient de l'en arracher,
ils se fâchent et s'emportent ou du moins y
opposent une invincible indolence. Quelle honte et
quelle pitié !
Voyez ce qu'il en coûta au
père Martin et à sa femme. Ils
exploitaient une ferme assez considérable,
mais leur bien allait diminuant malgré leur
courage an travail et leur sévère
économie, parce qu'ils n'avaient absolument
rien voulu changer aux vieilles formes de
l'agriculture. Martin laissait
régulièrement reposer ses champs,
selon son expression, afin qu'ils rendissent
davantage l'année suivante. Mais que
faites-vous, père Martin? lui disait un de
ses amis, homme fort éclairé.
L'expérience a prouvé qu'il n'est pas
du tout nécessaire de faire reposer ses
champs, et les récoltes sont tout aussi
bonnes, peut-être meilleures même
qu'avec votre procédé, pourvu qu'on
ait soin de varier les cultures. C'est égal,
répondait Martin d'un ton sentencieux, les
terres ont toujours eu du repos dans les temps
passés, et je n'aime pas le changement. Il
résultait de cette belle raison que, tous les ans,
le
tiers de sa ferme ne rapportait rien, et que le
père Martin s'appauvrissait, tandis que
d'autres moins ignorants ou moins
entêtés acquéraient une
honnête aisance.
On introduisit dans le pays une charrue
perfectionnée; elle était de beaucoup
préférable à l'ancienne,
surtout pour des terrains sablonneux. Cette charrue
fut proposée à Martin par les membres
du comice agricole: - Messieurs, leur dit-il avec
sa gravité accoutumée, votre charrue
coûte soixante francs, et je n'en donnerais
pas soixante sous. Je suis habitué à
la mienne; elle date de loin ; elle a rendu de bons
services dans cette contrée, et je n'aime
pas le changement. On proposa la charrue à
d'autres qui furent assez sages pour l'acheter. Il
s'ensuivit qu'ils eurent d'abondantes moissons, et
que celles du père Martin en paraissaient
d'autant plus maigres. N'importe, disait-il
à sa femme, je persisterai dans mes anciens
usages; nous verrons bien qui rira le
dernier.
Un nouvel engrais, moins coûteux
et plus actif que ceux qu'on employait auparavant,
fut adopté par quelques cultivateurs. Pour
cette fois, père Martin, lui dit le maire de
la commune, vous n'aurez plus d'excuse. Il ne
s'agit plus d'une nouvelle, charrue pour laquelle
il faut débourser soixante francs. Notre
engrais ne coûte pas si cher que le
vôtre ; c'est donc un profit clair et net,
quand même la terre ne rapporterait pas
davantage. Monsieur le maire, répondit
Martin en secouant la tête d'un air
méditatif, votre engrais est bon
peut-être pour la première et la
seconde année, mais je crains qu'il
n'épuise la terre, et qu'il ne ressemble
à un prodigue qui paraît riche, parce
qu'il mange avec son revenu une partie du capital.
D'ailleurs, on a engraissé les champs comme
je le fais depuis un temps immémorial, et je
n'aime pas le changement. Cela dit, le père
Martin se remit à l'oeuvre sans y songer
davantage. L'été suivant le maire eut
des épis bien serrés et magnifiques ;
et Martin, tout en voyant que
les siens ne soutenaient pas la comparaison,
murmurait entre ses dents. Attendons, attendons la
suite; on saura qui de nous deux est le plus sage
!
Je supprime beaucoup de détails.
l'esprit de routine du villageois reparaissait en
toutes choses, et ne cédait pas devant les
fait les mieux constatés. Tantôt
c'était une raison, tantôt une autre
pour repousser tout changement. S'il fallait ouvrir
sa bourse, le père Martin savait trop bien
compter, à l'en croire, pour jeter son
argent à de folles promesses; s'il ne
fallait rien débourser, mais corriger
seulement quelque mauvaise méthode, le
père Martin prétendait que ces
nouveautés étaient imaginées
par des gens qui n'avaient jamais mis la main
à une charrue. À mesure qu'il
vieillissait, il devenait encore plus
entêté : la force de l'amour-propre et
celle de l'habitude le dominaient tellement qu'il
se moquait des plus utiles innovations de ses
voisins. Il pensait que lui et quelques autres de
sa trempe étaient les seuls hommes
sensés au milieu d'un peuple de
fous!
Cependant la famille du père
Martin s'était augmentée et
grandissait. Nourriture, entretiens, accidents,
maladies, il y dépensait beaucoup, quoiqu'il
fût très avare. En outre, les
impôts avaient doublé et triplé
dans les trente dernières années, et
ses champs ne lui produisaient pas un seul
épi de plus. Bref, ce qui avait, dans le
commencement de son ménage, suffi à
ses besoins, lui devint insuffisant. Il fut
forcé de vendre un quartier de terre, mais
l'abondance d'un moment le laissa ensuite plus
pauvre. Il vendit un autre quartier, puis un
troisième du train dont les choses allaient
on pouvait presque fixer le jour où il ne
lui resterait plus rien. Ses amis (car le
père Martin était bon homme au fond,
et n'avait guère d'autre défaut que
son caractère routinier), ses amis vinrent
le supplier d'adopter enfin quelques nouvelles
méthodes pour éviter une ruine
complète. Non, pas de changements; non, je ne les
aime pas; non, je
n'en
veux pas, s'écriait alors le père
Martin aigri par la mauvaise tournure de ses
affaires, je sais mieux que vous comment on doit
cultiver ses champs, et je ne démordrai pas
de mes habitudes. Si je suis un peu
gêné, c'est moi que cela regarde;
cette gène passera, et vous verrez un jour
que j'avais raison d'agir comme j'ai fait.
Nul moyen de lui ouvrir les yeux. Ses
amis se retirèrent l'un après
l'autre, bien convaincus, de l'inutilité de
leurs démarches, et ce qu'ils avaient
prévu arriva. Le père Martin en fut
réduit aux derniers expédients; tout
son bien s'en était allé par
morceaux. Ses enfants ne trouvant plus
auprès de lui de quoi vivre, l'avaient
quitté celui-ci pour être soldat,
celui-là pour être valet de ferme :
chacun tâchait de se tirer de peine comme il
pouvait. Le père Martin et sa femme, tous
deux cassés par l'âge et par le
chagrin, tombèrent à la charge de la
commune, ils reçurent le pain de
l'aumône qui leur était d'autant plus
amer qu'ils n'avaient pas oublié leur
ancienne aisance.
Mes chers lecteurs, l'aveuglement du
père Martin vous fait sourire, et vous
pensez en vous-mêmes que vous n'auriez jamais
poussé l'obstination jusque-là. C'est
probable : il est peu commun, en effet, de manger
son dernier sou pour ne rien changer à ses
vieilles coutumes. Mais, tout en étant moins
aveugles que le père Martin, vous pouvez
encore être trop asservis à la
routine. Repassez vos souvenirs. N'avez-vous pas
négligé souvent de répondre
aux invitations qui vous étaient
adressées pour essayer des instruments plus
commodes que les vôtres ? N'avez-vous pas
dénigré, sans connaissance de cause,
ce qui était nouveau? N'avez-vous pas
reculé devant la plus petite dépense,
lors même que la machine qui vous
était offerte vous promettait un
bénéfice considérable?
Mes amis, les bonnes inventions, les
découvertes utiles sont un don de Dieu,
comme toute autre chose; et ce que Dieu donne, il
n'est jamais permis de le mépriser.
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