Les villageois se plaignent volontiers de leur
condition, et portent envie à celle des
ouvriers et des fabricants des villes. Notre
travail est le plus pénible de tous,
disent-ils avec humeur, et notre salaire est
misérable. Toujours en plein air, au vent,
au soleil, à la pluie, creusant la terre,
ruisselant de sueur, succombant de fatigue; et, au
bout de l'an, que nous en revient-il? À
peine de quoi ne pas mourir de faim. Une fois le
propriétaire payé, les contributions
acquittées, et nos enfants
chétivement nourris, notre bourse est
vide.
Les habitants des villes, au contraire:
quel travail aisé dans des chambres bien
close! Ni trop de chaleur ni trop de froid ; ils
sont paisiblement assis devant leurs métiers, ou
ils
écrivent dans des bureaux ; et ils gagnent,
les uns deux fois, les autres cent fois plus que
nous. Certes, notre part est la plus mauvaise ! Et
encore après que nous avons donné du
pain à tout le monde, on ne fait
guère cas de nous, pauvres paysans !
Tel est le langage du grand nombre.
Quelques-uns, plus éclairés, pensent
autrement, sans doute, et ne songent pas à
se plaindre; mais la masse est mécontente de
son sort.
Eh bien ! vos plaintes sont mal
fondées, mes bons amis, et j'ai à
coeur de vous montrer que vous devez bénir
Dieu de vous avoir placés à la
campagne plutôt qu'à la ville. Mes
preuves seront très-simples, et je croirai
avoir beaucoup fait pour votre bonheur, si je vous
amène à dire de toute votre âme
avec un apôtre : « J'ai appris à
être content de l'état où je me
trouve » (Philip, IV, 11.).
Observez, avant tout, que si vous enviez
la position de l'habitant des villes, celui-ci
envie à son tour la vôtre. Combien de
fois j'ai entendu, non-seulement de pauvres
ouvriers, mais des marchands, des fabricants
s'écrier avec amertume : Les cultivateurs
sont plus heureux que nous !
Pourquoi donc ces plaintes
opposées ? pourquoi cette envie
réciproque? C'est que l'homme, ainsi qu'on
l'a remarqué depuis longtemps, aspire
toujours à être où il n'est pas
et à faire ce qu'il ne fait pas, parce qu'il
voit bien les peines de sa condition, et ne voit
point celles de la condition d'autrui. de loin, on
n'aperçoit que le beau côté des
choses ; de près, on en découvre le
revers. Considérez à distance une
montagne ou les flots de la mer, la surface vous en
paraîtra parfaitement unie; approchez
cependant, et regardez mieux: la montagne est
hérissée de roches pendantes et
déchirée par de profonds abîmes
; la mer couvre ses rivages d'écume, et ses
flots s'entrechoquent avec fureur.
Ne vous laissez donc pas prendre aux
illusions de la distance dans les conditions
humaines. Ne voyez pas d'un côté le
bien sans le mal, et de l'autre le mal sans le
bien. Sachez que tout a deux faces, et qu'il est
d'un esprit sage de reconnaître ce qu'il y a
de bon dans son état plutôt que ce
qu'il y a de mauvais.
Au reste, cela est surtout facile pour
les gens de la campagne. Je ne nierai pas qu'ils
n'aient leurs charges et leurs tribulations ;
j'avouerai même, si l'on veut, qu'elles sont
parfois très-lourdes; mais je soutiens que,
tout compte fait, leur état est celui qui
offre d'ordinaire le plus d'avantages avec le moins
d'inconvénients.
D'abord, pour la santé. La
santé est un grand bien, n'est-ce pas ? Sans
elle, de quel autre bien peut-on jouir? avec elle
la pauvreté même ne devient-elle pas
supportable? À choisir, un millionnaire
devrait donner tout ce qu'il a pour une bonne
santé, et le dernier valet de ferme ne
devrait pas donner la sienne en
échange.
Or, il est incontestable que les travaux
de la campagne, si l'on y met de la
modération, sont de beaucoup plus favorables
à la santé que ceux de l'industrie
dans les villes. L'homme a été fait
pour marcher, pour agir, pour vivre en plein air ;
il y respire la force et le bien-être. Son
corps y devient plus agile, son bras plus robuste,
son pied plus ferme ; ses muscles s'endurcissent ;
il mange et dort mieux. « Le sommeil de celui
qui laboure est doux, soit qu'il mange peu ou
beaucoup, dit la Parole du Seigneur; mais le
rassasiement du riche ne le laisse point dormir
» (Ecclés. V, 12).
Prenez d'une part mille paysans, et de
l'autre je ne dis pas mille riches flétris
avant l'âge par les plaisirs, mais mille
ouvriers des manufactures : quelle
supériorité chez les premiers ! Ceux
d'entre eux qui n'ont abusé ni du travail ni
de la boisson offrent presque tous un air de
parfaite santé ; leur visage est plein, leur attitude
droite, leur air
viril,
leurs membres bien formés; ils remuent avec
aisance les plus lourds fardeaux ; je ne sais quoi
de mâle dans toute leur personne atteste
qu'ils ont puisé dans leur perpétuel
contact avec la nature cette force qui sied
à l'homme. Mais les ouvriers des grandes
manufactures : quels êtres chétifs et
rachitiques pour la plupart, au teint pâle et
plombé, aux yeux creux, à l'aspect
repoussant ! Ils ne marchent pas, ils se
traînent ; ils n'ont plus de vigueur, plus de
ressort, et cherchent dans l'excès de
l'eau-de-vie une excitation factice qui
achève de les épuiser.
Un paysan qui a su garder de la
tempérance en toutes choses, présente
dans sa vieillesse l'un des plus beaux spectacles
qui se puissent contempler ici-bas. Il conserve
encore des traces de cet air robuste qui le
caractérisait dans sa jeunesse ; il marche
encore d'un pas ferme et décidé; on
dirait que les années qui ont blanchi sa
tête ont respecté sa force: le
chêne est dépouillé de son
feuillage, mais son tronc est encore vigoureux ; il
tombera vert et tout entier. Comparez à ce
paysan un ouvrier parvenu aussi à la
vieillesse, et il en est peu qui y arrivent ; on ne
conçoit pas que sa frêle machine ait
pu durer si longtemps ; sa voix est cassée,
son regard terne, ses mains tremblantes ; il est
tristement assis à la porte de
l'hôpital où il a cherché un
asile, et à chaque souffle qui sort
péniblement de sa poitrine, on craint que ce
ne soit le dernier.
Et vous êtes mécontents de
votre état, vous laboureurs, vous
journaliers de la campagne ! Ah! vous ne comprenez
donc pas ce que l'on gagne à ne point passer
sur un lit de souffrance la meilleure partie de ses
jours.
Outre qu'elle est bonne pour la
santé du corps, la vie des champs contribue
à maintenir la santé de l'âme.
Je ne prétends pas (hélas ! ce serait
une trop grossière illusion) qu'il n'y ait
point d'incrédulité ni de vices dans
les hameaux ; mais je dis qu'il y a moins de
tentations que
dans
les grandes villes à mal parler et à
mal faire. Partout où les hommes sont
pressés les uns sur les autres, ils se
pervertissent les uns par les autres; leur souffle
moral est comme leur haleine dans un espace trop
étroit : un principe de maladie et de mort.
Qu'ils soient disséminés, au
contraire, dans de justes limites : au lieu de se
nuire, ils s'entr'aident. Ni la profonde et muette
solitude du désert, ni l'entassement de la
population dans les lieux d'industrie ; un sage
milieu entre ces deux extrêmes. voilà
ce qui sert le mieux les bonnes moeurs ;
voilà ce que vous avez au village; et vous
vous plaignez !
C'est au village encore que subsiste la
famille : le père, la mère, les
enfants, les serviteurs y forment une
société distincte, et passent, de
longues heures ensemble sous le même toit ou
dans les mêmes champs. La bonne conduite des
enfants est placée sous la sauvegarde de
l'intelligence et de la prévoyance
paternelle.
Aussi voit-on quelquefois dans nos
campagnes, surtout dans les plus reculées,
des jeunes gens conserver jusqu'à
l'époque où ils forment
eux-mêmes une nouvelle famille la naïve
et sainte pudeur. Ne connaissant pas le vice
comment éprouveraient-ils le besoin de s'y
livrer ?
Mais dans les villes industrielles,
où est la famille ? À la pointe du
jour, les parents quittent leurs enfants endormis
pour s'enfermer dans un atelier, et le soir c'est
à peine s'ils les voient comme à la
dérobée. Plus de longues et douces
conversations entre le père et le fils,
entre la mère et la fille, et dès
lors plus de liens ni de joies domestiques. Il faut
confier sa jeune famille à des mains
mercenaires, Et dès que les enfants
eux-mêmes sont bons à quelque chose
dans les fabriques, on se hâte de les y faire
entrer. Là, ce n'est pas non plus sous les
yeux de leurs pères et de leurs mères
qu'ils sont. placés ; on les jette au milieu
d'une masse infecte d'êtres sans respect,
sans pitié pour l'enfance ; ils y sont entourés
des plus
détestables exemples; ils y entendent, ils y
voient tout ce que la dépravation humaine a
enfanté de plus hideux, et apprennent
à s'enflammer pour de honteuses passions
avant même de les pouvoir assouvir.
Habitants du village, n'en sortez donc
point pour vous établir dans les villes.
Car, en admettant même que vous n'y fussiez
pas employés aux travaux si corrupteurs des
manufactures, le séjour de la campagne vous
offre un nouvel avantage que vous ne trouveriez.
c'est que vous y êtes entourés des
magnifiques ouvrages de Dieu. Tout dans les champs
parle de Dieu à qui sait écouter et
regarder ; tout y ramène à lui. La
nature déploie sans cesse devant vous sa
majesté, sa fécondité, ses
immenses et merveilleux trésors, ou «
les perfections invisibles de Dieu, savoir sa
puissance éternelle et sa divinité,
se voient comme à l'oeil » ( Rom., I,
20). Le soleil qui se lève chaque matin
à son heure pour mûrir les germes
déposés dans le sol, les pluies qui
arrosent et rafraîchissent la terre
altérée, les plantes, les fleurs, les
fruits qui viennent et croissent en leur saison, ne
sont-ce pas comme autant de voix qui proclament
tout ensemble et la sagesse et la bonté du
Créateur ? Un lis qui grandit au bord du
ruisseau de la vallée, un brin d'herbe qui
verdit sur votre chemin, un oiseau qui chante sur
l'arbre voisin de votre cabane, un peu de mousse
qui vient tapisser votre fenêtre : qu'y
a-t-il qui n'invite votre âme à
s'élancer avec amour vers la source de toute
grâce et de toute vie ?
L'homme des champs doit sentir aussi
plus que personne qu'il dépend
entièrement de Dieu. Il sème, il
plante, il arrache les mauvaises herbes, il apporte
tous ses soins il la culture de la terre ; mais si
Dieu n'envoie une année fertile, son travail
n'est rien. Le laboureur ne commande, ni au soleil
ni à la pluie ; il est forcé de s'en remettre
pleinement
à la bénédiction de la
Providence, et cette contrainte lui est bonne: elle
l'accoutume à reconnaître toujours
mieux et sa propre faiblesse et la toute-puissance
de l'Éternel.
Malheureux ceux qui, n'ayant pas
à compter avec les vicissitudes des saisons,
n'apercevant autour d'eux que les ouvrages de l'art
humain, s'imaginent que tout leur succès
dépend d'eux seuls, et que le Seigneur n'a
pas à y intervenir ! De là, oubli de
Dieu, orgueil dans la prospérité,
irritation dans l'adversité. Quand le
malheur les frappe, c'est aux hommes qu'ils s'en
prennent, et ils les haïssent, ou à
eux-mêmes, et ils se maudissent. Les revers
font plus de suicides à la ville qu'au
village, et cela doit être, puisque Dieu y
est moins présent.
Chers lecteurs, si vous attachez quelque
prix aux convictions et aux habitudes religieuses,
ne quittez point votre humble chaumière et
le vallon paternel.
Qu'est-ce donc qui vous rendrait
mécontents de votre état ? La
pensée que dans le travail des villes le
bénéfice est plus grand? Mais songez
aussi que les chances de perte y sont plus
nombreuses. La Providence ne nous trompe point
comme nos semblables. Un laboureur peut perdre une
récolte, et encore la perd-il rarement tout
entière : deux mauvaises années de
suite sont un phénomène presque
inouï. Avec de l'ordre et de la
persévérance, il est donc à
peu près sûr de recueillir le fruit de
ses peines ; s'il gagne peu, il expose peu. Voit-on
souvent dans les campagnes se fondre et
s'évanouir tout le patrimoine d'une famille
?
Laissez donc sans jalousie au
manufacturier, au banquier, ses gains plus
considérables que les vôtres. Il les
paie bien cher. Tandis que vous vous reposez
tranquillement sur la sagesse et la
bénédiction de Dieu, n'est-il pas en
proie, lui, à des appréhensions
continuelles ? Ses jours ne sont-ils pas inquiets,
et ses nuits même agitées ? Chaque
matin, en ouvrant ses lettres,
ne craint-il pas d'apprendre que l'un de ses
débiteurs a failli? Et combien de fois,
après une longue carrière d'efforts
et d'anxiétés, cet homme à qui
vous portez envie n'est-il pas ruiné par une
subite catastrophe? Moins d'argent et plus de
sécurité, c'est votre sort, à
vous propriétaires de la campagne : je n'en
sais aucun qui mérite de lui être
préféré.
Même différence dans une
position plus humble. L'ouvrier des manufactures
gagne plus que le journalier du village, cela est
vrai, mais aussi il court plus, souvent risque de
manquer de travail. Un journalier, pourvu que sa
santé soit bonne et ses bras robustes, n'est
guère oisif malgré lui : il a son
pain assuré. Mais l'ouvrier des manufactures
traverse les plus étranges alternatives :
quelquefois occupé au delà de ses
forces, la nuit comme le jour, le dimanche comme le
reste de la semaine ; d'autres fois
désoeuvré, jeté sur le
pavé sans savoir que faire, ni à qui
demander la subsistance de ses enfants. Une crise
commerciale, l'invention d'une nouvelle machine, la
concurrence d'un fabricant plus habile que son
maître, un événement politique,
tout le menace dans ses moyens d'existence. La vie
de cet ouvrier est comme un état de
fièvre avec ses accès et ses
abattements, au lieu que la vie du journalier de la
campagne a cette marche régulière,
uniforme, qui est l'une des conditions du
bonheur.
L'histoire de Pierre et d'Isidore Julien
achèvera notre comparaison. C'étaient
deux frères à peu près du
même âge. Orphelins à
l'entrée de la jeunesse, ils suivirent des
carrières différentes. Pierre avait
un caractère paisible et peu d'ambition : il
resta sur le petit domaine de sa famille. Isidore
aimait le mouvement, l'éclat, les
entreprises hasardeuses ; il s'ennuyait du travail
des champs : il se jeta dans l'industrie. Ouvrier,
puis contremaître, enfin chef de fabrique, il
acquit en quelques années une fortune qui
promettait encore de s'accroître rapidement.
Malgré la différence de
leurs positions, les deux frères vivaient
dans des rapports affectueux. Isidore
s'applaudissait de l'état qu'il avait
choisi; il se berçait des plus beaux
rêves, et disait à Pierre: Pourquoi ne
veux-tu pas quitter ta chétive
métairie ? tu ne feras qu'y
végéter. Viens avec moi, je
t'associerai à mes entreprises, et nous nous
enrichirons ensemble. Mais Pierre répondait
: Non, je suis assez riche pour mes désirs,
et je me trouve mieux ici. Avance-toi dans le
monde, puisque c'est ta passion; pour moi, il me
suffit d'être ce qu'étaient mes
pères.
Isidore s'en retournait dans sa
fabrique, haussant les épaules, et
déplorant ce qu'il appelait la
stupidité de son frère. Il lui
semblait que celui qui ne met pas de
côté chaque année, vingt ou
trente mille francs, mérite à peine
le nom d'homme. Quant à lui, enflé de
ses succès, enivré des caresses de la
fortune, il se jetait à corps perdu dans les
plus grandes affaires. Tout continuait à lui
réussir, et ses rivaux disaient avec
dépit : Cet Isidore Julien est vraiment
prédestiné ! Il n'a pas plus d'esprit
ni d'activité que nous, et il nous a tous
dépassés !
Un jour, voulant donner à Pierre
et à ses compagnons d'enfance le spectacle
de son train magnifique, Isidore revint à
son village dans une voiture à quatre
chevaux, avec des laquais à livrée et
un piqueur qui le précédait. Chacun
accourait sur sa porte, et les jeunes gens se
demandaient l'un à l'autre : Est-ce un
prince ou un maréchal de France? Les doutes
furent bientôt dissipés. La voiture
s'arrêta devant la ferme de Pierre Julien, et
un homme vêtu avec l'élégance
la plus recherchée se jeta dans les bras du
bon laboureur : Mon frère, cria-t-il, mon
cher frère, il y a trop longtemps que nous
ne nous sommes vus. Mais je vais acheter un
château à deux pas d'ici, tu sais, le
château du comte de..., et j'y donnerai aux
notables du département des fêtes
auxquelles tu me feras le plaisir d'assister. Tu
n'y seras point de trop, mon ami, ajouta-t-il en
prenant
un
air protecteur; je respecte, les liens du sang, et
quoique tu te sois obstiné à
n'être qu'un pauvre cultivateur, je t'aimerai
toujours comme un bon frère. La vue du grand
monde étendra le cercle de tes idées,
et tu me confieras, j'espère,
l'éducation et l'avenir de tes
enfants.
Médiocrement ébloui de
tout ce faste et un peu choqué du ton
d'Isidore, Pierre lui dit : Je te remercie de tes
offres, mais je ne les accepte point. Je suis trop
vieux pour entrer dans une société
qui n'est pas la mienne: gardons chacun nos amis ;
ceux que Dieu m'a donnés me conviennent, et
je ne suis pas jaloux des tiens. Quant à mes
enfants, je ne veux pas les contraindre dans le
choix de leur état, mais je désire
qu'ils prennent celui de leur père. Ils
auront quelques arpents de terre de plus que je
n'en ai eus moi-même ; s'ils sont sages, ils
y borneront leurs voeux. Pour toi, Isidore, ton
invitation vaut bien un bon conseil ; prends garde
que la tête ne te tourne, et que tu ne
finisses par te perdre. Je ne suis qu'un simple
paysan; mais enfin, j'ai souvent entendu dire que
celui qui court trop vite dans le chemin de la
fortune y fait de faux pas et tombe. Sois prudent,
sois modéré, ne mets pas ton argent
à la loterie dans l'espoir de le doubler, et
souviens-toi aussi que l'orgueil ne nous fait aimer
de personne.
Isidore ne goûta point ces sages
avis. Il s'en alla moins humilié que
mortifié. Son ambition ne connut
bientôt plus de bornes, il prétendit
marcher de pair avec les plus illustres familles de
la province; et comme son grand état de
maison lui coûtait des sommes énormes,
il essaya de les regagner par d'aventureuses
spéculations. Pendant ce temps, le pays
était rempli d'agitations politiques; la
révolution de 1830 éclata ; toutes
les affaires industrielles furent suspendues et
compromises. Isidore Julien, pour obtenir les
bonnes grâces de la noblesse, qui pourtant ne
se faisait pas faute de le dédaigner, avait
rattaché ses principales
opérations financières au triomphe de
la cause légitimiste. Il se trouva
fatalement déçu dans son attente; des
pertes immenses le frappèrent coup sur coup
; une faillite n'attendait pas l'autre; et
lui-même, après une lutte
désespérée contre la mauvaise
fortune, se vit forcé de déposer son
bilan.
Les créanciers lui firent subir
de longues avanies, et s'il avait été
arrogant dans sa prospérité, il en
fut bien puni dans son malheur. Ceux qui l'avaient
admiré, et envié semblaient prendre
plaisir à le couvrir d'ignominie; on le
traitait d'extravagant, d'homme faux et
déloyal, jouant avec l'argent qui ne lui
appartenait point ; en un mot, il n'y eut pas
d'affront qui ne lui fût prodigué
jusqu'à l'arrangement définitif de
ses affaires.
Le visage morne et la rage au coeur,
tenté vingt fois d'en finir d'un seul coup
avec la vie, Isidore reprit le chemin de son
village. Pierre lui ouvrit les bras en pleurant :
Isidore, lui dit-il, sois le bienvenu dans la
maison de ton père; elle sera
désormais la tienne. Nous aurons du pain
pour nous deux et pour nos enfants. Viens t'asseoir
à notre foyer, et puisses-tu
reconnaître un jour que le Seigneur t'a
béni, en te ramenant au milieu de nous
!
Pierre n'oublia rien pour arracher
Isidore à son profond abattement. Il lui
parlait surtout du Dieu de l'Évangile, et
des inépuisables consolations que donne la
foi chrétienne aux coeurs brisés.
Mais ses tendres efforts n'eurent aucun
succès. Isidore se tenait à
l'écart, n'adressant la parole à
personne, et se nourrissant en secret des plus
amers souvenirs. Sa santé,
déjà chancelante, ne put supporter le
poids d'une si grande douleur. Il mourut sans
espérance, en accusant de sa mort ceux qui
l'avaient ruiné, et en invoquant d'une voix
sombre le repos du néant.
Lorsqu'on eut porté ses restes
à leur dernière demeure, Pierre, les
yeux pleins de larmes, dit à ceux qui
l'entouraient : Mes amis, que cette triste fin nous
donne à tous une
salutaire leçon ! Restons dans les champs
où Dieu nous a fait naître ; labourons
le sol que nos parents ont arrosé de leurs
sueurs, et n'allons point dans les villes tenter la
fortune. Soyons contents de notre état, et
n'en désirons pas un meilleur : en est-il de
meilleurs sur cette terre ? La Providence ne nous
distribue-t-elle pas abondamment le pain de chaque
jour? Ah ! bénissons Dieu de ses bienfaits,
et dans ces campagnes qui racontent sa gloire d'une
voix si magnifique, appliquons-nous à le
servir, jusqu'à ce qu'il nous reçoive
dans ses tabernacles éternels.
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