Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

ÊTES-VOUS INTELLIGENTS ET HABILES DANS VOTRE ÉTAT ?

-------

Notre siècle, vous le savez, mes chers lecteurs, est le siècle des inventions. Sans cesse et partout on découvre des procédés nouveaux, et l'on emploie de nouvelles forces de la nature à nos besoins ou à nos plaisirs. Machines pour l'industrie, machines pour l'agriculture, voies de communication perfectionnées, l'homme exploite s'assujettit la matière avec une autorité de plus en plus absolue. et l'on ne saurait marquer la limite devant laquelle il dira: Voici où je dois m'arrêter !

Cette direction de notre époque a certainement un côté fâcheux : gardons-nous d'y applaudir de tout point. Si l'homme se laissait absorber dans l'exploitation de la matière, il finirait par se matérialiser lui-même, et deviendrait l'esclave de cette poudre qui n'est faite que pour être la sienne. Il y a pour nous, ici-bas, une oeuvre plus haute à remplir, un avenir plus glorieux à désirer. Mais ces restrictions posées, il est incontestable que nous devons profiter des découvertes réellement importantes et qu'il y aurait presque aussi peu de sagesse à y rester par système complètement étranger, qu'à y renfermer toute sa destinée.

Où en êtes-vous sur ce point, mes amis? Avez-vous employé au service de vos travaux agricoles ce qu'il y a d'utile dans les nouvelles inventions ? Franchement, je crains que non pour plusieurs de vous. Il règne dans nos villages un esprit de routine qui fait que ce qui est ancien, fût-ce la méthode la plus ingrate, la machine la plus incommode, se conserve religieusement, et que ce qui est nouveau, quand ce serait le plus ingénieux des perfectionnements, est rejeté sans examen.

Nos ancêtres, dites-vous, nous valaient bien. Leurs instruments d'agriculture leur manière de semer, de couper, de récolter, de battre le grain, tout cela était fondé sur une bonne vieille expérience : la mieux est de s'y tenir. Pourrait-on nous blâmer de ne prétendre pas être plus sages que nos pères?
Oui, l'on peut vous en blâmer : d'un sentiment honorable, en soi vous tirez une très-fausse conséquence. Il est bon de respecter les traditions de ses ancêtres, mais il ne l'est pas de s'y asservir. Si les hommes avaient toujours suivi les anciennes coutumes, nous ne serions pas sortis de l'état sauvage. Nos aïeux ont fait plus et mieux que leurs devanciers ; pourquoi nous, à notre tour, ne ferions-nous pas plus et mieux que les nôtres ? L'immobilité est contraire aux lois de l'esprit humain, elle l'est à la volonté de Dieu même.
Mais ce n'est peut-être pas l'excès de vénération pour les habitudes paternelles qui vous inspire un esprit de routine; c'est tout simplement la paresse de votre intelligence. Il en coûterait quelques efforts d'étude et de réflexion pour connaître les procédés nouveaux; il faudrait, pour les appliquer, sortir avec précaution de son ornière accoutumée. Vous reculez devant ces difficultés, et tout reste immobile. Mais je ne vous comprends pas, mes chers lecteurs, vous surtout qui êtes si actifs dans votre travail ! Quoi ! pour les fatigues du corps tant de courage, et tant de faiblesse pour celles de l'esprit ! Ne sauriez-vous pas établir entre les deux grandes forces de votre nature un plus juste équilibre? Et notez bien que ce serait précisément en travaillant plus d'esprit que vous pourriez moins travailler de corps, sans rien retrancher au produit de vos champs.

Soit, répliquerez-vous la perspective est admirable, mais les effets y répondraient-ils? Combien de belles inventions nous ont été annoncées, qui, mises en oeuvre, n'ont amené que de tristes mécomptes ! Les bonnes gens qui se sont enthousiasmés de ces magnifiques découvertes ont cru faire leur fortune, et n'ont fait que leur misère. Le plus sage, à notre avis, est de garder les méthodes qui ont été sanctionnées par l'expérience : elles promettent moins, mais en définitive elles donnent plus.

Entendons-nous. Lorsque je vous engage à secouer l'aveugle esprit de routine, je n'ai nullement l'intention de vous faire, adopter de prime abord toutes les nouveautés qui s'annoncent dans les journaux comme de grandes merveilles. À ce jeu on serait bientôt à la besace. Ni l'un de ces extrêmes, ni l'autre. Autant il y aurait de folie, à suivre inconsidérément les procédés qui ne s'appuient que sur les promesses de leurs inventeurs, autant il y en a, ce me semble, à repousser ce qui est nouveau, par cela seul que c'est nouveau.
Mais le moyen, direz-vous encore, de distinguer le vrai du faux, les inventions utiles des inventions ruineuses? Le moyen, je vous l'ai déjà indiqué : c'est l'examen, l'étude, l'observation. L'essentiel est de vous bien persuader d'abord qu'il est très-fâcheux de rejeter aveuglément tout ce qui changerait quelque chose à votre manière de faire. Ensuite viendront les précautions à prendre pour n'être pas trompé dans vos tentatives de perfectionnement. Considérez avec soin les changements qu'on vous propose; voyez si quelqu'un de vos voisins en a fait l'application, et quels résultats il a obtenus; interrogez les agriculteurs instruits comme il s'en trouve dans toutes nos provinces ; faites enfin vous-mêmes des essais en petit pour vous assurer, autant que possible, que vous n'échouerez pas sur une grande échelle. De la circonspection, de la défiance même, autant que vous le jugerez à propos; mais de grâce, que cette défiance n'aille pas jusqu'à l'entêtement ! Votre propre intérêt le demande, et l'intérêt public aussi.

L'agriculture est encore loin de produire en France tout ce qu'elle devrait produire, et la principale cause en est l'apathie d'une multitude de paysans qui s'obstinent à tourner dans le même cercle, comme s'ils y étaient emprisonnés sous des barrières de fer. On emploie en beaucoup de lieux de mauvaises charrues qui n'entament le sol qu'à la surface. On suit des méthodes d'ensemencement qui ne donnent que les récoltes les plus chétives. On ne connaît pas même de nom certains instruments qui augmenteraient d'une manière considérable les revenus des villageois, ou, si l'on en apprend quelque chose, on n'y accorde pas la moindre attention.

Que je vous cite à ce propos un fait qui m'a beaucoup frappé. Il n'y a pas longtemps qu'un homme arriva dans l'un de nos départements avec une nouvelle machine pour peigner le chanvre. Il présentait les plus honorables recommandations. Sa machine avait été essayée en plusieurs endroits, et jugée excellente : elle rendait sensiblement plus avec moins de main d'oeuvre. Le préfet, les conseillers municipaux, les notables du pays voulurent doter la campagne de cette ingénieuse découverte. Ils payèrent l'inventeur à condition qu'il enseignerait son procédé dans des leçons publiques, et invitèrent les paysans à y assister; ils offrirent même, pour attirer plus de monde, des primes d'argent à ceux qui apprendraient le mieux à faire marcher l'instrument. L'annonce en fût communiquée par les maires à tous les habitants de leurs communes. Eh bien ! quel fut le fruit de tant de démarches? Êtes-vous curieux de le savoir? Des villageois convoqués il n'en vint pas un sur cent ; tous les autres demeurèrent chez eux, sans se soucier aucunement de la découverte, et ils continueront à peigner leur chanvre tout à la fois plus mal et plus péniblement.

Voilà un fait! On en trouverait des milliers d'autres non moins tristes. Les inventions les plus importantes, les plus précieuses, vont se briser contre cette force d'inertie. La routine pose un épais bandeau sur les yeux de millions de villageois, et quand des mains amies essaient de l'en arracher, ils se fâchent et s'emportent ou du moins y opposent une invincible indolence. Quelle honte et quelle pitié !

Voyez ce qu'il en coûta au père Martin et à sa femme. Ils exploitaient une ferme assez considérable, mais leur bien allait diminuant malgré leur courage an travail et leur sévère économie, parce qu'ils n'avaient absolument rien voulu changer aux vieilles formes de l'agriculture. Martin laissait régulièrement reposer ses champs, selon son expression, afin qu'ils rendissent davantage l'année suivante. Mais que faites-vous, père Martin? lui disait un de ses amis, homme fort éclairé. L'expérience a prouvé qu'il n'est pas du tout nécessaire de faire reposer ses champs, et les récoltes sont tout aussi bonnes, peut-être meilleures même qu'avec votre procédé, pourvu qu'on ait soin de varier les cultures. C'est égal, répondait Martin d'un ton sentencieux, les terres ont toujours eu du repos dans les temps passés, et je n'aime pas le changement. Il résultait de cette belle raison que, tous les ans, le tiers de sa ferme ne rapportait rien, et que le père Martin s'appauvrissait, tandis que d'autres moins ignorants ou moins entêtés acquéraient une honnête aisance.

On introduisit dans le pays une charrue perfectionnée; elle était de beaucoup préférable à l'ancienne, surtout pour des terrains sablonneux. Cette charrue fut proposée à Martin par les membres du comice agricole: - Messieurs, leur dit-il avec sa gravité accoutumée, votre charrue coûte soixante francs, et je n'en donnerais pas soixante sous. Je suis habitué à la mienne; elle date de loin ; elle a rendu de bons services dans cette contrée, et je n'aime pas le changement. On proposa la charrue à d'autres qui furent assez sages pour l'acheter. Il s'ensuivit qu'ils eurent d'abondantes moissons, et que celles du père Martin en paraissaient d'autant plus maigres. N'importe, disait-il à sa femme, je persisterai dans mes anciens usages; nous verrons bien qui rira le dernier.

Un nouvel engrais, moins coûteux et plus actif que ceux qu'on employait auparavant, fut adopté par quelques cultivateurs. Pour cette fois, père Martin, lui dit le maire de la commune, vous n'aurez plus d'excuse. Il ne s'agit plus d'une nouvelle, charrue pour laquelle il faut débourser soixante francs. Notre engrais ne coûte pas si cher que le vôtre ; c'est donc un profit clair et net, quand même la terre ne rapporterait pas davantage. Monsieur le maire, répondit Martin en secouant la tête d'un air méditatif, votre engrais est bon peut-être pour la première et la seconde année, mais je crains qu'il n'épuise la terre, et qu'il ne ressemble à un prodigue qui paraît riche, parce qu'il mange avec son revenu une partie du capital. D'ailleurs, on a engraissé les champs comme je le fais depuis un temps immémorial, et je n'aime pas le changement. Cela dit, le père Martin se remit à l'oeuvre sans y songer davantage. L'été suivant le maire eut des épis bien serrés et magnifiques ; et Martin, tout en voyant que les siens ne soutenaient pas la comparaison, murmurait entre ses dents. Attendons, attendons la suite; on saura qui de nous deux est le plus sage !

Je supprime beaucoup de détails. l'esprit de routine du villageois reparaissait en toutes choses, et ne cédait pas devant les fait les mieux constatés. Tantôt c'était une raison, tantôt une autre pour repousser tout changement. S'il fallait ouvrir sa bourse, le père Martin savait trop bien compter, à l'en croire, pour jeter son argent à de folles promesses; s'il ne fallait rien débourser, mais corriger seulement quelque mauvaise méthode, le père Martin prétendait que ces nouveautés étaient imaginées par des gens qui n'avaient jamais mis la main à une charrue. À mesure qu'il vieillissait, il devenait encore plus entêté : la force de l'amour-propre et celle de l'habitude le dominaient tellement qu'il se moquait des plus utiles innovations de ses voisins. Il pensait que lui et quelques autres de sa trempe étaient les seuls hommes sensés au milieu d'un peuple de fous!

Cependant la famille du père Martin s'était augmentée et grandissait. Nourriture, entretiens, accidents, maladies, il y dépensait beaucoup, quoiqu'il fût très avare. En outre, les impôts avaient doublé et triplé dans les trente dernières années, et ses champs ne lui produisaient pas un seul épi de plus. Bref, ce qui avait, dans le commencement de son ménage, suffi à ses besoins, lui devint insuffisant. Il fut forcé de vendre un quartier de terre, mais l'abondance d'un moment le laissa ensuite plus pauvre. Il vendit un autre quartier, puis un troisième du train dont les choses allaient on pouvait presque fixer le jour où il ne lui resterait plus rien. Ses amis (car le père Martin était bon homme au fond, et n'avait guère d'autre défaut que son caractère routinier), ses amis vinrent le supplier d'adopter enfin quelques nouvelles méthodes pour éviter une ruine complète. Non, pas de changements; non, je ne les aime pas; non, je n'en veux pas, s'écriait alors le père Martin aigri par la mauvaise tournure de ses affaires, je sais mieux que vous comment on doit cultiver ses champs, et je ne démordrai pas de mes habitudes. Si je suis un peu gêné, c'est moi que cela regarde; cette gène passera, et vous verrez un jour que j'avais raison d'agir comme j'ai fait.

Nul moyen de lui ouvrir les yeux. Ses amis se retirèrent l'un après l'autre, bien convaincus, de l'inutilité de leurs démarches, et ce qu'ils avaient prévu arriva. Le père Martin en fut réduit aux derniers expédients; tout son bien s'en était allé par morceaux. Ses enfants ne trouvant plus auprès de lui de quoi vivre, l'avaient quitté celui-ci pour être soldat, celui-là pour être valet de ferme : chacun tâchait de se tirer de peine comme il pouvait. Le père Martin et sa femme, tous deux cassés par l'âge et par le chagrin, tombèrent à la charge de la commune, ils reçurent le pain de l'aumône qui leur était d'autant plus amer qu'ils n'avaient pas oublié leur ancienne aisance.

Mes chers lecteurs, l'aveuglement du père Martin vous fait sourire, et vous pensez en vous-mêmes que vous n'auriez jamais poussé l'obstination jusque-là. C'est probable : il est peu commun, en effet, de manger son dernier sou pour ne rien changer à ses vieilles coutumes. Mais, tout en étant moins aveugles que le père Martin, vous pouvez encore être trop asservis à la routine. Repassez vos souvenirs. N'avez-vous pas négligé souvent de répondre aux invitations qui vous étaient adressées pour essayer des instruments plus commodes que les vôtres ? N'avez-vous pas dénigré, sans connaissance de cause, ce qui était nouveau? N'avez-vous pas reculé devant la plus petite dépense, lors même que la machine qui vous était offerte vous promettait un bénéfice considérable?

Mes amis, les bonnes inventions, les découvertes utiles sont un don de Dieu, comme toute autre chose; et ce que Dieu donne, il n'est jamais permis de le mépriser.

Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant