Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

ÊTES-VOUS CONTENTS DE VOTRE ÉTAT?

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Les villageois se plaignent volontiers de leur condition, et portent envie à celle des ouvriers et des fabricants des villes. Notre travail est le plus pénible de tous, disent-ils avec humeur, et notre salaire est misérable. Toujours en plein air, au vent, au soleil, à la pluie, creusant la terre, ruisselant de sueur, succombant de fatigue; et, au bout de l'an, que nous en revient-il? À peine de quoi ne pas mourir de faim. Une fois le propriétaire payé, les contributions acquittées, et nos enfants chétivement nourris, notre bourse est vide.

Les habitants des villes, au contraire: quel travail aisé dans des chambres bien close! Ni trop de chaleur ni trop de froid ; ils sont paisiblement assis devant leurs métiers, ou ils écrivent dans des bureaux ; et ils gagnent, les uns deux fois, les autres cent fois plus que nous. Certes, notre part est la plus mauvaise ! Et encore après que nous avons donné du pain à tout le monde, on ne fait guère cas de nous, pauvres paysans !
Tel est le langage du grand nombre. Quelques-uns, plus éclairés, pensent autrement, sans doute, et ne songent pas à se plaindre; mais la masse est mécontente de son sort.

Eh bien ! vos plaintes sont mal fondées, mes bons amis, et j'ai à coeur de vous montrer que vous devez bénir Dieu de vous avoir placés à la campagne plutôt qu'à la ville. Mes preuves seront très-simples, et je croirai avoir beaucoup fait pour votre bonheur, si je vous amène à dire de toute votre âme avec un apôtre : « J'ai appris à être content de l'état où je me trouve » (Philip, IV, 11.).

Observez, avant tout, que si vous enviez la position de l'habitant des villes, celui-ci envie à son tour la vôtre. Combien de fois j'ai entendu, non-seulement de pauvres ouvriers, mais des marchands, des fabricants s'écrier avec amertume : Les cultivateurs sont plus heureux que nous !

Pourquoi donc ces plaintes opposées ? pourquoi cette envie réciproque? C'est que l'homme, ainsi qu'on l'a remarqué depuis longtemps, aspire toujours à être où il n'est pas et à faire ce qu'il ne fait pas, parce qu'il voit bien les peines de sa condition, et ne voit point celles de la condition d'autrui. de loin, on n'aperçoit que le beau côté des choses ; de près, on en découvre le revers. Considérez à distance une montagne ou les flots de la mer, la surface vous en paraîtra parfaitement unie; approchez cependant, et regardez mieux: la montagne est hérissée de roches pendantes et déchirée par de profonds abîmes ; la mer couvre ses rivages d'écume, et ses flots s'entrechoquent avec fureur.

Ne vous laissez donc pas prendre aux illusions de la distance dans les conditions humaines. Ne voyez pas d'un côté le bien sans le mal, et de l'autre le mal sans le bien. Sachez que tout a deux faces, et qu'il est d'un esprit sage de reconnaître ce qu'il y a de bon dans son état plutôt que ce qu'il y a de mauvais.

Au reste, cela est surtout facile pour les gens de la campagne. Je ne nierai pas qu'ils n'aient leurs charges et leurs tribulations ; j'avouerai même, si l'on veut, qu'elles sont parfois très-lourdes; mais je soutiens que, tout compte fait, leur état est celui qui offre d'ordinaire le plus d'avantages avec le moins d'inconvénients.

D'abord, pour la santé. La santé est un grand bien, n'est-ce pas ? Sans elle, de quel autre bien peut-on jouir? avec elle la pauvreté même ne devient-elle pas supportable? À choisir, un millionnaire devrait donner tout ce qu'il a pour une bonne santé, et le dernier valet de ferme ne devrait pas donner la sienne en échange.
Or, il est incontestable que les travaux de la campagne, si l'on y met de la modération, sont de beaucoup plus favorables à la santé que ceux de l'industrie dans les villes. L'homme a été fait pour marcher, pour agir, pour vivre en plein air ; il y respire la force et le bien-être. Son corps y devient plus agile, son bras plus robuste, son pied plus ferme ; ses muscles s'endurcissent ; il mange et dort mieux. « Le sommeil de celui qui laboure est doux, soit qu'il mange peu ou beaucoup, dit la Parole du Seigneur; mais le rassasiement du riche ne le laisse point dormir » (Ecclés. V, 12).

Prenez d'une part mille paysans, et de l'autre je ne dis pas mille riches flétris avant l'âge par les plaisirs, mais mille ouvriers des manufactures : quelle supériorité chez les premiers ! Ceux d'entre eux qui n'ont abusé ni du travail ni de la boisson offrent presque tous un air de parfaite santé ; leur visage est plein, leur attitude droite, leur air viril, leurs membres bien formés; ils remuent avec aisance les plus lourds fardeaux ; je ne sais quoi de mâle dans toute leur personne atteste qu'ils ont puisé dans leur perpétuel contact avec la nature cette force qui sied à l'homme. Mais les ouvriers des grandes manufactures : quels êtres chétifs et rachitiques pour la plupart, au teint pâle et plombé, aux yeux creux, à l'aspect repoussant ! Ils ne marchent pas, ils se traînent ; ils n'ont plus de vigueur, plus de ressort, et cherchent dans l'excès de l'eau-de-vie une excitation factice qui achève de les épuiser.

Un paysan qui a su garder de la tempérance en toutes choses, présente dans sa vieillesse l'un des plus beaux spectacles qui se puissent contempler ici-bas. Il conserve encore des traces de cet air robuste qui le caractérisait dans sa jeunesse ; il marche encore d'un pas ferme et décidé; on dirait que les années qui ont blanchi sa tête ont respecté sa force: le chêne est dépouillé de son feuillage, mais son tronc est encore vigoureux ; il tombera vert et tout entier. Comparez à ce paysan un ouvrier parvenu aussi à la vieillesse, et il en est peu qui y arrivent ; on ne conçoit pas que sa frêle machine ait pu durer si longtemps ; sa voix est cassée, son regard terne, ses mains tremblantes ; il est tristement assis à la porte de l'hôpital où il a cherché un asile, et à chaque souffle qui sort péniblement de sa poitrine, on craint que ce ne soit le dernier.
Et vous êtes mécontents de votre état, vous laboureurs, vous journaliers de la campagne ! Ah! vous ne comprenez donc pas ce que l'on gagne à ne point passer sur un lit de souffrance la meilleure partie de ses jours.
Outre qu'elle est bonne pour la santé du corps, la vie des champs contribue à maintenir la santé de l'âme. Je ne prétends pas (hélas ! ce serait une trop grossière illusion) qu'il n'y ait point d'incrédulité ni de vices dans les hameaux ; mais je dis qu'il y a moins de tentations que dans les grandes villes à mal parler et à mal faire. Partout où les hommes sont pressés les uns sur les autres, ils se pervertissent les uns par les autres; leur souffle moral est comme leur haleine dans un espace trop étroit : un principe de maladie et de mort. Qu'ils soient disséminés, au contraire, dans de justes limites : au lieu de se nuire, ils s'entr'aident. Ni la profonde et muette solitude du désert, ni l'entassement de la population dans les lieux d'industrie ; un sage milieu entre ces deux extrêmes. voilà ce qui sert le mieux les bonnes moeurs ; voilà ce que vous avez au village; et vous vous plaignez !

C'est au village encore que subsiste la famille : le père, la mère, les enfants, les serviteurs y forment une société distincte, et passent, de longues heures ensemble sous le même toit ou dans les mêmes champs. La bonne conduite des enfants est placée sous la sauvegarde de l'intelligence et de la prévoyance paternelle.
Aussi voit-on quelquefois dans nos campagnes, surtout dans les plus reculées, des jeunes gens conserver jusqu'à l'époque où ils forment eux-mêmes une nouvelle famille la naïve et sainte pudeur. Ne connaissant pas le vice comment éprouveraient-ils le besoin de s'y livrer ?
Mais dans les villes industrielles, où est la famille ? À la pointe du jour, les parents quittent leurs enfants endormis pour s'enfermer dans un atelier, et le soir c'est à peine s'ils les voient comme à la dérobée. Plus de longues et douces conversations entre le père et le fils, entre la mère et la fille, et dès lors plus de liens ni de joies domestiques. Il faut confier sa jeune famille à des mains mercenaires, Et dès que les enfants eux-mêmes sont bons à quelque chose dans les fabriques, on se hâte de les y faire entrer. Là, ce n'est pas non plus sous les yeux de leurs pères et de leurs mères qu'ils sont. placés ; on les jette au milieu d'une masse infecte d'êtres sans respect, sans pitié pour l'enfance ; ils y sont entourés des plus détestables exemples; ils y entendent, ils y voient tout ce que la dépravation humaine a enfanté de plus hideux, et apprennent à s'enflammer pour de honteuses passions avant même de les pouvoir assouvir.

Habitants du village, n'en sortez donc point pour vous établir dans les villes. Car, en admettant même que vous n'y fussiez pas employés aux travaux si corrupteurs des manufactures, le séjour de la campagne vous offre un nouvel avantage que vous ne trouveriez. c'est que vous y êtes entourés des magnifiques ouvrages de Dieu. Tout dans les champs parle de Dieu à qui sait écouter et regarder ; tout y ramène à lui. La nature déploie sans cesse devant vous sa majesté, sa fécondité, ses immenses et merveilleux trésors, ou « les perfections invisibles de Dieu, savoir sa puissance éternelle et sa divinité, se voient comme à l'oeil » ( Rom., I, 20). Le soleil qui se lève chaque matin à son heure pour mûrir les germes déposés dans le sol, les pluies qui arrosent et rafraîchissent la terre altérée, les plantes, les fleurs, les fruits qui viennent et croissent en leur saison, ne sont-ce pas comme autant de voix qui proclament tout ensemble et la sagesse et la bonté du Créateur ? Un lis qui grandit au bord du ruisseau de la vallée, un brin d'herbe qui verdit sur votre chemin, un oiseau qui chante sur l'arbre voisin de votre cabane, un peu de mousse qui vient tapisser votre fenêtre : qu'y a-t-il qui n'invite votre âme à s'élancer avec amour vers la source de toute grâce et de toute vie ?

L'homme des champs doit sentir aussi plus que personne qu'il dépend entièrement de Dieu. Il sème, il plante, il arrache les mauvaises herbes, il apporte tous ses soins il la culture de la terre ; mais si Dieu n'envoie une année fertile, son travail n'est rien. Le laboureur ne commande, ni au soleil ni à la pluie ; il est forcé de s'en remettre pleinement à la bénédiction de la Providence, et cette contrainte lui est bonne: elle l'accoutume à reconnaître toujours mieux et sa propre faiblesse et la toute-puissance de l'Éternel.

Malheureux ceux qui, n'ayant pas à compter avec les vicissitudes des saisons, n'apercevant autour d'eux que les ouvrages de l'art humain, s'imaginent que tout leur succès dépend d'eux seuls, et que le Seigneur n'a pas à y intervenir ! De là, oubli de Dieu, orgueil dans la prospérité, irritation dans l'adversité. Quand le malheur les frappe, c'est aux hommes qu'ils s'en prennent, et ils les haïssent, ou à eux-mêmes, et ils se maudissent. Les revers font plus de suicides à la ville qu'au village, et cela doit être, puisque Dieu y est moins présent.

Chers lecteurs, si vous attachez quelque prix aux convictions et aux habitudes religieuses, ne quittez point votre humble chaumière et le vallon paternel.

Qu'est-ce donc qui vous rendrait mécontents de votre état ? La pensée que dans le travail des villes le bénéfice est plus grand? Mais songez aussi que les chances de perte y sont plus nombreuses. La Providence ne nous trompe point comme nos semblables. Un laboureur peut perdre une récolte, et encore la perd-il rarement tout entière : deux mauvaises années de suite sont un phénomène presque inouï. Avec de l'ordre et de la persévérance, il est donc à peu près sûr de recueillir le fruit de ses peines ; s'il gagne peu, il expose peu. Voit-on souvent dans les campagnes se fondre et s'évanouir tout le patrimoine d'une famille ?

Laissez donc sans jalousie au manufacturier, au banquier, ses gains plus considérables que les vôtres. Il les paie bien cher. Tandis que vous vous reposez tranquillement sur la sagesse et la bénédiction de Dieu, n'est-il pas en proie, lui, à des appréhensions continuelles ? Ses jours ne sont-ils pas inquiets, et ses nuits même agitées ? Chaque matin, en ouvrant ses lettres, ne craint-il pas d'apprendre que l'un de ses débiteurs a failli? Et combien de fois, après une longue carrière d'efforts et d'anxiétés, cet homme à qui vous portez envie n'est-il pas ruiné par une subite catastrophe? Moins d'argent et plus de sécurité, c'est votre sort, à vous propriétaires de la campagne : je n'en sais aucun qui mérite de lui être préféré.

Même différence dans une position plus humble. L'ouvrier des manufactures gagne plus que le journalier du village, cela est vrai, mais aussi il court plus, souvent risque de manquer de travail. Un journalier, pourvu que sa santé soit bonne et ses bras robustes, n'est guère oisif malgré lui : il a son pain assuré. Mais l'ouvrier des manufactures traverse les plus étranges alternatives : quelquefois occupé au delà de ses forces, la nuit comme le jour, le dimanche comme le reste de la semaine ; d'autres fois désoeuvré, jeté sur le pavé sans savoir que faire, ni à qui demander la subsistance de ses enfants. Une crise commerciale, l'invention d'une nouvelle machine, la concurrence d'un fabricant plus habile que son maître, un événement politique, tout le menace dans ses moyens d'existence. La vie de cet ouvrier est comme un état de fièvre avec ses accès et ses abattements, au lieu que la vie du journalier de la campagne a cette marche régulière, uniforme, qui est l'une des conditions du bonheur.

L'histoire de Pierre et d'Isidore Julien achèvera notre comparaison. C'étaient deux frères à peu près du même âge. Orphelins à l'entrée de la jeunesse, ils suivirent des carrières différentes. Pierre avait un caractère paisible et peu d'ambition : il resta sur le petit domaine de sa famille. Isidore aimait le mouvement, l'éclat, les entreprises hasardeuses ; il s'ennuyait du travail des champs : il se jeta dans l'industrie. Ouvrier, puis contremaître, enfin chef de fabrique, il acquit en quelques années une fortune qui promettait encore de s'accroître rapidement.

Malgré la différence de leurs positions, les deux frères vivaient dans des rapports affectueux. Isidore s'applaudissait de l'état qu'il avait choisi; il se berçait des plus beaux rêves, et disait à Pierre: Pourquoi ne veux-tu pas quitter ta chétive métairie ? tu ne feras qu'y végéter. Viens avec moi, je t'associerai à mes entreprises, et nous nous enrichirons ensemble. Mais Pierre répondait : Non, je suis assez riche pour mes désirs, et je me trouve mieux ici. Avance-toi dans le monde, puisque c'est ta passion; pour moi, il me suffit d'être ce qu'étaient mes pères.

Isidore s'en retournait dans sa fabrique, haussant les épaules, et déplorant ce qu'il appelait la stupidité de son frère. Il lui semblait que celui qui ne met pas de côté chaque année, vingt ou trente mille francs, mérite à peine le nom d'homme. Quant à lui, enflé de ses succès, enivré des caresses de la fortune, il se jetait à corps perdu dans les plus grandes affaires. Tout continuait à lui réussir, et ses rivaux disaient avec dépit : Cet Isidore Julien est vraiment prédestiné ! Il n'a pas plus d'esprit ni d'activité que nous, et il nous a tous dépassés !

Un jour, voulant donner à Pierre et à ses compagnons d'enfance le spectacle de son train magnifique, Isidore revint à son village dans une voiture à quatre chevaux, avec des laquais à livrée et un piqueur qui le précédait. Chacun accourait sur sa porte, et les jeunes gens se demandaient l'un à l'autre : Est-ce un prince ou un maréchal de France? Les doutes furent bientôt dissipés. La voiture s'arrêta devant la ferme de Pierre Julien, et un homme vêtu avec l'élégance la plus recherchée se jeta dans les bras du bon laboureur : Mon frère, cria-t-il, mon cher frère, il y a trop longtemps que nous ne nous sommes vus. Mais je vais acheter un château à deux pas d'ici, tu sais, le château du comte de..., et j'y donnerai aux notables du département des fêtes auxquelles tu me feras le plaisir d'assister. Tu n'y seras point de trop, mon ami, ajouta-t-il en prenant un air protecteur; je respecte, les liens du sang, et quoique tu te sois obstiné à n'être qu'un pauvre cultivateur, je t'aimerai toujours comme un bon frère. La vue du grand monde étendra le cercle de tes idées, et tu me confieras, j'espère, l'éducation et l'avenir de tes enfants.

Médiocrement ébloui de tout ce faste et un peu choqué du ton d'Isidore, Pierre lui dit : Je te remercie de tes offres, mais je ne les accepte point. Je suis trop vieux pour entrer dans une société qui n'est pas la mienne: gardons chacun nos amis ; ceux que Dieu m'a donnés me conviennent, et je ne suis pas jaloux des tiens. Quant à mes enfants, je ne veux pas les contraindre dans le choix de leur état, mais je désire qu'ils prennent celui de leur père. Ils auront quelques arpents de terre de plus que je n'en ai eus moi-même ; s'ils sont sages, ils y borneront leurs voeux. Pour toi, Isidore, ton invitation vaut bien un bon conseil ; prends garde que la tête ne te tourne, et que tu ne finisses par te perdre. Je ne suis qu'un simple paysan; mais enfin, j'ai souvent entendu dire que celui qui court trop vite dans le chemin de la fortune y fait de faux pas et tombe. Sois prudent, sois modéré, ne mets pas ton argent à la loterie dans l'espoir de le doubler, et souviens-toi aussi que l'orgueil ne nous fait aimer de personne.

Isidore ne goûta point ces sages avis. Il s'en alla moins humilié que mortifié. Son ambition ne connut bientôt plus de bornes, il prétendit marcher de pair avec les plus illustres familles de la province; et comme son grand état de maison lui coûtait des sommes énormes, il essaya de les regagner par d'aventureuses spéculations. Pendant ce temps, le pays était rempli d'agitations politiques; la révolution de 1830 éclata ; toutes les affaires industrielles furent suspendues et compromises. Isidore Julien, pour obtenir les bonnes grâces de la noblesse, qui pourtant ne se faisait pas faute de le dédaigner, avait rattaché ses principales opérations financières au triomphe de la cause légitimiste. Il se trouva fatalement déçu dans son attente; des pertes immenses le frappèrent coup sur coup ; une faillite n'attendait pas l'autre; et lui-même, après une lutte désespérée contre la mauvaise fortune, se vit forcé de déposer son bilan.

Les créanciers lui firent subir de longues avanies, et s'il avait été arrogant dans sa prospérité, il en fut bien puni dans son malheur. Ceux qui l'avaient admiré, et envié semblaient prendre plaisir à le couvrir d'ignominie; on le traitait d'extravagant, d'homme faux et déloyal, jouant avec l'argent qui ne lui appartenait point ; en un mot, il n'y eut pas d'affront qui ne lui fût prodigué jusqu'à l'arrangement définitif de ses affaires.
Le visage morne et la rage au coeur, tenté vingt fois d'en finir d'un seul coup avec la vie, Isidore reprit le chemin de son village. Pierre lui ouvrit les bras en pleurant : Isidore, lui dit-il, sois le bienvenu dans la maison de ton père; elle sera désormais la tienne. Nous aurons du pain pour nous deux et pour nos enfants. Viens t'asseoir à notre foyer, et puisses-tu reconnaître un jour que le Seigneur t'a béni, en te ramenant au milieu de nous !

Pierre n'oublia rien pour arracher Isidore à son profond abattement. Il lui parlait surtout du Dieu de l'Évangile, et des inépuisables consolations que donne la foi chrétienne aux coeurs brisés. Mais ses tendres efforts n'eurent aucun succès. Isidore se tenait à l'écart, n'adressant la parole à personne, et se nourrissant en secret des plus amers souvenirs. Sa santé, déjà chancelante, ne put supporter le poids d'une si grande douleur. Il mourut sans espérance, en accusant de sa mort ceux qui l'avaient ruiné, et en invoquant d'une voix sombre le repos du néant.

Lorsqu'on eut porté ses restes à leur dernière demeure, Pierre, les yeux pleins de larmes, dit à ceux qui l'entouraient : Mes amis, que cette triste fin nous donne à tous une salutaire leçon ! Restons dans les champs où Dieu nous a fait naître ; labourons le sol que nos parents ont arrosé de leurs sueurs, et n'allons point dans les villes tenter la fortune. Soyons contents de notre état, et n'en désirons pas un meilleur : en est-il de meilleurs sur cette terre ? La Providence ne nous distribue-t-elle pas abondamment le pain de chaque jour? Ah ! bénissons Dieu de ses bienfaits, et dans ces campagnes qui racontent sa gloire d'une voix si magnifique, appliquons-nous à le servir, jusqu'à ce qu'il nous reçoive dans ses tabernacles éternels.

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